Revue

Discussion philosophique et identité professionnelle du débutant

Au Centre de Formation Pédagogique de Montpellier, depuis trois ans, nous avons fait le choix de proposer aux professeurs des écoles stagiaires, les PE2, un module d'une trentaine d'heures sur la philosophie à l'école primaire sous l'égide de Michel Tozzi. Ce module, qui reste optionnel, s'inscrit dans une unité d'enseignement plus large intitulée professionnalisation et se situe à la croisée de l'analyse de pratiques et de l'adaptation à la complexité (complexité des situations d'apprentissage et de l'environnement scolaire).

Ce module de philosophie à l'école exige, de la part du professeur stagiaire, implication, ténacité et transparence avec et devant ses pairs. L'étudiant qui choisit le module accepte de mener en classe, au cours de tous les stages proposés par le dispositif de formation, quel qu'en soit le cycle, des débats régulés à visée philosophique. Il a charge de filmer les débats en accord avec les responsables de l'école d'accueil et les familles des enfants, et d'en accepter une analyse différée avec ses pairs au Centre de Formation pédagogique.

Cette pratique de conduite de débats sur des questions comme la vie, la mort, l'amour, l'existence, la pensée, la peur... confronte l'enseignant à sa propre pensée, à ses propres questions non résolues. Celui-ci doit alors montrer un certain courage devant ses élèves : le courage d'être contraint à se taire ou à dire à temps ou à contre temps, avec l'humilité de celui qui n'a ni certitude ni réelle conviction peut-être.

Pour un enseignant en formation initiale, la marche semble encore plus haute : lui dont on exige organisation, clarté des objectifs, autorité contrôlée, gestion du temps, est invité cette fois à expérimenter une non maîtrise de la conduite didactique. Car un " lâcher-prise " du maître est en effet nécessaire pour laisser les enfants penser ensemble, construire ensemble leur pensée. Ce lâcher-prise est salutaire car il apprend au professionnel débutant un " savoir-que-faire " dans le vivre avec et le construire avec les élèves, sans filet, sans expérience.

Dans la formation initiale nous avons expérimenté que le module de philosophie à l'école est un des leviers les plus efficaces pour ébranler la posture d'enseignant ; le professeur débutant a du mal à se départir d'un vouloir de maîtrise et de contrôle de la situation d'apprentissage et ce, quoi qu'il en dise, et quelles que soient ses convictions. Dès qu'il sait quelque peu " conduire " une classe, montrer des savoir-faire même tacites dans la pratique quotidienne, il est gagné par le sentiment de toute puissance : il s'arroge, à son insu, la paternité de la découverte ou de l'ancrage des savoirs et des valeurs chez l'apprenant.

Déstabiliser cela est difficile. Il faut faire l'expérience de la parole de l'autre, en l'occurrence de celle du jeune enfant de quatre à dix ans, de la construction d'un autre savoir dans l'inter-relation pour toucher du doigt ce qu'est réellement la transmission de l'adulte -enseignant, ce qu'elle a de spécifique et en quoi elle est efficace. Émerge alors le sens de la fonction enseignante, et la construction d'une nouvelle identité professionnelle qui se reconnaît dans le " laisser-apprendre ".

DEUX TÉMOIGNAGES

Deux professeurs des écoles, Caroline Crouzet et Clémence Beck, témoignent de leurs découvertes à travers la pratique de débats philosophiques dans des classes d'école élémentaire et de moyenne section de maternelle.

" Lorsqu'on veut mettre en place une telle activité avec de jeunes élèves, d'emblée on se demande s'il est possible de " philosopher " avec eux... nous constatons régulièrement dans les classes que les enfants se posent des questions existentielles. Mais quand ils nous les posent, ils nous mettent mal à l'aise, d'une part parce que nous n'avons pas de réponse claire et précise à leur donner, et c'est dur pour un enseignant de ne pas avoir de réponse, et d'autre part parce que nous doutons de leur capacité à faire cheminer leur pensée. Nous sommes a priori peu enclines à croire à la construction d'une réflexion collective. Nous avons tendance à guider la parole, à l'anticiper... comme si un savoir tout de suite élaboré devait nécessairement émerger de la discussion collective. "

" L'une des grandes difficultés quand on est jeune professeur débutant est de justifier une pratique innovante... Lors de nos différents stages en école, nous avons essuyé les craintes et les critiques des parents et des collègues. Comment pouvait-on prétendre philosopher avec des enfants d'école primaire ? Était-ce notre rôle ? N'allait-on pas manipuler la pensée des enfants ? Leur faire de la morale... ? ".

Clémence

" Nous avons argué, à la suite de M. Lipman que " le dialogue engendre la réflexion " et que la pensée particulière de chacun, en s'ouvrant à d'autres, allait s'enrichir par mutualisation des apports et d'une construction collective. La pensée advient et s'étoffe par le langage ; quoi de plus naturel alors que l'école s'occupe de cet apprentissage, d'autant que les nouveaux programmes incitent à développer largement une prise de parole autonome fondée sur l'argumentation et l'esprit critique. Les enseignants furent intéressés par nos essais pourtant pas toujours concluants. Néanmoins, les sujets proposés à discussion, sans formalisation finale, les ont laissés pour la plupart, dubitatifs. "

Caroline

" Je ferai la même remarque que Clémence : le manque de formalisation terminale gêne l'enseignant qui tient à ce qu'aucun des moments de classe ne paraisse occupationnel, et c'est légitime. Mais on pourrait élaborer avec les élèves des traces écrites après les débats pour mettre en évidence le fruit des échanges...

En maternelle, vers quatre/cinq ans, la mise en place de séances de discussions faisant intervenir la seule pensée réclame une organisation rigoureuse de la part de l'enseignant : petits groupes, installation en rond, temps court, bâton de parole... Les enfants de cet âge ne développent pas spontanément leur pensée à partir de celle d'autrui, mais cela s'apprend. Solliciter chez eux l'envie de s'exprimer et l'envie d'échanger doivent devenir des objectifs de socialisation, et la socialisation est l'une des missions de l'école maternelle. À nous de faire découvrir aux enfants des rôles de distributeur de paroles ou de reformulateur au cours des discussions pour donner une réalité à la parole exprimée. "

Clémence

" La question qu'un enseignant doit se poser - qu'il propose ou non des débats philosophiques à ses élèves - est la question des valeurs. Il doit s'interroger sur celles qu'il veut transmettre. Éduquer autant qu'instruire... Mais éduquer sur quelles bases ?

Il serait dangereux que l'enseignant ne regarde pas de près ce qui sous-tend ses propres façons de penser. La pratique du débat philosophique en classe exige de la part du professeur une éthique du comportement, un regard critique et réflexif sur sa propre façon d'agir. Se regarder sur vidéo reformuler les propos des élèves, relancer le débat, interroger l'un ou l'autre, renseigne efficacement sur sa manière de partager le pouvoir et d'orienter la question, ou la réponse... Et j'ai fait l'expérience d'un écart entre mon vouloir démocratique et mon agir directif. "

Qu'est-ce que ça change pour nous, jeunes professeurs des écoles d'organiser des débats sur des sujets philosophiques ?

" Cette pratique a permis des déplacements personnels importants. Nous avons constaté " un effet Pygmalion réciproque " : en pariant sur l'éducabilité cognitive des élèves, nous avons, de fait, contribué à accroître leur potentiel d'apprenant, mais également nous avons éclairci notre regard et découvert ce potentiel des élèves dont nous doutions un peu. Si partager le pouvoir par rapport au savoir, c'est partager la parole, nous avons fait cruellement l'expérience que nous ne faisions que la prêter... Analyser le contenu de nos débats nous a poussé à mettre en place des dispositifs de plus en plus précis pour nous obliger à respecter la parole des élèves, et leur permettre de s'autoriser à parler.

Si la pratique du débat philosophique est un formidable outil pour repenser la nature des rapports maître/élèves, c'est aussi un moyen pour nous de développer un agir professionnel, qui favorise la construction d'un nouveau métier d'élève et une culture de la question. " À nouveau métier d'élève, nouvelle identité professionnelle de l'enseignement... "

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