À Tours, le café des enfants philosophes a d'abord existé sous l'égide d'une seule animatrice, Régine Mouveau, professeur de philosophie au lycée et animatrice de café-philo pour adultes. En effet, c'est au printemps 2002 qu'une de ses amies lui a demandé au nom de sa fille pourquoi il n'existait pas de café-philo pour enfants à Tours, ayant eu connaissance d'un tel atelier sur Paris. Animer un café-philo pour les enfants, l'expérience paraissait intéressante, Régine Mouveau a accepté.
Le démarrage a rencontré quelques problèmes liés au nombre d'enfants participants. Ces cafés avaient lieu une fois par mois, étaient destinés à des enfants de 4 à 14 ans, les parents n'avaient pas le droit d'assister aux discussions. Mais peu d'enfants en eurent connaissance. Aussi quelques séances furent animées avec les cinq enfants " fidélisés ". Toutefois après quelques séances, Régine Mouveau a dû se résoudre à dire aux parents d'un petit garçon de quatre ans qu'il était sans doute utopique de le faire participer aux discussions avec des enfants beaucoup plus grands que lui, alors que sa soeur de sept ans y avait toute sa place. Or les parents ne pouvaient faire garder le petit frère. L'effectif passa de cinq à trois participants, ce qui était trop peu pour animer une discussion. Toutefois au mois de juin les philosophes en herbe manifestèrent le désir de continuer après les vacances d'été.
C'est au mois de septembre en feuilletant la presse locale que je pris connaissance de l'existence de ces ateliers. Animant moi-même des discussions à visée philosophique avec mes élèves à l'école élémentaire, et tentant de mener une réflexion sur de telles pratiques dans le cadre d'une thèse en science de l'éducation, je décidai, par simple curiosité intellectuelle, d'en contacter l'animatrice, que je ne connaissais pas alors, dans l'idée de partager nos expériences et de m'entretenir avec elle sur les tenants et les aboutissants de cette activité en dehors du cadre scolaire. Au fil de la discussion l'idée germa de tenter une co-animation. Je trouvai là une autre occasion de discuter avec les enfants à propos de questions fondamentales, auxquelles bon nombre de " grands " portent si peu d'attention quand elles proviennent des " petits ".
Ainsi une nouvelle année démarrait à Tours pour le café des enfants philosophes avec de nouvelles règles d'animation. Les séances seraient toujours mensuelles, le troisième mercredi de chaque mois, de 16 heures 30 à 17 heures 30, dans le même lieu, une salle attenante au café du Serpent Volant dans le vieux Tours. Les séances seraient gratuites, sans inscription préalable, avec toutefois l'obligation de prendre une consommation au café1. Les âges des participants ont été modifiés. Désormais il faudrait avoir entre 7 et 15 ans pour y participer.
Comment les enfants viennent-ils ?
Pour la plupart, ce sont les parents qui orientent les enfants vers le café, soit qu'ils ont instauré le dialogue couramment avec leur enfant ou qu'ils ont perçu des dispositions et un goût chez leur enfant pour le questionnement et la réflexion. Ce qui semble être le cas, puisque dans un second temps, ce sont les enfants eux-mêmes qui proposent à leurs camarades ou amis de venir participer à ces discussions.
Toutes les séances sont enregistrées, le micro faisant office de bâton de parole. Les enfants et les animatrices sont assis autour d'une grande table. Au début de chaque séance les enfants proposent des sujets qui les intéressent et nous proposons nous-mêmes des questions à partir d'ouvrages écrits pour les enfants2. Chaque question est passée au vote, celle qui obtient le plus de voix est retenue pour la discussion. Les sujets ne sont pas prévus à l'avance.
Régine Mouveau demande alors aux enfants de dire à quoi leur fait penser la question, puis le micro circule dans l'ordre selon lequel chaque participant a demandé la parole, avec comme règle d'or : ne parler que lorsque l'on a le micro en main, autrement dit ne pas interrompre un pair qui parle, respecter son tour de parole et ne pas bavarder pendant les discussions ; les animatrices veillant à ce que l'ordre et le temps de parole soit respectés et équitables. Pour l'instant aucun dispositif particulier, tel qu'une répartition des rôles, n'a été mis en place, car le nombre et les participants varient encore beaucoup, exceptés six enfants qui étaient présents à tous les rendez-vous.
Il fut entendu que je serai d'abord simple observatrice pour collecter des éléments de réflexion qui pourraient m'être utiles pour ma thèse, et pour me former à l'animation. Mais très rapidement nos approches se sont trouvées être complémentaires. En effet, Régine Mouveau, plus habituée à animer des café-philo avec les adultes, lance les séances et fait les synthèses à partir des questions posées et des arguments avancés par les enfants. Quant à moi, j'interviens après environ quarante-cinq minutes, soit pour réorienter la discussion sur un point qui est apparu mais n'a pas été véritablement discuté, soit pour conduire les enfants à clarifier et approfondir des distinctions conceptuelles.
Toutefois ce sont les enfants, contrairement à ce qui se passe la plupart du temps en classe, qui posent eux-mêmes les questions, et cherchent à y répondre entre eux3. Pas question pour l'adulte de faire un cours, sans quoi les enfants ne chercheraient plus entre eux, ne discuteraient plus avec leurs pairs, et l'adulte resterait la référence dont on recherche l'approbation. Ce sont les enfants qui recherchent en commun la vérité.
Si l'adulte n'est plus celui qui amène le savoir, un contenu philosophique bien précis, quel peut bien être ici son rôle ? Garder les enfants pour qu'ils ne chahutent pas trop ? Certes non. L'animateur agit hors cadre institutionnel, sans programme ou objectifs pédagogiques à atteindre, toutefois il a un double rôle à jouer : permettre à la parole de circuler, on l'a déjà vu, et être médiateur du savoir. Les animatrices peuvent, par leurs interventions, orienter la réflexion en faisant ressortir les liens pouvant exister entre les différents arguments. C'est l'adulte qui est le garant des conditions rendant possible une discussion philosophique4 : il recentre la discussion, favorise le travail de clarification et de définition des concepts, permet l'approfondissement du questionnement5.
Ici l'adulte a un rôle primordial à jouer dans l'accueil des questions. En effet, qui n'a pas été un jour confronté à une question d'enfant qui l'a laissé interloqué : " Qu'est-ce qu'on fait quand on réfléchit ? Pourquoi y a-t-il des hommes ? Qu'est-ce qu'on fait quand on est mort ? " Cette capacité d'étonnement semble se perdre avec l'âge. Faut-il l'accepter comme un fait lié à la croissance normale de l'enfant ou au contraire s'interroger sur les causes de ce tarissement ? L'enfant, déjà tout petit, aime agir dans le monde et par la voix et par son corps : le bébé crie ou pleure pour appeler, il fait des mimiques, il gazouille. Une de ses activités favorites est la manipulation des objets qui l'entourent : lancer, cogner, caresser, frotter, etc. pour voir ce que ça produit. Plus grand il s'engage dans le monde avec son corps en se déplaçant. Lorsqu'il peut enfin parler, il interroge ceux qui l'entourent sur ce qu'il observe, et propose ses propres explications. En bref, les enfants observent : parents, frères, soeurs, famille, animaux, objets, nature, posent des questions pour construire le sens de leur environnement et agir dans le monde.
Cette énergie exploratoire, cette curiosité inextinguible chez le petit enfant, il revient à l'adulte de ne pas la laisser s'endormir : " stimuler le plein emploi de l'intelligence générale [qui] nécessite le libre exercice de la curiosité, faculté la plus répandue et la plus vivante de l'enfance et de l'adolescence, que trop souvent l'instruction éteint et qu'il s'agit... si elle dort, d'éveiller. "6 Il serait justifié de penser que si l'on offre des situations où l'enfant peut explorer, tant par le geste que par la parole, le goût de la question et de la recherche réapparaissent. L'enfant devient plus actif et tente lui-même de construire du sens avec les autres. Il semble possible d'affirmer qu'à partir du moment où l'enfant sait qu'on va lui répondre en vérité et que ses questions n'altèrent pas notre intégrité, ne met pas l'adulte en danger, alors il se sent autorisé voire encouragé à poser toutes les questions. C'est la qualité de l'accueil de la question qui garantit son surgissement. On pourrait dire que le café des enfants philosophes est un lieu où l'accueil de la question est garanti et où l'adulte fait en sorte que l'étonnement soit vécu comme une valeur : " le développement de l'affectivité, c'est-à-dire de la curiosité, de la passion, sont des ressorts de la recherche philosophique... la capacité d'émotion est indispensable à la mise en oeuvre de comportements rationnels. "7
L'adulte par son mode de pensée, sa manière de poser les questions, d'organiser un raisonnement (à travers les synthèses effectuées pendant la discussion et les questions qui en résultent) se laisse observer par les enfants qui peuvent voir en lui une manière d'être au monde. Par sa rigueur dans la pensée et dans la discussion, il offre aux enfants un modèle de pensée critique et de comportement qui leur permet de saisir l'enrichissement apporté par l'écoute et l'échange d'idées avec des pairs.
1. Que viennent chercher les enfants dans ces ateliers ?
Tous les enfants qui participent à ces discussions ont un point commun : ce sont des enfants qui se posent des questions sur la vie, le monde, la société, comme tous les enfants me direz-vous, à cette différence prêt, que ceux-là non contents de se les poser, désirent pouvoir en parler entre eux, les approfondir dans un cadre donné, que leur offre le café. Les enfants regrettent de ne pouvoir aborder ces questions à l'école, et surtout au collège, car leurs camarades se moquent d'eux. Ils trouvent donc au café un lieu valorisant, où la discussion n'est pas vécue comme inutile ou risible, mais plutôt comme occasion d'exercer, avec les autres et comme un grand, en toute liberté et sans crainte, sa réflexion et son intelligence.
C'est là l'écho que nous avons des parents qui ne manquent pas de nous dire à quel point leur enfant est enchanté de ces moments, mais des enfants eux-mêmes qui ont demandé à ce que les séances ne soient plus seulement mensuelles, mais bi-mensuelles.
2. Que peuvent apporter ces ateliers aux enfants ?
C'est d'abord un lieu où l'on apprend à parler avec les autres, et où réciproquement la prise en compte de la parole de l'autre est primordiale, mais aussi un lieu où l'on se doit de faire l'effort pour se faire comprendre et se comprendre soi-même en s'efforçant de clarifier le plus possible ses idées. En ce sens nous pouvons dire que lors de ces séances les enfants s'initient à la réflexion et à la construction d'une pensée, non pas en solitaire, mais en communauté de recherche (pour utiliser un terme cher à Mathew Lipman, spécialiste des questions de philosophie pour enfants8).
Petit à petit se construit une pensée de plus en plus autonome. Les enfants comprennent qu'ils peuvent faire eux-mêmes des choix, que leur destin, individuel et collectif, est en quelque sorte entre leurs mains. On peut penser que ces discussions leur permettront au fil du temps de donner du sens aux phénomènes et aux événements pour dépasser le flou des perceptions, des émotions, des sentiments ou des opinions, et de se confronter à la complexité du monde pour faire des choix réfléchis et autonomes. " Tout développement vraiment humain doit comporter le développement conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires et de la conscience d'appartenir à l'espèce humaine. "9 En bref l'enfant trouve là un lieu où construire son identité d'homme.
Comprendre donne confiance en soi, permet de se projeter vers son avenir et de dépasser le cadre personnel ou individuel de ses préoccupations pour les analyser avec d'autres, émettre des jugements fondés, adopter des attitudes éthiques et, qui sait, apporter des solutions valables pour l'ensemble de la collectivité.
3. Quel est l'intérêt d'avoir en présence des enfants d'âges si différents ?
Question pertinente s'il en est. Les visions et les compréhensions du monde diffèrent beaucoup chez les enfants en fonction de leur âge et l'on pourrait penser que ces différences nuisent à la discussion. Bien au contraire. En faisant référence aux travaux de Kohlberg10 sur la façon de raisonner des enfants face à des dilemmes moraux selon leurs âges, Cathy Legros11 met en évidence que l'échange des justifications morales peut faire progresser un individu d'un stade.
Simplement la discussion en elle-même, par les confrontations entre pairs qu'elle engendre, crée chez les participants des conflits cognitifs propices à un remaniement de la pensée : " c'est le choc de la pensée d'un enfant avec celle des autres qui l'amène à douter et à chercher des raisons à ses affirmations ", selon les propos de J.-M. Lamarre12. Cette réorganisation interne aide l'enfant à grandir en adoptant, grâce à la réflexion du groupe, des arguments qu'il n'aurait pas pu encore construire tout seul. Ceci est d'autant plus vrai entre des enfants d'âges différents, puisqu'ils n'ont pas le même degré de compréhension des phénomènes. Ainsi " les échanges avec les autres [...] qui pensent autrement que moi, constitue le facteur principal du développement de capacités de raisonner. "13 Ces discussions permettent donc de sortir des opinions, ou de ce qui se dit dans les familles, de s'ouvrir à la multiplicité des points de vue, grâce au conflit socio-cognitif, et ainsi de faire l'apprentissage de la réflexion.
Dans un second temps, elle oblige les plus grands à faire un effort pour adapter leur langage aux plus petits, apprentissage difficile, qui a pour bénéfice de permettre la clarification de la pensée, mais aussi de porter secours aux plus jeunes dans l'élaboration de leurs propres arguments, ce qui n'est pas sans favoriser la solidarité.
Nous ne pouvons pas dire que le café des enfants philosophes soit un nouveau lieu de formation, mais nous pouvons penser qu'il produit des effets de formation du fait qu'il est un lieu où la curiosité et la réflexion sont mis en valeur, où peut s'exercer la liberté d'expression, et où les confrontations se réalisent selon des règles établies sous forme de contrat d'échange de parole. Participer à ces discussions engage l'enfant à élaborer avec des pairs une réflexion au cours de laquelle se construit un cheminement d'idées articulées entre elles.
Les animatrices se laissent entraîner dans les questions et les points de vue des enfants qui sont rarement données dans les formes classiques de la philosophie. Il leur revient alors de s'interroger sur les moyens d'y entrer philosophiquement. Sans obligation de formation ni de délivrer un contenu, l'adulte peut être disponible à ce qui se dit et permettre aux enfants d'imaginer d'autres mondes, d'autres possibles, permettre des expériences de pensée : " simuler des quasi-mondes, s'enraciner dans cette présence d'ici et maintenant, mais aussi dans l'expérience d'un avant et d'un ailleurs, pour donner support et consistance à une pensée habitée par son rapport au monde, à autrui, à soi-même. "14Sensibles à cette co-construction et soucieuses de l'élaboration menée par chaque enfant, les animatrices, par la qualité particulière de leur écoute, se mettent à la portée des enfants pour philosopher avec eux en gardant à l'esprit l'enfant qu'elles furent elles-mêmes.
(1) D'où le titre de l'article publié dans la Nouvelle République du 20 décembre 2002 : Socrate aime la limonade.
(2) cf. la série Les goûters philo publiés aux éditions Milan.
(3) À la fin de la première séance à l'automne 2002, séance où l'animatrice avait posé beaucoup de questions (la discussion avait un peu de peine à démarrer du fait que les enfants ne se connaissaient pas), la plus jeune des participantes, qui n'a jamais pris la parole pendant la discussion, a demandé à l'animatrice pourquoi c'était elle qui posait toutes les questions et pas les enfants.
(4) Tozzi (M.), Les conditions de possibilité d'une discussion philosophique, in Diotime - l'Agora n° 2, CRDP Montpellier, juin 1999.
(5) Tozzi (M.), Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Éd. Chronique Sociale, Lyon, 1996.
(6) Morin (E.), Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur, sur agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs04.html
(7) idem, sur agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs03.html
(8) Lipman (M.), trad. par Décostre N., À l'école de la pensée, Éd. de Boeck, Bruxelles, 1995.
(9) Morin (E.), opus cité, agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs05.html
(10) Kohlberg (L.), Essays on moral development, Harper and Rows Pubs, New York et Sans Francisco, vol.I, pp. 409 et sqq. (trad. Christian Bouchindhomme dans Habermas (J.), Morale et communication, pp. 138-140).
(11) Legros (C.), La pédagogie des " dilemmes moraux " dans l'enseignement de l'éthique, in Diotime-l'Agora n°2, CRDP Montpellier, juin 1999.
(12) Lamarre (J.-M.), Débats et argumentation : de quoi parle-t-on ?, in Échanges n° 52, juin 2001.
(13) Idem.
(14) Tozzi (M.), Expérimenter en philosophie, sur pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib97.htm, février 2003.