Problématiser, argumenter, conceptualiser : trois verbes pour philosopher et une fable de La Fontaine pour s'exercer. C'est ce qui est proposé à une classe de vingt-deux CM2 qui vont se prendre au jeu et en redemander.
Si, au départ le déroulement des séquences voulait suivre un ordre logique, chacune axée sur l'un de ces verbes en priorité, on s'aperçoit que ces trois actions se croisent régulièrement dans la pratique philosophique. Quand on veut problématiser, on se retrouve nécessairement à conceptualiser et déjà à argumenter ; quand on argumente, la problématisation suit son cours et s'approfondit face aux arguments de l'adversaire ; quand on veut conceptualiser, on continue à argumenter et à problématiser sans s'en apercevoir, une action entraînant l'autre dans le cheminement de la pensée.
Cette première séquence est au départ une simple explication de texte sur la fable Le loup et le chien, travail habituel de lecture, de vocabulaire, de découpage du texte pour permettre la compréhension de la situation et une première appropriation. Il est ensuite demandé aux élèves d'expliquer oralement pourquoi le chien ne voudrait pas être loup et pourquoi le loup ne voudrait pas être chien. Puis, par écrit, ce que chacun préfèrerait être, en expliquant pourquoi. Il leur faut donc situer le problème qui se pose, le choix de chaque personnage et ses raisons. Déjà un pas dans l'argumentation.
À ce stade, sept enfants déclarent vouloir être loups, quinze enfants déclarent vouloir être chiens.
Ce travail écrit est une préparation à la séquence suivante, annoncée pour être préparée : les loups essaieront de convaincre les chiens que leur vie est la meilleure et vice versa. Cette séquence sera attendue et réclamée.
Cette séquence se déroulera en deux temps :
- d'abord un face à face à deux, qui oblige l'enfant (participant sur la base du volontariat) à se trouver en difficulté, car seul en face d'un adversaire qui a des arguments auquel lui-même n'avait pas pensé alors qu'il se présentait en se croyant armé.
- Puis un face à face général loups contre chiens qui permet d'être en équipe, de ne pas se sentir en échec car quelqu'un trouvera la réponse qui ne lui est pas venue assez vite. Enfin, ceci a un aspect ludique qui permet aux " battants " de s'exprimer et aux " discrets " de participer sans que l'on remarque leur effacement, voire leur difficulté. Surprise ! Quand les enfants sont installés, il y a onze enfants dans chaque camp ! La pensée chemine... ! À la suite de ce débat, un enfant s'est tourné vers moi. " Et vous, madame, qu'est-ce que vous préfèreriez ? ".
Le lendemain, une synthèse collective des arguments est proposée et affichée :
LOUPS
- On n'a pas de maître.
- On n'est pas obligé d'obéir.
- On n'est pas obligé d'être gentil pour avoir à manger.
- On est libre, on n'est pas dérangé.
- On fait sa vie tranquille.
- On fait ce qu'on veut.
- On va où on veut.
- On est avec notre famille et nos copains.
- Vous, vous êtes attachés.
- Les chiens, on peut les piquer et les abandonner.
- Vous, on vous dresse.
- Nous, on ne se fait pas taper.
- On chasse pour se nourrir : on choisit notre nourriture.
- Un loup, c'est pas fait pour obéir.
- Les chiens et les loups, c'est pas pareil.
- On aime l'aventure.
- Il faut voler de ses propres ailes.
- Alors, vous restez chez vous pour manger et pour avoir chaud ?
CHIENS
- Vous êtes obligés de chasser pour manger.
- Vous devez faire des efforts.
- Vous n'avez rien à manger, vous êtes maigres.
- Nous, on mange tous les jours.
- Vous risquez de vous faire tuer par un chasseur, pas nous.
- Vous courez des dangers pour vous nourrir.
- On n'est pas tout le temps attaché (nécessité de retourner au texte où le cou du chien est pelé.)
- Les loups ne sont pas aimés. Nous, on a quelqu'un qui nous aime, on a des caresses.
- L'aventure de la forêt, c'est se prendre une balle !
- Dans la niche, on est bien. On peut aussi dormir près du feu.
- On préfère rester attaché plutôt que de mourir.
Les nouveaux problèmes, surgis de l'argumentation, donneront lieu à un questionnaire final.
Vous avez dit conceptualiser ?
Cette séquence a été annoncée, elle aussi, plusieurs jours auparavant pour être présente dans les esprits et éventuellement mûrir. Elle se déroule avec l'ensemble de la classe. Contrairement aux séances précédentes de l'année, et du fait que les enfants ont vécu des faces à faces, ils auront tendance, cette fois, à tenir davantage compte de l'opinion qu'ils ont entendue. Ce ne sera pas un catalogue d'opinions mises bout à bout mais un véritable échange dans la classe.
On a parlé de liberté à propos du loup et du chien mais qu'est-ce qu'être libre ?
- rester tranquille et ne rien faire.
- quand on fait ce qu'on veut.
- quand on ne nous dit pas " fais ceci, fais cela ".
- quand j'ai rien à faire.
- quand je sors de l'école.
- c'est n'obéir à personne.
- me promener.
- aller où tu veux.
- tu fais tout ce que tu veux.
- acheter plein de trucs.
- dehors avec les copains, on peut faire presque ce qu'on veut.
- les jours où il n'y a pas école.
- et où les parents ne sont pas là.
Qu'est-ce qui vous empêche d'être libre ?
- la Loi,..les parents...l'école...ma soeur.
- on est obligé d'obéir.
- les parents, ils respectent la loi.
- c'est compliqué, les parents. Des fois ils disent oui, des fois ils disent non et on ne sait pas pourquoi.
- ils disent non. Des fois, c'est pour notre sécurité. Des fois, je ne sais pas pourquoi.
- si les parents nous laissaient faire ce qu'on veut, on pourrait se faire enlever.
- ils disent " tu fais la vaisselle et après t'iras ".
- Est-ce que les parents peuvent mettre des conditions ?
- ça dépend.
- moi, ils me laissent faire ce que je veux.
- ils n'ont pas intérêt à entrer dans ma chambre. C'est personnel, la chambre !
- Faut-il qu'il y ait des lois ?
- Sinon, ce serait pas bien. Ce serait le bazar. Après, on mourrait.
- Il y aurait des accidents.
- Il y aurait des bandits. Les gens feraient n'importe quoi.
- Ils prendraient les affaires des autres.
- Il faut des lois pour respecter les gens.
- Quand t'es avec d'autres personnes.
- Il y a des lois qui ne sont pas respectées.
- Sarkozy veut empêcher les gens de rester devant les immeubles. Et s'ils font pas de mal ?
- Et si on n'obéit pas à la loi ? Faut-il toujours obéir à la loi ?
- Ben, sinon tu vas en prison.
- Non, il y a des lois moins importantes.
- Si vous étiez sur une île déserte, y aurait-il besoin de lois ?
- Ben, tu peux faire ce que tu veux.
- Y a pas de police.
- Ah non, tu ne peux pas polluer !
- Qu'est-ce qui t'en empêche ?
- Ben, on a une tête. Faut réfléchir quand même !
À la fin de cette séquence, une fillette est venue me trouver et m'a dit : " Madame, on a dit des choses importantes aujourd'hui. "
Il s'agit donc de définir ce qu'est la liberté et de cerner ses dimensions. Mais là surgissent d'autres problèmes : la docilité, la conscience personnelle, l'appartenance à une société, la sécurité...
Et d'autre part, le fait que se soit instauré un vrai dialogue, avec réaction à ce qui est dit oblige à argumenter. On constate donc que le " philosopher " suppose une interaction des trois données " problématiser, argumenter, conceptualiser " permettant une prise de conscience de soi comme être pensant, de l'autre pouvant avoir une position différente, permettant à la pensée d'avancer, de se laisser déstabiliser, de prendre une autre direction. Ce qui a manqué, dans cette séquence, c'est la reformulation. Elle aurait permis d'aller plus loin dans la conceptualisation.
La dernière étape aura la forme d'un questionnaire individuel dont les réponses seront lues de façon anonyme. Cela aura pour intérêt d'interpeller les enfants sur les thèmes effleurés sans allonger le travail indéfiniment, de partager les opinions " gratuitement ". Mais bien sûr, cela a pour inconvénient de laisser l'auditeur ou le lecteur sur sa faim car il ne peut demander à personne de préciser sa pensée.
Questionnaire final
1) Prendrais-tu le risque de ne pas manger tous les jours à ta faim pour le plaisir d'être libre ? Neuf non pour douze oui, dont : " Non, pas du tout ", et " Je préfère ne pas être libre ".
2) Accepterais-tu d'être privé d'une partie de ta liberté pour être sûr de vivre dans un certain confort ? Sept non pour quatorze oui.
3) " Les loups, c'est pas fait pour obéir ".
Penses-tu que chacun de nous est fait pour quelque chose en particulier ?
Cinq non pour seize oui, dont " Chacun est fait pour quelque chose ".
4) Et toi, pour quoi es-tu fait ?
Pour aider ; pour vivre ; pour travailler ; faire le ménage et mes devoirs ; pour survivre ; pour être en liberté ; pour le dessin ; pour vivre en toute tranquillité ; pour être heureux ; pour obéir ; pour être libre et pour connaître la vie ; pour bien travailler ; pour vivre et avoir une famille ; pour vivre ma vie...
5) Accepterais-tu de vivre à l'écart, mal aimé (comme les loups) pour jouir pleinement de ta liberté ? Douze non pour neuf oui, dont " Je préfère être aimé ", et " non ".
6) Préfèrerais-tu être moins libre mais te sentir aimé ?
Quatre non et plusieurs réponses vides.
7) Veux-tu vivre l'Aventure ? Pourquoi ?
Trois non : " Pour ne pas me faire tuer " ; " C'est un peu dangereux ".
Dix-huit oui : " Pour découvrir des choses et apprendre ; c'est bien ; j'adore ça ; j'aime le danger ; pour être libre ; c'est bien de prendre des risques ; pour faire ce que je veux ; c'est mieux d'être en liberté ; pour voir comment ça se passe ".
8) Penses-tu qu'on peut vivre libre ?
Trois non : c'est mieux d'être commandé ; il y a les lois.
Un oui et non
Dix-sept oui : on peut trouver à manger tout seul ; mais on n'aura presque pas à manger ; si on vit dans une grotte ; vivre libre, c'est la vie ; si on respecte tous ; tout le monde a le droit d'être libre en respectant la loi.
9) La loi est-elle quelque chose de nécessaire ?
1 pour moi non, pour les autres oui (remplacer par : Un seul non, oui pour tous les autres ? ?) : moi je sais que s'il n'y avait pas de loi, je serais comme je suis.
Vingt oui : pour ne pas faire de gros dégâts ; il y aurait des vols ; on pourrait tuer ou autre chose ; il y en a qui brûlent des voitures et moi à l'école je faisais des bêtises, alors oui ; on ferait n'importe quoi ; on se ferait tuer ; la nature serait polluée ; je pourrais me faire enlever.
10) Et s'il n'y avait pas de lois, tu ferais ce que tu veux ou pas ?
Six je ferais ce que je veux
Quinze je ne ferais pas ce que je veux ; je ne ferais pas de bêtises ; il faut respecter la nature ; je ne volerais pas, je n'irais pas faire n'importe quoi ; les autres ne sont peut-être pas d'accord ; ce n'est pas bien ; si on vole, plus personne n'aura des choses ; y a mes parents
On constate un va et vient entre une prise à son compte des questions et du problème posé avec une référence à la situation concrète chien/ loup. Les enfants ont du mal à lâcher le support qui leur a été proposé mais celui-ci a été un appui, un tremplin vers les hautes sphères de la philosophie.