Revue

Philosopher avant la terminale, au collège et au lycée

Le Collège-Lycée Expérimental d' Hérouville Saint Clair près de Caen a vingt ans. Depuis son origine ou presque, les différents collègues de philosophie qui se sont succédé ont enseigné la philosophie avant la terminale. Je voudrais ici rendre compte, quoique très succinctement, de la multiplicité de ces pratiques et de leur intérêt. Bien évidemment, je parlerai avant tout de ma propre expérience. Je ne vais pas insister sur l'expérimentation de cette année, auprès d'élèves de sixième, avec un collègue de Lettres ou de celle que j'ai pu mener avec des troisièmes et des secondes selon la démarche de M. Lipman. Je souhaiterais cependant préciser qu'au CLE, les élèves qui ont pu travailler ainsi ont particulièrement apprécié cette démarche parce qu'elle fait la part belle à la question du sens, qu'elle leur donne véritablement la parole et les autorise à penser réellement et collectivement. Cela a d'ailleurs eu des effets bénéfiques sur le rapport général au savoir, comme si l'école tout entière prenait tout à coup une autre épaisseur.

Outre l'expérimentation de la démarche de Lipman, des élèves de troisième, de seconde et de première, au CLE, dans le cadre d'options, peuvent choisir la philosophie, options pour lesquelles les élèves s'inscrivent librement. La philosophie est alors en concurrence avec des activités telles que le djembé, le cinéma, l'escalade. C'est ainsi, que pour une durée de six à sept semaines, une fois par semaine, pendant une heure et demie, nous avons pu, ensemble, réfléchir à des questions telles que l'injustice, l'amour, la mémoire, l'identité personnelle, l'animalité, le bonheur. Ce qui me semble remarquable est que, comme pour la démarche Lipman, les élèves ont un vif intérêt pour le questionnement et le difficile travail de conceptualisation. Chose remarquable également, leur vivacité d'esprit : quand, par exemple, commençant un travail sur la corruption, thème d'une séance lors du travail sur la justice et l'injustice, un élève de troisième affirmait, en guise de définition initiale, puisqu'à chaque fois, il faut commencer par là, pour savoir de quoi nous parlons, " La corruption, c'est quand on propose d'acheter ce qui ne peut se vendre ". Suivait un exemple pris au monde des matchs de football. C'est ainsi qu'un des philosophes professionnels avait défini cette même notion dans une émission conçue pour la télévision, intitulée Grain de philo. Je crois que nous faisons davantage qu'un grain de philo dans ces options. D'autres exemples, encore, pour ne pas énoncer seulement des généralités sur l'intérêt de cette expérimentation.

Toujours lors de cette même option que j'avais appelée " C'est pas juste ", nous avions travaillé le mythe de Gygès. J'avais photocopié, pour donner à lire aux élèves, l'extrait de la République de Platon. Les élèves devaient répondre à une question pernicieuse : " Et vous, que feriez-vous avec l'anneau ? " À vrai dire, j'ai pu être extrêmement surprise par la pertinence de certains propos. Je travaille souvent ce mythe avec des élèves de classe terminale. Il m'a semblé que ce qui avait été dit par les troisièmes et les secondes de cette option était d'une grande pertinence, comme cette remarque, qu'à ma question, on ne pouvait répondre, puisque l'anneau nous rend invisibles. Répondre, c'était se montrer, se rendre visible et par conséquent s'interdire d'envisager sérieusement la question de savoir ce que nous ferions avec un tel anneau. Un autre avait fait remarquer que lui ne prendrait pas l'anneau. Et qu'il ne fallait pas s'étonner de Gygès : capable de la transgression consistant à voler un cadavre (c'est ainsi que la statue du cavalier avait été vue), Gygès rendait possible tous les autres forfaits.

Si je mentionne ces détails, c'est pour montrer l'intérêt de la lecture des grands textes, et peut-être pas seulement celui du débat ou de la discussion. Les professeurs qui enseignent en classe terminale sont souvent amenés à penser que les textes de la tradition ne peuvent plus être lus par ceux que nous avons pris l'habitude, à la suite de F. Dubet, d'appeler " les nouveaux lycéens ". Or ce que ces élèves de collège m'ont appris, alors qu'ils ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, c'est précisément qu'ils peuvent être des lecteurs très pertinents. Y compris pour la structure d'une argumentation.

Lors d'une option sur l'identité personnelle, après avoir travaillé la question de l'autoportrait, notamment avec Rembrandt, j'avais pris le risque de leur apporter le fragment des Pensées de Pascal " Qu'est-ce que le moi ? ". J'avais posé plusieurs questions et en particulier : " De qui est-ce le portrait ? " : " De nous tous, mais Pascal nous dit que nous ne sommes rien, ni un corps, ni une âme ". L'expression était ramassée, mais indiquait que tout, structure et thèse, avait été compris .

Une dernière chose encore. J'ai également eu l'occasion, pendant deux ans, de faire également des options de philosophie avec des élèves en grande difficulté scolaire, de quatrième d'aide et de soutien et de troisième d'insertion. A chaque fois, j'ai travaillé en collaboration avec une artiste mosaïste, qui avec ces mêmes élèves faisait des réalisations plastiques de papiers collés. Chaque séance était consacrée à l'étude d'une notion choisie par les élèves, notion qui faisait l'objet d'un travail plastique par ailleurs. Nous avons réalisé un petit livre et une exposition de tous les travaux. Les thèmes traités, par les discussions collectives, ont donné lieu à de belles réflexions, parfois ardues sur le pardon, le sourire, la fête, le malheur.

Voilà, pour conclure cette modeste contribution, et faire connaître ces initiatives destinées à des élèves qui ne vont pas tous avoir un parcours scolaire jusqu'en terminale et pour ceux aussi que je retrouve, pour préparer le baccalauréat. Ils ont alors un goût tout particulier pour l'élucidation conceptuelle, un sens des problèmes et des paradoxes, et n'ont pas peur de lire les philosophes.

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