Revue

Les pratiques dans l'enseignement de la philosophie en terminale

Intervention lors d'une journée nationale de l'APPEP. Avec l'aimable autorisation de l'auteur et d'E. Aujaleu, président de l'APPEP.

Les organisateurs de cette journée m'ont aimablement invitée à "parler des pratiques". Un tel projet me laisse d'abord perplexe, et pose deux questions. La première est : "pourquoi s'adresser à moi ?" Je n'ai aucune qualité particulière pour exhiber la norme en expliquant ce qui doit se faire, ou pour décrire le normal en disant ce qui se pratique effectivement le plus couramment dans les classes. Il n'y a guère d'intérêt non plus à exposer son cas particulier, et ce serait pire de prétendre légiférer pour tous. J'ajoute que je n'ai aucun goût personnel à jouer le rôle d'une instance normalisante. La deuxième question tient à l'objet : peut-on "parler des pratiques" ? Raconter un cours sur le mode narratif n'a guère de sens. Un cours se fait avec des élèves ; il change avec eux ; il a toujours quelque chose de l'événement, surtout s'il est réussi, et n'a que peu à voir avec ce que l'on peut raconter à des collègues. De plus, si le programme est commun, il n'est, si l'on prend les choses à la lettre, que programmatique : il rend possible des mises en oeuvre singulières de telle sorte que personne n'ait, en traitant le programme, à renoncer à soi-même et que chacun puisse déployer ses compétences particulières. Un programme n'est pas un plan de cours.

Je m'exprimerai donc ici plutôt au nom de l'équipe de recherche de l'INRP dont je fais partie qu'en mon nom propre et je chercherai à ouvrir des échanges par la discussion et le débat en partant d' autres débats que le travail de cette équipe a suscités et même orchestrés. En particulier, nous avons pu mettre en place à l'INRP un séminaire sur Les pratiques dans l'enseignement de la philosophie, et je commencerai par un bilan des travaux de ce séminaire pour chercher à dégager, derrière la diversité des pratiques rencontrées, quelles sont les exigences communes et ce qu'elles engagent quant à la nature de l'enseignement de la philosophie en terminale.

LE SÉMINAIRE DE L'INRP

Le séminaire sur " Les pratiques de l'enseignement de la philosophie en terminale " a été organisé par l'équipe de recherche en didactique de la philosophie à l'initiative de Philippe Meirieu, alors Directeur. Il s'est dit frappé par la "guerre de tranchées" qui sévissait entre les professeurs de philosophie et a estimé qu'un séminaire dans lequel seraient conduits à échanger, à discuter, à s'expliquer et à travailler ensemble des personnes qui n'en n'ont jamais l'occasion, aurait une réelle utilité. Il appartient à l'INRP d'impulser ce type de travail car il peut en donner les moyens et ouvrir un espace possible pour un tel débat. Ce séminaire n'aurait pas pour finalité d'aboutir à un consensus en illustrant les lieux communs lénifiants de l'idéologie du dialogue, mais il devrait permettre que s'expriment et surtout s'explicitent les diverses positions et leurs présupposés. Il permettrait de réunir ceux qui poursuivent des essais et recherches indépendamment les uns des autres sans aucun contact, si ce n'est la lecture de quelques publications et des rencontres informelles livrées au hasard. Nous avons accepté d'organiser ce séminaire, conscients de la difficulté de l'entreprise qui pouvait bien s'achever dès le premier jour de son fonctionnement.

Nous avons défini l'objet de la recherche en mettant d'abord à l'écart l'idée d'un débat sur les principes en raison d'une double difficulté. D'abord une difficulté de fait : elle tient à la passionnalité inévitable qui fait tourner court le débat, comme l'expérience l'a montré très souvent. Les prises de positions sont abruptes, le ton irrité et volontiers véhément. Ensuite une difficulté de droit : par définition, un principe est premier ; il constitue un fondement rationnel, on le défend ou on l'abandonne, et on exprime par là des options individuelles sans doute irréductibles. Engager la réflexion sur ce qui doit être a toutes les chances de conduire à un affrontement stérile.

La fécondité d'un travail en commun sur les pratiques nous est apparue très supérieure. La classe est le lieu naturel d'un professeur. Chacun affronte des difficultés réelles qui le conduisent à chercher les moyens de les surmonter. C'est ainsi que chacun invente des exercices, improvise devant l'inattendu et trouve parfois des solutions inédites. Ces trouvailles restent trop souvent confidentielles alors qu'elles pourraient être utiles à tous, et, en particulier aux professeurs débutants. Il semble que ce soit sur ce terrain-là qu'un échange de vues et une discussion aient le plus de chances d'être fructueux. C'est dans l'exercice de leur métier de professeur que peut être trouvé un lien qui réunisse des professeurs de philosophie par ailleurs divisés.

Le choix des participants s'est effectué de telle façon que beaucoup de groupes, associations et institutions soient présents, mais les participants ne sont pas venus ès qualité afin qu'ils puissent s'exprimer en dehors de toute obédience. Ainsi vingt-trois personnes ont pu travailler ensemble, responsables ou appartenant à différents groupes de réflexion (équipe de l'INRP, groupe de Michel Tozzi, Groupe Français d'Éducation Nouvelle, Groupe philo du SNES), à différentes associations (APPEP, ACIREPH, APP), et à différentes institutions (Inspection générale, Inspection pédagogique régionale, Collège International de Philosophie, IUFM). Nous avons aussi tenu à ce que ce séminaire soit national et à ce que la province soit largement représentée.

Le séminaire s'est réuni une fois par mois. Prévu pour l'année 1999-2000, il s'est prolongé en 2000-2001 à la demande unanime des participants. Alors que l'on pouvait redouter, sinon une explosion rapide du groupe, du moins une paralysie des travaux dans des polémiques incessantes, le séminaire s'est tenu et a fonctionné régulièrement. Un travail a pu être mené à bien, non sans tensions et sans quelques empoignades mémorables, mais aussi avec des ententes inattendues et la levée de certains malentendus. Lors du tour de table final, une participante a affirmé que c'était le meilleur stage de formation auquel elle ait assisté et un autre a souligné que c'était une première, et qu'il espérait que ce ne serait pas une dernière.

LES PRATIQUES PROPOSÉES À L'ANALYSE ET À LA DISCUSSION

Les contraintes des emplois du temps des uns et des autres ont conduit à diviser le groupe de travail en un "grand séminaire" portant sur l'ensemble des pratiques et un "petit séminaire" se consacrant à la pratique de la discussion et du débat en classe.

Si l'on fait le recensement des pratiques étudiées par le groupe étendu, elles apparaissent très diverses. Le premier travail a consisté à confronter des pratiques de leçons sur le sujet : "qu'est-ce que l'homme ?". Deux exemples ont été présentés par Hélène Degoy et Olivier Bersou, avec leurs références philosophiques et non philosophiques (sciences humaines, exposition, cinéma). Hélène Degoy a beaucoup insisté sur l'importance des exercices pour que les élèves puissent s'approprier le cours et en a donné divers exemples (distinctions conceptuelles, confection d'affiches, débats). Olivier Bersou a présenté un cours qu'il a intitulé "le modèle naturel", qu'il articule avec l'étude suivie d'une oeuvre, en l'occurrence la Lettre à Ménécée et l'étude d'une courte séquence du film de F. Truffaut, L'enfant sauvage. Cette analyse filmique est précise et minutieuse, car les élèves sont inscrits à l'option "audiovisuel".

Puis deux exposés se sont employés à montrer comment travailler à susciter l'obstacle pédagogique pour mieux le réduire. Jean-Jacques Rosat a présenté le premier cours qu'il a fait une année sur la question : "La vérité ou que voulons-nous dire quand nous disons : "c'est vrai" ?". La mise en oeuvre d'une pédagogie de l'obstacle de source bachelardienne s'est essentiellement nourrie de références à Wittgenstein, Popper, Russell et aussi à G. Orwell et a permis de mettre en évidence la distinction entre leçon de concours devant un jury et cours devant et surtout avec les élèves. Une pédagogie de l'obstacle cherche à apporter à l'élève la panoplie d'outils dont il a besoin pour surmonter les difficultés qu'il rencontre. J'ai ensuite présenté un travail de "lecture problématisante" des chapitres 3 à 7 du Livre I de La Politique d'Aristote sur l'esclavage, inspiré par le propos de Gadamer selon lequel personne ne se limite jamais à lire ce qui est écrit. Il y a toujours déjà une précompréhension inévitable qui est source d'hypothèses de lectures fécondes ou qui, au contraire, rend aveugle à ce que dit effectivement le texte. Les élèves ont écrit leurs réactions et jugements à la suite de leur propre lecture, et l'on peut se douter comment Aristote est perçu : méprisant, condescendant, raciste, profiteur, justifiant par un discours scandaleux l'institution dont il est un privilégié. Ensuite, l'étude précise du texte a été conduite, éclairée par le recours à l'histoire, à l'anthropologie sociale et à l'histoire de la philosophie, et alors, les choses ne sont plus si simples. Le texte est plus tourmenté qu'il n'y paraît à première lecture, et déjoue la première analyse pour peu qu'on en fasse une lecture attentive et que l'on prenne garde, non seulement à ce qu'il dit, mais aussi à ce qu'il ne dit pas. Ainsi, le chemin parcouru entre une première lecture non critique et la lecture instruite a pu être mesuré, et les élèves peuvent prendre conscience que le texte n'est pas un donné mais un problème.

Le travail sur la lecture philosophique a conduit tout naturellement à s'interroger sur le troisième sujet du baccalauréat et sa pertinence. Cet examen a été conduit par B. Fischer. La lecture immanente d'un texte philosophique est-elle possible, et à quelles conditions ? Le texte étudié en Terminale n'est pas tant un objet qu'un moyen de conduire à l'objet : il a une puissance d'élucidation et d'interrogation, une force de connaissance et aussi un pouvoir de critique qui sont formateurs pour la pensée. L'épreuve sur texte pose de manière particulièrement aigu la question de l'articulation de la philosophie générale avec l'histoire de la philosophie et l'histoire des idées, problème qui est celui de l'enseignement de la philosophie au lycée et de sa spécificité.

La question de l'oral est ensuite venue au centre des débats. Le groupe de travail constate qu'elle est trop négligée, alors que l'oral peut fournir une médiation décisive pour l'écrit, la dissertation en particulier. Nicole Grataloup présente deux modalités de débat oral qu'elle réalise dans ses classes : le procès et le colloque des philosophes. Dans ce dernier, les élèves sont répartis en petits groupes qui reçoivent chacun un texte d'un auteur ; les textes portent tous sur le même thème, mais présentent des thèses différentes, voire contradictoires. Les groupes effectuent un travail préalable sur "leur texte", et connaissent tous les autres textes proposés. Ensuite, on joue le colloque, chaque élève s'efforçant d'être "son" philosophe au cours du débat. Un autre forme de débat qui peut être organisée est le procès, comme celui d'Antigone, qui a souvent été expérimenté par les membres du Groupe Français d'Éducation Nouvelle.

La place de l'oral est prépondérante dans les séries STT et STI car les élèves manifestent souvent peu de goût et d'aptitude pour l'écrit. L'oral est au centre de l'expérimentation d' un enseignement de philosophie en lycée professionnel. Une séance du séminaire est alors consacrée à la présentation de cette expérimentation et de ses résultats par Christiane Menasseyre et Alain Lasalle (Inspection générale et régionale de philosophie).

Toutes les séances suivantes ont été l'objet d'un travail en commun, à partir des préparations personnelles des participants. Elles ont successivement porté sur les problèmes que peuvent poser les sujets du baccalauréat, sur l'apprentissage de la dissertation (comment nous présentons la dissertation à nos élèves, comment nous la faisons travailler) et sur le travail sur les textes (texte court, étude suivi d'une oeuvre etc).

Le "petit séminaire" a réuni cinq personnes la première année et huit la seconde année, au rythme de quatre à cinq séances par an. Il a porté sur la discussion et le débat en classe. Le point de départ en a été un exposé de Michel Tozzi sur la discussion philosophique et ses conditions. Puis, sur la suggestion de Michel Tozzi, le groupe s'est livré à l'expérience d'une discussion sur ... "qu'est-ce qu'une discussion philosophique ?", qui a été enregistrée et transcrite afin de constituer un matériau pour l'analyse. Le travail s'est poursuivi dans le souci d'allier la précision des concepts théoriques et l'expérience de terrain. Les distinctions entre débat, discussion, et dialogue ont été ...discutées ; on a cherché à discerner les différentes figures du débat, la différence entre discussion et négociation etc. Éric Zernik a fait un exposé sur les conditions du dialogue qui a servi de point de départ à plusieurs séances de travail.

BILAN GLOBAL : DIVERSITÉ DES PRATIQUES ET UNITÉ DE LA FORMATION PHILOSOPHIQUE

Le travail mené en commun a permis de constater la diversité des pratiques, non seulement des professeurs, mais aussi à l'intérieur d'un même cours. Cette diversité ne doit pas cacher qu'elle a pour finalité la formation philosophique. Il s'agit de la formation aux épreuves de l'examen et elle s'inscrit le plus souvent dans l'horizon de la dissertation, mais aussi, plus largement et plus fondamentalement, de la formation intellectuelle à l'analyse conceptuelle et à la réflexion critique. Les positions des participants se sont souvent révélées plus souples et nuancées que prévu. Ceux qui sont souvent caricaturés comme partisans de "l'authentiquement philosophique" n'enseignent pas la réflexion pure, et ceux qui sont présentés comme des acharnés de l'enseignement de savoirs positifs et de déterminations doctrinales n'enseignent pas des savoirs bruts (qui ne seraient plus alors des savoirs). Si l'on a pu s'entendre sur le fait que les élèves doivent être jugés sur ce qu'ils ont appris dans l'année, on s'est aussi entendu sur le fait qu'ils doivent être jugés également sur l'usage qu'ils sont capables de faire de ce qu'ils ont appris dans l'année.

L'accord est assez général quant au constat des difficultés et des obstacles rencontrés, même s'il faut faire la part à la diversité des lieux d'enseignement qui conduit nécessairement à une diversité dans la façon d'exercer le métier de professeur et dans la perception qu'on en prend. Les divergences et les conflits surgissent quand il s'agit de penser des solutions, et la principale porte sur l'idée que la détermination du programme par des contenus définis pourrait résoudre la plupart des difficultés.

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