Revue

L'écriture philosophique, un sujet en consctruction

L'auteur a mené une expérience originale de travail d'écriture philosophique en classe, dont nous présentons la démarche.

PRÉSENTATION DES OBJECTIFS

Nous tâcherons de présenter les objectifs de ce travail en atelier d'écriture tels qu'ils se sont peu à peu dégagés de trois ans de pratique du dispositif. On peut en énumérer trois principaux :

- Libérer l'écriture des élèves.

- Faire de l'écriture une voie pour s'affirmer comme sujet pensant.

- Construire avec eux et donner sens aux exigences du discours rationnel.

Il apparaît nécessaire de faire de l'écriture l'objet d'un apprentissage avant d'en faire l'objet d'une évaluation. Tel est le présupposé principiel de l'atelier d'écriture.

OSER S'AFFIRMER

Mettre en mots son expérience du monde, de soi-même et des autres : il s'agit là tout autant de construire le matériau à réfléchir, et en corrélation le sujet réflexif lui-même. Non pas s'enfermer dans l'expérience personnelle, mais la constituer en objet de réflexion, pour donner sens au questionnement philosophique : l'écriture est utilisée comme une mise en situation pour " désimbriquer " le sujet de son expérience.

1. Construire le matériau à réfléchir.

L'atelier fournit des occasions de travailler l'articulation entre écriture narrative et écriture réflexive, qui recouvre une des difficultés courantes de nos élèves (ces nombreuses copies confondant ainsi exemples et arguments, ne sont-elles pas dans la confusion entre narrer et argumenter ?). La narration peut-elle néanmoins trouver une place dans un processus d'apprentissage des compétences philosophiques ? On peut citer là Philippe Meirieu1 : " Il n'y a pas d'autre réalité proprement humaine que la réalité narrative où un sujet ressaisit sa vie dans le temps, la parole et l'écrit. Avant le récit, il n'y a que le chaos des influences et des déterminations de toutes sortes ; seul le récit permet d'articuler une histoire singulière dans l'acte d'énonciation qui est en même temps une recréation. [...] il nous permet de chercher des raisons à notre action. ". L'atelier, parmi toutes ses possibilités, offre au sujet l'occasion de se mettre en récit. Prenons garde aussitôt de préciser qu'il ne s'agit pas d'inviter les élèves à raconter leur vie, mais de les mettre en situation d'opérer une structuration intelligible du réel. L'obligation de rendre compte à tous de sa production écrite limite et régule les effets trop intimistes d'une écriture nécessairement dans un premier temps subjective . Avant de réfléchir, il s'agit de cerner et constituer l'objet même à réfléchir (il serait illusoire de penser que les objets de la réflexion, a fortiori ceux du programme, sont déjà constitués pour les élèves). La narration peut avoir son rôle à jouer ici. Nous avons proposé des exercices invitant l'élève à transposer du narratif en réflexif, notamment la transposition de contes en aphorismes.

2. Aider à l'émergence du sujet réflexif

Le processus de l'écriture joue un rôle dans l'élaboration du sujet, lequel n'est réductible ni à l'élève, ni à " l'adolescent pris dans le " moi " de ses expériences, de sa subjectivité, dans l'indistinction entre lui et ses actions, ses affects, ses appartenances identitaires. " (Elisabeth Bautier)2. Le professeur est là un guide rappelant l'exigence philosophique d'universalité et s'appuie pour cela sur le travail du groupe-classe : l'interaction du sujet avec les autres au sein du groupe aide celui-ce à cerner ce qui dans son expérience est universalisable.

Un des effets majeurs enfin de l'atelier d'écriture est qu'il invite le sujet écrivant à être l'auteur de son propre discours, c'est-à-dire s'y reconnaître comme tel parce que reconnu par les autres. On atteint, lorsqu'on écrit pour les autres, un degré d'exigence envers son propre discours que rien sinon ne nécessite. En ce sens ce travail est un moteur pour la réflexion, l'écrivant étant engagé dans ce qu'il écrit. L'atelier utilise d'ailleurs ce ressort à de nombreuses reprises. Citons pour exemple l'écriture de lettres3.

S'AFFIRMER COMME SUJET UNIVERSEL

C'est donner sens aux exigences du discours rationnel. Il s'agit là de cerner, et expérimenter les exigences du discours rationnel, que nous définirons comme suit (cette définition ne se veut pas une position théorique sur la question mais un ensemble de caractéristiques pratiques cherchant à poser une trame pour le travail avec les élèves) :

- définir ce dont on parle ;

- argumenter / réfuter ;

- déduire les idées les unes des autres, cheminer selon une progression réfléchie ;

- chercher toujours à dépasser une solution posée, questionner.

L'atelier d'écriture fournit là des moyens de renouveler le travail méthodologique, en invitant l'élève à replacer ces exigences (celles du travail philosophique), dans la logique du rapport à autrui. Il est ainsi mis en situation de dépasser l'opinion pour construire un discours plus objectif, puisqu'en confrontation avec autrui. Cela est sensible notamment en ce qui concerne la réfutation : les élèves sont nombreux à être réticents à réfuter ce que dit autrui, dans la mesure où cela leur semble être une atteinte à la liberté de penser. Tout argument venant d'autrui est légitimé pour eux dans la mesure où il est énoncé à partir d'une expérience, même singulière. Il est fréquent que l'on se heurte dans les échanges, ou dans les conclusions de travaux au principe affirmé : certains pensent que..., c'est leur droit. Il n'est pas certain pour autant que l'élève veuille affirmer que toutes les opinions se valent, et il est d'autant plus nécessaire de montrer que c'est bien à cette conséquence là que tendrait à aboutir une attitude trop large. Cette expression se veut plutôt la réaffirmation d'une nécessaire tolérance. Il faut toutefois inviter l'élève à ne pas abdiquer par là son jugement. Ce qui constitue au départ un obstacle peut devenir un tremplin pour la pensée. Ce travail peut s'appuyer sur les échanges en petits groupes (de 2 à 3), au sein desquels, par la confrontation et la négociation, les individus peuvent réussir à dégager une position commune (on peut par exemple leur faire travailler la constitution de plans de dissertation en petits groupes).

CONSTRUIRE L'ÉCRITURE COMME UN PROJET

Un grand nombre d'exercices consistent à passer d'un genre d'écriture à un autre. Objectifs :

- acquérir de la souplesse dans l'écriture (une même idée peut être écrite de plusieurs façons pertinentes, mais sert-elle alors les mêmes projets ?) ;

- apprendre à mieux faire se correspondre l'écriture à l'objet dont il est question, ou à la finalité que l'on veut servir. Il s'agit alors de faire de la dissertation et du commentaire des genres parmi d'autres, non pour les desservir (en faire des exercices artificiels), mais pour montrer qu'ils servent des finalités qu'il s'agit de cerner. On peut ainsi étudier, au sein d'un même genre, le dialogue par exemple, divers types de textes ( dialogues démonstratifs, réfutatifs, pédagogiques...) pour montrer comment ils servent différents types d'argumentation, et cela aussi bien à partir des textes d'auteurs que des élèves eux-mêmes ;

- varier les registres de la pensée : aider l'élève à détacher sa représentation de l'exercice de la pensée philosophique des seules normes scolaires (souvent vécues comme étriquées, aliénantes, voire même paralysantes) afin de rendre possible simultanément une pensée vivante et la réalisation de la tâche imposée. Il s'agit là de répondre à cette situation de l'élève qui se focalise sur les exigences formelles (dissertation, commentaire), mais ne voit pas les exigences de la pensée rationnelle et discursive comme telle ;

- acquérir finalement davantage de maîtrise de l'écriture en la pensant comme une stratégie servant un projet (il y a des projets d'écriture distincts).

Faire du raisonnement un objet d'étude en tant que tel :

- entamer un travail d'exploration de la pluralité des registres d'énonciation que permet et requiert l'écriture de tout texte complexe. Il s'agit là de s'apercevoir qu'il y a négociation et correspondance entre les différentes couches de signification, et les postures diverses du sujet dans le discours (le moi-je du vécu, celui qui relate ce vécu, celui des valeurs et des évidences qui le sous-tendent, le je qui analyse, réfute, argumente, et celui qui intervient de manière réflexive pour interroger...). Ce travail est effectué couramment sur les textes des auteurs. On s'aperçoit alors aisément de la difficulté que les élèves ont à mener cette tâche. Nous partons donc de l'hypothèse qu'à faire en sorte que les élèves en fassent eux-mêmes l'expérience, à partir des nécessités de leur écriture propre, on peut espérer qu'ils parviennent à être plus attentifs à ces jeux dans les registres de pensée. L'atelier d'écriture s'appuie fréquemment sur des allers-retours entre leurs propres textes et les textes des auteurs : être soi-même en position d'auteur pour mieux comprendre les auteurs et réciproquement.

Aider les élèves à débloquer leur écriture, c'est-à-dire les engager sur la voie d'une prise de conscience que penser, c'est chercher, et écrire c'est encore penser en mettant en forme ce travail diversifié de la pensée : déduction, induction, projection ou anticipation de possibles, négociations, réfutations... On ne prétend pas bien sûr parvenir à ce que les élèves maîtrisent absolument leur écriture ; il y a dans tout écrit une part de travail solitaire de la pensée que l'on ne peut anticiper et qui prend forme de lui-même. Mais il s'agit d'étendre le champ des registres dont ils disposent. Le présupposé étant qu'à force de manier ces possibles, l'écriture gagne en souplesse et en pertinence.


(1) Philippe Meirieu, " Accès à la parole et accès au récit ", Cahiers pédagogiques n°363 (Dossier Lire, écrire à la première personne), avril 1998.

(2) Elisabeth Bautier, " Je ou Moi : apprentissage ou expression ? ", ibidem.

(3) On peut sur ce sujet de la lettre comme genre d'écriture philosophique se référer à l'analyse de Michel Tozzi dans son ouvrage Diversifier les formes d'écriture philosophique, CRDP Montpellier, 2000.

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