Revue

Expérimenter en philosophie ?

L'Expérience comme objet de pensée

L'expérience apparaît d'abord en philosophie comme une notion à conceptualiser, plus que comme une activité pédagogique à mettre en oeuvre. En épistémologie, le programme a longtemps proposé une réflexion sur " Théorie et expérience ". Celle-ci apparaît comme une procédure scientifique de validation d'hypothèses : distinguée dans les sciences expérimentales, par son activité, de la simple observation (par exemple en astronomie) ; et opposée, par sa mise en relation de l'idée supposée explicative avec le réel, à la démonstration mathématique, déduite d'axiomes purement spéculatifs.

L'autre versant de la réflexion porte sur la théorie de la connaissance (que puis-je savoir ?) : l'histoire des idées opposant classiquement le primat de l'expérience sensorielle (empirisme) à celui de l'exercice de la raison (idéalisme de l'expérience intellectuelle de la vision de l'Idée, ou représentation constructiviste du réel), sans oublier l'expérience intuitive du coeur (Pascal) ou de la durée (Bergson), ni l'expérience intérieure de l'âme (Plotin), ou la description phénoménologique de notre rapport expérientiel au monde (Husserl).

En France,dans une didactisation de la discipline qui vise à apprendre à penser par soi-même, plus qu'à apprendre à vivre (Spinoza) ou mourir (Socrate), en écoutant la parole professorale ou en lisant de grands textes, l'expérience est moins situation didactique, outil ou méthode d'apprentissage disciplinaire, qu'objet de réflexion et sujet de dissertation...

L'expérience comme démarche didactique

Nous pensons qu'elle peut cependant être convoquée comme démarche formative dans une didactique de l'apprentissage du philosopher. On peut d'abord faire des expériences de pensée, c'est-à-dire des simulations intellectuelles de quasi-mondes qui permettent d'interroger une notion, d'explorer une question, de mettre en évidence les présupposés ou les conséquences d'une thèse : supposons un monde où tous les hommes sont libres de faire ce qu'ils veulent ; ou bien : où tous les individus mentent systématiquement ; où toutes les personnes sont immortelles ; où il n'y a plus de prisons ; où les gens sont bons ; où le langage a disparu ; où nous devenons aveugles et sourds ; où nous sommes tous pareils ; où la vie intérieure d'autrui nous est transparente ; où nous doutons de tout ... ou de rien etc.

Une idée va ainsi construire un monde avec sa logique propre, mais différente selon les élèves : des prises de conscience se font, individuellement dans le texte écrit, collectivement dans les mondes confrontés par la lecture de l'autre, le travail en groupe ou le débat plénier. Quelle conception de notions et de thèses implicites ou explicites, quelles conséquences tirer de tels quasi-mondes, qu'en penser et conclure sur les concepts et les positions ? Ces " expériences de pensée " sont l'analogue d'une expérience en science. Elles permettent d'éprouver, de mettre à l'épreuve la consistance d'une définition (" La liberté c'est faire ce qu'on veut ") les enjeux d'une question (" A quoi sert le langage ? "), la validité d'une thèse (" L'idéal serait de connaître totalement autrui ")...

On peut aussi s'appuyer en classe sur des expériences individuelles ou collectives hic et nunc comme matériau, support, moment ou démarche même de réflexion :

- refaire l'expérience du morceau de cire de Descartes. Que devient la connaissance par les différents sens lorsqu'on approche la cire du feu ?

- travailler la perception à partir des différentes gestalts apparaissant sur le même dessin ; des illusions d'optiques.

- Regardez ce cube : voyez-vous simultanément toutes ses faces ? Tournez autour. Que voyez-vous ? Qu'est-ce qui se passe ? Comment sait-on que c'est un cube ?

- Imaginez en fermant les yeux la table que voici ; puis un centaure : quelles différences ? Pouvez-vous imaginer une figure à mille côtés ?

- Evoquez vos rêves de cette nuit. Reviennent-ils ? par bribe ? Sont-ils cohérents ?

- Il s'agit dans tous ces cas d'ancrer la pensée dans une expérience présente, et de passer du percept ou de l'affect au concept, de l'imaginatif au notionnel, de l'événement brut au questionnement pour qu'ils fassent expérience d'éveil réflexif.

Toute métacognition d'une expérience sollicitée en classe peut être, dès que les élèves jouent le jeu, une opportunité réflexive : l'écoute attentive d'un récit de camarade ; la focalisation sur sa façon d'être à sa propre pensée, aux autres et au groupe comme " communauté de recherche " après une discussion en classe ; l'émotion ressentie devant des reproductions de peintures apportées pour un cours sur l'art ; l'affect déclenché par une séquence de film sur la torture ; le témoignage d'un résistant invité en classe etc.

C'est le rapport et le passage de ce qui se passe et passe à ce qui se pense qui peut existentiellement nourrir un cours de philosophie, pour que la parole et l'abstraction d'une pensée s'articule au vécu d'une subjectivité, s'étaye de l'intersubjectivité, et bénéficie réflexivement d'une situation en contexte.

Certes il y a des expériences impossibles en classe : naître, vieillir ou mourir, avoir un enfant, mettre à jour l'inconscient ; et des expériences interdites : faire l'amour dans un cours sur les passions, taper son voisin dans un cours sur la violence, faire une prière collective dans un cours sur la religion, ou préparer une banderole de manifestation dans un cours sur la politique. Elles peuvent être évoquées mais non convoquées, comme expériences référentes. Car toute réflexion s'approfondit des expériences. Elle ne s'y réduit cependant jamais, car il s'agit de transcender dans et par la pensée la contingence et l'empiricité d'une subjectivité particulière vers un horizon d'universalité.

Tel est l'intérêt de l'expérimentation en philosophie : simuler de quasi-mondes, s'enraciner dans cette présence d'ici et maintenant, mais aussi de l'expérience d'un avant et d'un ailleurs, pour donner support et consistance à une pensée habitée par son rapport au monde, à autrui, à soi-même.

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