Revue

Tensions et dérives au café-philo

Dans un article du numéro précédent1, le café-philo était analysé comme une réponse à trois types de demandes sociales hétérogènes : besoin de philosophie devant la crise du sens, besoin de démocratie devant l'évanescence de l'espace public, besoin de convivialité devant l'effilochement du lien social. Restait à comprendre, si cette hypothèse de convocation de trois champs distincts est pertinente, pourquoi ce sont ces trois sphères qui sont solidairement convoqués, et convergent dans une demande sociale, pourquoi et comment c'est cette combinaison qui émerge, comment se structure le système de cette constellation singulière de philosophie, de démocratie et de convivialité.

1. Car il pourrait y avoir demande de philosophie sans demande de démocratie. Si l'apparition de la philosophie occidentale émerge avec la démocratie grecque, c'est sans les femmes et les esclaves. Platon veut une cité des sages, non du peuple, Aristote défend l'esclavage, la philosophie du moyen-âge est sous les auspices d'une théocratie, Hobbes revendique un pouvoir fort, pour assurer une coexistence pacifique, Hegel voit dans Napoléon l'esprit chevauchant l'histoire, Nietzsche dénonce dans la démocratie un régime des faibles, Marx prône la dictature du prolétariat, Heidegger s'inscrit au parti nazi...

Il pourrait y avoir aussi demande de démocratie sans demande de philosophie : simple exigence de donner son opinion sur des sujets de société impliquant les citoyens, et possibilité de la confronter dans l'espace public pour éclairer la décision collective. Le débat démocratique prend son sens pour instruire sur la décision, le vote, l'action pour le bien commun. Il définit le cadre juridique, institutionnel des libertés individuelles, mais il ne tranche pas sur l'exercice concret de celles-ci, laissée à l'initiative des individus. Il préserve ainsi la vie privée et le champ intellectuel d'une pensée et d'une vie autonomes. Il n'a guère à se prononcer sur les questions existentielles de la condition humaine, sur l'attitude devant la vie, l'amour, la mort. Tout au plus peut-il invoquer l'éthique pour fonder la légalité juridique ou politique des droits de l'homme et du citoyen sur une légitimité morale. Mais encore concrétise-t-il ces positions en terme de droit positif, de lois et de règlements.

2. Car la logique philosophique et la logique démocratique ne peuvent se superposer, obéissant à des intentionnalités distinctes. La philosophie politique déborde le champ de la démocratie, et la politique n'épuise pas le champ de la philosophie (qui touche aussi à la métaphysique, à l'épistémologie, à l'esthétique...).

2a. La démocratie, si elle doit dans son esprit respecter le droit d'expression de la minorité, tire sa légitimité d'une majorité : " Nous avons raison parce que nous sommes les plus nombreux ", déclarait récemment un député. Chacun y compte pour un, et dans le vote une opinion en vaut une autre par son simple poids d'expression. Cet égalitarisme mathématique selon lequel il n'y en a pas de " plus égaux " que d'autres gomme le caractère inégalement qualitatif du fondement des points de vue. Si l'argumentation peut faire la différence, c'est le nombre qui tranche par le vote. Et les enjeux décisionnels d'amener l'autre sur sa position peuvent développer une rhétorique de la persuasion où il s'agit davantage d'avoir raison de l'autre, de le soumettre, que de se soumettre à une raison commune.

La dérive possible du débat démocratique, c'est donc la sophistique, la parole comme pouvoir, comme rapport de force, l'argumentation instrumentée au service de la victoire, l'affirmation assénée comme prévalence par opposition au questionnement, au doute, à la nuance. Tout au plus fera-t-on des compromis, les concessions nécessaires pour l'emporter et régner. Vouloir le peuple avec soi peut conduire à une deuxième dérive, celle de la démagogie. L'essentiel est de séduire, d'où l'appel à l'affectivité, à l'émotion, à l'inconscient, au transfert, au paraître si c'est politiquement rentable, et non à la rationalité avec ses exigences, sa patience, son labeur. Il est dès lors plus facile d'arriver à ses fins en flattant l'opinion, le sens commun, qu'en dérangeant les évidences, les consensus mous. La troisième dérive est donc la doxologie, le règne dans le débat de l'opinion, sans rigueur intellectuelle, sans le souci de la vérité.

2b. Dans la philosophie au contraire, c'est le rapport à l'authenticité et à la sincérité dans la recherche de la vérité qui domine. Le questionnement est princeps, avant même la logique argumentative de l'affirmation ou de la destruction. Il s'agit ici de rompre avec l'opinion, de convertir son regard, d'abandonner les préjugés de la foule et la foule des préjugés, de se méfier des majorités contre tous, de penser ce qu'on dit sans se contenter de la spontanéité de dire ce qu'on pense, car il ne suffit pas de parler pour penser.

Il y a en ce sens une aristocratie de la pensée peu compatible avec l'égalitarisme démocratique, car il faut sortir laborieusement de la caverne, de la " vérité " des sondages. Tout consensus doit être considéré comme une facilité à interroger, et il va falloir travailler le doute, l'écart, le désaccord, ne plus convaincre au sens de vaincre, mais chercher avec, se soumettre à l'argument de l'autre s'il apparaît meilleur (Habermas), car ce qui compte, ce n'est jamais le triomphe sur des personnes, mais la victoire sur ses propres approximations. Tout droit d'expression n'a philosophiquement de sens que par une exigence d'argumentation rationnelle, un travail sur soi à la fois affectif, social, cognitif.

On peut philosophiquement avoir raison seul contre tous, si la pensée est dûment fondée. Les discours ne s'équivalent pas philosophiquement. D'où la tentation au café-philo de donner plus souvent et plus longtemps la parole à l'expert en philosophie, celui qui a reçu une formation philosophique, qui a travaillé l'histoire, les auteurs, les doctrines, et développé des capacités à philosopher. Cette pente peut apparaître du point de vue démocratique comme une dérive experte.

La limite en serait le monopole du pouvoir exercé par le professionnel de la philosophie, non plus la discussion au café-philo, mais le cours magistral, au mieux la conférence-débat, où les questions sont adressées à celui qui sait. Quand le droit d'expression de chacun ne s'exerce plus, quand le temps de parole n'est plus partagé, quand il n'y a plus interactions entre participants mais adresse ciblée à un maître, quand la ligne de partage est entre savant et ignorants, ce n'est plus un débat démocratique, qui présuppose le droit d'expression de chacun dans l'espace public, comme valant d'être entendu sur le fond de ce qu'il avance, quels que soient ses prérequis, parce qu'il est un citoyen comme les autres.

3. Il pourrait y avoir aussi demande de philosophie ou de démocratie sans demande de convivialité.

3a. La philosophie, d'après la sagesse antique, est à la fois réflexion rationnelle (on passe du mutos, le mythe, à l'épistémè, le savoir), et attitude raisonnable (Aristote fait l'éloge de la prudence, et Épicure est si peu " épicurien " qu'il s'en tient aux désirs naturels et nécessaires pour ne pas sombrer dans la démesure). Toute une tradition rationaliste (Platon, Descartes, Kant) fait du corps, de l'affectivité, de l'émotion, de la sensibilité un obstacle à la raison, à la connaissance et au bonheur.

Le sujet pensant doit s'élever de l'affect au concept, purger son historicité et sa contingence, viser l'universalité de la raison dans un discours épuré du sensible, qui s'adresse à l'auditoire universel de la communauté des esprits rationnels. Tout récit de vie, toute inscription de la parole dans un vécu singulier, une appartenance particulière, un relationnel troublé par les passions détournerait le pens'être du travail du concept. La convivialité serait ainsi une dérive fusionnelle dans l'interpersonnel et le groupal, un dérapage de la raison dans le désir, une psychologisation narcissique du débat, une thérapisation déplacée de l'échange cognitif. Une bande sympa de copains qui " causent et bouffent " ensemble ne garantit en rien l'effort de la pensée.

3b. De la même façon, le débat démocratique peut mal s'accommoder, par son caractère collectif d'espace public et par ses sujets généraux concernant le bien commun, des petites histoires de chacun. Ses procédures de tour de parole concernent le droit politique d'exprimer des idées, non l'accréditation d'un récit personnel. Chaque individu en tant que citoyen est substituable à un autre au regard de ce droit égal d'expression. Ce sont des règles abstraites fondées sur des principes de justice et des statuts fonctionnels dans le groupe (ex. : président de séance), qui assurent la garantie démocratique du débat, sans présupposer la convivialité comme condition de possibilité. C'est même plutôt pour réguler les rapports de pouvoir de toute prise de parole que celles-ci sont instituées. Asseoir la démocratie du débat sur la convivialité pourrait donc présenter une dérive confusionnelle, affective, sans garantie procédurale ni centration sur le débat d'idées.

Pour conclure, on voit qu'il peut y avoir entre chacun des trois pôles et les deux autres des tensions, voire des contradictions, pouvant d'ailleurs, du point de vue des deux autres, mener à des dérives.

Et pourtant, l'émergence actuelle des cafés-philo semble lier quelque part ces trois aspects, les complémentariser en quelque sorte. L'" idéal-type " du café-philo, si l'on analyse la demande sociale (mais la philosophie doit-elle accepter la demande sociale de philosophie sans recul critique ?), serait-il de chercher un point d'équilibre entre ces trois pôles ? Peut-on faire l'hypothèse que les cafés-philo qui " marchent " le mieux réalisent quelque part cette synthèse difficile ?


(1) Le café philo : essai de formalisation d'un concept.

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