Revue

Sixième : philosophie ou psychologie ?

Le débat philosophique mené cette année en coanimation avec une collègue a concerné une classe de sixième et un petit cercle d'élèves de troisième. S'il s'est avéré qu'avec les plus grands chaque séance a été conduite dans la visée de parvenir à une conceptualisation abstraite, il en est allé bien autrement de l'action menée avec les plus jeunes. Il m'est apparu en juin que le débat avec les sixièmes comportait bien des similitudes avec les méthodes des écoutants en psychologie, peut-être au détriment du message philosophique. Pourtant, si ce n'est le degré de difficulté ou le thème abordé, liés à l'âge du public, les objectifs formulés en début d'année étaient communs aux deux niveaux. Sommes-nous sortis de notre rôle d'enseignant ? Les similitudes entre notre pratique avec les élèves de sixième et l'écoute psychologique sont assez manifestes, or j'avoue en avoir été le témoin surpris. Il faudra donc s'interroger sur les causes de cet état de fait, et sur les finalités du débat tel que nous avons été conduits à le pratiquer.

PSYCHOLOGUES ?

Christine Vallin et moi-même avons obéi à trois principes que l'on retrouve chez les écoutants psychologues. Si nous voulons donner à chacun l'envie de parler devant la classe, il nous a paru nécessaire d'accepter toute parole à valeur égale, du moins dans un premier temps. Ne pas juger a permis de faire entendre leur voix à certains élèves que nous n'entendions pas en début d'année lorsque nous nous permettions d'intervenir sur le degré de véracité des interventions. Lors d'un débat sur le sens de l'école (que j'animais), une élève affirmait qu'à quatre ans, sans être passé par l'école, un enfant était suffisamment instruit pour entrer dans le monde. J'ai adopté alors une bienveillante neutralité qui, je le crois, a contribué à faire entrer l'élève dans le débat ; là où une démarche plus proche de Socrate aurait nécessité une réaction plus vive de la part de l'enseignant.

Les élèves de sixième éprouvent pour beaucoup de grandes difficultés à formuler leur avis sous la forme d'une idée abstraite. En revanche, ceux-là font part de leurs émotions avec une spontanéité souvent déconcertante pour un adulte. Or, si la finalité du débat est la création d'un concept, l'adulte, qui n'a dans les premières minutes de la séance comme support d'écoute que l'émotion d'un enfant ou son expérience personnelle, doit faire preuve d'empathie ; ce qui est l'une des qualités d'un bon psychologue. Lors du débat, " ce que je sais, ce que je crois ", une écoute attentive des images chimériques ou des peurs infantiles a permis d'approcher le rôle de l'imaginaire dans le savoir, ce qui trouvait naturellement place dans le sujet du jour. En tentant de se représenter pour lui-même ce que l'enfant exprime de son vécu, l'adulte me semble mieux à même de comprendre ce que dit l'enfant et de le relier à un concept abstrait.

Lors des premiers débats, j'avais préalablement en tête quelques pistes de réflexion et des éléments de réponses vers lesquels j'espérais bien conduire la classe. Je m'inspirais de Socrate qui, pour une bonne part, finit par faire adhérer son interlocuteur à son propre avis. Au cours du débat " ce que je sais, ce que je crois ", j'espérais faire sentir la différence entre le savoir, l'opinion, et la foi. Or je doute aujourd'hui que la majorité des élèves aient retenu quoi que ce soit de cette fameuse dialectique à laquelle je tenais. Le bénéfice du débat se situe ailleurs. En cours d'année, nous avons peu ou prou abandonné la volonté de suivre un plan trop détaillé, pour laisser autant que possible les enfants réagir comme ils l'entendaient. La non directivité me laisse encore maintenant l'impression d'une pensée-fouillis souvent peu philosophique, mais permet au débat de ne pas se figer et aux enfants de se sentir plus concernés par les échanges.

Ce n'est qu'en toute fin d'année que ces principes me sont apparus d'une façon consciente, principes peu compatibles d'ailleurs avec mes pratiques habituelles en français, où la directivité s'avère le plus souvent nécessaire. J'ai souvent eu le sentiment que nous nous égarions. Le glissement progressif entre une maïeutique traditionnelle et une approche plus psychologique me paraît reposer sur des causes que nous n'aurions pu occulter que très difficilement.

D'abord le ressenti de l'enseignant en sortant de la classe est manifestement meilleur lorsque le débat n'a pas été purement philosophique.

A contrario j'ai le souvenir de débats poussifs, voire artificiels, n'intéressant pas la totalité des élèves, lorsque j'animais la séance d'une manière plus conforme à mes pratiques habituelles. Mois de mai : une mauvaise impression à l'issue du débat sur " le sens de l'école " que j'avais animé en orientant encore beaucoup les échanges et les contenus. Christine Vallin me le confirme en aparté : le débat est resté très académique. Je décide de reprendre, seul, le même sujet avec une deuxième classe de sixième pendant mes heures de français en adoptant une démarche plus permissive. Unique contrainte : lever la main avant de prendre la parole. D'après mon impression, le débat a été " réussi " : les élèves ont presque tous parlé sans sollicitation de ma part, et le contenu des échanges, d'abord très anecdotique, m'a semblé plus pertinent à la fin de l'heure que lors du débat avec la première classe.

D'autre part, la nature des sujets choisis appelait à prendre en compte le vécu des élèves. La présence de pronoms incluant la première personne dans l'intitulé du sujet ou les thèmes liés à l'enfance conduit assez fatalement à prendre en compte l'expérience individuelle des jeunes élèves avant de parvenir au concept : " Ce que je sais, ce que je crois ", " Qu'est-ce que devenir adulte ? ", " Pourquoi vit-on ? "...

Enfin, et c'est, il me semble, la raison principale, une philosophie purement conceptuelle n'apporte pas grand-chose à un enfant impubère. A supposer que l'histoire de la philosophie soit un jour enseignée aux élèves de sixième au même titre que les mathématiques, il semble douteux qu'un jeune enfant en tire un quelconque bénéfice, car cela demanderait une capacité à sortir de soi-même encore difficile à cet âge. Dans sa Psychanalyse des contes de fées, B. Bettelheim évoque un physicien qui tente de faire comprendre à de tous jeunes enfants le mouvement des planètes. Certes, les enfants les plus doués seront capables de retenir et de répéter ce qu'on leur a appris, mais cela n'évoquera rien pour eux. De la même manière bon nombre de nos élèves de sixième ne tireront que peu de profit des concepts philosophiques si l'on ne prend pas en compte l'égotisme encore lié à leur jeunesse. La difficulté à " faire de la philosophie " est, semble-t-il, inhérente à la classe de sixième. Le débat philosophique, chez des enfants si jeunes, pourquoi faire ? N'est-il pas dangereux pour un individu de s'afficher ainsi devant la classe ?

PHILOSOPHIE ?

On peinerait à chercher la finalité ultime de l'expérience menée cette année. Affirmons plutôt que le bénéfice de tout ceci est étoffé par une série d'objets différents. Il me semble que les débats ont parfois permis à quelques enfants de se sentir moins isolés dans les préoccupations liées à leur âge. Un élève en particulier, victime d'un vécu personnel très douloureux, d'abord attentif mais très discret en début d'année, voire mal à l'aise, s'est manifesté d'une manière bien plus active lorsque le débat est devenu moins orienté. Bettelheim, encore lui, souligne combien les enfants peuvent se sentir soulagés et rassurés de constater que les jeunes personnages des contes sont soumis aux mêmes angoisses qu'eux. Cette année, lorsque l'imaginaire a été évoqué, nos élèves paraissaient très intéressés par le récit que chacun formulait de ses angoisses, liées à la cave de la maison, par exemple. À nous, adultes, d'être vigilants sur le degré d'implication personnelle acceptable dans une salle de classe.

Le fait de ne pas juger la parole des élèves permet d'offrir un oeil différent sur l'école. On peut bien affirmer dans les programmes que l'élève est acteur du savoir : ce n'est visiblement pas encore perçu comme tel par beaucoup de nos grands élèves. Lors d'un débat sur le sens de l'école, avec un groupe de troisième, un adolescent disait en substance que l'école servait à faire plaisir aux professeurs en leur permettant de faire la démonstration de leur savoir. Le fait de créer un espace d'une heure dans la semaine où le professeur, malgré une expérience de la vie plus longue que celle de ses élèves, affirme ne pas connaître la vérité ultime, prend en considération la parole de chacun d'une manière non artificielle, et avoue éprouver ou avoir éprouvé parfois les mêmes émotions que ses semblables plus jeunes, permettra peut-être aux sixièmes de cette année de sortir du collège avec un avis moins cynique sur l'enseignement. Et d'humaniser les rapports entres les différents acteurs de la salle de classe !

Et la philosophie, en fait-on quand même un peu ? Une fois passé le temps consacré à écouter la parole de chacun, sans la juger ni exiger une dialectique infaillible, il me semble que le concept abstrait finit par sortir de l'ombre. Précisément, sans doute, parce que dans les débats de fin d'année, la parole est restée libre. Il m'apparaît aujourd'hui que la démarche doit être résolument " inductive ", comme on l'écrit dans les programmes. J'ai le souvenir de cours d'histoire de la philosophie en terminale et à l'université qui m'ont beaucoup intéressé intellectuellement mais assez peu parlé. Se familiariser avec un système de pensée élaboré par d'autres constitue une noble entreprise, mais en sixième, c'est un peu tôt... Rappelons-nous l'exemple du physicien chez Bettelheim ! La mise en concept doit s'appuyer en priorité sur l'expérience de chacun, sous peine de ne concerner que les élèves les plus " doués ". Dans notre classe de sixième, afin de diriger les échanges vers une pensée abstraite et ordonnée, l'idée sous-jacente des élèves était reformulée au tableau et disposée au fur et à mesure dans des colonnes destinées à organiser la somme des interventions. Le résultat de ce tableau servait davantage à offrir un support à la réflexion personnelle de chacun qu'à proposer une réponse définitive au sujet.

Notre démarche souvent proche de l'écoute psychologique a permis, je l'espère, d'approcher quelques-unes des grandes interrogations philosophiques de l'humanité. Pourquoi vit-on ? Qu'est-ce que savoir ?... Permettre de donner sens à l'impression première, ou de la dépasser, mettre parfois en doute un préjugé et favoriser l'esprit critique m'ont paru compatibles avec notre démarche. Mais là n'est pas l'essentiel. Le fait de mettre les jeunes élèves en confiance sans juger trop rapidement permet d'abord de libérer une parole trop souvent négligée dans nos cours habituels. Ceci dépasse sans doute ce qui est exigible d'un professeur, mais il me faut bien constater que cette classe avec laquelle nous avons parfois débattu pendant l'année cherchait encore le dialogue pendant les heures de français. Or le climat de confiance occasionné par ces heures " pas comme les autres " m'a paru tout à fait bénéfique aux tâches plus scolaires. J'attends de pouvoir reconduire cette expérience l'année prochaine afin de confirmer et d'approfondir ce qui ne m'est apparu, je le répète, qu'à la fin de cette année. Notre pratique du débat philosophique n'a qu'un an ; un an, c'est encore bien jeune...

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