Revue

Le café-philo : essai de formalisation d'un concept

Les " cafés-philo ", sous cette appellation non contrôlée mais revendiquée, constituent désormais, depuis une dizaine d'années, un corpus à la fois diversifié et significatif en nombre de pratiques sociales innovantes, ou à tout le moins renouvelées, si on les restitue dans la tradition des cafés " littéraires " depuis le Siècle des lumières... et du café turc de la Renaissance.

Les recherches en sciences humaines et sociales sont rarissimes, tant sur l'approche sociologique du public que sur ses motivations psychologiques, tant sur la signification sociétale, politique, philosophique d'un tel mouvement que sur l'analyse de son fonctionnement, et en particulier de ses formes d'animation. Il y a eu et il y a pourtant des réseaux associatifs, des journaux, des colloques d'animateurs... Ces derniers ont produit, dans des communications ou des articles, des argumentaires justificatifs du terme " philo ", pour répondre à la critique sur l'usurpation du qualificatif. Ils ont élaboré des questionnements sur les pratiques d'animation, décrit ces pratiques et esquissé quelques analyses1. Mais il y a au total peu de tentatives de formalisation.

Nous esquisserons dans cette contribution, en tant que co-animateur depuis sept ans du café-philo de Narbonne, et chercheur en didactique de la philosophie depuis 1988, une théorisation provisoire, à usage d'une part du débat entre animateurs, d'autre part de la communauté des chercheurs. Elle s'appuie sur l'élaboration d'une carte conceptuelle du café-philo, entendue, au sens didactique, comme réseau notionnel, trame conceptuelle qui articule, autour de pôles structurant des champs distincts, le jeu de leurs tensions, voire de leurs contradictions, mais aussi de leur possible, et peut être souhaitable, complémentarité (d'où des effets positifs ou au contraire des dérives).

TROIS PÔLES, ET TROIS CHAMPS, ORDRES, SPHÈRES

Nous avons souvent repéré, dans les discours tenus par les animateurs sur les cafés-philo, et dans les pratiques d'animation ou de fonctionnement des groupes, la convocation de trois champs distincts, bien identifiables, et inégalement mobilisés.

Le champ philosophique

C'est le plus explicite et le plus récurrent. Il est inscrit dans l'appellation même du lieu et de l'activité : café-philo. Celle-ci est d'autant plus revendiquée qu'elle est fortement contestée. Elle acte la présence de la philosophie dans la cité, dans un lieu (semi) public de rencontres et d'échanges, une mini-agora ; elle pointe la sortie de la philosophie de l'institution universitaire et scolaire, et par là du mode dominant de sa magistralité expositive. Elle inscrit la philosophie dans l'oralité, par contraste avec sa tradition scripturale des grandes oeuvres.

La convocation du champ philosophique est originale, car non institutionnalisée, non scolarisée, c'est-à-dire sans le primat de la parole du maître (devenant animateur), de la lecture des oeuvres (non incontournables), et de l'écriture dissertative (le participant étant essentiellement un discutant). Il y a donc rupture avec le trépied fondateur de l'apprentissage normalisé du philosopher en France, et déploiement d'un nouveau paradigme, celui de la discussion à visée philosophique, où l'accès au philosopher se fait dans l'interaction socio-cognitive verbale, intellectuellement conduite.

Pour spécifier le champ (ici philosophique), nous le définirons par son ordre et sa sphère. Par ordre, nous entendons la visée constitutive de l'activité proposée. Par la référence explicite à la philosophie, le café-philo vise un désir de savoir (philo-sophia), une démarche rationnelle de pensée, une recherche individuelle et collective de formulation de questions, d'explicitation de notions, de réponses à des problèmes posés. Par sa référence à un échange cognitif public, il opère sur le plan du discutable, et non sur la clôture du dogme comme vérité révélée, transcendante, impositive, sans examen critique.

Ce qui est visé, à partir du statut en droit discutable de tout propos tenu, c'est l'éclairage du jugement sur la vérité des discours proférés, sur la validité d'opinions émises comme autant d'hypothèses à soumettre rationnellement à la confrontation avec chacun, dans la communauté d'esprits d'un groupe de recherche. Ce rapport au (non-) savoir et à la vérité oriente l'intention philosophique du " café-philo ", utopie, " idéal-type " ou " idéal régulateur " peut être jamais réalisé dans l'impureté des pratiques, mais en droit réalisable comme horizon d'attente d'un lieu philosophique, et repère pour l'action de l'animateur et des discutants.

Par sphère, nous entendons la nature propre, la spécificité de l'activité engagée. Le café, en tant que " philosophique " investit le champ de la réflexivité. Celle-ci s'élabore dans notre culture par un travail de la pensée sur et par le langage pour rendre compte du réel, et de notre rapport métaphysique, ontologique, épistémologique, éthique, politique, esthétique au monde, à autrui et à nous-mêmes. Rapport au langage sous l'espèce de la langue naturelle (contrairement à la formalisation du langage scientifique), et au café-philo sur le mode de l'interaction verbale, par laquelle se structure par introjection (Vigotsky) le " dialogue de l'âme avec elle-même " (Platon), différemment que dans l'écoute attentive du maître, la lecture patiente du grand texte, ou la solitude du face à la page blanche. Tout le travail reste à faire de comprendre comment peut se structurer une pensée qui pense dans cette interaction, où la présence incarnée de l'altérité surprend et somme de répondre intelligemment dans l'urgence...

La spécificité du café-philo, en tant qu'il peut être philosophique, ouvre à la sphère rationnelle des idées : celle de la question vive, d'urgence existentielle (métaphysique, et non psycho-affective) ou de portée universelle (posée à chaque homme et à tous les hommes) ; question-problème, tant par ses enjeux qui creusent l'exigence d'une réponse, que par ses difficultés à penser la question, à la formuler même, dans la conscience de ses présupposés, dans sa provocation à penser, à identifier et clarifier les contradictions qui la travaillent, les registres qu'elle traverse, les plans qu'elle convoque, les solutions différentes, divergentes qu'elle rencontre, ou l'aporie sur laquelle elle butte...

Il faudrait analyser un corpus de questions traitées dans les cafés philosophiques : les renvois explicites aux problématiques classiques, les courtes questions à notions traditionnelles type " sujets du bac ", mais aussi les références à l'actualité (le philosophe comme " fils de son temps " Nietzsche), les thèmes énigmatiques, déroutants, les formulations explicitement non philosophiques (ex : " T'as pas cent balles ? "), les provocations, pour voir comment la pensée de chacun et le groupe s'en saisissent dans les " moments philosophiques " de la discussion.

Cette sphère rationnelle convoque les trois processus de pensée d'une démarche réflexive, qui sont autant de repères pour un animateur vigilant, mais aussi pour les participants qui s'impliquent dans une recherche : la conceptualisation, comme tentative d'élucider des notions, d'aller au-delà de la polysémie langagière et du sens commun des mots dans l'usage fonctionnel d'une langue, pour tenter de donner du sens et un contenu aux idées évoquées dans et par le langage pour lire et dire le monde ; la problématisation, pour mettre en question les évidences premières, interroger nos opinions, leurs présupposés et conséquences, tenter de formuler ce qui fait énigme pour l'homme, ce qui lui est difficile de penser, et se mettre devant les questions avec à la fois le sérieux et la naïveté d'un oeil neuf, comme pour la première fois, avec un sentiment de perplexité, de complexité et d'urgence ; l'argumentation, comme garantie intellectuelle du droit d'expression, nécessité rationnelle du fondement de son discours pour savoir s'il est vrai, et critique constructive du propos d'autrui parce qu'on se sent responsable de la qualité de la pensée de l'autre. Parce que le dialogue est indissolublement un travail fin pour délimiter les désaccords de fait, et une progression qui postule en droit la possibilité d'un accord par la raison sous les auspices du " meilleur argument " (Habermas).

Le champ démocratique

Au je qui pense avec des exigences intellectuelles dans le champ philosophique, locuteur rationnel s'adressant en droit à un " auditoire universel " (Perelman), fait écho dans le champ démocratique le je qui participe à un débat, et engage une parole citoyenne.

Nous ne sommes plus ici dans l'ordre du rapport au savoir et à la vérité mais dans l'ordre du rapport au pouvoir, à la parole considérée comme pouvoir, au pouvoir de la parole, référée à la sphère politique du débat, et de son rôle princeps dans une démocratie. Car celui-ci augure le déploiement d'un " espace public " comme lieu de confrontation d'expressions individuelles et d'échanges collectifs, référé à deux valeurs fondatrices de la démocratie : la liberté, à travers le droit d'expression de chacun, et l'égalité, c'est-à-dire la même possibilité et en droit le même poids accordé à la parole de chacun dans la discussion. Liberté et égalité qui permettent d'assurer la pluralité des opinions.

Le champ démocratique instaure un rapport positif à l'opinion : celle-ci exprime une pensée individuelle, et crédite le citoyen d'une capacité à réfléchir et s'exprimer ; cette parole individuelle devient dans le débat publique, ce qui lui donne la signification collective d'intervenir sur la chose publique (res publica) : le " débat d'opinions " est ainsi un lieu et un lien politique entre citoyens.

Le café-philo est ainsi l'un de ces espaces où la parole peut se prendre collectivement dans un groupe, où l'on peut s'autoriser à la prendre parce qu'elle est autorisée, respectée. Cette liberté et cette égalité de la parole ne peuvent être garanties que par des règles : ne prendre la parole que lorsqu'elle est demandée et donnée, et ne pas en abuser ; donner la parole lorsqu'elle est demandée ; veiller à l'équilibre de la parole entre participants. Ceci exige des procédures : par exemple une priorité d'expression à ceux qui ne se sont pas encore exprimés ; un tour de table si l'on n'est pas très nombreux. Mais aussi la possibilité de ne pas intervenir contre son gré : le droit de se taire est le pendant, ou plutôt l'une des modalités, du droit d'expression. De plus la tradition démocratique est de mandater de façon fonctionnelle un ou des individus qui sont le garant de ces règles : animateur, président de séance, modérateur... La parole est un pouvoir dans un groupe : un individu par sa parole individuelle occupe pendant un temps l'espace public. Cette parole est un pouvoir parce qu'elle peut produire des effets : persuasion, conviction. Influencer un groupe, le faire adhérer à son point de vue est une pratique démocratique habituelle dans le débat d'idées. Le rôle de la procédure et de la fonction d'animation est de réguler les processus psycho et socio-affectifs afférant aux rapports de pouvoir entre personnes et aux dynamiques des groupes, d'assurer les droits de réponse et d'objection, de contenir dans certaines limites de civilité les rapports de force latents, de maintenir l'interaction à un niveau socio-cognitif, de démocratiser les échanges. Ce qui peut faciliter le déroulement dans un café-philo, c'est qu'il n'y a pas de décision cruciale à prendre pour l'action (tout au plus choisir le sujet à débattre). Il n'y a pas de vote à faire pour savoir qui a raison ou pas sur le fond d'un débat. On ne tranche jamais par le nombre sur la validité d'une opinion, et il n'y a donc pas de majorité ou de minorité d'opinions institutionnellement proclamée, donc de vainqueurs ou de vaincus, ce qui diminue les enjeux de rapport de pouvoir et de force.

Il est dès lors plus aisé de concevoir les échanges sous le sceau d'une éthique communicationnelle : respecter les idées d'autrui, et à travers leurs idées les personnes, admettre la différence et la divergence, ne pas se couper ni se moquer, être patient, maîtriser ses émotions pour passer de l'affect au concept.

En ce sens, le café-philo peut être un café-citoyen, où la philosophie assure une certaine qualité à l'échange démocratique.

Pour nous résumer, ce qui est démocratiquement visé au café, c'est le réglage procédural et processuel du désir de pouvoir que confère la prise de parole dans l'espace social, afin de partager librement et égalitairement ce pouvoir à la fois individuel et citoyen. Le café-philo se déploie ainsi dans la sphère politique du débat, lieu d'expression d'opinions personnelles et plurielles, confrontées dans un espace collectif organisé par une régulation démocratique.

Le champ de la convivialité

Mais le café-philo n'implique pas seulement les exigences intellectuelles de la pensée, ou l'idéal politique du débat démocratique, il s'enracine souvent dans une demande relationnelle, de l'ordre d'un rapport au vécu personnel, à la dimension interpersonnelle des individus, qui s'inscrit dans la sphère affective du désir. C'est ici la dynamique psycho et socio-affective des rapports inter-individuels et l'appartenance à un groupe de référence qui se manifestent. Ce qui est convivialement visé au café-philo en tant que café, c'est le désir de rencontrer des gens variés avec lesquels créer des liens, et le plaisir de partager avec eux des nourritures intellectuelles, mais souvent aussi matérielles (apéro, repas). C'est l'aspect lieu de rencontres et groupe d'accueil qui est ici mis en avant. Le café-philo peut contribuer à une véritable vie sociale : on peut arriver en avance, s'attarder, consommer, voire amener boisson et nourriture, échanger des ouvrages, se revoir.

On peut engager plus ou moins sa personne dans une prise de parole, montrer que les idées s'enracinent dans une expérience personnelle, raconter une anecdote, une tranche de vie significative par rapport au thème traité. Cette exemplification narrative par le récit produit de l'implication, des jeux d'identification et de transfert dans le groupe. Un pan d'une personne se dévoile, dans sa dimension globale, ouvrant à l'émotion, à la sensibilité, au-delà et en-deçà du cognitif. Etre écouté, entendu par un groupe parfois nombreux produit des effets sur les autres, mais aussi sur soi, par une certaine publicité de la vie privative. De l'intérêt, de la connivence, mais aussi du rejet peut s'ensuivre, car l'affectivité de chacun est convoquée.

L'échange à dominante cognitive du café-philo peut ainsi être irrigué de " moments psychologiques ", d'impacts émotifs dûs à une parole assumant la singularité d'une subjectivité, la contingence d'une expérience. L'affleurement de l'ipséité d'un vécu peut produire un bref silence, car un vécu s'écoute, et ne se discute pas. La dimension affective de tout débat cognitif court en sourdine dans tout café-philo, et émerge de loin en loin suivant la question abordée, et les personnes qui l'abordent. Elle peut se déployer dans les moments plus informels d'échange, avant la discussion, pendant les pauses, après le débat, ailleurs.

DES CAUSES ET DES EFFETS : HYPOTHÈSES

On peut s'interroger pour comprendre pourquoi cette émergence du café-philo à la fin du xxe siècle, et pourquoi à travers cet " instituant ", ces trois champs sont convoqués.

Il y a certainement des conditions " nationales ", car si l'on peut dater (1992), localiser (le café des phares), voire personnaliser (Marc Sautet) l'origine du phénomène, il n'a pu s'étendre en France (une centaine de cafés-philo en 2003 ) et perdurer depuis une dizaine d'années (ce qui atténue déjà son " effet mode "), que parce qu'il y avait un terreau favorable. On relèvera à ce titre la tradition intellectuelle du café en France depuis la Révolution française : cafés " littéraires ", cafés où le limonadier est aussi gazetier, et le lien d'une multiplicité de cafés avec des activités culturelles diverses, qui donnent lieu à une éclosion diversifiée : café-femmes, café-psychologique, café-écologique, café-théologique, café-mathématique (Le Havre), café des sciences, café-géographique ou historique, café-pédagogique ou de l'éducation, café-citoyen, café-concert, café-théâtre, etc.2

La spécificité du café-philo et son audience a certainement à voir avec le prestige de la philosophie comme discipline en France, la forte productivité théorique et la reconnaissance intellectuelle de philosophes français, la place de la philosophie dans les débats culturels et de société, sa présence massive dans la classe terminale des lycées, la médiatisation de certains auteurs, des enjeux et polémiques touchant à la discipline et à son enseignement...

Tout ceci se déploie sur un fond plus général de la philosophie comme forme majeure de la culture occidentale, développant une forme de rationalité qui s'est inscrite dans une longue tradition attestée (l'histoire de la philosophie). C'est parce que la philosophie est chargée du poids de cette histoire et de cette densité culturelle que l'appellation café-" philo " présente un enjeu intellectuel fort et suscite des polémiques de la part de ceux qui se sentent dépositaires et garants de l'intégrité de son statut réflexif et social (" L'institution philosophique ", son Inspection Générale du second degré, l'Association des professeurs de philosophie de l'enseignement public, quelques philosophes médiatisés etc.).

Mais si le café-philo s'origine dans une spécificité nationale française, que ce pays tente d'ailleurs de diffuser dans l'aire francophone et plus largement dans certaines capitales, c'est peut-être aussi à cause de certaines tendances lourdes sociétales, qui en appellent alors à la philosophie comme recours, tout comme la philosophie de son côté se sent requise pour interpréter le sens de cette (post - ?-) modernité.

La fin du monopole culturel des transcendances religieuses (" Dieu est mort " selon Nietzsche, la vie est absurde selon Camus) et l'effondrement des " grands récits " révolutionnaires (Lyotard), ce " désenchantement du monde " en Occident (Weber-Gauchet), rendent au niveau individuel l'impasse de la mort plus aiguë, et au niveau collectif l'avenir de lendemains qui chantent improbable. L'appel à une religiosité orientaliste ou les tentations sectaires ou fondamentalistes traduisent ce désarroi.

La surdétermination de la sphère économique dans les motivations des individus structure la construction identitaire du sujet sur l'avoir d'une société de consommation qui ne répond pas à l'exigence d'être. L'industrialisation sauvage et polluante, le processus proliférant de l'urbanisation ont coupé l'homme de la nature. La rationalité instrumentale de la technique touche, à travers les biotechnologies, à l'identité même de l'espèce humaine. L'épistémologie contemporaine et les " dégâts du progrès " ont eu raison d'une idéologie positiviste du bonheur par la science.

Émerge un individu solitaire sur lequel pèse la lourde responsabilité, dans des cadres normatifs plus diversifiés et moins contraignants, de construire lui-même des relations plus fragiles aux autres, d'inventer ses propres valeurs, dans l'angoisse d'une liberté condamnée à choisir sa destinée.

Quand le sens n'est plus imposé d'un extérieur antérieur et supérieur, il fait problème quant à la signification à lui donner et à la direction à prendre. Un sens mis à la question ne peut que renvoyer à l'interrogation philosophique, aux principes et au fondement de son existence, dans l'énigme de son origine, l'opacité de son identité et l'aléatoire incertitude de son devenir.

Le café-philo traduirait ainsi la crise du sens à laquelle est confrontée l'homme post-moderne, en demande de philosophie parce que ramené aux questions principielles.

D'un autre côté, le lien historique entre démocratie moderne et capitalisme, les séquelles de la colonisation et de l'impérialisme de pays dits démocratiques, la mondialisation du marché et l'uniformisation des différences, la désarticulation entre démocratie formelle et réelle, entre démocratie politique et sociale, l'affaissement du lien politique à l'Etat démocratique et le déficit de citoyenneté, les limites de la représentativité et la montée des " affaires " décrédibilisent le champ politique traditionnel. La spectacularisation médiatique canalise et biaise les débats. La réduction de l'espace public (H. Arendt) replie l'individu sur un hédonisme personnel et narcissise pathologiquement la vie privée (Lipovetski).

Cette crise du politique pourrait ainsi traduire chez certaines personnes une demande de démocratie, une aspiration à retrouver une parole publique, un lieu réel de débat où trouver une pluralité d'opinions, où exprimer sa propre opinion, où confronter à d'autres cette opinion dans un espace collectif. Le café-philo pourrait être ainsi l'un des lieux de reconstitution d'un espace-citoyen.

Enfin il n'y a pas seulement crise du lien politique, mais du lien social. La solvabilité de toute activité et la marchandisation croissante focalisent les relations humaines sur l'intérêt. Le calcul, la négociation structurent même les relations affectives. La massification urbaine et l'architecture de béton et d'empilement ont anonymisé les relations villageoises, détruisant les relations de proximité. La famille élargie s'est réduite, et même son noyau a tendance à imploser. La maison individuelle des classes moyennes porte bien son nom. La relativisation du travail dans la vie diminue les solidarités professionnelles. Les grandes institutions de socialisation (famille, école, entreprise, église, armée, syndicats...) jouent de plus en plus difficilement ce rôle. L'école peine par exemple à éduquer à la civilité, à socialiser les individus et les groupes. Un sentiment d'insécurité se répand, rendant méfiant vis-à-vis d'autrui. Se sentir méprisé est une impression très fréquente.

Le café-philo, face à cette crise du lien social, pourrait traduire à sa façon cette demande relationnelle. On pourrait y trouver le sentiment d'un groupe d'appartenance, où l'on rencontre des personnes, où l'on est écouté et respecté dans sa parole, où l'on peut s'enrichir de l'apport des autres, où l'on peut nouer des relations de sympathie. Cet aspect du café-philo est très développé quand il fonctionne dans le cadre d'une association.

La convocation de ces trois champs distincts et croisés n'est pas sans produire des effets.

Le café-philo n'est pas une institution, et encore moins une institution de formation, qui aurait pour objectif d'enseigner ou d'apprendre la philosophie, avec un programme, des capacités visées, un curriculum, voire des notes et des examens. C'est une libre initiative privative dans la société civile, à laquelle la présence est purement volontaire. On y vient ou pas, on arrive et part quand on veut, sans prérequis ni évaluation. Dans nombre de cas, il n'est même pas lié à une vie associative.

Et pourtant, par la nature même de son activité, désignée par son nom, le café-philo peut produire un effet réflexif sur les individus qui le fréquentent ; un effet de " surcroît ", car non institutionnellement visé, et ce, indépendamment de l'intentionnalité (explicite ou non) de celui (ceux) qui l'anime(nt). L'habitude de (se) questionner, de formuler et d'entendre formuler des problèmes, de tenter de définir des notions, d'argumenter des thèses et des objections, d'assister à la confrontation de points de vue, développe une attitude critique, une démarche rationnelle, une capacité à se décentrer, à se mettre en recherche, à penser par soi-même. Et ce même pour ceux qui ne sont pas actifs dans le débat, mais pour lequel celui-ci est un support pour dialoguer avec eux-mêmes.

De même, le fonctionnement d'un échange d'opinions régulé par des procédures et des rôles de présidence, d'animation, de synthèse peut produire un effet-citoyen. L'apprentissage du débat collectif dans un espace public, dans le respect de règles groupales et des personnes, en rendant compte de son avis par l'argumentation, est une capacité sociale fondamentale en démocratie, une véritable compétence sociale et politique.

Enfin, le café-philo peut produire un effet narcissique de reconnaissance individuelle et sociale. L'écoute de sa personne, la prise en compte de certains aspects de l' " identité narrative " du sujet (Ricoeur) la mise en mots d'un vécu problématique en groupe, par le versant psychologique de l'existentialité des sujets abordés, la prise en compte de ses idées et de son être pensant (son " pens'être "), peuvent avoir des retombées y compris thérapeutiques, et ici encore " de surcroît ", puisque nous ne sommes pas dans une institution de soins, ou dans un " café-psy ".

Resterait à comprendre, si notre hypothèse de convocation au café-philo de trois champs distincts est pertinente, pourquoi ce sont ces trois champs qui sont solidairement convoqués, et convergent dans une demande sociale, pourquoi et comment c'est cette combinaison qui émerge, comment se structure le système de cette constellation singulière de philosophie, de démocratie et de convivialité.

À suivre...

N.B.

Les actes du troisième colloque international sur les cafés-philo (Cf. p. 61) vont être

publiés par les Éditions la Gouttière.

S'adresser à :

Y. Youlountas, L'Agora 81, L'Odyssée , 81540

Tél : 05 63 74 19 00

Sur l'activité de deux cafés-philo, voir p. 60.


(1) Une bibliographie sera publiée dans le prochain numéro.

(2) Un DEA de science politique a recensé une vingtaine de cafés de différents types dans la seule ville de Montpellier en 1999.

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