Revue

Du droit de philosopher dans l'espace social

Une version moderne de l'allégorie de la Taverne, versant psychanalytique.

La scène originaire du café est métisse, lieu de passe et de partage entre l'Orient1 et l'Occident : carrefour d'Hermès, espace protéiforme de circulation de la parole, des écrits, des idées, de l'art. La vertu pharmacologique du café fut très discutée aussi bien par les médecins arabes qu'européens, qui transformèrent ce lieu de boissons en bureaux académiques, salles de lecture, poste, lieux d'écriture ou de réunion, salles des ventes, compagnies d'assurance, cellules de méditation, musées, laboratoires! Barthes, dans ses Fragments de la vie amoureuse, emblèmatise le café comme microcosme pour penser, rêver, vivre les rendez-vous galants. Rousseau, Diderot, Danton se saisirent de cet espace public nouveau comme quartier général de conspirations, de scènes pour lectures poétiques, parfois de musées. Ils font souvent office de salons démocratiques et de laboratoires pour des pensées novatrices.

Acte de naissance du café-philo? Moment de la Révolution française? Le café Procuste est un totem encore vivant. À Paris, Voltaire, Diderot, Rousseau parfois, les Encyclopédistes s'y rencontraient au hasard des heures qui scandèrent les grands moments où se construisit la République.

La politique traverse l'espace des cafés. Au café de Foy, CamilleDesmoulins prend la foule à témoin le 13 juillet 1789 alors que le café Procope, rebaptisé Zoppi, devient le lieu de réunion des Cordeliers où Danton rassemble ses partisans. Il y a une véritable synchronie historique, pour la première fois, entre un mouvement révolutionnaire qui agite l'Europe entière en 1848, et les cafés. Trieste, le caffè Tomaso : rassemblement des partisans de l'irrédentisme. Vienne : café Grienstedl, quartier général des libéraux et des nationalistes. Le très conservateur café Daum, à Budapest, le café Pilvax devient un lieu militant de révolte. La politique a toujours sa place dans les cafés. Aux terrasses de Montparnasse, de nombreux conspirateurs russes se retrouvent alors que Lénine croise Joyce au café de l'Odéon à Zurich, en 1916. À Paris, l'univers politique et celui des arts et des lettres, sans trop métisser, coexistent à la Brasserie Lipp durant le XXe siècle.

LE TIERS SOCIAL

La vieille taverne française ou allemande n'est plus seulement un lieu de violence sociale obscur où le Tiers État oublie sa servitude à la faveur des vapeurs d'alcool. Le café, emblème des voyages circumterrestres, est aussi un lieu vivant, le plus intéressant de la circulation spontanée des idées. Il est né de la rencontre dans le nouvel espace de droit civil que dessinait la Révolution française, entre le public et les auteurs. Ajoutons que n'importe quelle rencontre humaine a une teneur philosophique virtuelle, souvent inattendue. Toute la palette de l'humanité peut se mirer dans un bistrot, lieu social convenu mais aléatoire des carrefours improvisés. Même si le juke box, la TV, plus rarement encore la borne Internet bousculent, hors des territoires habituels, le régime du " parler ", " d'écouter " l'autre, la vibration du discours reste la corde sensible de tous les échanges qui s'y produisent, selon une logique de déterritorialisation. Par quelle étrange infatuation les professionnels de la philosophie bouderaient-ils cet espace virtuel de mise en perspective du questionnement philosophique?

La difficulté de la tâche, à savoir l'hyper-diversité des " passants ", peut devenir paradoxalement le défi constant du " bistrot de philo ". La volonté pédagogique de participer ou d'animer philosophiquement un espace de dialogue a priori non philosophique est certainement un des enjeux le plus scabreux du risque qu'innove l'activité philosophique au contact d'un public bigarré, éphémère, de passage par définition.

Animer un café-philo ou participer à un moment de recherche philosophique dans un " café-philo " peut aisément, sous un certain angle, se comparer à la descente de Socrate dans la Caverne! À cette occasion, conviendrait-il d'organiser un café-philo uniquement réservé aux professeurs de philosophie, afin que les arguments de ceux qui sont résolument " pour " un tel espace et ceux qui sont fermement " contre " puissent être explorés dans une rigueur qui ne soit pas simple mouvement d'humeur ou préjugé corporatiste. Après tout, l'argument de la trivialité qui marque l'hostilité du sérieux philosophique à l'idée d'une diffusion possible de la philosophie au café a déjà reçu de l'histoire réelle quelques sérieux démentis. La tradition littéraire, scientifique, économique, les salons de thé de Madame de Sévigné, les cafés des villes ou des campagnes, les réunions " encyclopédiques " en appartements bourgeois lors de la Révolution française nous renseignent sur le fait que la circulation de la pensée au café est toujours considérée comme inquiétante pour n'importe quel Léviathan. Franco, Mussolini, Hitler, Staline et Pétain placèrent systématiquement les cafés sous surveillance policière, craignant que ces endroits ne deviennent, ce qu'ils sont toujours été, des lieux de résistance à l'inertie de l'information, de la communication, de la fraternité humaine.

Le vrai problème, non envisagé par Platon, c'est la pratique philosophique en un lieu exotérique qui n'est pas l'Agora, ni un Banquet, ni bien sûr un lycée ou encore l'Académie, matrice grecque et universelle de toute université à venir...

Le café, plus exactement dans le vieux français, la " taverne ", par sa constante historique marque un espace paradoxal : intime et public, reposant et dangereux, où se croisent et s'emmêlent des discussions parfois pacifiques, quelquefois mortelles. Le pouls de la vérité est incontestablement une oscillation agonistique entre deux pôles de l'existence, l'unicité de la subjectivité et l'accès à l'universel, soit encore deux types de formes qui s'échangent sans fin : la forme apollinienne, plus pacifique, démocratique, consensuelle, la forme dionysiaque, plus guerrière, républicaine, méritocratique. Ces figures nietzschéennes peuvent instruire les différentes formes de l'animation et la variation des postures des intervenants.

Personnellement, les deux cafés-philo que j'ai dirigés avaient un style d'animation qui appelait l'esprit d'un laboratoire citoyen.

Le sujet soumis au débat s'effectuait selon deux modalités : sensible à mes goûts ou recherches en cours, je proposais un sujet dont je préjugeais du public une certaine réception; ou alors, je proposais aux membres présents de suggérer un thème à soumettre au vote de l'assemblée.

Dès que le sujet était adopté, j'introduisais le débat souhaité en donnant la parole à qui voulaient la prendre, avec une double règle : un droit de réponse en cas de désaccord; et la priorité absolue à celui qui n'avait pas encore fait usage de son droit de parole.

Chacun était invité à explorer au mieux le problème, rien que le problème qu'il désirait poser. Chacun avait le souci, le devoir?, de pousser la contradiction, son savoir et son ignorance aussi loin que possible afin que le problème posé puisse rencontrer une solution, un axiome de la pensée considéré comme principe social ou subjectif de l'agir : chercher l'énigmatique fil d'Ariane au cœur des turbulences de la cité des hommes, de leurs opinions vers la ruche des grands auteurs, grand dépôt du corpus de textes philosophiques.

Le pari pratique du café-philo n'est-il pas d'interpeller, ne fusse que l'instant amical d'une conversation, ce tiers laïque qui, avec Socrate et Freud, fonde les révolutions en cours de la troisième mondialisation2. Le danger évident d'un tel choix, c'est que le moment polémique de la pensée soit travaillé par tel ou tel courant d'école, au détriment de points de vue qui ne se soutiennent que d'un élan personnel indifférent a priori à la " philosophie des professeurs ", selon la savoureuse expression de F. Châtelet. Mais sur le fond, l'essentiel pour chacun était d'aller aussi loin que possible, au moment où l'aventure de penser ensemble devient affirmation d'un cheminement, d'une pensée-rhizome qui laissera l'autre au milieu d'un étonnement, d'une inquiétude à lui-même ignorés. La division que chacun rencontre entre savoir et vérité suppose le choc de l'exposition de tout sujet parlant au moment de la " prise de parole " : je parle... et dans l'entrelacement des mots et des choses que je convoque dans mes phrases, je désire dire le vrai... Mais comme c'est aux autres que je parle, le texte même de ce que je cherche à dire, à mon insu, va connaître un autre destin : la division du locuteur entre ce qu'il sait ou croit savoir et la vérité de ce qu'il exprime.

Le désir de parler, pour autant qu'il interroge le désir de l'Autre, me renvoie à une transformation où j'aurai à faire l'expérience d'une déprise de mes certitudes. Plus rarement, l'objet d'un discours va heurter l'ombre de son ombre. C'est le moment incertain où une illusion va tomber dans le moment consacré par les sceptiques : " je ne sais rien ", contre mes a priori catégoriques dont la nouvelle caverne explorée par Freud nous indique qu'ils pointent l'iceberg de l'inconscient. Que je sache, le rendez-vous à l'improbable café de psychanalyse n'aura pas lieu, ni même ne pourra trouver son lieu.

ATOPIE, UTOPIES : LABORATOIRES VIRTUELS

Dans un passage ardu des Méditations métaphysiques, Descartes (§ 6) compare les idées à des peintures (pictas). Qui peut prétendre que les fameux " pictas " ne sont pas le point de départ d'un réveil citoyen? L'énigme de l'homme jeté dans le flux de sa seule énonciation ne supporte pas le poids social du semblant dont le café est un espace tiers. Ceci permet de repérer à quel point le dialogue entre Socrate et Freud est encore devant nous. Lacan discrètement, une seule fois dans son œuvre a désigné cet espace aussi utopique qu'atopie : antiphilosophie et non anti-philosophie!

Avant la naissance des cafés de philosophie, les cafés littéraires furent des lieux d'expériences hors des sentiers battus par les académismes. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pendant l'Occupation en firent un véritable bureau de travail, une salle de lecture renouant avec une origine très culturelle du café comme mouvement vivant des idées issues de la société civile. Peter Altenberg écrivit ses nouvelles au Café central de Vienne, Jaroslav Hasek a rédigé quelques chapitres de son Brave Soldat Schwey dans les tavernes de Prague où, nuit et jour, il vécut. Le café ouvre un espace inédit de conversation, de confrontation ou de repli, de solitude ainsi que le souligne Elias Canetti dans ses œuvres autobiographiques, mentionnant Kraus, Musil ou Broch. Le café est aussi une sorte de théâtre vivant où les beaux esprits (Le Café de Voltaire), voire de la société tout entière (La Bottegha del caffè de Carlo Goldoni) se retrouve. Dans la ville où Freud découvrit l'inconscient, Alfred Polgar rédigea une théorie du café exposant différents éléments constituant l'essence d'un café - le Café central. Le futuriste italien Italo Tavolato en 1913 intitule son manifeste : L'Éloge du café, véritable chant d'amour au café, lieu d'élaboration de ses rêves, où tant de discours ont participé à la vie culturelle de sa Nation et de l'Europe.

Précisons d'entrée que la caverne de Platon inclut d'entrée de jeu la taverne, puisque tous les marchands sont mis au ban du cœur de la cité. En effet, nous ne contestons pas que tous les cafés relèvent toujours du genre maudit par Platon : commerce, circulation de l'argent, violence des ombres des objets qui prévalent sur la sphère pacifique des idées et de leur modèle. Les commerçants ne sont même pas les producteurs des objets qu'ils distribuent contre de la monnaie : ils font circuler sans le savoir des ombres d'objets, des simulacres exilés de l'Idée qui leur a donné forme. Par ailleurs, la finalité du commerçant n'a rien à voir, ni à entendre de l'accouchement au forceps de la vérité dont le simple nom, la maïeutique, renvoie au métier de la mère de Socrate : sage-femme. Ainsi, l'initiale difficulté de penser philosophiquement dans un café tient la formule pléonastique suivante : tout café est café du Commerce (Trade).

Dans les anciennes tavernes d'Europe, la socialité, mais plus rarement la violence criminelle, préparait cependant une certaine dimension sociale de type contractuel, civil, laïc de l'universel de la République, de la démocratie, du commerce, du marché des échanges. Le café, convient-il de la rappeler, est un micro-lieu social d'apprentissage de la convivialité, de la rencontre singulière des êtres jusqu'à l'énigme toujours opaque du simple rendez-vous amoureux. Chaque café, immergé dans un quartier de la cité, n'a-t-il pas comme une " âme "? Cela tient à la régularité de sa fréquentation, à ses rythmes, à son mode d'ouverture, à ce qui médiatise l'intériorité subjective des passants et tend un miroir à l'extériorité objective de ce qui se passe dans la vie sociale. Le pari des philosophes npas sans rappeler l'amitié, le principe d'égalité de chacun devant la substance, par définition invisible, des problèmes philosophiques. Lieu absolument quelconque où la référence à Socrate fait prévaloir la loi selon l'ordre d'une préférence qui n'est pas celle de Platon, la charte des cafés-philo stipule que les règles qui fondent le droit de philosopher supposent qu'aucune optique idéologique ou religieuse ou doctrinaire ne soit praticable. Pas de totems sans interdits! Si le café est parfois un tripot, un lieu de socialité extrême mais aussi de violence dans l'ordre de la discussion, il reste toujours un lieu de passage, un espace natif de vie laïque et pourquoi pas le bref moment amical de ce que Peter Sloterdijk désigne une " sphère ", soit " un type d'appartenance doté d'une existence réelle... espaces de sympathie... d'ambiance, espaces de participation "3.

Nul discours ne peut se soutenir d'un parti pris passionnel qui ne tolérerait pas le débat, l'argumentation. En droit, l'ouverture du principe de la question réglée sur un problème est infinie.

Le principe de l'infinité nous introduirait même à une Éthique des Étrangers4, de la multitude, soit le peuple en devenir. La règle de toutes les règles, interne à l'essence du procès démocratique, c'est qu'aucun locuteur n'est assez grand ou fou pour se poser en Maître absolu. Aucun participant ne peut exercer sur l'ensemble des personnes présentes une autre puissance que celle de sa libre recherche exposée en public. Dans l'espace du café prend forme le rêve, et sans doute aussi sa caricature, de tout discours du maître universitaire : il n'y a pas de maître absolu du savoir car la part subjective de celui qui élabore le savoir est scotomisée. ( cf.le mathème du discours universitaire chez Lacan). J'ai même entendu des animateurs de débat interdire une simple référence à un Maître de sagesse. Ici, chacun doit parler en son nom, dans la pureté subjective d'une parole débarrassée de toute habitation divine et expurgée de tout appui à un maître à penser. La priorité d'intervention est donnée, telle est une autre règle fondamentale, à celui qui par le silence de son écoute décide en son for intérieur d'intervenir. La rotation démocratique de la parole est au principe de l'échange, de la visée du concept, de la rigueur logique ouverte ou non à la parole poétique, à l'engagement subjectif dans une recherche authentique de la vérité.

NOMADISMES IMMOBILES

Bien sûr, à l'image des rencontres socratiques lors de ses déambulations athéniennes, la tentation de dérouter la visée de vérité est une ombre constante au débat. Rhéteurs, sophistes, cyniques peuvent dévoiler leur duplicité en public, espérant que ce lieu laissera passer le flux de leur discours, plus axé sur l'effet narcissique attendu que sur un idéal de recherche intellectuelle. Ce n'est pas un moindre plaisir citoyen que de se rendre compte qu'un mot, une phrase, une assertion peuvent aussi bien ouvrir l'aporie stupide d'un préjugé; qu'un axiome audacieux lancé par un lecteur averti, un homme chargé d'expérience, un citoyen quelconque qui, au détour d'un exemple, d'une remarque va énoncer son témoignage, poser une interrogation venue d'un abîme que chacun pourra décider d'approcher.

Voilà un des seuils les plus difficiles à franchir dans le penser ensemble en public, le plus grand danger de transparence démocratique annoncé par les mutations anthropotechniques de l'intelligence par le biais de la cyber-sphère, du cyberspace. Ce terme naguère de science fiction comme le produit le Neuromancien de Gibson, est devenu depuis la révolution numérique en cours un nouveau contrat de la communauté planétaire dont Pierre Lévy trace, dans l'ensemble de son œuvre, la cartographie.

Pierre Sansot, tantôt anthropologue, quelquefois sociologue, parfois poète, me disait, lors de nos rencontres imprévues à Narbonne, que sa réticence à fréquenter les cafés-philo témoignait de la peur que sa parole, en son moment d'énonciation subjectif, soit hors de toute écoute réelle. Il est vrai que ce type de parole amicale, pensante, riche de la destination qu'elle appelle, l'écoute réflexive, n'est pas toujours assurée en sa réception au café-philo. Mais n'en va-t-il pas toujours ainsi dès lors que la parole franchit le seuil de la conversation, d'où se dessine l'exigence éthique? Ce pari-là n'est jamais gagné.

Nos tavernes modernes, depuis le siècle de la grande révolution française, constituent de nouveaux espaces de liberté dont le philosophe aurait tort de négliger l'importance, tant la philosophie se nourrit constamment de ce qui lui est extérieur. Si comme l'écrit Hegel, " la prière du philosophe est la prière du journal chaque matin ", la philosophie doit s'engager dans l'aventure de l'incertain, quitte à affronter la chaosmose dont Félix Guattari et Gilles Deleuze orientaient le diagramme de leurs pensées.

Les figures de l'étonnement cohabitent aujourd'hui avec les mêmes angoisses cavernicoles des Grecs devant les désordres du réel : l'amour, la mort. Mais les traces aujourd'hui des révolutions (politiques, scientifiques, artistiques), des mutations (techniques) sont de telles plaies ouvertes au cœur de l'Être, que l'art contemporain, et notamment le repli de la liberté subjective sur la littérature, s'ouvre au nouveau malaise des hommes, des étrangers devenus particules élémentaires.

Le café, non-lieu de tout rite institutionnel, ne devient-il pas le lieu non dépourvu de rituels discrets, de civilités d'un nouveau domaine de l'extension de la lutte? Lutte discrète mais décidée de la raison dont les coups de phare éclairent les abîmes superficiels ou les trous noirs de l'ordinaire condition humaine, libre d'emprunter, à certains moments jamais programmables, dans une sorte de joie tragique (Heidegger) des chemins qui ne mènent nulle part, ou des Mille Plateaux du désir, en son régime subversif datable de la découverte freudienne de l'inconscient.

Un café n'est pas une crypte du sacré, et cependant les propos de Heidegger tendus par sa recherche d'une métaphysique athéistique restent un horizon paradoxalement démocratique que Kant, dans son éloge d'un État cosmopolitique, n'aurait pas désavoué. Autour d'une bière, imaginons quelques brouillons précieux des notes de bas de pages de l'auteur de la Raison pure. L'analyse sartrienne du garçon de café ne contourne pas la duplicité essentielle, l'hypocrisie qu'évoque Rousseau, de la conscience quotidienne, dos au mur de la facticité ontologique. L'état de l'humanité au café est indescriptiblement lié à cette expérience fondamentale du banal en proie avec les confidences dont chacun est ordinairement capable autour de l'enthousiasme ou du sublime. Pourquoi les grands noms de l'histoire de la philosophie seraient-ils indignes de figurer dans les lieux modernes de l'intoxication qui, selon Nietzsche, cercle la tâche de la philosophie? Tabac, vins, cafés, thés sont en effet les excitants, les drogues dont la taverne est le lieu légal d'une transgression aussi douce que festive. Nous devons aussi considérer que les amateurs passionnés de la philosophie, les professionnels de la philosophie, leur clientèle, leurs élèves (au sens fort de son étymologie : celui qui recherche l'ascension vers la clarté de l'Idée et son caractère d'évidence rationnelle) sont également des consommateurs, des distributeurs, des producteurs plus rarement de drogues au cœur de l'activité langagière. L'artificialité du symbolique au cœur de la fracture signifiante de l'être humain est la condition de l'accès à la parole, au principe de Raison. Le désir humain, désir de l'Autre, suit la ligne de la drogue, ne serait-ce que dans le parcours langagier du sujet de l'Autre ancestral qui existe, parle et fait parler, à l'Autre, de l'ultramodernité qui n'existe pas et laisse le sujet face à l'abîme du Sexe et de la Mort. Abîme que depuis toujours les hommes doivent habiter, supporter, quitte à tramer selon le voile des images et des mots l'angoisse de la finitude, dont l'oubli incite au divertissement honni par Pascal ou au souci de l'être prôné par Heidegger.

Heidegger lui-même n'a-t-il pas été piégé par un ressac de la caverne, séduit qu'il fut par le discours universitaire trop éloigné, par essence, des murmures et chuchotements de la vie civile. Heidegger n'aura pas osé le café-philo, car le métissage social de son espace aujourd'hui encore si décrié, fait peser sur la pensée un dangereux principe de divertissement. Il est paradoxal de remarquer que la double vigilance du philosophe du " berger de l'être " (la question de l'historial, la critique de la tyrannie du " on ") soit précisément tombé dans une double cécité dont n'importe quel citoyen éclairé d'Allemagne aurait pu s'alerter.

La simple participation de l'État et de ses montages juridiques à la montée de la légalisation du crime ne pouvait échapper à la sagacité citoyenne ordinaire. De même, l'attention heideggerienne à l'historial aurait pu éclairer d'un simple débat citoyen autour d'une chope de bière la sombre haine de " l'être avec " que le juif cristallisait dans la chair la plus quotidienne de l'existence. L'humilité du café n'est pas mondaine mais mondiale. Le cosmopolitisme de son lieu, comme partage des différences, est toujours déjà ouverture sensible à l'être, ouverture concrète à l'Autre.

(à suivre ...)


(1) Selon l'historien turc Ibrahim Peçevi, le premier café littéraire apparaît à Constantinople en 1555, sous le règne de Soliman le Magnifique. Géré par deux négociants syriens, Hakin et Shams, ces lieux sont surnommés " École du savoir ", car de hauts personnages et des lettrés éminents le fréquentent. " Les citadins passaient des heures entières à jouer aux dames ou aux échecs, ou à parler d'art, de science et de littérature " (Giulio Ferrario). Les cafés vont jouer un rôle essentiel dans la culture de l'Empire ottoman, de la péninsule arabique, de l'Égypte et du Maghreb. On y lit beaucoup et on y écoute de la poésie. Des voyageurs du XIXe siècle, Gérard de Nerval ou Théophile Gautier racontent que durant le ramadan on y afflue pour assister à des spectacles d'ombres, écouter des conteurs, des devins, des musiciens, des chanteurs et même voir des exhibitions de danseurs.

(2) Pierre Legendre, De la société comme Texte, Fayard 2001. p. 95 et sq.

(3) Peter Sloterdijk, Essai d'intoxication volontaire suivi de L'heure du crime et le temps de l'œuvre d'art, Éditions Hachette, collection Pluriel, 2001. p. 91.

(4) François Laruelle, Éthique des étrangers, Kimé, 2000.

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