Revue

Belgique : enseignement philosophique et transversalité

Selon l'auteur, les compétences philosophiques à développer chez les élèves sont spécifiques, et non transversales1

[...] La philosophie [...] semble mettre en oeuvre des compétences qui sont déjà, pour l'essentiel, développées dans les autres disciplines scolaires. Elle en serait le lieu de rassemblement et de synthèse en vue de répondre aux grandes questions de la vie. [...] Dès lors que l'enseignement philosophique consiste bien à tirer parti de compétences intellectuelles qu'on trouve déjà dans les activités des autres matières scolaires, on pourrait espérer faire l'économie d'un enseignement spécifique avec ses horaires propres, son personnel enseignant particulier, etc. La philosophie pourrait s'intégrer dans le programme des matières existantes dont elle serait le prolongement naturel : la biologie ne débouche-t-elle pas sur des problèmes éthiques? Les mathématiques ne sont-elles pas une école de pensée rationnelle et d'interrogation sur le vrai? etc.

Mais est-il bien exact que la philosophie met en oeuvre des compétences qui sont déjà exercées dans les autres matières? C'est le point que nous voudrions examiner ici.

DES COMPÉTENCES TRANSVERSALES?

Toute discipline qui veut s'imposer comme digne d'être enseignée dans le cadre de la scolarité obligatoire est sommée de dire ce qu'elle apporte à la construction éducative. Rien de plus légitime. Et elle doit formuler son apport en termes suffisamment généraux pour être entendue et comprise par tous. Ainsi on pourrait dire que la philosophie est susceptible de développer l'esprit critique. Une telle formulation a évidemment le mérite d'être très consensuelle, mais elle l'est au prix d'une imprécision qui l'empêche d'être opératoire.

On est tenté alors d'emprunter aux travaux que Michel Tozzi a consacrés à la didactique de la philosophie, l'énoncé de trois opérations intellectuelles qui sont indéniablement à l'oeuvre dans la pratique philosophique : problématiser, conceptualiser, argumenter. Cette description de l'activité philosophique présente des avantages. D'abord elle est opératoire : elle permet d'envisager le type d'exercices et d'activités auxquels on va entraîner les élèves. Ensuite elle est compréhensible par tous et non pas seulement par les spécialistes de philosophie.

Mais précisément, si la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation sont des opérations qui " parlent " à tous les enseignants quelle que soit leur discipline, c'est parce qu'elles ne sont pas spécifiques à la philosophie, mais qu'on les retrouve plus ou moins dans toutes les matières scolaires. [...] Ce sont là des compétences " transversales ".

On a donc, dans cette présentation de la discipline scolaire " philosophie ", un exemple d'usage d'une notion très à la mode dans la définition des curricula scolaires. Mais qu'est-ce qu'une compétence transversale? Il arrive que ce terme soit utilisé pour désigner des compétences méthodologiques utilisables à l'école dans plusieurs disciplines : par exemple savoir prendre des notes, savoir organiser son travail, savoir lire un schéma, savoir chercher une documentation, etc. Mais souvent, les compétences transversales qui sont évoquées renvoient à des formes générales de l'activité intellectuelle humaine : savoir comparer, savoir observer, savoir analyser, savoir discriminer, savoir identifier, savoir émettre une hypothèse, etc. Et, bien entendu, on pourrait ajouter à cette liste : savoir conceptualiser, savoir poser un problème, savoir argumenter.

L'idée sous-jacente à cette conception de la transversalité est qu'à force d'observer des expressions algébriques en mathématiques, d'observer l'anatomie d'insectes ou de plantes en biologie, d'observer des cartes en géographie, d'observer des désinences de mots dans des langues étrangères, d'observer des réactions en chimie, l'élève développera une compétence générale à observer, qui lui servira en dehors de l'école, dans ses études ultérieures, dans sa vie professionnelle, personnelle, etc.

Cette façon de définir la transversalité au sein des disciplines scolaires apporte un double bénéfice : d'une part elle autorise à penser qu'il y a entre les disciplines une convergence et une collaboration dans la formation intellectuelle de l'élève : les opérations mentales auxquelles on l'entraîne dans une matière pourront être réinvesties dans d'autres. D'autre part, il semble qu'on puisse, grâce à cette notion, répondre à la lancinante question de l'utilité pratique des savoirs scolaires dans la vie extra-scolaire. Même s'il est difficile d'expliquer aux élèves ou à leurs parents à quoi sert telle ou telle partie du programme de telle discipline, on peut toujours la justifier par le fait qu'elle contribue à engendrer des compétences intellectuelles générales et donc à former l'esprit. Au fond, la notion de compétence transversale recouvrirait, sous une forme quelque peu techniciste, ce qu'on appelle traditionnellement la culture générale.

On voit donc tout l'intérêt de cette notion. Mais cela ne suffit pas à apporter la preuve de l'hypothèse qui lui est sous-jacente. Est-on sûr qu'apprendre à observer les organes d'un insecte en cours de biologie et apprendre à observer des terminaisons de verbes dans une langue étrangère préparent vraiment à observer les panneaux routiers quand on conduit une voiture? [...]

OPÉRATIONS MENTALES ET CONTENUS

Ce qui est présupposé dans l'idée de compétence transversale, c'est qu'il existe des opérations mentales relativement indépendantes des contenus sur lesquels elles s'exercent. Si l'on veut échapper à la simple croyance, cette hypothèse mérite d'être examinée. [...] Il ne semble pas que les psychologues contemporains se préoccupent beaucoup de mettre en évidence des capacités psychiques à " identifier ", " émettre des hypothèses ", " comparer ", " analyser ", " résumer ", etc. En revanche, il existe une tradition de recherches sur les capacités à mettre en oeuvre des opérations logiques. Cela pourrait nous aider à comprendre les mécanismes de la conceptualisation ou de l'argumentation. Mais les résultats sont plutôt décevants.

Piaget a défendu pendant plus d'un demi-siècle l'idée qu'il existe des structures opératoires qui, une fois acquises par l'individu, peuvent être mises en oeuvre sur des contenus très divers. Ainsi dès qu'un enfant est capable de penser qu'une boulette d'argile déformée devant lui conserve la même quantité de matière malgré son changement de forme, le même enfant est capable d'emblée de penser qu'un liquide transvasé sous ses yeux d'un verre large à un verre étroit conserve aussi la même quantité. C'est qu'une même structure opératoire concernant la conservation des quantités est appliquée dans un cas à l'argile et dans l'autre au liquide. On aurait donc bien là une même capacité susceptible de s'appliquer à des contenus très divers. Pourtant, Piaget a dû convenir, en dépit de ses présupposés résolument structuralistes, qu'il peut y avoir des " décalages " temporels importants entre le moment où un enfant croit à la conservation de la quantité de matière et celui où il croit à la conservation du poids.

C'est dans cette dernière direction, mais d'une manière beaucoup plus radicale, que vont aujourd'hui les psychologues qui se rattachent au courant des sciences cognitives. Un grand nombre d'expérimentations font apparaître qu'un sujet qui sait résoudre un problème mettant en jeu une opération logique ne sait pas toujours résoudre un problème engageant la même opération, dès lors que ce dernier offre une apparence différente du précédent. Par exemple, un sujet qui est capable de mettre en oeuvre correctement les règles de l'implication logique dans un raisonnement ayant un contenu donné ne sera pas toujours capable de les mettre en oeuvre dans un raisonnement différent. [...]

Les expériences sont si nombreuses et concordantes que certains psychologues se demandent même s'il existe des capacités mentales générales susceptibles d'être mises en oeuvre sur des contenus différents. L'observation psychologique de sujets qui, dans leur domaine, sont des experts de haut niveau (par exemple des champions au jeu d'échecs) fait apparaître que leur expertise ne tient pas tant à la possession de stratégies ou de procédures générales qu'à la connaissance d'un grand nombre de situations particulières relevant de leur domaine et de ce qu'il convient de faire dans chacune d'elles.

Il faudrait donc conclure que la pratique de la conceptualisation en mathématiques, en géographie ou en biologie ne prépare pas nécessairement à la conceptualisation en philosophie, que l'argumentation telle qu'elle se pratique dans la dissertation littéraire ne sédimente pas à tout coup chez le sujet une capacité à argumenter qu'il pourrait utiliser en philosophie ou ailleurs.

LE PIÈGE DES MOTS

Ce résultat n'a rien de surprenant si on y réfléchit un instant. C'est le même mot français qui désigne l'observation de la courbe représentative d'une fonction mathématique et l'observation météorologique. Cela ne prouve en aucune manière que le fonctionnement mental soit le même dans les deux cas. Ce n'est pas parce que les opérations à l'oeuvre dans deux situations portent le même nom dans notre langue qu'elles sont psychologiquement identiques. Dans certains cas, la mobilité sémantique des mots apparaît clairement : chacun sait qu'il n'y a rien de commun entre une analyse chimique et une analyse grammaticale. N'y aurait-il pas une différence aussi grande entre le fonctionnement psychologique de celui qui doit se forger le concept de cosinus en trigonométrie et le fonctionnement psychologique de la même personne lorsqu'elle tente de se forger, en philosophie, le concept de liberté?

Sans entrer dans une investigation psychologique, on peut imaginer que concevoir la notion de cosinus, c'est articuler, selon des règles rigoureuses, des concepts préalables strictement définis (celui d'angle, de cercle, de rayon, de distance d'un point à une droite, de mesure, etc.) Au contraire, construire dans une réflexion philosophique le concept de liberté, c'est ne pas disposer de concepts préliminaires rigoureux, mais partir de la représentation de situations diverses, c'est savoir déjouer les pièges de la pensée commune, c'est savoir repérer ses contradictions et ses problèmes (Suis-je libre si je cède à mes impulsions?). [...] Ainsi, même si l'épistémologue peut trouver une identité de structure rationnelle entre certains raisonnements mathématiques et certains raisonnements philosophiques, il n'est pas certain que cette identité objective trouvera son effet psychologique chez l'élève ni qu'elle lui permettra d'investir en philosophie une compétence qu'il aurait acquise en mathématiques.

Si l'on veut donc trouver une transversalité entre les disciplines scolaires, si l'on cherche des homologies ou des identités de structures entre elles, ce n'est pas du côté du fonctionnement psychologique du sujet qu'il faut le faire. [...]

UNE TRANSVERSALITÉ ÉPISTÉMOLOGIQUE?

Peut-on alors trouver ces homologies ou ces identités du côté des savoirs eux-mêmes, c'est-à-dire du côté des règles épistémologiques de ces disciplines?

Même si les disciplines scolaires, telles qu'elles sont enseignées dans le secondaire, sont souvent relativement syncrétiques et rassemblent des éléments hétéroclites, elles gardent cependant un minimum d'homogénéité épistémologique qu'elles doivent aux disciplines savantes dont elles sont issues. Or les savoirs scientifiques, qu'il s'agisse des sciences de la nature ou des sciences humaines et sociales, se caractérisent par la manière dont chacun construit son objet au moyen de la méthodologie de recherche qu'il applique à la réalité et des règles de validation qu'il se donne. Il y a donc une autonomie et une spécificité de chacun. Cela nous avertit déjà que les disciplines scolaires ne sont pas facilement perméables les unes aux autres.

Il est clair, par exemple, qu'un concept appartenant à un savoir se définit en référence aux autres concepts du même champ, par un jeu de relations et de différences. Par suite, il ne désigne un aspect de la réalité qu'à travers la totalité du système de concepts dont il fait partie. Cela a deux conséquences : d'une part, les concepts d'un savoir sont très différents de ceux de la langue commune, même quand ils portent le même nom; par exemple, la notion de force en physique exige qu'on se déprenne des représentations qu'évoque l'usage courant de ce mot. D'autre part, il est toujours périlleux d'utiliser dans un savoir les concepts issus d'un autre.

En outre, c'est le mode de construction des concepts qui diffère d'un savoir à un autre : ils peuvent être construits par induction dans certains savoirs, par composition de concepts antérieurs dans d'autres, par approximation, par distinctions opérées successivement à partir des catégories du sens commun, etc. Ce qui est remarquable dans la philosophie, c'est que l'élève doit nécessairement être invité à construire lui-même des concepts; alors que dans les autres matières scolaires, on lui demande souvent de s'approprier des concepts existants, d'en repérer la compréhension et l'extension, de les appliquer à la réalité et de les faire fonctionner. Ainsi on ne demande pas aux élèves de construire, en mathématiques, le concept de triangle ou le concept de dérivée, pas plus qu'on ne lui demande en français de construire le concept de métonymie. Dans les deux cas, on veut qu'il les comprenne et les utilise. En cours de philosophie, on pourra demander aux élèves de construire par distinctions ou approximations successives le concept de vérité ou bien celui de culture. Il y a donc bien là, au sens propre, conceptualisation, c'est-à-dire construction de concepts et non pas seulement utilisation de concepts.

On retrouve la même spécificité de la philosophie du côté de la problématisation. Tout savoir part de problèmes qui lui sont propres. Le type de problèmes que se pose un savoir est même probablement ce qui détermine l'ensemble de son approche spécifique de la réalité. Mais dans la forme scolaire que prennent les disciplines, on demande beaucoup moins aux élèves de poser des problèmes; on les convie plutôt à résoudre des problèmes posés par d'autres. Il y a donc plus résolution de problèmes que problématisation.

En revanche, en philosophie, du moins dans un enseignement philosophique qui ne se contente pas d'exposer des doctrines, on demandera aux élèves de construire eux-mêmes des problèmes. Imaginons qu'ils aient par exemple à réfléchir sur la tolérance; ce sont eux qui devront, à partir de ce thème du sens commun, poser un problème. Rappelons qu'un problème digne de ce nom n'est pas une simple question; pour qu'il y ait problème, il faut qu'on fasse apparaître une tension ou une contradiction. La question " qu'est-ce que la tolérance? " n'est pas encore un problème; pour qu'on ait affaire à un véritable problème, il faut qu'on s'aperçoive que plusieurs définitions, toutes légitimes, peuvent être proposées pour ce mot, et qu'elles s'opposent entre elles; ou bien il faudra qu'on constate que la tolérance apparaît tantôt comme une qualité, tantôt comme un défaut, ce qui pourra déboucher, par exemple, après élaboration, sur la question " peut-on être tolérant sans être sceptique? ", laquelle est un authentique problème. [...]

Mais ce par quoi les disciplines se distinguent sans doute le plus les unes des autres, c'est par les formes d'argumentation qu'elles utilisent. Il n'est pas sûr d'ailleurs qu'en l'occurrence le terme " argumentation " soit le plus adéquat. Disons que ce qui caractérise un savoir, c'est la manière dont on y valide ce qu'on affirme.

Partons des différences les plus claires : en découvrant ce qu'est une démonstration en géométrie, les élèves s'initient à une vérité formelle en laquelle ce qui importe, c'est la solidarité logique des énoncés plus que leur adéquation à un aspect de la réalité. On a affaire à un savoir dans lequel la vérité et même le sens sont auto-référentiels. En physique et plus généralement dans les sciences expérimentales, le rapport à la réalité est évidemment décisif : on observe et on expérimente. Mais cette référence à l'expérience n'est pas première; pour l'arracher à la subjectivité, pour tenter de lui donner un caractère universalisable, bien que provisoire, on la travaille selon des règles uniformisantes et on l'organise en fonction de modèles rationnels qui la précèdent. [...]

Il est également très difficile de préciser ce qui prouve ou ce qui valide, en philosophie. Pourtant il y a des règles et on ne peut y dire n'importe quoi, en dépit de ce que pensent certains élèves. Mais il se pourrait qu'une partie de ces règles varie selon les philosophies. Chaque philosophie tient un discours régi par des règles, mais ce sont des règles qu'elle se donne et qu'elle justifie dans le même mouvement. Il est donc difficile et imprudent de décrire cette discipline de l'extérieur et de dire une fois pour toutes, en quoi elle consiste, quel est son objet, quels sont ses critères de validation. Ce qui en revanche permet de circonscrire un lieu commun aux philosophes, c'est la référence à une tradition de textes et d'auteurs et par là à un champ de problèmes. La meilleure définition de la philosophie serait de dire que c'est la tentative pour travailler sur les problèmes qui ont été posés par les philosophes de l'Antiquité à nos jours. Nous disons bien que la philosophie est délimitée, non pas par les oeuvres de cette longue suite d'auteurs, ce qui conduirait à une doxographie dépourvue d'intérêt, mais par le champ des problèmes qu'ils ouvrent. C'est pour cela qu'il est indispensable que la philosophie soit enseignée par des personnes qui ont été formées à cette tradition grâce à une longue fréquentation de ce corpus de textes.

LA SPÉCIFICITÉ DE LA PHILOSOPHIE

Au total, on conceptualise, on problématise et on argumente de façon très différente selon les disciplines scolaires. En tout cas, la philosophie exige, dès l'enseignement secondaire, une initiation à une conceptualisation et une problématisation qui soient des véritables constructions de concepts et de problèmes, ce qui fait que l'usage de concepts en mathématiques, en histoire, en français, etc. risque de ne pas préparer spécialement à l'activité philosophique, ni de pouvoir en tenir lieu. De même, résoudre des problèmes dans diverses disciplines scolaires risque de n'être qu'une introduction très incomplète à la problématisation philosophique. Quant aux formes d'argumentation qu'utilise la philosophie, elles ne semblent pas pouvoir être séparées de la pratique qui en est faite par les philosophes de la tradition.

Au demeurant, la philosophie ne saurait être réduite à ces trois activités. Il ne suffit pas de poser des problèmes, construire des concepts et argumenter pour philosopher. Michel Tozzi, en proposant ces opérations, ne prétend en aucune manière " définir " la philosophie. Il remarque seulement qu'elles entrent dans la pratique philosophique; et comme elles peuvent, toutes les trois, donner lieu à des entraînements spécifiques, il propose d'en faire les piliers d'une didactique de la philosophie. Elles sont donc nettement des exercices d'entraînement à la réflexion philosophique. Elles ne l'épuisent pas et n'en constituent en aucune manière la totalité.

Dans le Gorgias, Platon fait dire à Socrate ceci : " Je te propose alors de distinguer deux sortes de persuasions, l'une qui crée la croyance sans la science, l'autre qui donne la science " (454, e). On peut ramener ce passage et ce qui s'ensuit à une conceptualisation. Socrate y opère, en effet, une distinction parmi les différentes manières de faire adhérer autrui à ce qu'on affirme : on peut faire appel aux techniques d'influence; on peut au contraire offrir à l'autre la possibilité d'acquiescer librement à des raisons qu'il comprend. Mais on peut y voir aussi le début d'une problématisation qui va amener à se demander si le savoir se distingue véritablement de la croyance, et en quoi il le fait. C'est également une argumentation, puisqu'il s'agit au moyen de cette distinction d'apporter des justifications à une manière d'être, argumentation d'autant plus soignée qu'elle a justement pour ambition de prouver à Gorgias que l'argumentation par la raison est supérieure à l'argument d'autorité.

Mais on voit bien que l'intérêt de ce passage n'est pas d'exercer ni à la conceptualisation, ni à la problématisation, ni à l'argumentation. Et l'on voit bien à l'inverse qu'il ne suffirait pas d'entraîner un élève à ces opérations pour le faire accéder au sens du passage. Le sens est au-delà de ces formalismes et il tient au contenu même du passage et à ses enjeux : d'une part un savoir comprend en lui-même ses propres preuves, alors qu'une croyance est adhésion aveugle à une affirmation qui peut être aussi bien vraie que fausse. D'autre part, en montrant la supériorité de la persuasion qui conduit au savoir, Socrate valorise une forme de rapport à autrui en laquelle on prend l'autre non pas comme un objet sur lequel on chercherait à agir, mais comme un porteur de raison, accessible comme tel à l'échange raisonné. Le passage n'est pas l'occasion d'entraîner à telle ou telle compétence. Il vaut parce qu'il oblige l'adolescent qui le prend au sérieux à s'interroger sur les formes de ses relations aux autres, à éprouver la différence entre une croyance et une science, à penser contre soi-même pour mieux se forger une pensée qui soit sienne.

La philosophie, parce qu'elle semble présider aux grands choix de la vie, parce qu'elle traite de tout, a une allure transdisciplinaire. Elle paraît réaliser le rêve decrolyen d'une approche globale des problèmes de la vie, libérée des cloisonnements entre disciplines. Mais l'honneur qu'on lui ferait en lui reconnaissant ce statut pourrait se retourner contre elle et conduire à la dissoudre dans une multitude d'activités réparties entre les autres matières.

Or faire ainsi serait la tuer. Ce que nous fait apparaître la psychologie contemporaine, c'est qu'il n'existe pas de compétence générale qui serait indépendante des contenus auxquels elle peut s'appliquer. On ne peut espérer donc développer dans une discipline des capacités qui pourraient s'investir directement dans une autre ni à plus forte raison qui pourraient dispenser de cette autre. C'est dire que les compétences à l'oeuvre dans la pratique philosophique sont propres à la seule philosophie. Elles ne peuvent être développées que dans un lieu et un temps qui s'appelle cours de philosophie. Y aurait-il alors un régime épistémologique, un système de règles, une manière de poser les problèmes ou une forme de validation qui rapprocherait la philosophie d'autres disciplines? Il ne le semble pas, et d'abord parce que la philosophie, loin d'être régie du dehors par un système de règles, vaut pour le sens des problèmes qu'elle ouvre.


(1) Extraits. Texte intégral in Entre-vues n° 50, juin 2001, pp. 9 à 16, avec l'aimable autorisation de M. Coppens

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