Après avoir décrit la méthode de Matthew Lipman, il est ici esquissé quelques critiques, de l'intérieur même du courant de la philosophie pour enfants...
M. Lipman affirme une relation forte - théorique et pratique - entre philosophie et éducation. Au sens théorique, il propose une philosophie au coeur des savoirs pédagogiques. En ce qui concerne l'école, il propose une philosophie de, parmi et dans les autres matières. C'est une philosophie " de " dans la mesure où elle penserait les présupposés et méthodes des autres domaines; c'est une discipline " dans " du fait que les autres matières appliqueraient les outils du raisonnement que la philosophie cultive et étudie; c'est une discipline " au travers de " celles-ci en tant qu'elle offrirait du sens, unité et universalité à ce qui apparaîtrait comme dispersé et sans connexion aux autres disciplines.
Cette force de proposition ne vient pas tant de ces formulations que de son impact dans la pratique éducative. En effet, M. Lipman a non seulement pensé cette relation entre philosophie et éducation, mais a également dessiné un dispositif de pratique institutionnelle pour qu'elle prenne de l'expansion dans les écoles du monde entier. Dans cette hardiesse, nous reconnaissons son innovation : faire de la pratique de la philosophie une réalité éducative dans des milliers d'écoles. Avant M.Lipman, il y a un peu plus de trente ans, l'idée que les enfants, avant l'école primaire, puissent pratiquer la philosophie comme faisant partie de l'éducation était très difficilement acceptée. Aujourd'hui encore, c'est une idée bizarre pour beaucoup.
Une deuxième innovation découle de cette première. Ceux qui pratiquent la philosophie ne sont ni des adultes, ni des adolescents mais des enfants qui, historiquement, n'ont jamais eu cette chance. Pour la première fois, depuis l'éducation universelle et obligatoire, la philosophie se pratique dans les écoles et les enfants sont considérés comme sujets légitimes du philosopher.
Dans l'histoire de la philosophie, beaucoup de philosophes ont signalé la dimension éducative de la philosophie. Nous pensons à Socrate, Platon, Saint Thomas, Kant, Hegel, Dewey, Gramsci... Avec des différences dans la façon de concevoir la philosophie et l'éducation, ces philosophes proposent une étroite relation entre elles. Mais ils le firent de façon théorique. Nous connaissons la formule de Kant : " il n'est pas possible d'apprendre la philosophie, on peut seulement apprendre à philosopher " [...]. Kant veut dire qu'il n'est pas possible d'apprendre la philosophie, science toujours inachevée, mais nous pouvons apprendre à exercer notre faculté de juger. Pour Montaigne, on n'est jamais trop jeune pour pratiquer la philosophie : il lui donne l'importance fondamentale qu'elle a dans une vie pleine et heureuse (voir le chapitre 26 des Essais).
Socrate est également emblématique, il fit de la pratique de la philosophie son principal outil éducatif. Socrate et Lipman seraient probablement d'accord, ainsi que Kant, en ce que la philosophie est quelque chose que l'on peut apprendre comme pratique et non comme produit fini. Selon eux, une des valeurs principales de sa pratique vient de ce que les personnes cessent de croire ce qu'elles croient savoir, et qu'elles aient un peu moins de sécurité dans leurs certitudes. Selon eux, sa pratique est un partage, un dialogue de recherche dans lequel le souci de la langue et une certaine logique de la pensée sont essentiels. L'expérience de la philosophie procure un dialogue imprévu, ouvert, où les questions initiales restent ouvertes. Malgré tout, il y a quelques différences : Socrate converse avec des jeunes ici et là mais n'institue pas le dialogue en tant que tel, ne fonde aucune école, et surtout, n'éduque pas pour la démocratie ni pour un autre système.
M. Lipman renouvelle une vieille pratique de la philosophie, apportant à nouveau le philosopher socratique, le dialogue comme centre de la pratique de la philosophie, érigé comme pièce fondamentale de l'éducation. Selon ce critère, son programme est plus un renouveau qu'une innovation. Il n'apporte pas de nouveauté, mais un renouvellement sur deux points : d'une part, il fait du neuf avec ce qui se faisait il y a très longtemps, réanimant ainsi une pratique interrompue. De l'autre, il apporte quelque chose de déjà vieux, lui donnant une énergie nouvelle, dans l'enseignement de la philosophie à l'école.
Tout en respectant les relations entre philosophie et enfance, M.Lipman est innovateur car il soulève une idée ayant divers antécédents et formules théoriques mais avec de rares expériences pratiques. Personne avant lui dans l'histoire de la discipline naussi loin pour promouvoir la pratique de la philosophie pour enfants.
La philosophie pour enfants exige des enseignants qu'ils soient disposés à " examiner les idées, se compromettre dans une investigation de dialogue, respecter l'humanité des enfants ". Ils vont promouvoir la formation d'une communauté d'investigation dans la classe. Celle-ci, qui a une valeur de modèle des pratiques éducatives, est caractérisée par M. Lipman comme " une sorte de réunion, de coopération, basée sur une solidarité pas seulement intellectuelle, où ses membres se reconnaissent les uns les autres comme des personnes... ". C'est un espace où se reflète le savoir non comme quelque chose à s'approprier individuellement, mais comme résultat d'une construction commune. La démocratie, comme système et mode de vie social, est le support et le but politique de ces communautés. La communauté d'investigation est un modèle dans et pour la démocratie : la " meilleure pédagogie pour présenter la philosophie aux enfants ". Comment fonctionne en pratique une communauté d'investigation en classe? Avec les enfants et l'enseignant assis en cercle, on lit à voix haute un épisode ou chapitre d'une des nouvelles, on établit une série de questions que cette lecture a permis de faire émerger, et on dialogue sur une de ces questions, en prenant soin de ne pas contrevenir aux normes de la logique.
Dans ce dispositif, quel rôle revient à l'enseignant? Il a une fonction de modèle. De quel modèle s'agit-il? Le participant idéal d'une communauté d'investigation s'engage avec enthousiasme et facilite en même temps le dialogue philosophique : il ne donne pas de réponse mais suscite le surgissement de questions chez les élèves, fait attention à l'accomplissement des règles et procédures d'investigation, insiste pour que les élèves considèrent les idées proposées par les autres, et surveille la logique d'argumentation des enfants.
Pendant le dialogue, l'enseignant utilisera les instruments proposés par les manuels : des plans de discussion permettant d'approfondir la formation de chaque concept philosophique, ou des exercices qui contribuent au développement des habiletés cognitives des élèves. En reformulant le contenu du dialogue, il lui donne un caractère facilitant, impartial; il est une espèce d'arbitre de la discussion, sans prise de position car cela peut conditionner la pensée des enfants. C'est seulement dans des communautés sûres, dans lesquelles les enfants peuvent prendre les interventions de l'enseignant comme celles de n'importe quel autre participant, que celui-ci pourra avoir une participation plus active.
Qui sont les enseignants d'une classe de philosophie? Les maîtres d'écoles, qui n'ont pas reçu une formation en philosophie. Mais comment faire pour qu'ils puissent faciliter un dialogue entre les enfants et les philosophes de l'histoire que les nouvelles et les manuels reprennent? Le programme de formation de philosophie pour enfants prévoit l'immersion dans la pratique de la philosophie à travers des séminaires intensifs et la supervision à l'école par des personnes de formation philosophique. On ne peut cacher la tension : un programme qui dit dépasser la philosophie traditionnelle, et qui parie sur la sensibilité philosophique comme condition première de la pratique enseignante, finit par solliciter les services d'une formation traditionnelle; un programme qui dit valoriser l'enseignant finit par le soumettre à une autorité externe, celle de l'expert, qui donnera son avis sur la qualité philosophique de sa pratique.
Selon M.Lipman, le problème principal d'amener la philosophie à l'école pourrait se résumer à celui de la traduction des textes philosophiques en matériaux que les enfants puissent comprendre et discuter. Pour cela, il a écrit certaines histoires dont les personnages sont des enfants du même âge que ses lecteurs. Chaque histoire ressemble à un dialogue socratique, sans réponse définitive, si ce n'est un processus de recherche. Les personnages représentent des " modèles des différentes formes rationnelles de conduite ". Il n'y a aucune rupture violente de dialogue, sortie inopportune ou sabotage de l'investigation. Les manuels offrent également des modèles pour structurer les discussions philosophiques, qui permettront aux enseignants de renforcer le jugement et le raisonnement des enfants.
Ainsi, la relation déclarée entre littérature et philosophie est une relation instrumentale. Les histoires ne comptent pas en elles-mêmes, mais sont de simples prétextes à philosopher. Leurs contenus sont rapidement laissés de cô té en faveur de ceux du dialogue philosophique. Selon M. Lipman, ces textes doivent être acceptables d'un point de vue littéraire, psychologique et intellectuel pour être utilisés en classe. Ceci signifie qu'ils doivent être d'une certaine qualité artistique, en adéquation avec le développement psychologique des enfants, et problématiser les intrigues. M.Lipman dit que les textes ne doivent pas être très riches d'un point de vue littéraire pour que ceux-ci puissent opérer comme support dans la discussion philosophique.
CRITIQUE : UN DISPOSITIF PÉDAGOGIQUE TRADITIONNEL
Les topiques que nous venons de présenter permettent d'affirmer que, du point de vue dispositif pédagogique, le programme est peu innovateur. Il s'agit d'une pédagogie classique de modèles, qui sont de toutes sortes : la communauté d'investigation comme modèle de pratique pédagogique, le curriculum de nouvelles et manuels comme modèles de textualité philosophique, les personnages des nouvelles comme modèles d'investigation, les activités des manuels comme modèles de reconstruction de l'histoire, les enseignants comme modèles du dialogue philosophique. Sous cette forme, il combine une étonnante dose de dualisme et d'idéalisme : d'une part les enseignants que nous sommes, d'autre part ce que nous devrions être.
Nous connaissons quelques conséquences négatives de ces pédagogies du modèle. Qu'est-ce qui légitime ces modèles? Comment ont-ils été établis? Sont-ils compatibles avec l'autonomie des élèves et des enseignants?
Que faire avec ce qui ne s'ajuste pas au modèle? Quel espace pour l'imprévu, le différent? Voilà quelques questions parmi d'autres suscitées par ce programme.
De plus, les thèmes proposés en classe sont les thèmes classiques de l'histoire de la philosophie. L'histoire de la philosophie contée est une histoire lue, comprise et traduite par M.Lipman. Et, comme on peut s'y attendre, il s'agit d'une histoire partiale (une bonne partie des problèmes de la philosophie contemporaine et des traditions importantes est absente), orientée par le regard pragmatique de M. Lipman. Les enfants pourraient bien aimer lire d'autres histoires. Dans certains cas, directement des philosophes. Les exposer aux romans de M. Lipman est arbitraire et parfois peu intéressant. C'est une médiation non nécessaire dans certains cas également. D'un autre cô té, il est supposé que la philosophie a toujours eu les mêmes thèmes, de ces problèmes éternels que les philosophes ont toujours discutés. Comme si la philosophie était une pratique anhistorique, ou comme si les êtres humains n'étaient pas soumis à une culture ou à une histoire. Comme si les enfants d'aujourd'hui se posaient nécessairement les mêmes questions que les Grecs anciens; comme s'ils ne pouvaient créer d'autres thèmes que ceux discutés par les philosophes! Mais n'étions-nous pas en train de parler d'un programme innovateur? De quelle innovation s'agit-il face à l'histoire de la philosophie?
Cette pédagogie a même certains éléments clairement conservateurs. Les philosophes créent les matériaux, offrent les cours de formation et supervisent le travail en classe. Les enseignants appliquent un programme. Curieuse générosité des philosophes envers les pédagogues. Bien que ce ne soit pas l'intention du programme, on invite à une application technique d'outils et d'idées créés par d'autres. Comment échapper aux conséquences d'un dialogue étranger? Comment questionner les questions d'un autre? L'application d'un programme condamne ses exécutants à une posture non philosophique. Comment uniformiser les questions des différents dialogues qui émergent? Comment universaliser les divers chemins de la pensée? Comment ne pas refouler l'émergence du nouveau? Nous savons déjà les effets des manuels en éducation. L'idée d'un manuel pour la pratique de la philosophie paraît auto-contradictoire : une pratique qui se targue de philosophie ne peut se prévoir, s'anticiper, se quadriller.
D'un autre côté, la philosophie du programme de M. Lipman est au service d'un but politique considéré comme le " plus " élevé : la démocratie. Nous sommes là devant un point infranchissable de la proposition. Sans démocratie, il n'y a pas de philosophie. Avec la démocratie il y a une philosophie qui ne la questionne pas. La philosophie se trouve ainsi soumise à des buts politiques qui sont, en un sens, inquestionnables; ceci a été explicité par Marc, le dernier roman du programme, qui permettra d'élucider les bénéfices de cette forme de vie sociale. Il n'y a là rien d'innovateur, dans une philosophie qui instrumentalise des buts extérieurs à elle. En philosophie, bien au contraire, la démocratie ne devrait pas être le point d'arrivée mais le point de départ d'une mise en question. La démocratie est pour la philosophie un problème à penser, pas une valeur à affirmer.
Enfin, la relation avec la littérature qu'affirme le programme sous-estime les possibilités philosophiques et éducatives de la lecture d'un bon texte. Lire peut être beaucoup plus que découvrir des significations anticipées. Une bonne lecture est imprévisible, et plus un texte est riche, plus il permettra de poser des questions. La littérature et la philosophie se regardent en face, aucune ne peut dicter la loi à l'autre sans risquer de la déformer. Une littérature qui sert des buts pédagogiques pour la philosophie cesse d'être de la littérature. Est-ce une relation innovante par rapport aux textes? Certains divulgateurs du programme de M. Lipman se disent innovants parce qu'ils écrivent d'autres nouvelles et manuels. Avec la même logique. Grandeur de l'illusion anti-littéraire.
QUELQUES CONCLUSIONS PROVISOIRES
De ce qui a été étudié précédemment, nous pouvons établir quelques distinctions. La philosophie pour enfants de M. Lipman est un programme qui prétend instituer une idée de façon pédagogique. Cette idée est potentiellement innovante, en ce sens qu'elle met à la disposition des enfants (et des enseignants) quelque chose qui n'a jamais été auparavant aussi clairement établi : la pratique de la philosophie. Mais l'institutionalisation de cette idée limite ses possibilités innovantes.
En philosophie, il n'y a pas de solution magique. La philosophie est un exercice difficile de la pensée. C'est une activité par quoi sa propre subjectivité est mise en question. Personne ne peut anticiper les questions de l'autre. Personne ne peut faire de la philosophie pour l'autre.
La philosophie peut être un instrument de libération, permettre la constitution d'une subjectivité plus questionnante. Elle peut permettre aux enfants de penser qu'ils sont dans ce moment historique et de mettre en question leur subjectivité. En ce sens, un enseignant innovateur est celui qui pense et laisse penser, qui se pense et laisse se penser. Il doit donc se libérer des modèles, des programmes, des instruments.
Nous ne serons pas innovateurs en incluant une autre discipline dans les cursus scolaires qui reproduise les vices déjà existants. Il n'y a pas de sauveurs en éducation. Il y a la nécessité de problématiser une expérience : penser sérieusement et questionner les évidences et les supposés, sans modèle ni programme.
Traduit de l'espagnol par Danièle Deffaux.