Adresser la question des cafés philosophiques, ce n'est pas parler des cafés philosophiques, mais s'attaquer à une problématique qui touche au coeur même de la philosophie, ou plus spécifiquement du philosopher. Plusieurs grandes questions, difficiles, articulent cette problématique : la compatibilité entre philosophie et démocratie, la légitimité et le statut du maître, le rôle de la culture et de l'érudition, la nature et la fonction du philosopher, le rapport complexe entre philosophie et société, et bien d'autres encore dont la liste ne saurait guère être exhaustive.
On ne saurait donc se contenter d'être pour ou contre le " café-philo ", déjà parce que cette entité elle-même est terriblement insaisissable et fluctuante. On ne saurait donc traiter ce sujet sans philosopher, et surtout sans problématiser, dans la mesure où l'attribut " philosophique " est invoqué, à tort ou à raison. Mais il n'en est pas ainsi des pratiques de débat en ce domaine. Comme toujours avec le pour et le contre, la mise en place de deux camps avec ses divers partisans a l'intérêt de soulever des problèmes de fond, mais les enjeux sont vite et bien confisqués par ce même fait partisan.
Diverses tentations sont mises en oeuvre dans ce débat spécifique. L'autoritarisme de l'érudition contre l'anti-autoritarisme de l'individu, la parole de l'expert contre celle du citoyen, la raison raisonnante contre la subjectivité rayonnante, le singulier inavoué contre le singulier débridé. Visions du monde qui se confrontent, schémas de société qui s'affrontent : la partie en vaut la chandelle, si l'on sait la jouer. Dans le présent article, faisant suite à divers autres déjà publiés dans cette revue, nous avons choisi d'éclairer deux aspects spécifiques de la question. Le premier porte sur le statut du débat, qui en soi pose problème au milieu éducatif et dont certains enjeux sont déjà figés; le deuxième porte sur une tendance au rejet du maître, assez présente dans les cafés-philo ainsi qu'en classe, que nous nommons poujadisme philosophique.
Dans l'enseignement, le débat fait rage, à propos du débat.
Mais, comme d'habitude, les enjeux sont biaisés, donc il n'y a pas de débat. Il y a comme souvent l'expression de deux paroles crispées et frileuses, qui se pelotonnent chacune de son côté de la barricade, trop heureuse de voir l'autre ne pas se risquer à grimper sur ce monticule hasardeux. Ainsi on se partage le monde, chacun son camp : on ne risque plus rien.
Gentils et méchants
Qu'avons-nous en présence? D'un côté les " débateux ", gentils à souhait, ouverts à la possibilité d'un consensus, disent-ils, quand en fait ils l'espèrent de toute leur force. Un consensus qui, bien entendu, ne peut s'articuler que sur un plus petit dénominateur commun. Humanisme minimal, dont le contenu le plus général et le plus substantiel se résume à des injonctions de politesse et de gentillesse. Tout en se voilant la face, le " débateux " est un moralisateur, qui ne l'avouera jamais, car le terme de morale lui fait peur et il se croit au-delà, ou en deçà, d'un terme aussi prégnant.
Eh oui! le " débateux " n'aime pas les termes forts : ils sont toujours trop forts, trop violents pour son palais délicat. Il ne veut pas d'idéologie, il ne veut pas de jugements de valeur; il veut engendrer une nouvelle race, d'enfants gentils et compréhensifs, selon les normes normales, bien entendu. Il ne se rend pas compte des valeurs très marquées qu'il véhicule et impose, en amollissant les esprits, sous prétexte de les socialiser. Que voulez-vous! La psychologie est pour lui la reine des sciences, il n'y a d'autre vérité - horrible mot! dit-il - que la subjectivité, qu'il s'agit d'exprimer et de tempérer pour instituer un citoyen exemplaire.
De l'autre côté, les " anti-débateux ". Eux ne reculent jamais devant la force des mots. D'ailleurs leur langue acérée est lancée dans une poursuite effrénée de termes, plus relevés les uns que les autres. Ceci dit, les anti-débateux ont l'avantage d'être clairs. Ils savent qu'ils détiennent la vérité, une vérité bien spécifique et singulière, incontestable et explicite, qu'ils déclarent universelle, et ils n'hésitent pas à la proclamer sur tous les toits. Ils préfèrent la politique à la psychologie, car il s'agit de dire, de décréter, d'ordonner, plutôt que de demander, d'interroger ou de questionner. Le singulier étranger les intéresse peu, il leur donne des boutons. Ils aiment conjuguer l'universalité sur tous les modes et tous les tons, ils aiment prononcer l'anathème, ne serait-ce que pour effrayer les " débateux ", car ces derniers aiment surtout s'effaroucher. Partage des tâches oblige!
Modernité et nostalgie
" L'anti-débateux " est triste : tout fout le camp. Il regrette sa jeunesse, les coups de fouets si émouvants qu'il a reçus de la main de son brave homme de maître, qui ne pensait qu'à bien faire. C'était une autre époque, où un chien était un chien, un chat un chat, alors qu'aujourd'hui les garçons sont des filles, et les filles, on ne sait même plus ce qu'elles sont. Il est le garant des traditions, d'une identité certaine, dont le rôle principal est de combattre la corrosion et la corruption, les innombrables abus de la modernité. Il aime la critique, il en vit, il existe à travers elle, mais sa raison de vivre est aujourd'hui au banc des accusés, soupçonnée d'activités anti-sociales et de menées réactionnaires. Du coup il préfère encore être un terroriste, voire un intégriste, plutôt que d'assouplir sa démarche et de quitter son habit gris et sévère.
Si " l'anti-débateux " est convaincu d'être le dernier des Mohicans, son adversaire est convaincu d'être le premier des évangélisateurs : " Aime ton prochain, dit-il, ce n'est pas bien de scalper, même pour de bonnes raisons ". Il est sympa. Il est moderne. Il est compréhensif. Il est ému. " Comme ils sont mignons ces enfants - ou ces adolescents - qui expriment comme ils peuvent leurs petites idées et les défendent avec un délicieux acharnement ". En vérité, lui sait - à son corps défendant - où est la vérité, mais il ne la dira pas : il attend que ces bambins la découvrent. Sauf si la discussion dérape, auquel cas, il lui faudra bien rectifier, mettre les points sur les " i ", et dire ce qu'il en retourne. Il y a des limites!
Inclusion et exclusion
Le " débateux " n'aime pas l'exclusion, il se veut l'apôtre de l'inclusion. Pourtant, en toute bonne conscience, il exclut. Il exclut en incluant dans un magma molletonné, ouaté et consensuel. Tout peut être dit, tout se rejoint, tout drame a disparu. Heureusement! le tragique est tellement sordide, nous devrions être si heureux d'être ensemble. Ensemble, c'est cela qui compte. Peu importe ce que nous faisons, l'important est de le faire ensemble. Rien de pire que cet élève singulier, réfugié au fond de la classe, qui se refuse à jouer le jeu. Ou encore celui-là, toujours prêt à mettre de l'avant ses idées, de manière un peu violente ou impulsive. L'un comme l'autre ne doivent pas être bien dans leur peau, déclare-t-il. Et notre spécialiste connaît mille mots techniques qui décrivent cet individu récalcitrant et répertorié, mille mots codifiés qui s'empilent dans sa tête et l'empêchent d'entendre ce qu'exprime l'un ou l'autre de ces phénomènes, dénormalisés.
Remarquez, " l'anti-débateux " ne les aime pas tellement non plus, ces zigomars. De manière plus crue, et en moins de mots, il exprime sa désapprobation : le premier n'écoute pas, c'est un cancre, l'autre l'empêche de faire son cours, c'est un foutriquet. Heureusement qu'il existe de bons élèves, qui écoutent, prennent des notes, font leurs devoirs, et ne répondent pas n'importe quoi aux examens. Cet élève, digne de ce nom, prouve bien que si l'on veut, on peut, et que la méthode est la bonne. Le reste, c'est le problème de la société, c'est même sa faute, à cette société. En plus on n'a même pas le droit de dire cela en classe. Mais il ne s'en prive pas pour autant. Après tout il est maître de sa classe et auteur de son cours. On ne la lui fait pas.
Et puis, il n'a pas totalement tort notre garant des traditions. Après tout, à qui racontons-nous des histoires? Qui n'enseigne sans avoir une idée très précise du produit de son éducation? Les théories d'inspiration psychanalytique qui consistent à ne rien vouloir imposer à l'enfant restent nécessairement un voeu pieux dans le domaine de l'éducation. Elles le sont déjà dans le domaine de la psychanalyse, véhicule d'une idéologie très spécifique et pas moins appuyée que n'importe quelle autre, en dépit de son incontestable utilité. Autrement dit, il n'est pas un enseignant qui ne pénètre dans une classe sans avoir en tête son petit élève " idéal ", qu'il va, par des moyens plus ou moins conscients et détournés, tenter de produire ou de reproduire. Alors, autant être clair sur ses propres valeurs ou contre-valeurs éducatives, autant les articuler, et ne pas les cacher derrière le fin voilage narcissique d'une soi-disant ouverture, hypostasiée en position suprême et incontestable.
Dessus et dessous
N'y aurait-il pas une terrible hypocrisie à se prétendre en permanence en dehors ou au-dessus du débat? Bizarrement, en cette position quasi divine se posent tout autant le " débateux " que " l'anti-débateux ". Le premier parce qu'il prétend ne pas influencer, alors qu'en fait, il renie sa partialité et se protège du risque, le second parce qu'il prétend qu'il n'y a pas de débat, alors qu'il est prêt à s'étriper avec ses collègues sur bien des points de doctrine qu'il impose sans vergogne dans sa classe. L'un a peur de ses propres opinions et s'octroie une neutralité bienveillante, l'autre érige ses opinions en vérité absolue.
Enfin! les enseignants sont aussi des êtres humains. Tout autant qu'un autre ils ont bien le droit au mensonge, sans lequel la vie serait invivable et les vivants inhumains.
Parmi les grands archétypes qui traversent le fonctionnement de l'être humain, il en est un dont les mécanismes généraux sont trop souvent ignorés. Il nous intéresse d'autant plus qu'on le retrouve périodiquement dans le fonctionnement philosophique. Il trouve ses racines pourtant bien loin de la philosophie, apparemment, à moins qu'en ce lien nous ne tenions une vérité aussi paradoxale que porteuse. De quoi est-il question? Disons du poujadisme, pour faire simple. Un mouvement connu en ce pays principalement comme une révolte des petits boutiquiers contre les grandes surfaces commerciales. Pourquoi cette révolte? Pour des raisons économiques, bien sûr, concurrence organisée et donc considérée déloyale, prix cassés, pot de fer contre pot de terre, etc. Mais comme toujours - on l'oublie trop vite en une époque où économie et réalité sont considérées comme deux synonymes - l'économie n'est jamais que la composante ou le reflet d'une manière d'être. L'économie touche à la propriété, elle touche aux moyens de subsistance, préoccupations premières ou primaires. Pour ces raisons, elle ne saurait être ignorée; néanmoins pour ces mêmes raisons, elle occulte d'autres processus fondamentaux et devrait pouvoir être ignorée.
La revanche du subjectif
Le poujadisme moderne trouve ses origines historiques et sa raison d'être dans les nombreuses jacqueries paysannes des siècles antérieurs, de ces révoltes que connaissent tous les pays où pèse un État central fort, la domination continue d'un quelconque pouvoir lourd et tatillon. Sur le plan philosophique, il ne s'agit de rien d'autre qu'une défense de la subjectivité. En effet, à quoi prétend l'État sinon à la mise en place d'un homme objectif, d'un homme abstrait, d'un homme désincarné, homme invisible mais très présent qui devient l'aune et le critère de tout fonctionnement. Corps idéal en opposition au corps réel. Artifice et sophistication prennent le devant de la scène, une culture s'impose, qui fixe des normes, des conventions, des manières d'être. Le naturel n'a plus de droit de cité, il est chassé du lieu, pour cause d'inesthétique et de mauvaise odeur. Considéré comme bancal, arriéré, disgrâcieux, boueux, merdeux, le naturel est invité à disparaître, à céder la place au culturel, à ses diverses conventions et institutions, qui pour leurs défenseurs et apologistes font émerger l'homme de l'arriération et de la barbarie.
Par choix, nous ne ferons ici guère de place pour une défense de l'État ou de la culture. Disons simplement que leur principal avantage, et de ce fait leur principal inconvénient, est de déposséder l'homme de lui-même. La culture est cette construction de l'esprit qui dit à l'homme : tu n'es pas ce que tu crois être, tu n'es pas ce que tu es, peut-être n'existes-tu même pas. Dépossession considérée insupportable par notre paysan, notre homme naturel. Il a les pieds sur terre, pour ne pas dire ancrés dans la terre : " Qu'est-ce que c'est que toutes ces fariboles, ces falbalas, ces dentelles? Ceux-là ne sont plus des hommes, qui se travestissent ainsi et jouent à la coquette! J'en fais, moi, des manières? " Lui, il est ce qu'il est. Il n'a de compte à rendre à personne, ni à quelque mode, ni à quelque autorité, ni à une quelconque altérité. Notre homme est entier.
Blessante altérité
L'altérité, c'est là que le bât blesse pour notre paysan. Pour lui, il y a sa terre, sa famille, son bien, puis il y a le reste : les autres. Lui avant les autres. Les siens avant les autres. Son village avant les autres. Les paysans avant les autres. Plus on s'éloigne de lui, plus on s'éloigne de la réalité. Une sorte de hiérarchie règne, dont lui est le sommet naturel et légitime. Avec ses proches, il forme une espèce de communauté, plus proche de la famille que de la société : la société est pleine d'étrangers. Ne parlons pas de l'État, qui n'est même pas humain. Tout ce qui dépasse m'est étranger, tout ce qui m'est étranger m'indispose.
Notre homme possède : il trouve là sa subsistance, son moyen de vivre et son identité. Comprenons qu'il ne supporte guère d'être dépossédé. C'est ce phénomène que l'on retrouvera, quelque peu modifié et urbanisé, dans le quant à soi de la petite bourgeoisie, tout aussi inquiète de son individualité, de sa subjectivité et de ses possessions. Ce qui est à moi est à moi, ce qui m'appartient m'appartient, et à personne d'autre. Le petit-bourgeois pactise mieux et plus facilement avec les institutions politiques, il s'adapte mieux et plus aux institutions culturelles, parce qu'il les maîtrise plus, parce qu'il en connaît mieux les arcanes, parce qu'il participe plus à leur mise en place. Mais fondamentalement, bien que parfumé, il demeure ce paysan boueux, terrifié à l'idée d'être dépossédé. La petite bourgeoisie est de surcroît plus frileuse que la paysannerie : elle a déjà un pied dans la place. De ce fait, elle hésitera plus longtemps avant de se risquer au combat. Elle a plus à perdre.
Comme nous l'avons dit, sur le plan philosophique, ce schéma correspond à l'identification et à la défense d'une subjectivité radicale, qui s'opposerait à la primauté d'une quelconque transcendance incarnée, ou à la primauté d'une quelconque réalité globale. L'individu face à la société, l'individu face à la raison, l'individu face à la science. Si selon le cas, notre individu s'identifie partiellement à l'un de ces schémas, s'il prétend ici ou là incarner la société, la culture, la raison ou la science, la référence de base reste ce qui lui est propre : sa personne, son bien, sa subjectivité.
Une réaction anarchiste
Comme toute manière d'être, ce fonctionnement individualiste trouve son intérêt quelque part. Comme toujours, comme n'importe quel fonctionnement existentiel, c'est comme garde-fou d'un excès inverse que notre paysan trouve son sens et son utilité. Dans le domaine philosophique, il interpelle ceux qui élaborent de complexes mécanos intellectuels et culturels pour mieux les réifier, les glorifier, les déifier. Que ce soit sur le plan politique, scientifique ou intellectuel, il dénonce tout ce qui prive l'homme de son existence propre, confisquée au bénéfice d'un schéma métaphysique ou idéal quelconque. Il dénonce le pouvoir, sa pompe et ses abus, il dénonce l'illusion, celle d'une culture qui de son propre aveu ne cesse de concocter des inventions qu'elle érige en réalité. Et surtout il dénonce tous ceux qui prétendent lui dicter une conduite, lui dicter une pensée, lui prendre son bien, et lui voler son âme.
Ni dieux ni maîtres, les anarchismes, de gauche à prétention idéaliste, ou de droite à prétention réaliste, sont les inclinations naturelles, plus ou moins tempérées ou déguisées, de nos poujadistes en tous genres. " Ma vérité est en moi. " " La vérité est en moi. " Mais ils oublient un tantinet trop facilement, que là où se trouve la vérité se niche aussi le mensonge. " Mais au moins, aussi mensonger soit-il, ce mensonge est le mien! " s'écrient-ils. L'est-il vraiment? Ils oublient sans doute un peu vite qu'eux-mêmes sont des êtres de culture, qui véhiculent des normes, qui imposent arbitrairement des règles du jeu, en dépit de leurs tentations naturalistes. Ils savent, encore heureux, voiler jusqu'à un certain point cette nature dont ils sont si fiers. Ils n'éprouvent pas nécessairement le besoin de péter ou roter bruyamment en public. Ils savent se taire, parfois. Ils savent répéter ce qui mérite d'être répété, ou ce qui ne le mérite guère. Ils savent reconnaître que celui-ci est un homme digne de ce nom, que celui-là est un maître, que cet autre mérite d'être entendu, même s'il nous choque, même s'il nous maltraite, même s'il nous impatiente. Mais globalement, il est difficile de l'avouer. Il nous est difficile d'admettre que l'autre nous est nécessaire pour nous protéger de nous-même. Il nous est difficile d'accepter notre médiocrité et d'agir en conséquence. Et il est très pénible de confier à l'autre le soin de notre être. Pourquoi donc lui ferai-je confiance, à celui-là? Il n'est là que pour lui-même, comme moi! Il n'est que le propriétaire de son propre bien!