Revue

Philosopher au primaire en ZEP

On ne peut pas, me semble-t-il, enseigner en zone d'éducation prioritaire sans être frappé par des caractéristiques que présentent, plus régulièrement que les enfants d'autres quartiers, les élèves qui y sont scolarisés :

  • manque d'appétence pour le travail scolaire;
  • estime de soi défaillante, individualisme, voire agressivité;
  • insolence;
  • perception de l'école comme un milieu étranger, sur lequel on n'a pas de prise et qui véhicule des valeurs en rupture avec celles du milieu d'origine : famille, amis...

Toutes ces caractéristiques, liées les unes aux autres, expliquent au moins en partie pourquoi une fraction importante de la population scolaire de ces établissements s'engage dans une sorte de spirale de l'échec dont le mouvement est très difficile (et dans certains cas hélas impossible) à inverser. Les enseignants en charge de ces élèves multiplient les tentatives pour briser ce cercle. C'est le cas de l'école élémentaire, dans le quartier de la Grâce de Dieu, à Caen, où j'enseigne depuis vingt ans.

Parmi ces essais, parfois maladroits, certains méritent qu'on s'y arrête, car, en les mettant en place, on ne vise pas le domaine strict de la remédiation, ou le champ des disciplines inscrites au programme : on prétend intervenir plus globalement sur les élèves, en favorisant leur accès à une parole authentique, à des relations sociales plus élaborées. On veut, par là, développer leur estime d'eux-mêmes et leur permettre de devenir des citoyens à part entière. Il s'agit, en développant leur faculté de jugement, de leur permettre de penser de façon autonome, " par eux-mêmes ", et de leur montrer (ou plutôt de leur faire sentir) qu'ils ont leur destin, individuel et collectif, entre leurs mains. Parmi les activités répondant à ces caractéristiques mises en place dans notre école, je pourrais citer, chronologiquement, l'institution d'un conseil d'enfants, qui réunit deux ou trois fois par an les élèves élus dans les classes en tant que délégués de leurs camarades. Nous traitons, dans ces réunions, de questions d'organisation ou d'équipement de l'établissement. Des sujets plus délicats sont également abordés, comme le comportement des élèves. Un code de bonne conduite a ainsi été élaboré, et des tentatives de médiation de la violence par les élèves ont vu le jour.

On pourrait également parler d'autres activités, qui permettent des contacts réguliers entre enfants. Elles ont comme point commun de favoriser le tutorat d'élèves, généralement issus des petites classes, par des aînés, venant généralement des cours moyens de l'école primaire : aide à la copie des leçons, au rangement du cartable, encadrement de groupes pratiquant des jeux de société, et spécialement des jeux coopératifs, lecture de contes, sorties scolaires associant des classes de niveaux différents (un CM et un CP par exemple), avec tutorat individuel, en particulier pour les tâches matérielles, etc. On pourrait évoquer aussi la possibilité qu'ont les élèves d'exercer des responsabilités diverses (délégué au Conseil d'enfants, responsable du tri des déchets, médiateurs dans la cour...).

La philosophie pour enfants

Dans ce contexte, l'opportunité d'une formation en philosophie pour enfants est apparue comme susceptible d'enrichir la palette de ces activités. Le module de formation proposé par l'IUFM (institut universitaire de formation des maîtres) de Caen, mis en place à l'initiative de deux professeurs, Marc Bailleul et Charles Barbier, a cette spécificité, unique en France, de durer quatre semaines. Ceci permet non seulement d'avoir une information très complète sur les aspects théoriques de la démarche, mais aussi de consacrer du temps à un début de mise en pratique, entre adultes et face à des élèves. Cette formation est basée sur le programme mis au point par Matthew Lipman, philosophe et pédagogue américain contemporain.

Au retour du stage, en avril 1998, nous avons commencé à l'utiliser, puis nous l'avons inscrit aux emplois du temps en septembre de la même année. Les seuls élèves concernés étaient issus des CM2, et ceci pour plusieurs raisons. La première est que, bien que les concepteurs de la méthode affirment qu'on peut l'utiliser dès l'école maternelle, il nous semblait que le niveau d'abstraction requis pour aborder ces débats avec quelque profit était davantage le fait de nos élèves les plus âgés. D'autres causes, liées à la multiplicité des projets mis en place dans une école comme la nôtre, qui compte une dizaine de classes, et aux choix ou aux disponibilités des collègues, expliquent également cette limitation. Donc, puisqu'il n'était pas question de pratiquer ces activités dans toutes les classes, nous avons délibérément choisi de ne travailler, au moins dans un premier temps, que sur les deux classes de CM2 de l'école. Mais, au fil du temps, un certain nombre de paramètres ont évolué : postes qui ferment, réorganisation pédagogique de l'école, intérêt des uns ou des autres... En 1999-2000, ce sont quatre classes qui ont bénéficié de séances de philosophie pour enfants et, en 2000-2001, au moment où ces lignes sont écrites, ces activités ont pu être organisées dans six classes différentes, allant du CP au CM2.

Dans la pratique, nous avons opté pour un travail en co-intervention. En tant que titulaire du poste ZEP de l'école, j'anime les différentes séquences dans les classes concernées (sauf dans l'une d'elles, un CE1, pris en charge par la maîtresse et la directrice de l'école, qui ont toutes deux également suivi le stage de formation). Le maître titulaire, présent dans la classe, intervient également, mais de façon moins systématique. Il a plutôt un rôle d'observation du comportement des élèves, par exemple à l'aide de grilles mises au point en commun, et d'orientation du déroulement des séances. Les romans écrits par M. Lipman sont utilisés dans l'ensemble des classes concernées, y compris dans les CP. Dans ce dernier cas, cependant, la méthode préconisée par l'auteur ne peut pas être appliquée de façon stricte, car les élèves ne sont pas des lecteurs autonomes. Il nous faut donc plus ou moins adapter le déroulement, en lisant nous-mêmes, et en reformulant les idées émises spontanément après cette lecture pour en faire de réelles questions.

Séances de formation des enseignants

La philosophie pour enfants a ceci de particulier que les enseignants qui s'y forment, ou qui la pratiquent, peuvent vivre des situations analogues à celles qu'ils proposent à leurs élèves. M. Lipman et ses continuateurs le préconisent d'ailleurs. Rien de tel, pour avoir une idée précise de ce qu'est une discussion philosophique, une " communauté de recherche entre pairs ", pour être à même de mener l'une et d'aider les élèves à constituer progressivement l'autre, que de vivre soi-même une activité comparable. Au retour du stage, après une réunion de présentation de la philosophie pour enfants, de ses objectifs et de sa démarche, j'ai donc proposé à mes collègues de nous retrouver, à intervalles plus ou moins réguliers, dans des séances de philosophie pour enfants... pour adultes! Le déroulement adopté est calqué sur celui que décrit Lipman, et qui est majoritairement utilisé avec les élèves :

a) au cours d'une première séance, on lit en commun un extrait d'un ouvrage " philosophique "; cette lecture amène les participants à proposer des questions d'ordre général inspirées par le texte; un premier débat peut alors avoir lieu, portant sur l'intérêt, la pertinence, le caractère non particulier des questions posées; on choisit ensuite l'une d'elles au moyen d'un vote à main levée.

b) lors d'une nouvelle séance, la question choisie est débattue dans le groupe. L'animateur organise les débats, après avoir proposé un plan de discussion qu'il a soumis à l'ensemble des participants : ceux-ci disposent, en début de séance, de quelques minutes pour en prendre connaissance et y réfléchir individuellement ou en petits groupes.

Ces séances ont été largement appréciées des collègues, et ne sont sans doute pas pour rien dans l'élargissement progressif du public scolaire concerné maintenant par la philosophie pour enfants dans notre établissement. Peut-être, au sein d'une équipe qui fonctionnait déjà globalement bien, a-t-on pu voir se développer une certaine connivence passant par exemple, mais pas seulement, par des allusions à ce qui se vivait dans les temps de philosophie.

Écriture d'un roman à visée philosophique

Le texte servant de support à ce travail est un récit que j'écris moi-même au fur et à mesure de l'avancée du travail. Il ne fait aucun doute que s'essayer à l'écriture est un exercice très formateur, et ceci quel que soit le type d'écrit à produire (compte-rendu, mémoire...). L'intérêt d'écrire un texte de fiction réside en partie dans le fait que, pour la plupart d'entre nous, la pratique de notre métier d'enseignant ne le réclame pas. La liberté qu'on éprouve dans le fait d'inventer des personnages, de les faire vivre, penser, agir à sa guise, et la part de création " artistique " inhérente à ce travail sont, sinon nouveaux, du moins source d'un plaisir inédit dans le cadre professionnel. Mais la tâche n'est pas simple. Outre les exigences liées à la rédaction d'un écrit de fiction (vigilance quant à la syntaxe, voire quant au style, cohérence des lieux, dates, personnages, de leur psychologie, de leurs mésaventures), il importe de suggérer, dans un récit aussi construit que possible, des pistes multiples pouvant déboucher sur des questions philosophiques, ou, au moins, qui puisse donner lieu à une discussion philosophique. Tout ceci en tentant de produire un récit vivant, émaillé, si possible, de quelques notes d'humour : la fréquentation régulière d'Elfie, l'héroïne du roman de Lipman utilisé avec les élèves, ne nous y a pas trop habitués, convenons-en. Bref, il s'agit là d'une sorte de défi, mais c'est probablement ce qui fait une partie de l'intérêt de l'exercice. L'autre partie est constituée du travail de réflexion philosophique qu'il s'agit de mener, et, plus spécifiquement, de lecture. On a peu de chance, quand sa culture philosophique se limite à de lointains souvenirs de classe terminale, d'alimenter un tel projet avec sa propre réflexion. Il importe donc de se documenter, de lire des ouvrages ou articles philosophiques (ou qu'on juge tels), et d'avoir une certaine ouverture d'esprit permettant de questionner le monde qui nous entoure.

Le travail d'écriture en lui-même se déroule selon une procédure prévisible : à partir d'une liste de questions établie au préalable et enrichie progressivement par des lectures, des réflexions personnelles, des discussions, ou toute autre source, je regroupe celles qui me paraissent pouvoir apparaître dans le cadre du chapitre à écrire, en veillant à respecter une certaine diversité. J'évite par exemple, autant que faire se peut, de ne suggérer que des questions à dominante psychologique, par exemple. Une fois la rédaction commencée, il s'agit de faire entrer le plus grand nombre possible de ces questions dans le texte, en respectant les contraintes fixées ci-dessus. Parfois, avec un peu de chance, l'opportunité d'introduire une ou deux nouvelles questions peut se présenter en cours de rédaction, au prix d'un petit ajout ou d'une petite entorse au déroulement prévu. Jusqu'à présent, disons que la " sauce a pris ". Je suis relativement satisfait du résultat obtenu, la lecture par les collègues ne déclenche pas des huées ou des rafales de bâillements, les questions proposées sont nombreuses et diverses et les discussions subséquentes satisfaisantes pour les participants et l'animateur. Que demander de plus?

Pour aller plus loin..

Pour les lecteurs désireux d'en savoir plus sur l'expérience menée dans notre école, et plus spécifiquement en ce qui concerne le travail avec les élèves, je suggère la lecture de deux articles que j'y ai consacrés :

dans la revue Résonances, mensuel de l'école valaisanne, en Suisse, dossier La philosophie à l'école, qu'on peut aussi consulter sur Internet à l'adresse suivante :

http ://www.ordp.vsnet.ch/ResAvril00/sommaire. htm)

dans la revue Espace social, d'avril 2001 :

Un article consacré à la philosophie pour enfants a été publié dans le numéro du Monde de l'Éducation d'avril 2001, n° 29. Cet article fait référence, entre autres, à notre expérience. Pour une information plus exhaustive, voir le site Internet que j'ai élaboré :

http ://www.chez.com/gillg14

EXTRAIT DU ROMAN

Écoute, dans notre métier, comme dans d'autres probablement, il est important qu'une confiance sans faille s'installe entre les membres de l'équipe. Or, comment faire confiance à quelqu'un, si on ne le connaît pas? Et on ne connaît les gens qu'à travers ce qu'ils nous disent d'eux. Toi, tu ne dis rien. Tu avances constamment masqué.

Et si c'est ma façon d'être, à moi? La confiance, c'est aussi être capable d'accepter les autres tels qu'ils sont, et pas tels qu'ils devraient être. On dirait que vous avez peur des différences. En fait, vous voudriez que tout le monde vous ressemble : il faudrait faire ceci et pas cela, penser comme ceci et pas autrement. Vous semblez ne pas pouvoir faire la différence entre intégrer et assimiler. Mais te rends-tu compte, Anne-Lise, que tu reproduis là un comportement qui évoque, à s'y méprendre, celui d'un gourou, dans une secte : je fixe les bonnes manières d'être et de penser, je diabolise tout ce qui ne correspond pas à ce modèle, et, une fois ce pouvoir établi, j'en abuse. Si c'est comme ça que tu comptes exercer ta supériorité hiérarchique, sois certaine que tu me trouveras toujours en travers de ton chemin.

Ça, c'est le vieux soixante-huitard qui repointe le bout de son nez, intervint Lefebvre, qui n'était finalement pas si timoré que ça. C'est un autre de tes masques, celui de l'éternel rebelle, toujours le poing levé, qui hurle des slogans vides de sens. Celui qui est convaincu de détenir la vérité : vérité immuable, fière, belle, comme le crépuscule sur une barricade. Même si la barricade est entourée de vitrines brisées et d'arbres arrachés par des jeunes prétendument incontrôlés. Moi, je pense qu'il serait temps d'en finir avec cette habitude du " non " systématique, qui est le symptôme évident d'un manque total de maturité, ou, si tu préfères, d'un complexe d'OEdipe mal résolu. Voir un enfant de trois ans dire " non " à tout paraît tout à fait normal. Mais qu'il le fasse encore un demi-siècle plus tard me pose problème.

Télécharger l'article