Repérer, mémoriser et évaluer ses connaissances philosophiques en terminale.
Des connaissances indéterminées
Le point de départ de ma réflexion didactique fut le suivant : comment faire en sorte que mes élèves puissent identifier à l'intérieur de mon enseignement les éléments à partir desquels ils pourraient construire une réflexion personnelle qui ne se contente pas d'être le reflet plus ou moins fidèle de mon cours?
Cette question s'imposa à moi au bout de quelques semaines d'enseignement alors que je m'astreignais à construire mes cours avec la plus grande rigueur dissertative qu'il m'était possible. Nul ne s'étonnera alors de ce que fut ma déconvenue lorsque je dus procéder à la correction de mon premier paquet de copies. Elle fut à la hauteur de ce que dût être l'embarras de mes élèves quand il furent confrontés aux sujets que je leur avais proposés et qu'ils se demandèrent l'usage qu'ils pourraient bien faire du cours qu'ils avaient suivi depuis plusieurs semaines. Quelques-uns, déjà rompus à un usage critique de leur jugement, en firent une bonne utilisation. Malheureusement, la grande majorité ne réussit au mieux qu'à faire un usage doxographique du cours diamétralement opposé à ce que j'attendais. Ainsi, lors du corrigé du devoir, je fus confronté à cette question cruciale : " Mais, monsieur, que fallait-il savoir, quelles références fallait-il mobiliser et comment fallait-il les mobiliser? ". Ajoutons à cela le dépit de l'élève ayant obtenu un 7 ou un 8 et qui vous dit : " Je ne comprends pas, j'avais appris mon cours, j'ai tout remis dans mon devoir et j'ai une sale note ". Il me sembla alors que mon cours avait à leurs yeux une telle unité, que j'avais d'ailleurs recherchée, qu'ils ne voyaient pas quels éléments ils auraient pu en extraire pour les réinvestir dans une réflexion personnelle et problématique clairement centrée sur la question qui leur était posée. En d'autres termes, les élèves me posaient cette question au cur de toute réflexion didactique : " Que dois-je savoir et comment puis-je réinvestir mes connaissances? " Pour la plupart des disciplines scolaires, la réponse à la première partie de la question serait guidée par le programme. Mais, s'agissant de l'enseignement de la philosophie, ce recours nous est fermé par les instructions de 1925.
En effet, en philosophie, le programme est constitué d'une liste de notions et d'une liste d'auteurs. Mais, s'agissant de l'étude des notions, une entière liberté est laissée aux professeurs et la liste des auteurs n'a de valeur qu'indicative quant au choix des références sur lesquelles ils peuvent s'appuyer pour construire leurs cours. De plus, il n'est absolument pas demandé aux professeurs de faire un enseignement d'histoire de la philosophie.
Alors, que faut-il savoir si les connaissances à acquérir ne sont pas précisément déterminées par le législateur? Et d'ailleurs, en philosophie, est-ce le savoir qui prime ou bien le rapport que l'on entretient à celui-ci? De prime abord, les instructions de 1925 sembleraient plaider en faveur de la seconde position puisqu'elles stipulent qu'il ne faut pas " sans doute méconnaître la valeur intrinsèque des connaissances que va fournir le professeur de philosophie à ces élèves; cependant par la nature même de ces études et par les bornes que l'âge des élèves y impose elles ont surtout une valeur éducative ", et non pas primordialement instructive pourrait-on comprendre. Lors de ce premier corrigé, je ne pus donc répondre aux interrogations de mes élèves qu'en reprenant les propos d'un de mes professeurs d'université selon lequel " on juge la réflexion d'un étudiant à partir des éléments du cours qu'il a su abandonner plutôt qu'à partir de ceux qu'il a absolument tenu à exhiber ". Pour mes élèves, cette formule ne constitua cependant pas une réponse satisfaisante et ils la prirent au mieux comme une énigme, au pire comme une dérobade.
Pourtant, au travers de cette formule, se trouvent engagées tout à la fois la spécificité et la difficulté de l'enseignement philosophique qui a pour finalité d'apprendre aux élèves à faire un " usage éclairé de leur jugement ". L'enseignement philosophique est en effet conçu comme une éducation à la liberté intellectuelle qui impose que chacun acquière progressivement la capacité de choisir de manière raisonnée les éléments sur lesquels il fondera son jugement. Mais, pour choisir de manière éclairée entre différents éléments de connaissance pour affronter un problème qui n'est pas d'emblée donné, encore faut-il pouvoir identifier le corpus de connaissances au sein duquel ce choix est susceptible de s'opérer. Une dissertation de philosophie, c'est en effet pour nous la mise en uvre du jugement, c'est-à-dire de la capacité à faire se rencontrer un problème, rendu signifiant grâce à des exemples, avec des distinctions conceptuelles qui l'éclairent. Or, comme le remarque Kant : " les intuitions sans concept sont aveugles et les concepts sans intuition sont vides ". En conséquence, si nous ne faisons pas l'effort d'aider nos élèves à identifier précisément les distinctions conceptuelles à l'uvre dans nos cours, parce que nous les présentons souvent sous la forme d'unités indivisibles (paradigme du cours comme uvre), nous nous exposons au double risque d'avoir des copies aveugles, c'est-à-dire simplement narratives, ou des copies vides c'est-à-dire récitatives.
C'est donc pour tenter de résoudre ce problème de la nécessaire " élémentarisation " de mes cours sans renoncer à la forme dissertative que j'ai essayé d'élaborer un " outil " qui permettrait à mes élèves de repérer de manière systématique les éléments qu'ils pourraient réinvestir dans leur réflexion personnelle.
Le tableau notionnel : vers une élémentarisation du cours
Le double problème du rapport aux connaissances
Ce qui fait pour les élèves à la fois l'attrait et la difficulté de la philosophie en classe de terminale c'est qu'elle est une nouvelle discipline, à la fois fascinante et effrayante, qui les confronte tout au long de l'année à une somme importante de nouvelles connaissances qu'ils doivent s'efforcer de réinvestir selon deux modalités nouvelles : la dissertation sur questions et la dissertation sur texte. Pour qu'ils réussissent leur année, il faut donc leur permettre d'organiser cette masse d'informations en vue, d'une part de pouvoir les réinvestir dans les exercices philosophiques pendant l'annéé, d'autre part de faciliter leurs révisions. Ce moment est en effet celui où il leur faut évaluer le plus vite possible leurs connaissances et lacunes en vue de l'examen.
Il me semble donc que si l'on n'essaie pas de répondre à cette double exigence, on risque de perpétuer l'idée selon laquelle la réussite en philosophie dépendrait du génie propre de chacun et qu'il n'y aurait donc pas d'intérêt à fournir un travail d'apprentissage régulier, manifestement difficile et cependant peu fructueux.
Que dois-je savoir pour penser?
Pour tenter de prendre en charge ce problème, j'ai pensé qu'il convenait de partir d'une question simple : comment ma réflexion se construit-elle? Il m'a alors semblé qu'elle s'appuyait sur deux éléments : les questions et les distinctions conceptuelles. L'idée qui a dès lors sous-tendu ma réflexion didactique consistait à trouver un moyen de permettre à mes élèves d'identifier le plus vite possible ces éléments fondamentaux pour qu'ils puissent ensuite en faire un usage fructueux, et évaluer rapidement l'état de leurs connaissances au moment des révisions. Néanmoins, comme mon cours ne pouvait se résumer à une énumération sans ordre de questions et de distinctions conceptuelles, il me fallait intégrer ces éléments à une problématique qui, dans l'optique de l'acquisition des techniques de dissertation, devait conserver un caractère nécessaire à tout acte éducatif. J'ai alors entrepris, pour chacun de mes cours, de construire un document de récapitulation intégrant ces différents éléments. Voici un exemple de tableau notionnel.
La technique, expression ou asservissement de l'humanité?
Questions à étudier | Eléments de réponse relatifs aux questions posées | ||
---|---|---|---|
Qu'est-ce que la technique? |
Un procédé utilitaire
P. Ducassé, Définitions de la technique (technique et technologie) |
Un maniement d'outils
G. Viaud, Qu'est-ce qu'un outil? |
L'auxiliaire et la matérialisation de la science
J. Ellul, Les rapports de la science et de la technique |
Que nous apprend la technique sur l'homme? |
Qu'il est le plus faible des animaux
Platon, Le mythe d'Epyméthée et de Prométhée |
Qu'il est le plus intelligent des animaux
Aristote, La main et l'outil H. Bergson, L'homo-faber |
Qu'il est un démiurge
R. Descartes, L'homme comme maître et possesseur de la nature |
Que penser du développement de la technique? |
Qu'il contribue au bien-être de l'humanité
D. Diderot, Éloge de la technique |
Qu'il est source d'asservissement
H. Arendt, L'homme conditionné par les machines |
Qu'il guide aveuglément l'humanité
H. Jonas, La technique comme " vocation " de l'humanité |
Un double principe : faciliter le processus d'apprentissage et de mémorisation tout en conservant l'unité problématique du cours
Pour que les élèves puissent au mieux identifier et mémoriser leurs connaissances, il m'a semblé nécessaire que l'outil que je mettais à leur disposition réponde à plusieurs exigences inhérentes au fonctionnement de la mémoire tel que l'analyse Bergson dans L'énergie spirituelle. Considérant le processus de mémorisation et de remémoration il se demande en effet : " Comment apprendre par cur quand ce n'est pas en vue d'un rappel instantané? " Ce à quoi il répond " On lit un morceau attentivement, puis on le divise en paragraphes ou en sections, en tenant compte de son organisation intérieure. On obtient ainsi une vue schématique de l'ensemble. Alors, à l'intérieur du schéma, on insère les expressions les plus remarquables. On rattache à l'idée dominante les idées subordonnées, aux idées subordonnées les mots dominateurs et représentatifs, à ces mots enfin les mots intermédiaires qui les retiennent comme une chaîne. [. .] On ne rattache donc plus ici mécaniquement, des images à des images, chacune devant ramener celle qui vient après elle. On se transporte en un point où la multiplicité des images semble se condenser en une représentation unique, simple et indivisée. C'est cette représentation que l'on confie à sa mémoire. Alors, quand viendra le moment du rappel, on descendra du sommet de la pyramide vers la base. " (" L'effort intellectuel ", in L'Énergie spirituelle, F. Alcan pp. 170-172).
J'ai donc essayé de construire cette représentation unique où tout mon cours se condenserait autour des questions et des distinctions conceptuelles. Il me semblait de plus, qu'afin d'être efficient, ces tableaux devaient se constituer d'éléments simples, faciles à mémoriser. Ainsi, j'ai essayé de faire en sorte que les questions et les distinctions conceptuelles qui s'y trouvent soient les plus simples et claires possibles. Par ailleurs, à partir de ces éléments fondamentaux facilement mémorisables, il fallait aussi que ces tableaux ne constituent pas une fin en eux-mêmes (ils n'auraient alors été qu'une version condensée des désastreux abrégés de philosophie dont sont friands nos élèves). Au contraire, il fallait qu'ils facilitent le processus régressif que mentionne Bergson et permettent ainsi aux élèves d'aller du concept à son élaboration philosophique contenue dans les textes de références (les titres donnés aux textes sont, eux aussi, des indicateurs mnémotechniques) et finalement au cours qui n'est pas autre chose que l'explicitation et l'articulation de ces analyses en un tout cohérent.
Dernière exigence : ne pas renoncer au profit d'un saupoudrage philosophique à l'exigence d'unité du cours. Il convenait donc à la fois de faire apparaître la problématique générale du cours, que le titre du document indique, afin d'essayer de faire ressortir les enjeux de la notion, et l'ordre des questions et des éléments de réponse. Pour récapituler, on peut dire que ces tableaux répondent à quatre exigences : être synthétiques, simples, ordonnés tout en favorisant le processus de remémoration.
Le triple intérêt du tableau notionnel
Pour utiliser depuis six ans ces tableaux notionnels, il me semble qu'ils offrent pour les élèves trois types d'intérêts.
Tout d'abord, ils leur permettent d'identifier à l'intérieur d'un cours, qui de manière générale reste " magistral ", les éléments importants susceptibles de faire l'objet d'un apprentissage. Ces éléments, condensés en une représentation unique, indiquent alors aux élèves que la tâche d'apprentissage qui leur incombe est loin d'être abyssale, ce qui leur semble être le cas lorsqu'ils imaginent que c'est l'ensemble du cours qui doit faire l'objet d'une mémorisation systématique.
Deuxièmement ce qui semble déterminant pour les élèves c'est la possibilité d'auto-évaluation. Non seulement ils leur permettent d'évaluer l'état de leurs connaissances (quels éléments présents dans le tableau ai-je retenu?) mais aussi le niveau de celles-ci (de quelles analyses procèdent ces distinctions conceptuelles?). C'est ici le caractère régressif du tableau qui mène aux auteurs, puis au cours, dès lors que l'on ne comprend plus précisément le raisonnement ou la thèse développés dans un texte, qui est capital. Ainsi les élèves peuvent évaluer, tant quantitativement que qualitativement, leur niveau de compétence, ce qui leur permet de combler leurs lacunes. Ajoutons que pour faciliter ce travail de révision, je demande à mes élèves, pour le cours suivant, de rédiger une page que je vérifie et note. Je rédige moi aussi cette page, que je leur distribue au début du cours, pour qu'ils la lisent pendant que je vérifie qu'il on bien fait la leur. Ils disposent donc d'une double trace écrite des analyses que nous avons menées.
Enfin, ces tableaux n'étant pas uniquement des outils de mémorisation, ils ont pour fonction à la fois ultime d'aider les élèves dans le développement de leur jugement, la construction d'une réflexion personnelle. En effet, que se passe-t-il quand des élèves sont confrontés à un sujet de dissertation? Ayant analysé et problématisé le sujet, ils doivent lier entre elles les idées qu'ils ont retenues en un tout cohérent. Or, les éléments dont ils disposent, ce sont en premier lieu les distinctions conceptuelles qu'ils empruntent à leur culture mais aussi principalement à leur cours de philosophie. S'ils identifient clairement et aisément ces éléments, ils sont alors mieux à même de les réinvestir. De plus, on peut espérer que la forme du tableau (les distinctions conceptuelles répondent à des questions différant nettement par leur formulation des sujets proposés à l'examen) détourne les élèves d'un usage mimétique du cours.
Aider à s'orienter dans la pensée
Sans surestimer la valeur de ces tableaux notionnels qui, parce qu'ils ne sont que des outils, ne peuvent être gage d'aucune réussite, il me semble qu'ils offrent le double intérêt
- de rassurer nos élèves, souvent perdus dans l'étendue et l'indétermination de connaissances philosophiques nécessaires pour l'examen (qui reste ne l'oublions pas leur objectif);
- de ne pas limiter la liberté du professeur. En effet, ils n'imposent aucune modalité de réflexion, aucune obligation de problématique et de références. Ils partent simplement de l'idée que les questions et les distinctions conceptuelles sont au cur de notre enseignement et que ce sont elles que l'on souhaite voir opérer dans les dissertations. Dès lors, il semble important, non pas dans l'ordre de notre réflexion propre mais dans l'ordre de son exposition, que ces questions et ces distinctions soient les éléments saillants qui permettront à nos élèves, comme autant de balises, de se repérer dans nos cours et donc de s'orienter dans la pensée.