La pratique a montré qu'il faut adopter une démarche originale pour philosopher avec vingt-sept élèves du cycle 3. Alain Delsol, docteur en sciences d'éducation et instituteur, a mis au point un dispositif spécifique1 impliquant tous les élèves dans cette expérience. Ci-dessous les dynamiques que celui-ci suscite, tant par la disposition spatiale que par les rôles investis par les élèves2.
LA DYNAMIQUE CRÉÉE PAR LA DISPOSITION SPATIALE
Nous rappelons brièvement la répartition dans l'espace : neuf élèves " discutants " sont assis en U. Autour d'eux les observateurs. En face se trouvent trois élèves investis des rôles de président, de reformulateur et de synthétiseur. Près de celui-ci, mais en retrait, le maître.
Le dispositif fait penser à un atome.
Le noyau central est constitué par la parole. Le micro assure la circulation de celle-ci, mais aussi sa mise en valeur. Dirigée d'abord vers le maître, puis vers les animateurs, elle finit par investir le centre. Grâce aux observateurs actifs, la parole qui fait sens ne se perd pas : réfléchie par eux, elle revient au centre sous forme de questions.
Un cercle intérieur entoure cet espace de parole. Il est formé par les " discutants " et les trois animateurs. Les " discutants " sont à la fois assez éloignés pour ne pas se gêner et assez proches pour se sentir et part entière et partie d'un tout. Les trois animateurs sont assis à une table. Cette différenciation facilite aux uns le regard extérieur, aux autres l'acceptation d'une autorité déléguée.
Le cercle extérieur ceinture l'ensemble. Il est composé du tableau (avec les mots-clé) et des observateurs. Leurs regards et leur attention stimulent ceux qui débattent, leur participation active transforme le système statique en synergie.
Le vide créé par le maître permet à la parole, et donc à la pensée, d'émerger et de devenir le centre de l'activité de tous. L'espace classe devient espace de réflexion.
LES DYNAMIQUES CRÉÉES PAR LES DIFFÉRENTS RÔLES
Le maître propose le thème, rappelle les règles et installe les animateurs dans leur fonction. Ceux-ci restent en place trois semaines, les " discutants " et observateurs échangent toutes les semaines. Nous analysons ici chacun de ces rôles.
Le rôle du président est de donner la parole et de veiller à l'ordre. Beaucoup d'élèves aiment être président, surtout ceux qui sont scolairement faibles. Pourtant ce rôle est plus difficile qu'il ne paraît. Laurie nous l'explique : " C'est qu'il y a beaucoup d'élèves qui lèvent le doigt, alors regarder et écrire en même temps c'est un peu dur. "
L'autorité déléguée montre à chacun que c'est un droit, mais aussi une qualité qu'on acquiert. Les uns apprennent ici à s'affirmer, les autres à respecter l'autorité, même lorsqu'elle est exercée maladroitement.
Le reformulateur note les paroles de ses camarades et toutes les trois prises de parole, il résume ce qu'il a entendu. Mais il est confronté à différentes difficultés. L'intervention n'est pas toujours claire. Ainsi, Romain s'aperçoit qu'il ne peut résumer ce qu'il n'a pas compris : " J'ai pas très bien compris ce qu'a dit Paul, enfin je vais essayer de répéter. Non, j'ai pas compris sa phrase ". Le débit de la parole est parfois très rapide. Ainsi, Alexandre explique : " Je ne fais qu'écouter, parce qu'il faut pas une seconde d'inattention sinon tu perds toute la discussion de l'élève. Je dois écouter et ne faire que ça " et il conseille " c'est pourquoi il ne faut pas réécrire tout ce qu'ils disent. Tu marques juste les mots les plus importants ". Et puis le reformulateur doit transformer un langage direct en un langage indirect, passer du " je " au " il ", de " ma sur " à " sa sur ", ce qui n'est pas facile pour tous.
On constate que les premières interventions sont souvent des répétitions textuelles. Peu à peu l'élève apprend à résumer et à regrouper les réponses.
Le synthétiseur note les idées les plus intéressantes, rappelle les définitions élaborées et tente de relever les différentes thèses. D'abord il apprend à prendre distance, comme Maud : " J'ai pas pu récolter tellement d'informations, car vous nous racontez tellement de rêves et vous n'expliquez pas trop ". Cette distance permet au synthétiseur d'extraire et de classer l'essentiel, comme Anaïs : " J'ai relevé qu'il y avait deux thèses ".
Ici, ils apprennent à se détacher de l'emprise du débat, puis à synthétiser. Soutenu par le maître, ce rôle très difficile est de mieux en mieux assumé.
Quatre techniciens transforment la classe en atelier. Le maître les choisit parmi ceux qui n'aiment pas trop parler. L'un d'eux passe le micro aux élèves. L'espace n'est pas grand, mais il faut écouter le président, repérer l'élève appelé, le rejoindre rapidement et sans bruit.
Ce travail est aussi symbolique : le micro fait office de bâton de parole et valorise la parole. En le remettant, il autorise ses camarades à s'exprimer et relie les uns aux autres. Pour un enfant timide, c'est aussi l'apprentissage d'aller vers les uns et les autres, de donner et de recevoir.
Mais exercer des responsabilités implique aussi des inquiétudes. Alain Delsol réserve un temps après chaque séance pour une analyse de pratiques qui leur permet d'exprimer ces craintes, de parler de leurs difficultés et réussites. Constance, reformulateur, constate après sa première séance : " Moi, j'ai trouvé que c'était difficile parce qu'il faut écrire vite et c'est pas mon cas, et puis il faut que je retienne souvent trois exemples et c'est difficile; ça m'a paru plus difficile que quand j'observais. " Et une semaine après : " Moi, je trouve que c'est mieux que la dernière fois [rire] parce que la dernière fois j'ai marqué cinq lignes, et là j'en ai marqué à peu près douze, ça c'est déjà amélioré et puis j'ai trouvé ça moins difficile que la dernière fois (M : qu'est-ce que c'est qui s'est amélioré?) c'est que j'ai abrégé, comme m'a dit le maître, et j'y suis arrivée. " Une fois affronté ce travail difficile grâce au guidage discret du maître, elle constate ses progrès et le trouve finalement moins difficile. Parallèlement le futur animateur leur renvoie une image d'eux qu'ils apprennent à vérifier.
Cette manière ouverte de parler des difficultés est un moment de sincérité partagé par tous puisque tous les affrontent à tour de rôle.
Le rôle de l'observateur d'un animateur est important à double titre. D'abord il permet au futur responsable de s'initier à son rôle. Ensuite il offre une distance précieuse. Ainsi Emmanuel, observant le synthétiseur, découvre une astuce et conseille : " Il pourrait peut-être essayer de prendre ce que dit Paul [reformulateur] au lieu de prendre ce que disent tous les élèves, parce que Paul il fait déjà un petit résumé, enfin il reformule, normalement il le dit plus clairement je pense qu'il vaut mieux qu'il écrive ce que dit Paul ".
Tous font l'expérience de la différence entre " observer " et " s'impliquer ", que s'il faut s'éloigner pour mieux voir, voir ne suffit pas, " il faut le vivre " constate Clément. Tous les élèves étaient très attentifs tant au contenu qu'à la formulation de leurs critiques.
En début d'année, les observateurs des " discutants " décrochaient très facilement. Ils n'y voyaient pas d'intérêt, parfois même un piège comme Sophie : " Je suis observateur, je fais des remarques sur ce qui a été dit. Pourquoi? Pour voir si j'ai écouté! ". Alain Delsol les charge alors d'une nouvelle mission : chercher de bonnes questions. La possibilité de pouvoir intervenir dans le débat les motive. Ils deviennent des participants actifs et de plus en plus d'élèves commencent à aimer chercher des questions. Ainsi Paul brise le consensus du " c'est pas bien de mentir " avec sa réflexion " Est-ce qu'on ne ment pas des fois pour soi, pour se protéger un peu? ".
Les élèves comprennent très vite que chercher de bonnes questions donne un sens à leur présence. En passant d'un rôle passif à un rôle actif, la frustration se transforme en un travail intense qui va stimuler l'ensemble du débat.
La grande majorité aime être " discutant ". Quelques thèmes les intéressent particulièrement, tels que " Qu'est-ce que grandir? ", " Est-ce juste de donner toujours la même chose à tout le monde? ", " Qu'est-ce que l'intelligence, la bêtise? ", " La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure? " ou les étonnent comme " Qu'est-ce qui est plus important, la question ou la réponse? ". Des conflits socio-cognitifs les obligent à s'engager. Le maître les incite à répéter la parole du camarade avant de fonder leur raisonnement. Ceci oblige à une réelle écoute, puis à se positionner par rapport à la thèse exprimée. En cours d'année ils intègrent ces consignes, et on peut souvent entendre " je reviens à ce qu'a dit X, parce qu'il dit que [...] ". Par ailleurs, de fonder son raisonnement permet à Romain de mieux réfléchir " et je suis d'accord avec Maxime parce que [...] en fait non, je suis toujours pas d'accord avec Maxime ". Nous avons entendu plusieurs fois de " bons " élèves approuver la parole d'un élève " faible ". Mais beaucoup ont peur de dire des choses fausses. Emmanuel exprime ce souci : " avant j'avais du mal [...] sans savoir ce qui était bien ou pas bien ". Que " rien n'est faux " a priori crée une liberté qui les fait se sentir plus responsables. En cours d'année on les entend de plus en plus souvent se demander " comment dire? " pour exprimer une pensée qui se complexifie. Ils cherchent aussi à approfondir comme Maud : " je crois Julien, il a dit une bonne chose et qu'on pourrait continuer sur la même voie ", sans savoir comment. Dans ces cas, l'enseignant intervient pour les aider. Lorsque Emmanuel dit qu'il préfère être dans la peau du plus fort, mais découvre que taper c'est lâche, il ne peut que constater : " donc, en fait c'est un peu compliqué de choisir ". Nous devons aussi écouter Constance : " la liberté [...] c'est nous, on doit s'écouter soi-même. Parce que, si à chaque fois on écoute les autres, eh ben, en fait, on n'est pas trop libre, parce que c'est les autres qui décident pour nous. (M?) eh ben moi, je m'écoute que soi-même [rire] moi-même, oui. "
De monologues juxtaposés, les enfants passent à un véritable débat. Le cas individuel se transforme en un problème plus général, l'affectif laisse place au raisonnement. La parole de l'autre devient matériau pour construire des idées nouvelles. Le débat rassemble maintenant au-delà des personnes, et ce ne sont plus seulement les " discutants " qui débattent, mais ils font partie d'un tout qu'on pourrait bien appeler "communauté de recherche".
Pour l'enseignant, la mise en place du dispositif est une double charge en début d'année, mais peu à peu les élèves assument leurs responsabilités. Le maître est alors libéré pour porter réellement le débat philosophique, tantôt par une " absence " pour susciter la pensée réflexive, tantôt par une " présence " pour aller plus loin.
CONCLUSION
Alain Delsol a transformé le handicap des vingt-sept élèves en un atout. Son dispositif spécifique est source de différentes dynamiques. D'une part, " l'absence " du maître crée un vide qui oblige l'enfant à sortir du " désir du maître " et à s'engager dans le sens de " commencer ", " pénétrer ". D'autre part, les divers rôles incitent alternativement à l'implication authentique et à la décentration. Enfin s'ajoute la dynamique créée par la rotation du travail philosophique, chacun participant, soit à la conceptualisation et argumentation, soit à la problématisation.
Pour nous, ce dispositif encourage d'une manière significative à construire en commun une pensée autonome et critique et à expérimenter une pratique de vie nouvelle.
(1) Delsol A., " Un atelier de philosophie à l'école primaire ", Diotime n° 8, déc. 2000.
(2) Leroy J., Éveil à la pensée réflexive. Philosopher avec les enfants du cycle III, mémoire DUEPS, nov. 2001, université de Perpignan.