Revue

Le temps du monde, de Francis Wolff : une illustration de la Didactique de l’Apprentissage du Philosopher

Je tente de montrer dans cet article en quoi la démarche de F. Wolff dans cet ouvrage illustre parfaitement l’élaboration de ma didactique de l’apprentissage du philosopher

Introduction : la Didactique de l’Apprentissage du Philosopher (DAP)

La DAP est une des façons de didactiser l’enseignement-apprentissage de la philosophie que j’ai élaboré[1].
Elle repose sur une définition didactique du philosopher : « philosopher, c’est tenter d’articuler, dans un rapport au sens et à la vérité, et sur des questions essentielles pour l’humanité, un ensemble de processus intellectuels de conceptualisation de notions, de problématisation de questions et d’argumentation de thèses et d’objections ». F. Galichet a complété cette définition par une capacité d’interprétation. C’est une approche de l’apprentissage de la discipline par compétences. La DAP consiste à mettre en œuvre ces capacités de base sur des tâches complexes de lecture, d’écriture et de discussion à visée philosophique.
Cet article a pour objectif de montrer comment un philosophe contemporain, Francis Wolff, dans son ouvrage Le temps du monde (Fayard, 2023), met en œuvre de manière systématique les processus de pensée évoqués dans cette définition ; il les exemplifie. Ce qui est pour nous une confirmation de la pertinence de notre modèle didactique…

La conceptualisation de la notion de temps

L’ouvrage commence par une histoire du concept de temps dans l’histoire de la philosophie et l’histoire de la science. Un concept se situe dans le cadre d’une philosophie donnée, elle-même située dans une histoire de la pensée, et par rapport à d’autres systèmes philosophiques passés et présents. F. W. montre que la physique moderne (Galilée/Newton, plus tard Einstein) a historiquement dépossédé la philosophie de sa réflexion sur le temps de la nature. Celle-ci s’est alors repliée sur le temps humain : l’histoire au 19° avec Hegel, Marx, Comte et Nietzsche ; puis au 20° la conscience, la temporalité, le temps vécu en première personne, avec Husserl, Bergson et Heidegger.
La question de Wolff est celle-ci : « Existe-t-il une troisième voie entre le temps de la nature et le temps de la conscience ? ». Le concept wolffien de « temps du monde » permet de répondre à cette question. La création d’un concept est donc en lien avec une question posée et une difficulté rencontrée, un problème à résoudre.
Tout l’ouvrage de F. W. est dès lors tendu vers une définition du « temps du monde », qui n’est ni celui de la nature ni celui de la conscience. Elle va lui donner, après nombre de philosophes et de physiciens avant lui, bien du fil à retordre.
Son trajet consiste à prendre une piste, l’explorer, et butter en avançant sur une impasse ; il faut alors en prendre une autre, et ainsi de suite. Par exemple, Il examine au chap. 2 l’idée que la notion de changement fonde celle de temps, comme chez Bergson, mais il établit que l’impression du changement n’existe en fait que sur un fond de permanence, sinon on ne s’apercevrait pas que le monde change. Il n’y a de changement que sur fond de permanence subjective du moi ou objective du monde ; ce qui implique la notion de substance. Il peut y avoir permanence sans changement mais pas de changement sans permanence. D’où le caractère dérivé du changement par rapport à la permanence. Le temps n’étant dérivé d’aucun autre concept, on ne peut donc le définir, il est inanalysable, c’est une entité primitive. Il faut donc changer de piste pour définir le temps, la notion de temps ne pouvant être dérivée de celle de changement…
Ce processus progressif de conceptualisation va dessiner une course d’obstacles.

La création de concepts, œuvre du philosophe

Francis Wolff se veut un métaphysicien, espère rare de nos jours (A. Comte avait enterré la métaphysique, Nietzche l’avait fustigée). Il crée dans cet ouvrage le concept de « temps du monde ». Si selon Deleuze, philosopher consiste à « créer des concepts », F. W. fait œuvre de philosophe. Il a déjà, dans d’autres ouvrages, créé d’autres concepts, comme « raison dialogique », « langage-monde »… Ici, il crée d’autres concepts, en relation avec le temps, comme présentisme et éternalisme, présentité, futurité… Il précise par ailleurs – c’est de saine méthode, pour resserrer la définition - le champ d’application de ce concept de temps, c’est-à dire le domaine de son opérationalité. Il s’agit de la métaphysique descriptive, qu’il décrit comme ne visant aucune entité transcendantale comme la métaphysique traditionnelle, mais des objets immanents au monde. Avec une double perspective : analyser ce qu’est le temps hors de nous et le temps pour nous. Elle dégage l’ontologie sous-jacente de notre discours ordinaire.
Dans son entreprise de conceptualisation, F. W. est amené à préciser ce qu’il entend par « concept » : le concept de temps n’est ni la chose (le temps lui-même), ni le mot (on définit le mot lexicalement par la variété de ses usages dans la langue, mais ce n’est pas une définition conceptuelle). Et il précise comment on peut et doit définir.

La recherche de la définition d’une notion, objectif du processus de conceptualisation

Une définition doit respecter des exigences épistémologiques, auxquelles il va tenter de se tenir. Ex. : le définissant ne doit pas contenir le défini, sinon on tourne en rond. Il ne doit pas y avoir de contre-exemple, d’exception qui l’invaliderait. On peut dire ce que le concept n’est pas (définition négative) : le temps du monde n’est ni celui de la conscience personnelle, ni celui des physiciens. Mais cela ne me permet pas de connaître positivement ce qu’est le temps, son essence. L’objectif de la conceptualisation est de passer d’une notion vague et floue à un concept plus précis, en le « configurant » comme dit Deleuze. Un concept, cela se construit : Kant par exemple définit le temps comme forme pure en le vidant de tous les événements. Sa définition se fait par une opération de « vidage », d’abstraction. F. Wolff précise quelles sont les exigences d’une définition : convenir à tout le défini et à lui seul (exigence extensionnelle) ; l’extension d’un concept est l’ensemble des entités auxquelles la définition s’applique. Outre l’extension du concept, il y a aussi une exigence intensionnelle pour le comprendre, cerner la nature de la chose, enserrer le concept au plus près pour retenir ses constituants les plus riches (par exemple doué de raison pour l’homme, ou parlant). Une définition est une analyse achevée d’un concept : on cherche par exemple quels sont ses constituants (pour le temps : présent, passé, avenir) ; ou de quelle autre notion il pourrait être dérivé (Ex. : La notion de temps dérivée de celle de changement au chapitre 2). Une définition apparaît comme une thèse, car elle affirme quelque chose du concept estimée vraie.

La distinction entre méthode analytique et méthode synthétique de définition

A la fin du chap. 2, F. Wolff établit que la notion de temps est inanalysable, car non dérivée d’un autre concept : on ne peut remonter au minimum de ses constituants. Il propose alors une autre méthode de définition du temps, qui ne procède pas par l’analyse, qui n’a pas fonctionné pour le concept de temps, mais par synthèse : une synthèse conceptuelle. Ne pouvant remonter aux causes prochaines (le changement a été invalidé, il est lui-même un dérivé des concepts de permanence et de succession), il fait appel aux effets prochains, aux concepts dont le temps ne dépend pas, mais qui dépendent de lui, ne peuvent être conçus sans lui, mais n’ont besoin que de lui pour être conçus. C’est en unissant le concept de succession à celui de permanence que l’on aboutit au concept de changement. Permanence et succession sont deux concepts dérivés du temps ; et le changement est un concept qui est dérivé d’eux. Cette méthode synthétique est très intéressante, et nouvelle pour moi.

Le genre prochain et les attributs du concept, qui constituent sa différence spécifique, son propre

La définition d’un concept implique (Aristote) de déterminer son genre prochain, dans lequel il est inclus (pour le temps, ces genres sont la grandeur, comme quantité continue, ou le milieu neutre dans lequel surviennent les événements). Du côté de la compréhension du concept, concernant les attributs du temps, F. Wolff en énumère 7 au chap. 1 : le temps est unique, continu, dense, irréversible, illimité, linéaire, unidimensionnel.

Une carte conceptuelle de la notion de temps

Au fur et à mesure de ses investigations, il esquisse une trame notionnelle, une carte conceptuelle de la notion de temps. Il met en relation la notion de temps avec d’autres notions qui semblent nécessaires pour la penser : irréversibilité, changement, succession, permanence, simultanéité, antérieur, postérieur, passé, présent, futur, existence, maintenant, identité du moi…

De l’intérêt des distinctions conceptuelles pour définir

Il distingue fondamentalement dès le début de l’ouvrage la métaphysique théorique, classique, et la métaphysique descriptive, dont il se réclame.
Pour conceptualiser une notion, il est nécessaire de faire un certain nombre de distinctions conceptuelles, où l’on confronte à la fois ce qui est commun à chaque notion et ce qui les différencie[2] : temps et changement, changement et permanence, succession et permanence, succession et changement, présent et existence, présent indexical et présent objectif, maintenant… Dans le chap. 1 par exemple, il distingue temps et temporel, cours du temps et cours des événements, cours du temps et flèche du temps, temps comme grandeur et temps comme milieu, le concept de temps et le temps lui-même. Ces distinctions permettent notamment de dissiper des abus de langage. Ex. parler d’« accélération du temps », alors que le temps va toujours à la même vitesse. La distinction fondamentale dans la suite de l’ouvrage est celle tu temps-ordre versus temps-devenir. Au chap. 4, il distingue temps et intemporalité ; présentisme (seul le présent existe) et éternalisme ; temps pour nous (et pour moi) et temps en soi ; point de vue de quelque part (celui de notre conscience), et point de vue de nulle part (celui de la science). Au chap. 5, il met en relation le temps et l’existence, et plus particulièrement le présent et l’existence. Il pointe aussi que « ne plus exister » signifie en même temps et contradictoirement : « Ne plus exister » et « avoir existé ». Au chapitre 6, il dédouble la notion de présent, ce qui amène d’autres contradictions internes à la notion. Il distingue le présent indexical du temps-devenir, qui est relationnel, dure et n’existe intuitivement que pour une conscience, avec un passé ; et le présent objectif, instant sur la flèche du temps, sans durée, « dernier état du monde ».

Le recours à la métaphore

A la fin du chap. 3, la définition du concept reste introuvable. Wolff recourt alors, faute d’appui conceptuel, à deux images intuitives du temps (« A défaut d’une définition du temps, nous avons les images ») : la flèche, pensée à la 3ème personne, selon la logique chronologique de l’antérieur et du postérieur, où l’on va du passé vers l’avenir ; et le fleuve, pensé à la 1ère personne, où le futur vient vers nous (si on est tourné vers l’amont).
Ce recours à la métaphore est significatif, car celle-ci nous fait redescendre du ciel de la spéculation purement intellectuelle et rationnelle, en nous remettant en contact avec l’expérience, l’intuition. Par sa puissance de généralisation et d’abstraction, le concept nous permet une certaine compréhension du monde. Mais en décollant ainsi du sensible, du concret, du vécu, de l’éprouvé, il a un effet de clôture par son appui distancié sur la raison : il rate donc, comme le mot (« le mot est le meurtre de la chose » Lacan), une partie du réel. C’est l’image ou la métaphore qui nous dévoile ce qui était caché, opacifié, comme dissous par le concept.
Mais ces images doivent être elle-même analysées, car la métaphore ne se suffit pas : si elle fait penser, elle ne pense pas elle-même (« Ces images ne permettent pas de répondre à ces questions. Il faut retourner à l’analyse conceptuelle »). Elle doit être éclairée, conceptualisée ; à son tour. F. Galichet parlerait ici d’interprétation…
La première image, c’est le temps-ordre, ordre de succession des événements (avant, pendant, après), temps de la physique ; la seconde, c’est le temps-devenir, ordonné autour du présent (temps de tout acte de discours ou de pensée, qui va du passé vers le futur, le temps de la conscience (Saint Augustin). Le problème, c’est que ces images vont se révéler à l’analyse antagonistes.

Le recours à l’exemple comme matériau d’analyse

Il donne au chap. 4 l’exemple de M. Bourdin, qui, mal réveillé, entend successivement les coups des trois heures (trois fois un coup), sans être capable de les entendre comme l’horloge sonnant trois heures du matin. Cela lui permet d’une part de créer le concept de présentisme (ou cardinalisme), qu’il distinguera de l’éternalisme ordonniste ; et d’autre part, en s’appuyant sur cet exemple, de montrer que l’idée de devenir ne peut pas constituer la temporalité sans l’idée d’ordre.

Vers une définition

Plusieurs sont proposées.
Au chap. 3 :
– « Le temps (ou du moins ses dérivés prochains, la permanence, la succession et la simultanéité), c’est ce qui reste de la musique lorsqu’on ôte la musicalité ».
– Le temps (c’est-à dire la permanence et la succession), c’est ce qui reste du divers sensible lorsqu’on ôte les distinctions sémantiques qui permettent de l’appréhender ». On remarquera, comme chez Kant, une opération de « vidage »…
– Le temps (autrement dit la permanence, la succession et la simultanéité), c’est la part inintelligible et irréductible du monde.
On arrive à une définition du temps du monde au chap. 5 : « Le temps du monde c’est le devenir passé du présent ».
Et au chapitre 5 : « Le temps, c’est le devenir sans présentisme ».
Puis au chapitre 6 : « le temps, c’est l’altérisation du maintenant ».

La problématisation de la notion de temps

Une façon de problématiser

C’est de rendre une affirmation problématique, douteuse, de la mettre en question, sous forme de question(s). C’est ce que fait Wolff en permanence : il affirme une thèse, puis la rend douteuse par une argumentation pertinente.

Une autre façon de problématiser une notion

C’est d’élaborer des questions autour et à propos de cette notion. La question appelle une réponse, donc met en mouvement la pensée. Et si pour répondre à cette question, on butte sur une difficulté qui fait problème, la réflexion tente alors de le résoudre. Contrairement au commun des gens, le philosophe aime les problèmes, il est habité par un « érotisme des problèmes » (Sébastien Charbonnier). De plus la formulation de la question est importante : elle porte sur une notion, ou sur la façon dont s’articule plusieurs notions : ce qui est délicat lorsque les notions en question s’avèrent contradictoires entre elles, ce qui est fréquent chez Wolff.
Wolff reprend à son compte des questions traditionnelles dans l’histoire de la philosophie, et en invente d’autres : « Comment définir le temps ? » ; « L’existence du temps dépend-elle de la dynamique des événements ? » ; « Le temps est-il indépendant des événements qui le peuplent ? », « Est-il indépendant de la conscience qui le pense ? » ; « Est-il substantiel, absolu, ou relationnel ? » ; « Le temps est-il l’objet d’une intuition sensible ? D’une intuition intellectuelle ? » ; « L’existence du monde dépend-elle de la conscience ? » ; « Le temps est-il ou non analysable ? » ; « Peut-on dériver le concept de temps d’un autre concept, ou est-ce un concept primitif ?» ; (chap. 1). Au chap. 4 : « Le fleuve est-il seulement une image du temps « pour nous » ? « La flèche est-elle une image du monde « en soi » (vu de nulle part) ? ; « Présent, passé, futur sont-ils objectifs ou subjectifs ? Sont-ils constitutifs du temps du monde ou seulement de la conscience que nous en avons ? » ; « Le temps du monde peut-il se passer du devenir ? » ; « La temporalité de la conscience peut-elle se passer de l’ordre ? ». On voit que les questions posées tournent autour des concepts construits : temps-devenir et temps-ordre, et la réflexion les interpelle. Au chap. 5, il pose la question cruciale : « Le passé existe-t-il ? ».

Une troisième façon de problématiser

C’est de découvrir au sein même de la notion analysée une contradiction interne, qui pose alors problème pour la penser[3]. On est ici dans la logique occidentale aristotélicienne du tiers exclu, où une chose ne peut être elle-même et son contraire (contrairement au ying et au yang chinois, qui ne sont pas contradictoires mais complémentaires). On butte sur une difficulté (problema en grec, c’est le petit caillou dans le soulier qui fait mal) : peut-on la dépasser, surmonter la contradiction dégagée ?
Par exemple :
– le concept de changement est hybride, car constitué de deux concepts incompatibles, la permanence et la succession.
– nos deux images-représentations du temps, temps-ordre et temps devenir sont contradictoires entre elles, car le temps-ordre exclut le présent, le monde vu par moi ou nous, et le temps-devenir exclut le monde vu de nulle part.
– le concept de passé contient une contradiction, car « ne plus exister » signifie en même temps « avoir existé «  et « ne pas exister ».
Allons-nous dans ces trois exemples vers une aporie, une impossibilité de définir de manière cohérente un concept, de conclure logiquement un raisonnement, de trancher une alternative?

L’argumentation rationnelle des différentes thèses et de leurs objections

F. Wolff est un philosophe conceptuel, et non interprétatif, intuitif ou phénoménologue. L’argumentation rationnelle lui semble une activité fondamentale de la raison dialogique de l’être parlant que nous sommes (qu’il appelle le « langage-monde »), et la base de l’activité philosophique.

Ses façons d’argumenter sont diverses.

Il dénonce par exemple la circularité d’un raisonnement, qui l’invalide Ex. : « On peut définir le temps par la succession… à condition qu’elle soit temporelle », car il y a aussi de la succession dans l’espace (une ligne de poteaux).

Une thèse est la réponse à une question posée.

Elle est affirmative, car elle prétend à la vérité de ce qu’elle énonce. Ce rapport à la vérité est un enjeu fondamental en philosophie, qui tente d’échapper à la fois au dogmatisme, qui arrête la discutablilité de l’échange, et au relativisme, qui renonce à l’universalité d’un propos rationnel. Discuter des thèses est donc l’activité philosophique par excellence, aussi bien pour les fonder en raison que pour les critiquer avec pertinence. Et on court toujours, comme dit J. Habermas, à la recherche du « meilleur argument », celui qui présente le plus vif éclat de conviction. F. Wolff est animé par une passion de l’argumentation rationnelle, charpentée par la logique.
Exemples de thèse que Wolff avance (Chap. 1):
– Le temps n’est pas la dynamique des événements. Le cours du temps n’est pas celui des événements.
– Le temps va toujours à la même vitesse. Il n’a pas de vitesse, car il sert à mesurer la vitesse.
– Le temps est linéaire, rectiligne, et non cyclique. Ce sont les événements qui sont cycliques (ex. les saisons), non le temps.

Les thèses sont toujours ordonnées à des problèmes, qui tentent de répondre à des questions.

Au chap. 4, la question générale est posée pour trancher quelle définition du temps serait adéquate : « Le temps est-il plutôt devenir ou plutôt ordre ? ». Question subdivisée en deux autres questions successivement abordées : « Le temps du monde peut-il se passer de l’avenir ? » ; puis « La temporalité de la conscience peut-elle se passer de l’ordre ? ». Pour la première, une argumentation est organisée entre deux thèses (oui, il peut s’en passer puis non, c’est impossible), alternativement proposées puis chacune réfutée par des arguments solides, logiquement ordonnés : celle du « défenseur » du temps-ordre, qui argumente sa position puis réfute la position opposée ; puis celle du « partisan » du temps-devenir, qui fait de même. C’est comme un match qui se déroule sous nos yeux : quatre à quatre !
Ce passage fait penser à une disputatio du Moyen Âge : on assiste successivement, une question étant posée, à un pro et un contra à quatre tours. Sans cependant in fine l’intervention du tiers-maître qui trancherait. Puis on passe à la seconde question…
Ce que découvre et montre Wolff, c’est que des deux images du temps que nous avons, aucune n’est pleinement satisfaisante : chacune manque d’un constituant essentiel, que possède l’autre et inversement. On rêverait qu’elles puissent être complémentaires : ce qui est impossible parce qu’elles sont contradictoires : on ne peut être à la fois dans le fleuve (temps-devenir) et sur la berge (temps-ordre), voir en même temps de chez moi (ou chez nous) et de nulle part (ou de toutes parts)…

Argumentation et dilemme

Deux thèses contradictoires, dont chacune semble en soi rationnellement fondée, constituent un dilemme. Ex. le dilemme du présent : « Dans le temps-ordre, il faudrait que le présent existe, sinon on serait dans l’intemporalité ; et si on est dans le devenir, le présent ne peut être seul à exister, sinon le temps serait immuable ». « Il faut choisir : le temps est ordre ou devenir. Mais s’il est ordre, il n’est pas le temps, et s’il est devenir, il ne l’est pas davantage ». Le dilemme est philosophiquement intéressant : il met la pensée dans l’embarras, et force à approfondir.

Conclusion

5.1. Nous espérons avoir montré, dans cet article, comment Francis Wolff, dans son ouvrage, illustre avec clarté les processus intellectuels nécessaires pour philosopher, que nous avons dégagés dans nos travaux de didactisation de la philosophie :
5.1.1 la conceptualisation, par tous les efforts qu’il déploie pour définir la notion de temps, et surmonter toutes les tentatives de définition avortées. On pense ici à la posture de Socrate, qui déconstruit face aux sophistes toutes les définitions des idées qu’ils lui proposent, les amène à plus d’humilité dans leurs discours, au sens de la complexité et de la nuance, à la nécessité de poursuivre la recherche dans une visée de vérité.
5.1.2 La problématisation, que ce soit en rendant des affirmations problématiques, que ce soit par l’élaboration de questions, ou que ce soit par la mise au jour de contradictions qui font logiquement problème.
5.1.3 L’argumentation. Ici, comme le disait Platon, Wolff nous montre bien que « la philosophie est un dialogue de l’âme avec elle-même », puisqu’il envisage une hypothèse qu’il argumente pour ensuite lui faire des objections décisives et passer à une autre thèse qu’il critique à son tour. Il nous donne l’exemple vivant d’une pensée dialogique, qui argumente y compris et peut être surtout contre soi-même.

5.2. On voit bien aussi dans l’ouvrage le lien étroit entre ces trois processus de pensée (J’ai modélisé cette articulation par un triangle, où chaque sommet est en relation avec les deux autres) :
5.2.1. l’articulation entre la conceptualisation et l’argumentation, car définir, c’est une affirmation qui s’argumente, et c’est en argumentant qu’on met en question une définition (Wolff fait tout au long de l’ouvrage la démonstration de l’inconsistance de telle ou telle définition du temps : par exemple le temps comme changement) ;
5.2.2. l’articulation entre la conceptualisation et la problématisation, car c’est toujours un problème qui fait obstacle à une définition (ex. la contradiction entre deux façons de définir une notion : par exemple par le temps-devenir et le temps-ordre) ;
5.2.3. L’articulation entre la problématisation et l’argumentation, car celle-ci entraîne le doute qui rend problématique une affirmation etc.

5.3. On voit enfin, au cœur du rationalisme assez radical de F. Wolff, s’éprouver, comme chez Kant, la limite du pouvoir de la raison à pouvoir cerner rationnellement le monde, à le rendre totalement intelligible. Celle-ci se heurte en effet aux indéfinissables, à ces entités primitives comme le temps, dont on peut dériver des concepts, mais que l’on ne peut dériver d’un autre concept. D’où l’importance alors du relai pris par l’intuition, la métaphore. Le recours aux images (le fleuve et la flèche) est éclairant par leur vision compréhensive. Mais jusqu’à un certain point, car elle doivent être elle-même analysées, et l’analyse montre dans l’ouvrage leur limite.

Notes
  1. Tozzi M. (Dir.), Perspectives didactiques en philosophie -Eclairages théoriques et historiques, pistes pratiques, Lambert-Lucas, 2019. ↩︎

  2. Pour cerner la notion d’amitié, il est utile de la confronter à celle d’amour : ce sont tous deux des sentiments, mais comme disent les enfants, « dans l’amitié on s’embrasse sur la joue, dans l’amour on s’embrasse sur la bouche ». ↩︎

  3. Exemple : comment penser la notion d’autrui, s’il est à la fois le même que moi, et différent de moi ? Ou : comment penser la justice, si l’égalité est inéquitable et l’équité inégalitaire ? ↩︎

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