Cette contribution interroge les limites des approches classiques de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) à la lumière de l’éthique lévinassienne. Alors que la RSE est souvent conçue comme un dispositif stratégique fondé sur la réciprocité et la gestion des attentes des parties prenantes, cette perspective demeure prisonnière d’une logique instrumentale et utilitariste. En mobilisant la distinction lévinassienne entre morale et éthique, l’article propose de dépasser cette approche contractuelle pour envisager la responsabilité comme une obligation inconditionnelle et asymétrique envers l’Autre. Il s’agit de repenser la responsabilité organisationnelle non comme un outil de gestion des risques ou de création de valeur partagée, mais comme un engagement moral désintéressé, capable d’intégrer la vulnérabilité des acteurs invisibles ou sans voix, tels que les travailleurs précaires, les générations futures et les écosystèmes fragiles. Cette réflexion ouvre la voie à un modèle d’Engagement Sociétal Radical qui transforme la gouvernance et la culture organisationnelle, en plaçant la reconnaissance de la vulnérabilité et la responsabilité infinie au cœur de la stratégie d’entreprise.
La Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) s’est imposée depuis plusieurs décennies comme un pilier des discours et des stratégies organisationnelles. Pensée initialement comme une réponse aux critiques sociales et environnementales adressées au monde des affaires, elle vise à intégrer les enjeux éthiques, sociaux et environnementaux dans la gouvernance des entreprises (Carroll, 1991 ; Freeman, 1984). Pourtant, sa mise en œuvre concrète suscite toujours des interrogations majeures quant à sa sincérité et à sa portée transformative (Blowfield & Murray, 2014 ; Gond et al., 2011).
En effet, nombre de travaux académiques soulignent les limites d’une RSE conçue essentiellement comme une stratégie managériale, motivée par la gestion des risques ou l’amélioration de la réputation (Porter & Kramer, 2006 ; Banerjee, 2008). Cette approche instrumentale de la RSE tend à la réduire à un outil au service des intérêts économiques, vidant de sa substance éthique la responsabilité revendiquée. Ainsi, la prolifération des engagements volontaires et des rapports de durabilité n’a pas suffi à instaurer une véritable transformation des pratiques managériales, souvent marquées par le greenwashing ou le social-washing (Christensen et al., 2013).
Dans ce contexte, la philosophie d’Emmanuel Levinas offre un cadre conceptuel original et exigeant pour repenser la RSE. Son éthique radicale repose sur l’idée d’une responsabilité infinie envers l’Autre à savoir une responsabilité inconditionnelle, asymétrique et sans calcul, qui précède toute contractualisation ou réciprocité (Levinas, 1961 ; 1982). Elle invite à concevoir la responsabilité non comme une simple obligation sociale, mais comme un engagement moral premier, orienté vers la vulnérabilité et la singularité de l’Autre.
Ce travail propose d’explorer l’apport de la pensée lévinassienne pour fonder une RSE authentique et radicale. Il soutient l’idée que la responsabilité infinie envers l’Autre constitue un prisme éthique permettant de dépasser les limites des approches utilitaristes et stratégiques, en invitant les entreprises à assumer un engagement moral désintéressé. En redéfinissant le rôle de l’entreprise dans la société, cette éthique ouvre la voie à une RSE transformée, orientée vers un véritable « Engagement Sociétal Radical ».
L’éthique de Levinas appliquée à la RSE
L’éthique lévinassienne se distingue par sa radicalité car elle place la responsabilité envers l’Autre au cœur de la subjectivité. Cette responsabilité est infinie, asymétrique et inconditionnelle ; elle ne repose pas sur un contrat ou une attente réciproque, mais sur l’obligation morale d’accueillir la vulnérabilité de l’Autre (Levinas, 1961 ; 1982).
Dans la perspective managériale contemporaine, cette approche éthique s’oppose aux conceptions instrumentales dominantes de la RSE, qui visent souvent à maximiser la légitimité sociale ou la performance économique en intégrant des préoccupations sociales et environnementales (Porter & Kramer, 2006 ; Carroll, 1991).
En adoptant le prisme lévinassien, la RSE cesse d’être un outil stratégique pour devenir un engagement moral radical, qui transforme la posture même de l’entreprise.
Levinas insiste sur le fait que la responsabilité n’est pas choisie. Cette responsabilité nous précède et nous définit. Elle est un « pour l’Autre » absolu, qui ne peut être limité par des calculs utilitaristes (Levinas, 1961). Cette idée s’oppose aux logiques contractuelles ou aux modèles de la « licence sociale[1] » (Gehman et al., 2017), qui reposent sur la négociation et la réciprocité entre l’entreprise et ses parties prenantes (Freeman, 1984).
Appliquée à la RSE, cette éthique impose de dépasser la simple conformité aux attentes normatives ou marchandes car elle oblige l’entreprise à reconnaître la vulnérabilité des autres acteurs et à s’en rendre responsable, même en l’absence de pression ou de retour escompté. C’est ainsi que la RSE peut devenir un véritable acte éthique, et non un simple instrument de gestion des risques ou de réputation.
La responsabilité infinie, pierre angulaire de l’éthique lévinassienne
La notion de responsabilité infinie constitue le pivot radical et singulier de la pensée lévinassienne. Contrairement aux conceptions morales classiques qui reposent sur la symétrie, la réciprocité ou la contractualisation des obligations, Levinas (1961 ; 1982) affirme une responsabilité inconditionnelle, antérieure au choix rationnel du sujet. Cette responsabilité n’est pas négociée mais elle est imposée par l’irruption de la vulnérabilité de l’Autre, qui nous met en demeure de répondre.
« Je suis responsable d’Autrui sans attendre de réciprocité » (Levinas, 1982, p. 52).
Cette formule condense la radicalité de son éthique. Il ne s’agit pas d’équilibrer des droits et des devoirs dans une logique de justice distributive, mais d’assumer une obligation qui excède toute attente de retour ou de reconnaissance. Cette éthique implique l’instauration d’un « principe de présomption éthique inversée » dans les processus décisionnels, concrétisé par la mise en place d’un comité de vigilance éthique. Celui-ci aurait pour mission d’examiner toute initiative stratégique, tout projet ou toute innovation à partir de son impact potentiel sur les acteurs les plus invisibles ou vulnérables, qu’ils soient humains (travailleurs sans représentation, communautés éloignées, générations futures) ou non humains (écosystèmes, espèces menacées). Ce comité, composé de profils divers comme des salariés, philosophes praticiens, représentants de la société civile et experts environnementaux, imposerait à l’organisation de justifier explicitement, en amont de chaque décision, comment elle envisage sa responsabilité envers des Autres silencieux ou absents, en intégrant dans l’analyse les conséquences différées, délocalisées ou non mesurables.
Une telle proposition illustre bien que l’éthique lévinassienne ne se contente pas d’ajouter une norme supplémentaire : elle renverse la logique même de la responsabilité, en l’orientant prioritairement vers ceux qui n’ont pas de voix. Cette asymétrie fondamentale rompt avec la perspective libérale qui domine les théories de la justice (Rawls, 1971) et même certaines approches contemporaines de l’éthique des affaires comme la théorie des contrats sociaux[2] (Donaldson & Dunfee, 1999).
Dans ces modèles, la responsabilité est définie comme le résultat d’un accord équitable entre parties rationnelles, visant à établir des principes communs et mutuellement acceptables. Même la « théorie des parties prenantes » (Freeman, 1984), en élargissant le cercle des acteurs à prendre en compte, reste fondée sur la négociation et la reconnaissance réciproque des intérêts. Elle suppose que les parties prenantes sont capables d’exprimer leurs attentes et de peser dans le dialogue, ce qui reproduit des asymétries de pouvoir et d’audibilité (Crane & Matten, 2016).
L’éthique lévinassienne invite au contraire à reconnaître que certains acteurs n’ont pas de voix institutionnelle comme les travailleurs précaires, les communautés marginalisées, les générations futures et les écosystèmes fragiles. Leur vulnérabilité n’est pas négociable car elle appelle une responsabilité inconditionnelle, même en l’absence de toute possibilité de réciprocité ou de sanction. C’est précisément cette responsabilité infinie qui fonde une éthique de la sollicitude attentive aux asymétries de pouvoir et aux formes d’invisibilisation (Blowfield & Frynas, 2005).
Pour la RSE, cette conception implique un déplacement fondamental. Elle refuse de limiter la responsabilité de l’entreprise aux engagements contractuels, aux réglementations en vigueur ou aux attentes explicites des parties prenantes visibles. Elle impose d’élargir le périmètre de la vigilance. L’entreprise doit anticiper et assumer les conséquences directes et indirectes de ses choix, y compris celles qui ne sont pas captées par les métriques classiques de la performance ou de la conformité (Matten & Moon, 2008 ; Gond et al., 2011).
Cette vigilance permanente n’est pas un simple exercice de gestion des risques. Il s’agit d’une responsabilité éthique qui transcende la loi et le marché. Elle engage l’entreprise dans une relation dissymétrique où la vulnérabilité de l’Autre devient le critère premier et irréductible de la décision. Adopter cette perspective lévinassienne signifie accepter que la responsabilité n’ai pas de limite prédéfinie et qu’elle est toujours susceptible d’être élargie, approfondie et renouvelée à mesure que de nouvelles vulnérabilités sont reconnues.
Ainsi, dans la vie de l’entreprise, la mise en place de temps réguliers de dialogue éthique, l’intégration de récits ou de témoignages dans l’évaluation des projets, et l’ouverture d’espaces de discussion avec des acteurs habituellement invisibles ou absents est alors nécessaire.
Répondre à l’appel de l’Autre dans les pratiques de la RSE
L’éthique lévinassienne ne se limite pas à une spéculation philosophique car elle engage une praxis, un appel à transformer les pratiques concrètes. Répondre à l’Autre n’est pas un choix stratégique mais une obligation morale :
« l’Autre me regarde et me demande » (Levinas, 1982).
Cette responsabilité ne se négocie pas et ne peut être conditionnée par un calcul d’intérêt mais s’impose par la simple rencontre de la vulnérabilité. Dans le champ de la RSE, cette exigence appelle une transformation radicale de la manière dont l’entreprise conçoit sa relation aux parties prenantes. Celles-ci ne sont plus de simples « stakeholders » avec qui il s’agit de négocier un compromis acceptable, ce sont des êtres humains porteurs de besoins fondamentaux et de droits non négociables (Kaptein, 2008). Cette reconnaissance suppose de renoncer à l’idée que la responsabilité pourrait être hiérarchisée en fonction de l’importance stratégique ou économique des parties prenantes (Freeman, 1984).
Concrètement, cette approche éthique impose de considérer les acteurs les plus vulnérables comme nous l’avons dit plus haut les travailleurs précaires, les communautés autochtones, les générations futures et les écosystèmes menacés. Elle appelle à reconnaître leurs intérêts même lorsqu’ils ne peuvent les défendre ou les exprimer directement. Cela suppose de dépasser la simple gestion des attentes explicites pour intégrer une « écoute éthique élargie », attentive aux conséquences invisibles, différées ou indirectes des activités économiques (Blowfield & Frynas, 2005).
Pour mettre en œuvre cette écoute éthique élargie, une possibilité serait de réorganiser les outils d’analyse d’impact des organisations en intégrant systématiquement une grille de lecture morale fondée sur la vulnérabilité. Plutôt que de mesurer uniquement les effets sur les parties prenantes visibles et actives, il s’agirait de construire des indicateurs qualitatifs permettant d’évaluer les conséquences sur ceux qui ne peuvent formuler de revendications. Ces indicateurs pourraient prendre la forme de récits de vulnérabilité anticipée (témoignages ou mises en récit des impacts probables sur une communauté locale ou sur un écosystème), de scénarios intergénérationnels (analyse des effets d’un projet à 30 ou 50 ans sur la qualité de vie des générations à venir), ou encore de études de fragilité écologique (identification des atteintes possibles aux espèces ou aux habitats les plus vulnérables).
Cette démarche ne viserait pas à légitimer les décisions, mais à introduire une altérité critique dans le processus d’évaluation, à partir d’une logique non réciproque, fidèle à l’exigence lévinassienne. L’organisation deviendrait ainsi capable de prendre en compte les formes d’appel éthique silencieuses, souvent absentes du dialogue stratégique classique.
Cette posture transforme la nature même de la stratégie d’entreprise. Par exemple, améliorer les conditions de travail ne doit pas être envisagé uniquement comme une réponse à la pression syndicale ou comme un levier d’augmentation de la productivité, mais avant tout une obligation morale dérivée de la reconnaissance de la dignité humaine. De même, les engagements environnementaux ne peuvent se réduire à des exigences de conformité légale ou à des opportunités de positionnement marketing « vert », ils constituent une réponse éthique à la vulnérabilité des écosystèmes et des générations futures. Adopter cette éthique lévinassienne implique un « changement culturel profond » au sein des organisations. Il ne suffit pas d’ajouter un service RSE ou de publier des rapports de durabilité mais il s’agit d’intégrer la considération morale au cœur de la gouvernance, des processus décisionnels et des arbitrages stratégiques.
Concrètement, cela doit se traduire par l’élaboration d’un référentiel éthique stratégique, où chaque orientation majeure de l’organisation, que ce soit un développement technologique, une réorganisation des effectifs ou une expansion sur un nouveau marché, serait soumise à une évaluation axiologique préalable, fondée non sur la rentabilité ou la réputation, mais sur sa capacité à réduire la souffrance, préserver la dignité ou éviter de nouvelles formes d’exclusion.
Cela suppose de donc développer une réflexivité organisationnelle comme de questionner les routines, les compromis implicites et les priorités économiques à l’aune de la responsabilité infinie (Gond et al., 2011). Cette transformation appelle aussi à instaurer des espaces de délibération éthique internes, des formations dédiées à la réflexion morale, et des mécanismes de vigilance proactive pour identifier et anticiper les vulnérabilités souvent négligées comme notre grille de lecture morale fondée sur la vulnérabilité présentée plus haut. Ainsi, la RSE, dans une perspective lévinassienne, cesse d’être un outil de gestion des risques ou de légitimation sociale car elle devient un « acte moral fondamental », orienté vers la protection et la reconnaissance inconditionnelles de l’Autre.
L’engagement au-delà du calcul des profits
Dans la perspective lévinassienne, l’éthique ne se réduit donc pas à un échange contractuel ou à un calcul rationnel mais elle constitue un devoir moral irréductible aux logiques instrumentales (Levinas, 1961 ; 1982). La responsabilité envers l’Autre ne repose pas sur la réciprocité ou sur la recherche d’un bénéfice partagé car elle précède toute négociation et s’impose comme une obligation inconditionnelle.
Cette conception éthique radicale s’oppose frontalement aux modèles économiques dominants qui tendent à valoriser la RSE comme un « investissement stratégique », destiné à générer de la « valeur partagée » (Porter & Kramer, 2011). Dans ces approches, l’intégration des enjeux sociaux et environnementaux n’est pas pensée comme une fin en soi, mais comme un moyen d’accroître la compétitivité, de répondre aux attentes des parties prenantes influentes ou de protéger la réputation de l’entreprise (Christensen et al., 2013).
Bien qu’elles aient contribué à diffuser la notion de responsabilité dans le monde des affaires, ces conceptions stratégiques restent prisonnières d’une logique utilitariste et coût-bénéfice car elles subordonnent la responsabilité à la création de valeur économique. Cette subordination engendre plusieurs dérives bien documentées dans la littérature académique, telles que le greenwashing, le social-washing ou les engagements symboliques déconnectés des transformations structurelles (Banerjee, 2008 ; Blowfield & Murray, 2014).
En adoptant le prisme lévinassien, la RSE se libère de cette instrumentalisation. Elle cesse alors d’être un outil au service d’objectifs stratégiques pour devenir un engagement moral désintéressé. Cela signifie que la responsabilité doit être pensée comme une fin en soi, et non comme un moyen d’obtenir un avantage compétitif ou de gérer des risques réputationnels (Freeman, 1984 ; Gond et al., 2011).
Une telle perspective impose un véritable changement de paradigme. Elle exige des entreprises qu’elles acceptent de s’engager même en l’absence de pressions réglementaires, de demandes explicites des parties prenantes ou de perspectives de retour financier. Cette responsabilité « sans condition » ne connaît pas de limite externe. Elle oblige l’entreprise à considérer l’impact de ses activités sur des acteurs vulnérables, même lorsqu’ils sont invisibles, éloignés ou exclus des négociations (Blowfield & Frynas, 2005).
De plus, cette approche lévinassienne redéfinit la légitimité de la RSE. Au lieu de la fonder sur la capacité à équilibrer les intérêts des parties prenantes ou à maximiser la valeur économique, elle la fonde sur la reconnaissance de la vulnérabilité de l’Autre et sur la responsabilité infinie qui en découle. L’entreprise n’est plus uniquement jugée sur sa performance financière ou sa conformité réglementaire, mais sur sa capacité à répondre sincèrement et durablement aux besoins et aux souffrances des autres.
En somme, l’éthique lévinassienne critique radicalement les limites des approches stratégiques et invite les entreprises à assumer une responsabilité véritablement transformative. Elle appelle à dépasser la logique de l’image et du calcul pour inscrire la responsabilité au cœur même de la mission et de l’identité organisationnelle, dans une perspective authentiquement éthique et désintéressée.
La RSE entre morale sociale et éthique radicale
La RSE est souvent comprise comme un ensemble de règles sociales et de normes implicites qui déterminent ce qui est considéré comme acceptable ou attendu par la société (Carroll, 1979 ; Matten & Moon, 2008). Cette « morale sociale » impose des limites et des obligations aux entreprises, en structurant leur responsabilité autour de standards collectifs et d’attentes partagées.
Toutefois, cette conception de la RSE comme simple réponse morale aux normes sociales a montré ses limites. Bien qu’elle permette d’encadrer certaines pratiques abusives, elle peine à transformer en profondeur les modèles économiques et managériaux.
Nous savons que les garde-fous de la morale sociale interdisent explicitement le travail forcé ou les discriminations, mais ils n’empêchent pas le recours massif à la sous-traitance précaire. Les entreprises peuvent ainsi se conformer aux normes en leur sein tout en déportant la vulnérabilité sur des travailleurs invisibles, juridiquement externalisés. Cette conformité corrige certains abus manifestes, mais ne transforme pas en profondeur les logiques économiques qui produisent la précarité.
La distinction entre morale et éthique chez Levinas
Levinas propose une distinction essentielle et subtile entre morale et éthique qui permet de comprendre les limites des approches classiques de la responsabilité dans le management et la RSE. Pour Levinas (1982), la morale correspond à l’ensemble des règles, lois et conventions qui organisent la vie sociale. Elle structure les relations humaines sur la base de la réciprocité, du contrat et de la reconnaissance mutuelle. La morale est ce qui rend possible la coexistence dans un espace commun, en fixant des obligations partagées et en équilibrant les droits et devoirs des acteurs.
Cette conception rappelle les théories contractualistes de la justice (Rawls, 1971), où l’équité est le résultat d’un accord rationnel entre parties libres et égales : la responsabilité y est définie comme symétrique et négociée. Elle fonctionne bien pour garantir un ordre social stable, en imposant des limites collectives aux comportements individuels. Mais c’est précisément cette dimension symétrique et conventionnelle qui, selon Levinas, en marque les limites car la morale ne suffit pas à rendre compte de la singularité et de la vulnérabilité irréductibles de l’Autre.
En effet, la morale se fonde sur des règles générales, qui tendent à abstraire la singularité des situations et des personnes. Or l’Autre n’est pas simplement un partenaire d’échange ou un acteur rationnel mais il est avant tout un visage vulnérable qui me convoque et m’oblige au-delà des cadres préétablis. Pour Levinas (1961, 1982), l’éthique apparaît là où la morale s’arrête. Elle est cette responsabilité inconditionnelle qui répond à l’appel de l’Autre dans sa vulnérabilité absolue.
Cette responsabilité est fondamentalement asymétrique :
« Je suis responsable de l’Autre sans attendre de retour » (Levinas, 1982, p. 52).
Elle n’est pas conditionnée par la réciprocité ou la reconnaissance mutuelle. Elle n’est pas le fruit d’un compromis mais d’une obligation inéluctable, qui me constitue en tant que sujet éthique.
Appliquée à la RSE, cette distinction permet de clarifier les limites des approches dominantes. En effet, même les formes les plus sophistiquées de « morale sociale » — codes éthiques, normes environnementales, principes de gouvernance — restent ancrées dans une logique réciproque et contractuelle car elles visent à équilibrer des intérêts divergents, à stabiliser des compromis, et à assurer la légitimité de l’entreprise dans l’espace public.
Or cette morale sociale risque de se limiter à des ajustements tactiques, incapables de remettre en question les intérêts stratégiques de l’entreprise ou de transformer ses modèles économiques de manière substantielle (Banerjee, 2008 ; Christensen et al., 2013). Elle peut même devenir un outil de gestion des perceptions et un moyen de préserver la réputation sans modifier les structures ou les priorités qui génèrent des inégalités ou des atteintes environnementales (Blowfield & Murray, 2014).
En ce sens, la distinction lévinassienne appelle à dépasser la morale comme simple cadre de régulation pour embrasser une éthique radicale à savoir une exigence qui met au centre la vulnérabilité de l’Autre et qui interpelle la responsabilité de l’entreprise au-delà des normes et des attentes négociées.
Vers une RSE éthique et désintéressée
Adopter une perspective lévinassienne en RSE, c’est donc refuser de la réduire à une morale sociale codifiée et réciproque et c’est accepter d’y inscrire une responsabilité inconditionnelle et désintéressée. Cette approche implique de reconnaître que la responsabilité de l’entreprise ne peut se limiter à répondre aux exigences légales ou aux demandes explicites des parties prenantes les plus influentes. Elle doit intégrer la considération de la vulnérabilité des Autres — salariés, communautés locales, générations futures, écosystèmes — même lorsqu’elle ne s’accompagne d’aucune attente formalisée ou de pression réglementaire (Blowfield & Frynas, 2005 ; Kaptein, 2008).
Cette responsabilité éthique ne se contente pas d’aligner la stratégie de l’entreprise sur les normes sociales en vigueur. Elle invite à transformer la finalité même de l’action managériale, en posant la protection de l’Autre comme une « fin en soi[3] ». Par exemple, la protection de l’environnement n’est plus un impératif imposé de l’extérieur, ni un levier marketing mais elle devient une réponse éthique à la vulnérabilité des écosystèmes et des générations futures.
De même, la lutte contre la précarisation du travail ou les inégalités salariales ne se justifie pas uniquement par la pression syndicale ou par la gestion du risque réputationnel, elle découle de la reconnaissance inconditionnelle de la dignité humaine, qui fonde l’obligation morale de l’entreprise, même au détriment d’avantages économiques immédiats.
Cette approche désintéressée appelle à dépasser les logiques stratégiques et instrumentales qui dominent la RSE contemporaine (Porter & Kramer, 2011). Elle refuse de voir la responsabilité comme un simple « investissement » générateur de valeur partagée, pour la concevoir comme une exigence éthique autonome, indépendante des résultats financiers ou des bénéfices compétitifs.
En pratique, cela signifie repenser les processus de décision et de gouvernance comme intégrer des critères éthiques qui tiennent compte des impacts invisibles ou différés, instaurer des espaces délibératifs internes pour questionner les choix stratégiques, former les décideurs à la réflexion éthique et porter attention à la vulnérabilité deviennent les piliers de cet nouvelle RSE.
Pourtant, cette transformation ne se limite pas à l’adoption de standards ou de chartes. Elle requiert un changement culturel profond, qui place l’éthique au cœur de l’identité organisationnelle. L’entreprise devient ainsi un acteur moral qui accepte de s’engager au-delà de ses obligations légales ou économiques, même lorsque cet engagement ne produit pas d’avantage mesurable ou immédiat (Gond et al., 2011).
C’est dans cette perspective qu’une RSE lévinassienne peut se muer en un véritable « Engagement Sociétal Radical », capable de rompre avec la superficialité des approches instrumentales et de proposer une réponse éthique authentique aux défis sociaux et environnementaux contemporains. En plaçant la vulnérabilité de l’Autre au centre de la décision, elle refonde la légitimité de l’entreprise sur une base éthique exigeante, capable de restaurer la confiance et de contribuer réellement au bien commun.
Discussion : implications et perspectives
L’intégration de l’éthique lévinassienne dans la réflexion sur la RSE appelle à une véritable refonte paradigmatique. Alors que la RSE s’est institutionnalisée comme un outil de gestion des attentes des parties prenantes et de légitimation sociale (Freeman, 1984 ; Carroll, 1991), elle se trouve confrontée à ses propres limites conceptuelles et pratiques, révélées par des décennies d’expérimentation et de critique (Banerjee, 2008 ; Blowfield & Murray, 2014).
L’éthique lévinassienne permet de formuler une critique de fond contre les approches dominantes, en soulignant la nécessité de replacer la vulnérabilité et la dignité humaine au cœur de la démarche de responsabilité. Cette perspective ne se contente pas de réformer les outils existants : elle exige de reconsidérer la finalité même de l’entreprise dans la société et ses modalités de décision.
Les limites de la RSE actuelle
Première limite : l’instrumentalisation stratégique de la RSE
Les approches managériales dominantes conçoivent la RSE comme un investissement stratégique, destiné à générer de la « valeur partagée » (Porter & Kramer, 2011) ou à préserver la « licence sociale » d’opérer (Gehman et al., 2017). Cette instrumentalisation se fonde sur l’idée que la responsabilité doit s’aligner sur les intérêts économiques des actionnaires et des parties prenantes influentes.
Or, cette logique pose problème d’un point de vue éthique car elle subordonne la responsabilité aux objectifs de rentabilité et de compétitivité. Comme le soulignent Christensen et al. (2013), cette approche conduit fréquemment à des pratiques de « greenwashing » ou de « CSR-washing », où la communication remplace l’action substantielle. Les entreprises peuvent ainsi afficher des engagements sans véritable transformation des structures ou des priorités stratégiques.
En mobilisant Levinas, on comprend que la responsabilité authentique ne saurait être conditionnée par l’intérêt propre. La responsabilité infinie, telle qu’il la définit, impose un engagement qui ne se mesure pas à l’aune de son retour sur investissement : elle est inconditionnelle et désintéressée, relevant d’une obligation morale première qui excède la logique utilitariste.
Deuxième limite : l’exclusion des acteurs vulnérables et invisibles
Les modèles classiques de la RSE reposent sur des cadres de dialogue et de négociation avec les parties prenantes (Freeman, 1984). S’ils permettent d’intégrer certaines préoccupations sociales et environnementales, ils présentent toutefois le risque d’exclure les acteurs les plus vulnérables ou invisibles comme les travailleurs précaires, les communautés éloignées, les générations futures et les écosystèmes non humains (Blowfield & Frynas, 2005).
En effet, la capacité à participer au dialogue des parties prenantes est inégalement répartie car seuls les acteurs dotés de pouvoir économique, juridique ou politique peuvent réellement peser dans la négociation. Cette asymétrie structurelle conduit à un « biais d’audibilité » qui marginalise les intérêts de ceux qui ne peuvent se faire entendre (Crane & Matten, 2016).
L’éthique lévinassienne rompt avec la logique de reconnaissance mutuelle fondée sur la réciprocité. Elle postule que la responsabilité ne s’arrête pas à ceux qui ont la capacité de formuler leurs revendications ; elle commence précisément avec la vulnérabilité de ceux qui n’ont pas de voix. Appliquée à la RSE, cette conception impose d’intégrer les impacts indirects, différés ou lointains des activités économiques et d’élargir le périmètre moral de la décision managériale.
Un exemple en est fourni par la question des déchets toxiques : une entreprise peut respecter les normes environnementales actuelles tout en produisant des substances dont les effets s’étendront sur plusieurs générations. Les générations futures, absentes du dialogue social et incapables de faire valoir leurs revendications, incarnent ces « Autres sans voix » dont parle Levinas. L’éthique radicale invite alors à élargir la responsabilité au-delà du présent et du visible, en intégrant dans la décision managériale les impacts différés et lointains de l’activité.
Pour traduire cette exigence dans la vie des organisations, on peut envisager d’intégrer au sein des comités de vigilance éthique des porte-paroles de populations habituellement exclues des négociations classiques. Certaines expérimentations citoyennes, comme les jurys citoyens environnementaux en Allemagne ou les assemblées climatiques en France, montrent qu’il est possible de donner une voix collective aux générations futures ou aux écosystèmes à travers de tels représentants éthiques ou symboliques (Schlosberg, 2007).
Troisième limite : la réduction de la responsabilité à la conformité morale et juridique
Même lorsqu’elle se veut normative et contraignante, la RSE repose largement sur la codification de la responsabilité sous forme de règles, normes et standards internationaux (Matten & Moon, 2008 ; Gond et al., 2011). Cette morale sociale a le mérite d’unifier des attentes et de clarifier des obligations ; elle joue un rôle essentiel de régulation et de prévention des abus.
Cependant, cette moralisation de la responsabilité reste fondamentalement symétrique et contractuelle. Elle suppose en effet un échange équilibré de droits et de devoirs, une reconnaissance réciproque des parties. Cette structure contractuelle ne suffit pas à penser les cas d’asymétrie radicale, où l’Autre est absolument vulnérable et ne peut se prévaloir de droits effectifs.
Levinas nous rappelle que l’éthique véritable commence là où la morale conventionnelle s’arrête : dans l’obligation infinie envers l’Autre. Elle nous met en demeure d’assumer une responsabilité qui ne se réduit pas à la conformité, mais qui interroge la légitimité même de nos actes et de nos priorités.
Vers une responsabilité organisationnelle transformée
Adopter la perspective lévinassienne signifie dépasser la vision utilitariste et contractuelle qui a longtemps dominé la RSE, pour la refonder sur une exigence éthique première qui est celle de la responsabilité infinie envers l’Autre. Cette transformation ne se limite pas à un ajustement marginal des outils ou des politiques mais elle exige une réorientation profonde des logiques managériales et des finalités organisationnelles.
En premier lieu, il s’agit de reconnaître les externalités invisibles que génèrent les activités économiques. Trop souvent, les impacts environnementaux ou sociaux différés, notamment ceux qui affectent des communautés éloignées ou les générations futures, échappent aux calculs économiques traditionnels. Une responsabilité lévinassienne impose d’intégrer ces dimensions dans les processus décisionnels, en reconnaissant la vulnérabilité des acteurs qui ne peuvent se défendre ou négocier directement avec l’entreprise. Cette reconnaissance nécessite un effort d’anticipation, d’analyse systémique et d’humble acceptation de la complexité des chaînes de valeur mondialisées.
En second lieu, cette approche conduit à un élargissement du périmètre moral des décisions managériales. Il ne s’agit plus seulement de répondre aux exigences des parties prenantes les plus puissantes ou les plus visibles, mais d’inclure explicitement la vulnérabilité des acteurs non humains et des générations futures comme des critères éthiques prioritaires. Cette extension du cercle moral remet en question la vision anthropocentrée et court-termiste qui prévaut encore largement dans la stratégie d’entreprise, en appelant à une véritable éthique de la solidarité intergénérationnelle et inter-espèces.
Troisièmement, la perspective lévinassienne invite à instaurer une réflexivité organisationnelle profonde. Il ne suffit pas d’adopter des chartes éthiques ou des engagements standards mais il faut développer des espaces délibératifs internes où les routines, les compromis stratégiques et les logiques implicites peuvent être questionnés. Cette réflexivité organisationnelle suppose la mise en place de dispositifs de dialogue éthique, de formation critique des décideurs et de mécanismes de redevabilité interne, afin de garantir que l’attention à l’Autre ne soit pas reléguée au second plan des priorités économiques.
Concrètement, les espaces délibératifs internes évoqués plus haut trouvent ici toute leur utilité : ils permettent que les décisions stratégiques, les compromis implicites et les priorités organisationnelles soient discutés à partir de leur impact sur les plus vulnérables. La formation éthique des décideurs, intégrée au processus de gouvernance, renforce également cette capacité de questionnement. En complément, des mécanismes de redevabilité éthique interne – tels que des audits moraux participatifs ou des rapports non financiers co-construits avec des parties prenantes faibles – contribuent à inscrire durablement la responsabilité dans la culture managériale.
Enfin, cette transformation appelle à une redéfinition des finalités mêmes de l’entreprise. Plutôt que de se limiter à la création de valeur actionnariale ou même à la « valeur partagée », il s’agit d’orienter la mission organisationnelle vers la contribution au bien commun, comprise comme la reconnaissance et la protection de la vulnérabilité d’autrui. Cette redéfinition implique une véritable conversion des priorités stratégiques comme accepter de renoncer à certaines opportunités lucratives lorsque leurs conséquences éthiques sont jugées inacceptables, et assumer des choix qui privilégient la justice sociale et environnementale même en l’absence de retour financier direct.
En ce sens, la transformation requise n’est pas uniquement technique ou instrumentale mais elle est fondamentalement normative et politique. Elle engage la remise en cause des finalités traditionnelles de l’entreprise et questionne sa légitimité sociale, en affirmant que la véritable responsabilité ne se mesure pas seulement à l’aune des bénéfices réalisés ou des indicateurs de performance, mais à la capacité de répondre, de manière infinie et désintéressée, à la vulnérabilité de l’Autre.
Vers un Engagement Sociétal Radical (ESR)
C’est dans cette perspective éthique lévinassienne que nous proposons la notion d’Engagement Sociétal Radical (ESR), entendue non comme une simple amélioration marginale des pratiques existantes, mais comme une refondation de la RSE sur une base véritablement éthique et désintéressée.
Contrairement aux approches dominantes qui tendent à instrumentaliser la RSE à des fins de compétitivité ou de réputation (Porter & Kramer, 2011 ; Christensen et al., 2013), l’ESR se veut une orientation normative exigeante qui transforme en profondeur la culture organisationnelle et ses finalités.
Tout d’abord, il implique un engagement moral inconditionnel et désintéressé envers l’Autre, compris dans sa vulnérabilité irréductible (Levinas, 1961 ; 1982). Cette responsabilité ne se limite pas aux obligations contractuelles ou réglementaires mais elle précède toute négociation et toute réciprocité. Elle appelle l’entreprise à reconnaître et protéger la dignité humaine et non humaine même lorsque ces acteurs ne disposent pas du pouvoir de formuler des revendications ou d’exercer une pression sur l’organisation (Blowfield & Frynas, 2005 ; Crane & Matten, 2016).
Ensuite, l’ESR suppose une transformation des priorités stratégiques et culturelles, en intégrant l’éthique au cœur des processus décisionnels. Il ne s’agit plus de traiter la responsabilité comme un « à-côté » ou un département spécialisé, mais de la placer comme principe directeur de la stratégie globale. Cette transformation implique d’abandonner la primauté exclusive de la maximisation de la valeur actionnariale (Freeman, 1984 ; Donaldson & Dunfee, 1999), au profit d’une logique orientée vers le bien commun et la reconnaissance de la vulnérabilité des Autres.
Troisièmement, l’ESR appelle à repenser la gouvernance organisationnelle de manière à inclure explicitement les acteurs invisibles ou marginalisés et à intégrer les externalités souvent ignorées dans les arbitrages stratégiques. Cela signifie élaborer des mécanismes délibératifs internes, des dispositifs de vigilance éthique et des indicateurs de performance qui tiennent compte des impacts environnementaux, sociaux et intergénérationnels (Matten & Moon, 2008 ; Gond et al., 2011). Une telle gouvernance réflexive exige la participation de multiples voix, y compris celles traditionnellement exclues des processus décisionnels.
Enfin, l’ESR repose sur l’acceptation du devoir de vigilance éthique permanente, même en l’absence de pression réglementaire, de contrainte légale ou d’incitation économique directe. Cette vigilance n’est pas seulement une obligation de conformité, mais un engagement moral continu, qui suppose de questionner sans relâche les choix organisationnels et leurs conséquences, y compris lorsqu’elles ne sont ni visibles ni immédiates (Banerjee, 2008 ; Gehman et al., 2017).
En ce sens, l’Engagement Sociétal Radical constitue une réponse forte et crédible à la crise de légitimité que traverse la RSE contemporaine. Face aux critiques croissantes sur le greenwashing, l’instrumentalisation et l’inefficacité des engagements volontaires, il offre un horizon normatif exigeant, susceptible de restaurer la confiance entre les entreprises et la société. En plaçant la responsabilité infinie au cœur de la réflexion managériale, l’ESR renouvelle en profondeur le sens même de la responsabilité organisationnelle, en l’inscrivant dans une éthique de la vulnérabilité et du désintéressement véritable.
On peut ainsi envisager un mécanisme de vigilance éthique regroupant différents dispositifs complémentaires : instances de contrôle en amont, espaces de veille continue, outils délibératifs et indicateurs qualitatifs. Pris ensemble, ils constituent une architecture cohérente qui inscrit la vulnérabilité au cœur de la gouvernance et donne une traduction pratique à l’exigence lévinassienne de responsabilité infinie.
Conclusion
L’approche lévinassienne de la responsabilité propose une critique radicale des conceptions stratégiques de la RSE. En rappelant que la responsabilité ne peut se réduire à des compromis réciproques mais constitue une obligation inconditionnelle envers la vulnérabilité de l’Autre, elle permet de refonder la légitimité de l’entreprise sur une exigence éthique première, au-delà du calcul des intérêts ou de la simple conformité aux normes.
Ainsi pensée, la RSE se transforme en un Engagement Sociétal Radical, orienté vers une vigilance permanente et l’intégration des conséquences invisibles ou différées dans la décision. Les dispositifs de vigilance éthique présentés plus haut — qu’ils prennent la forme d’instances de contrôle en amont, d’espaces délibératifs, de dispositifs de veille ou d’indicateurs qualitatifs — montrent que cette responsabilité infinie peut s’incarner concrètement dans la vie organisationnelle. Plus qu’une règle supplémentaire, ils visent à instaurer une culture réflexive où la sollicitude envers l’Autre devient un principe actif de décision et de transformation.
- Banerjee, S. B. (2008). Corporate Social Responsibility: The Good, the Bad and the Ugly. Critical Sociology, 34(1), 51–79. https://doi.org/10.1177/0896920507084623
- Blowfield, M., & Frynas, J. G. (2005). Setting new agendas: Critical perspectives on Corporate Social Responsibility in the developing world. International Affairs, 81(3), 499–513. https://doi.org/10.1111/j.1468-2346.2005.00465.x
- Blowfield, M., & Murray, A. (2014). Corporate Responsibility (3rd ed.). Oxford University Press.
- Carroll, A. B. (1979). A three-dimensional conceptual model of corporate social performance. Academy of Management Review, 4(4), 497–505. https://doi.org/10.5465/amr.1979.4498296
- Carroll, A. B. (1991). The pyramid of corporate social responsibility: Toward the moral management of organizational stakeholders. Business Horizons, 34(4), 39–48.
- Christensen, L. T., Morsing, M., & Thyssen, O. (2013). CSR as aspirational talk. Organization, 20(3), 372–393. https://doi.org/10.1177/1350508413478310
- Crane, A., & Matten, D. (2016). Business Ethics: Managing Corporate Citizenship and Sustainability in the Age of Globalization (4th ed.). Oxford University Press.
- Donaldson, T., & Dunfee, T. W. (1999). Ties That Bind: A Social Contracts Approach to Business Ethics. Harvard Business Review Press.
- Freeman, R. E. (1984). Strategic Management: A Stakeholder Approach. Pitman.
- Gehman, J., Lefsrud, L. M., & Fast, S. (2017). Social license to operate: Legitimacy by another name? Canadian Public Administration, 60(2), 293–317. https://doi.org/10.1111/capa.12218
- Gond, J.-P., Kang, N., & Moon, J. (2011). The government of self‐regulation: On the comparative dynamics of corporate social responsibility. Economy and Society, 40(4), 640–671. https://doi.org/10.1080/03085147.2011.607364
- Kant, I. (2012). Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. A. Renaut). GF Flammarion. (Œuvre originale publiée en 1785).
- Kaptein, M. (2008). Developing a measure of unethical behavior in organizations: A stakeholder perspective. Journal of Management, 34(5), 978–1008. https://doi.org/10.1177/0149206308318614
- Levinas, E. (1961). Totalité et infini : Essai sur l’extériorité. La Haye: Nijhoff.
- Levinas, E. (1982). Éthique et infini. Paris: Fayard.
- Porter, M. E., & Kramer, M. R. (2006). Strategy and society: The link between competitive advantage and corporate social responsibility. Harvard Business Review, 84(12), 78–92.
- Porter, M. E., & Kramer, M. R. (2011). Creating shared value. Harvard Business Review, 89(1/2), 62–77.
- Rawls, J. (1971). A Theory of Justice. Harvard University Press.
- Schlosberg, David. Defining Environmental Justice: Theories, Movements, and Nature. New York : Oxford University Press, 2007.
La « licence sociale » désigne l’acceptation informelle et non écrite qu’une entreprise cherche à obtenir de ses parties prenantes locales ou de la société en général, afin de légitimer ses activités au-delà des obligations légales ou réglementaires. Elle repose sur la confiance, la légitimité perçue et la crédibilité de l’entreprise auprès des communautés concernées (Gehman et al., 2017). ↩︎
La théorie des contrats sociaux propose que les obligations éthiques des entreprises soient déterminées par des accords implicites ou explicites entre elles et leurs parties prenantes, cherchant à établir des principes de justice acceptés mutuellement et adaptés au contexte local (Donaldson & Dunfee, 1999). ↩︎
Cette formule renvoie à l’impératif pratique kantien qui impose de toujours traiter l’humanité, en soi et en autrui, comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen (Kant, 1785/2012). ↩︎



