L’atelier philosophique inter-degrés entre élèves de spécialité HLP (Humanités, Littérature et Philosophie) et élèves de CM2 constitue un exemple particulièrement riche d’application de l’approche énactive en pédagogie. En créant un environnement où la connaissance émerge de l’interaction, où le corps et l’émotion sont pleinement engagés, où les rôles traditionnels sont questionnés, cette expérience pédagogique incarne les principes fondamentaux de l’énaction. Elle montre comment il est possible de passer d’une pédagogie de la transmission à une pédagogie de l’émergence, où apprendre c’est faire émerger ensemble un monde commun de significations.
Pourquoi ? Vers une pédagogie de l’expérience philosophique
Vivre la philosophie : “l’expérience HLP”
Alors enseignante formatrice en philosophie au lycée international Jean Mermoz à Abidjan en Côte d’Ivoire, j’ai conçu cette expérience d’enseignement comme un terrain privilégié d’expérimentation de l’approche énactive pour révéler comment la pensée philosophique s’actualise différemment selon les contextes et les histoires personnelles. Choisir la spécialité Humanité en ce sens , c’est s’apprêter à vivre une expérience à la fois introspective et extrospective. Cette double dimension n’est pas anecdotique : elle révèle la nature même de la démarche philosophique qui consiste à interroger simultanément le rapport à soi et le rapport au monde. L’introspection permet à l’élève d’examiner ses propres représentations, ses valeurs héritées, ses présupposés culturels, tandis que l’extrospection l’invite à questionner les structures sociales, les discours dominants, les enjeux contemporains qui façonnent son environnement. C’est en ce sens que j’ai scénarisé l’apprentissage de la philosophie dans ma classe comme l’occasion de “vivre sa pensée” pour paraphraser André Comte-Sponville (Comte-Sponville, 2000), transformant chaque séance en laboratoire existentiel où les concepts philosophiques rencontrent l’expérience vécue des élèves.
Cette conception de l’apprentissage philosophique comme expérience vécue s’oppose radicalement à une approche purement académique où la philosophie serait réduite à l’acquisition de connaissances sur les grands systèmes philosophiques. Il ne s’agit pas de nier l’importance de ces connaissances, mais de les inscrire dans une démarche où elles prennent sens à travers l’expérience personnelle et collective de la réflexion.
Le programme de spécialité Humanités s’y prêtait d’ailleurs particulièrement bien : “la recherche de soi” et “l’humanité en question” constituent une invitation explicite à aller à la découverte de soi et de l’autre programme d’humanités, littérature et philosophie … - Eduscol. Ces deux thématiques centrales du programme officiel d’Éduscol structurent en effet l’ensemble de l’année de terminale en deux semestres complémentaires : le premier semestre explore “la problématique de la recherche et de la formation de soi – problématique à tous égards centrale dans la culture, dans la littérature et la philosophie modernes” Programme d’humanités, littérature et philosophie … - Eduscol, tandis que le second aborde, à partir de textes littéraires et philosophiques, les interrogations et les expériences caractéristiques du monde contemporain" Programme d’humanités, littérature et philosophie … - Eduscol. Cette architecture curriculaire révèle comment l’institution scolaire elle-même reconnaît la dimension fondamentalement expérientielle de l’apprentissage philosophique, invitant les élèves non seulement à étudier l’humanité mais à questionner leur propre humanité dans sa relation au monde et aux autres. L’occasion donc d’expérimenter d’autres compétences que des compétences purement techniques mais aussi d’incarner la pratique de la philosophie à travers des actions et activités qui vont être autant d’occasions de vivre sa pensée.
Les limites de la posture traditionnelle d’élève
La première entrée de la recherche de soi, “éducation, transmission, émancipation” telle qu’elle apparaît dans le programme officiel de la spécialité HLP, nous invite à une formidable réflexion conjointe sur le rôle de l’école par exemple, sur la posture de l’éduquant et de l’éduqué. Le programme invite explicitement à questionner “les différents âges de la vie et ce que veut dire être adulte ; les formes de l’enseignement et celles de l’apprentissage ; les parts respectives de la famille, de l’école et de la société dans l’éducation ; l’aspiration à la liberté dans ses rapports avec les institutions et les traditions” Cette thématique pose d’emblée une question fondamentale : comment développer une réflexion authentique sur l’éducation quand on n’a expérimenté qu’une seule facette du processus éducatif ? Le programme précise que “à l’horizon de ces interrogations se trouvent la définition d’une éducation moderne et la question de la justice sociale et de l’équité au sein d’un système éducatif” révélant ainsi combien cette entrée dépasse la simple transmission de savoirs pour questionner les processus même de formation de l’individu dans sa dimension à la fois personnelle et sociale. Cette orientation programmatique légitime pleinement une approche énactive de l’enseignement philosophique, puisqu’elle invite les élèves à interroger leur propre rapport à l’éducation et à l’émancipation à travers l’expérience même de leur apprentissage philosophique.
Mais comment en saisir les enjeux et les tensions lorsque l’on a connu seulement la posture de l’élève comme nos jeunes de terminale ? Cette interrogation révèle une limite structurelle de l’enseignement traditionnel : les élèves sont invités à réfléchir sur des processus qu’ils n’ont appréhendés que dans une position de réception. Comment comprendre véritablement ce que signifie “transmettre” quand on n’a jamais été en situation de transmission ? Comment saisir les enjeux de l’émancipation intellectuelle quand on n’a jamais accompagné quelqu’un dans ce processus ?
Cette situation crée ce que nous pourrions appeler un “angle mort” de l’expérience éducative : nos élèves de terminale pensent l’éducation depuis leur seule expérience d’éduqués, ce qui limite nécessairement la portée de leur réflexion. Il m’a donc semblé évident qu’il fallait donner à ces adolescents l’occasion de vivre véritablement quelque chose de l’ordre de l’éducation, de la transmission, de l’émancipation en s’extirpant de la posture d’élève traditionnelle.
L’atelier philo comme laboratoire d’expérience éducative
Les ateliers philo proposés à des élèves du premier degré m’ont semblé être une occasion incroyable de permettre aux lycéens de vivre concrètement ce qu’ils étudient théoriquement : “l’éducation, la transmission, l’émancipation” en acte. Cette démarche s’inscrit dans une logique expérientielle fondamentale : plutôt que de limiter les élèves de terminale à une réflexion abstraite sur les processus éducatifs, il s’agit de créer les conditions pour qu’ils puissent expérimenter directement les enjeux de la transmission pédagogique, de l’adaptation à un public différent, et des défis de l’émancipation intellectuelle mutuelle.
En se retrouvant dans la position d’éducateurs face à de jeunes élèves, les lycéens découvrent par l’expérience les questionnements que soulève le programme : comment transmettre sans imposer ? Comment accompagner l’émancipation de l’autre tout en s’émancipant soi-même ? Cette mise en situation transforme la réflexion philosophique théorique en laboratoire vivant où les concepts prennent corps dans l’interaction réelle. L’idée est donc que les élèves suivant la spécialité HLP animent des ateliers philo portant sur le sens de l’éducation. Cette proposition dépasse le simple exercice pratique : elle constitue un véritable renversement de perspective qui place les élèves dans une position d’acteurs de l’éducation plutôt que de simples bénéficiaires.
Ce projet oblige les élèves mais aussi le professeur à se demander ce qui est essentiel dans l’enseignement de la philosophie. Face à de jeunes enfants de CM2, les concepts philosophiques les plus sophistiqués doivent être repensés dans leur essence même : qu’est-ce qui, dans la notion de liberté, de justice ou de bonheur, peut réellement toucher un enfant de dix ans ? Cette contrainte pédagogique révèle une exigence fondamentale de la philosophie : sa capacité à parler à tout être humain, quel que soit son âge ou son niveau de formation. Les élèves de terminale sont ainsi confrontés à un défi majeur : identifier le noyau universel des grandes questions philosophiques, au-delà de leur habillage technique et conceptuel. Ils découvrent que philosopher, c’est d’abord savoir retrouver l’étonnement originel qui habite chaque questionnement, cette capacité d’émerveillement que les enfants possèdent naturellement et que l’école risque parfois de faire perdre.
Pour l’enseignant, cette expérience interroge également sa propre pratique : comment maintenir la rigueur philosophique tout en préservant cette accessibilité fondamentale ? Le dispositif devient ainsi un miroir réflexif qui questionne l’authenticité même de la démarche philosophique.
Une approche métacognitive de l’apprentissage
Cette démarche engage également une dimension métacognitive essentielle : en se préparant à animer des ateliers philosophiques, les élèves de terminale sont amenés à réfléchir sur leur propre processus d’apprentissage de la philosophie. Qu’est-ce qui les a marqués dans leur découverte de la discipline ? Quelles sont les difficultés qu’ils ont rencontrées ? Comment peut-on rendre accessible une démarche de questionnement philosophique ? En réalité, cette expérience les amène à développer une véritable identité réflexive : ils s’interrogent concrètement sur les raisons personnelles de leur choix d’orientation en spécialité HLP et sur ce qu’ils souhaitent en faire dans leur future orientation. Certains se découvrent une passion pour la transmission et réalisent que la philosophie n’est pas seulement un objet d’étude mais un art de vivre qu’ils veulent partager. D’autres prennent conscience que leur attrait pour cette discipline s’enracine dans une vocation éducative plus large. Cette prise de conscience a des effets concrets sur leurs choix d’orientation : plusieurs élèves sont ensuite allés en licence de philosophie, motivés par l’approfondissement théorique que cette expérience leur a révélé nécessaire. D’autres ont demandé à prolonger cette expérience par un stage d’observation au premier degré et ont ensuite choisi une licence en sciences de l’éducation sur Parcoursup, découvrant ainsi leur vocation pour les métiers de l’enseignement. Le dispositif devient ainsi un véritable laboratoire d’orientation, où l’expérience concrète éclaire les choix futurs. Cette réflexivité sur leurs propres apprentissages leur permet de développer une compréhension plus fine des enjeux de la transmission éducative. Ils découvrent par exemple que la difficulté ne réside pas tant dans la complexité des contenus que dans la capacité à créer les conditions d’un questionnement authentique.
Comment ? La mise en œuvre d’une pédagogie de la découverte
Dépasser l’obstacle de la complexité apparente
La première remarque des élèves est sans doute : mais comment faire, c’est trop difficile pour eux ! Cette réaction spontanée révèle beaucoup de choses sur la représentation que se font nos élèves de la philosophie et plus largement de l’apprentissage. Elle exprime une vision hiérarchique et linéaire du savoir où la complexité serait un obstacle insurmontable pour des élèves plus jeunes.
L’occasion de leur faire remarquer que tout début d’apprentissage peut sembler insurmontable ! Cette observation les amène à réfléchir sur leur propre expérience : se souviennent-ils de leurs premières questions philosophiques ? N’ont-ils pas été surpris de découvrir qu’ils étaient capables de réflexions qu’ils n’imaginaient pas pouvoir développer ?
Mais d’où vient cette impression de difficulté insurmontable ? L’analyse de cette réaction nous conduit à interroger les présupposés de notre rapport au savoir. Du moment où l’on place le savoir savant comme l’enjeu majeur de la transmission, on crée une distance artificielle entre ceux qui “savent” et ceux qui “ne savent pas encore”. Cette perspective ignore la capacité naturelle de questionnement qui caractérise l’être humain, y compris - et peut-être surtout - chez les plus jeunes.
Repenser le rôle de l’éducateur
Vient alors la question fondamentale du rôle de l’éducateur : que transmettre et comment ? Cette interrogation place les élèves de terminale dans une position inédite : ils ne peuvent plus se contenter de recevoir un enseignement, ils doivent réfléchir à ce qu’ils vont donner et à la manière dont ils vont le faire. Première évidence pour les élèves : l’éducation, la transmission nécessitent une pensée du comment. Cette découverte est souvent surprenante pour eux : habitués à se concentrer sur le “quoi” (quel contenu apprendre ?), ils découvrent l’importance cruciale du “comment” (comment créer les conditions d’un apprentissage authentique ?). Cette réflexion sur la méthode les amène à questionner leur propre expérience scolaire : quand ont-ils vraiment appris ? Dans quelles conditions ? Qu’est-ce qui favorise leur engagement intellectuel ? Cette introspection leur permet de développer une conscience plus aiguë des enjeux pédagogiques et de sortir d’une vision purement consumériste de l’éducation.
En réalité, cette prise de conscience favorise considérablement leur propre apprentissage dans la mesure où elle leur permet de conscientiser les enjeux de la posture professionnelle éducative. En découvrant ce que Rancière appelle “l’égalité des intelligences” dans Le Maître ignorant, ils réalisent que leur rôle n’est pas de “faire descendre” un savoir vers les enfants mais de reconnaître et d’accompagner leur capacité naturelle à philosopher. Cette approche rejoint la philosophie pragmatiste de Dewey qui insiste sur l’apprentissage par l’expérience : en faisant de la philosophie avec les enfants, les lycéens comprennent mieux ce que signifie apprendre la philosophie. Ils redécouvrent également l’intuition fondatrice de Lipman selon laquelle la philosophie pour enfants révèle que tous les êtres humains sont naturellement philosophes, transformant ainsi leur propre rapport à cette discipline qu’ils n’envisagent plus comme un savoir réservé à une élite mais comme une pratique universellement accessible.
Un dispositif pédagogique innovant
Comment cela va-t-il se passer concrètement ? Le dispositif que nous mettons en place rompt avec les codes traditionnels de la classe de philosophie. Les élèves de terminale par binôme vont être en charge d’un petit groupe d’élèves du primaire composés de 4 à 5 élèves. Cette configuration crée d’emblée un rapport différent à la philosophie : il ne s’agit plus d’un cours magistral mais d’une animation collective.
Le choix de la question de départ est crucial : “À quoi ça sert l’école ?” Cette question a été délibérément choisie par le groupe des élèves de spécialité HLP en amont des ateliers, car elle leur apparaissait comme l’interrogation universelle que se pose tout élève, quel que soit son âge, à un moment donné de sa scolarité. Pour ces lycéens, cette question transcende les clivages d’âge et de niveau : elle constitue le questionnement fondamental qui traverse l’expérience scolaire, depuis les premières interrogations de l’enfant face aux apprentissages jusqu’aux doutes de l’adolescent sur l’utilité de ses études. En choisissant cette entrée, ils manifestent une intuition pédagogique remarquable : partir d’une préoccupation commune permet de créer immédiatement un terrain de dialogue entre des univers a priori éloignés. Cette question révèle également leur propre maturité réflexive, car ils reconnaissent implicitement qu’ils continuent eux-mêmes à se la poser, enrichissant ainsi la discussion d’une authenticité partagée.
Cette interrogation présente plusieurs avantages pédagogiques. D’abord, elle part de l’expérience commune de tous les participants, quel que soit leur âge. Ensuite, elle permet d’aborder des questions philosophiques fondamentales (le sens, l’utilité, la finalité) de manière accessible. Enfin, elle crée un terrain de dialogue où les différences d’âge peuvent devenir une richesse plutôt qu’un obstacle.
La méthode adoptée privilégie l’écoute, la mutualisation et la reformulation. Les élèves de terminale vont écouter, mutualiser, reformuler les réponses des membres de leur groupe afin d’en faire ensuite un compte rendu aux grands groupes. Cette approche développe des compétences essentielles : l’écoute active, la synthèse, la capacité à faire émerger la pensée de l’autre. Les questions posées par les élèves de CM2 révèlent la profondeur et l’authenticité de leur réflexion : “Est-ce que ça compte pour toi les bonnes notes ?”, “Est-ce que parfois tu n’as pas envie d’aller à l’école ?”, “Tu as peur de la réaction de tes parents lorsque tu ne réussis pas ?”, “Qu’est-ce qui te plaît en terminale ?”, “Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?”. Ces interrogations montrent combien les enfants touchent directement aux enjeux fondamentaux de l’expérience scolaire : la question de l’évaluation, la motivation, la pression familiale, le plaisir d’apprendre, l’orientation future. Face à ces questions d’une simplicité redoutable, les lycéens découvrent que leurs jeunes interlocuteurs les amènent à questionner des évidences qu’ils ne remettaient plus en cause. La spontanéité des CM2 oblige les terminales à une authenticité dans leurs réponses, créant un dialogue philosophique d’une richesse inattendue où chaque âge éclaire l’autre dans sa compréhension du rapport à l’école et à l’apprentissage.
De la question à la problématisation
Dans un second temps, ce questionnement initial va faire surgir un problème qui est formulé dans le grand groupe au cours d’un débat. Cela peut être par exemple :“Comment se fait-il qu’à l’école on peut avoir l’impression de ‘perdre son temps’ ?” Cette évolution de la simple question vers la problématisation constitue un apprentissage fondamental de la démarche philosophique.
Cette formulation révèle l’émergence d’une véritable problématique fondamentale car elle articule deux dimensions essentielles de l’existence humaine : la question du temps et celle du sens. En effet, l’impression de “perdre son temps” à l’école interroge la nature même du temps vécu : pourquoi certains moments scolaires nous semblent-ils interminables tandis que d’autres passent sans qu’on s’en aperçoive ? Cette question touche au cœur de la phénoménologie temporelle : le temps de l’ennui n’est pas le temps de l’engagement, le temps subi n’est pas le temps choisi.
Les élèves de terminale découvrent ainsi concrètement comment naît un problème philosophique : non pas de la complexité artificielle d’un énoncé, mais de l’approfondissement d’une interrogation initiale simple. Ils expérimentent le passage du questionnement spontané à la problématisation rigoureuse.
Problème qui sera à nouveau traité dans les petits groupes. Cette alternance entre petit groupe et grand groupe, entre émergence spontanée et structuration collective, mime le mouvement même de la pensée philosophique qui va de l’interrogation personnelle à la construction collective de sens.
L’activation des compétences philosophiques fondamentales
Ces ateliers interrogent le sens de l’éducation à partir d’une question fondamentale qui concerne le rôle de l’école. Au cours des interactions, une véritable gradation se dessine dans la conceptualisation et l’argumentation des élèves : les questions surgissent naturellement mais évoluent progressivement vers une complexité croissante, révélant l’activation spontanée des compétences de problématisation et d’argumentation qui constituent l’os et la chair de la discussion philosophique.
La progression s’opère par paliers conceptuels successifs. Les questions émergent d’abord de manière factuelle : “Pourquoi je vais à l’école ?” Cette interrogation initiale, apparemment simple, ouvre progressivement vers des questionnements plus abstraits : “Qu’est-ce que j’y apprends ?” qui déplace l’enjeu vers la nature même du savoir et de l’apprentissage. Puis vient l’interrogation comportementale et éthique : “Comment je m’y comporte ? Pourquoi ?” qui introduit la dimension morale et identitaire.
Cette gradation révèle comment, partant d’une interrogation pratique et immédiate, la réflexion collective permet d’accéder naturellement à des questions fondamentales touchant successivement au sens (finalité de l’école), à l’épistémologie (nature de l’apprentissage), à l’éthique (comportement moral), et à l’ontologie (construction de l’identité). Les élèves découvrent ainsi empiriquement que toute question apparemment simple recèle des dimensions philosophiques profondes, et que la pensée procède par approfondissement progressif, chaque niveau de questionnement ouvrant sur une complexité conceptuelle supérieure.
Une approche pragmatique de la philosophie
Expliciter, argumenter, conceptualiser, problématiser sont au cœur de l’atelier philo. Découverte pour les plus jeunes, pratique essentielle à l’exercice de la dissertation et de l’explication de texte pour les autres. Cette double dimension - découverte et approfondissement - illustre parfaitement la richesse du dispositif inter-degré.
Nous sommes bien au cœur d’un exercice philosophique qui va mobiliser, bien sûr, du savoir mais d’une manière pragmatique. Cette approche pragmatique ne signifie pas utilitariste : il s’agit plutôt de mobiliser les connaissances en situation, au service d’un questionnement authentique, plutôt que de les accumuler de manière abstraite.
Cette démarche s’inscrit dans la lignée de la philosophie pragmatiste de John Dewey, pour qui l’expérience constitue le laboratoire naturel de la pensée. Dewey insiste sur le fait que “nous ne pensons que lorsque nous sommes confrontés à un problème” : ici, la confrontation réelle avec de jeunes enfants crée cette situation problématique qui active authentiquement la réflexion philosophique. Les lycéens ne puisent pas dans leurs connaissances par obligation scolaire mais parce qu’ils en ont besoin pour répondre aux questions concrètes qui émergent.
Les élèves de terminale découvrent ainsi que la philosophie n’est pas d’abord un corpus de connaissances à maîtriser mais une pratique à expérimenter, une démarche à incarner, un questionnement à vivre collectivement.
Quoi ? L’énaction comme paradigme d’apprentissage incarné
Le jeu des postures
L’intérêt d’un atelier philo inter degré, intergénérationnel réside entre autres dans le jeu des postures inédit que le dispositif propose. Pour comprendre pleinement cette dimension, il convient de s’arrêter sur le concept d’énaction qui sous-tend cette approche pédagogique. L’énaction (enaction en anglais) est un concept développé par le biologiste et philosophe Francisco Varela dans les années 1980, en collaboration avec Humberto Maturana (Maturana & Varela, 1994). Cette théorie a révolutionné notre compréhension de la cognition en proposant une alternative aux modèles computationnels et représentationnalistes dominants. Comme l’explique Varela (1996) : “L’énaction consiste à faire émerger ce qui n’est pas pré-donné grâce à une histoire de couplage structurel” (p. 91). Cette approche s’inscrit dans une critique radicale du paradigme cartésien qui sépare le sujet connaissant de l’objet connu.
L’origine de l’énaction
Le terme “énaction” dérive du verbe anglais “to enact” qui signifie “mettre en acte”, “faire advenir”. Il désigne le processus par lequel la cognition émerge de l’interaction dynamique entre un organisme et son environnement. Selon cette perspective, la connaissance n’existe pas comme une représentation mentale du monde extérieur, mais elle se constitue dans et par l’action (Varela, Rosch, & Thompson, 1993). Dans le contexte éducatif, l’approche énactive transforme radicalement notre conception de l’apprentissage. Comme le souligne Steiner (2014), “l’apprentissage énactif ne consiste pas à acquérir des représentations du monde, mais à développer des modalités d’action efficaces dans des contextes particuliers” (p. 245). Cette perspective trouve un écho particulier dans les travaux de Dewey (2011) qui, dès le début du XXe siècle, insistait sur la dimension expérientielle de l’éducation.
L’énaction en éducation implique que l’apprenant construit ses connaissances à travers l’expérience directe et l’interaction avec son environnement social et matériel. Cette construction se fait selon un processus que Varela (1989) nomme “faire émerger” (bringing forth) : “Nous ne trouvons pas le monde, nous ne le découvrons pas, nous le faisons émerger par nos actions” (p. 234). L’approche énactive accorde une place centrale au corps dans les processus cognitifs. Comme l’explique Merleau-Ponty (1945), précurseur de cette conception incarnée de la cognition : “Mon corps est ma façon générale d’avoir un monde” (p. 171). Cette corporéité n’est pas seulement un support de l’apprentissage mais le lieu même où se construit la connaissance.
La dimension corporelle et relationnelle
Maître de Pembroke (2016) enrichit cette perspective en soulignant l’importance du corps dans le processus d’apprentissage : “Le corps n’est pas seulement un support de l’apprentissage, il est le lieu même où se construit la connaissance. L’approche énactive reconnaît cette corporéité comme fondamentale dans l’élaboration du savoir” (pp. 173-194). Elle ajoute que “l’apprentissage énactif sollicite l’engagement corporel, émotionnel et cognitif de l’apprenant, créant ainsi des ancrages multiples qui favorisent l’intégration durable des connaissances” (Maître de Pembroke, 2018).
La dimension relationnelle constitue un autre aspect fondamental de l’énaction. Selon Varela, Thompson et Rosch (1993), “la cognition n’est pas la représentation d’un monde pré-donné par un esprit pré-donné, mais plutôt la mise en place (enaction) d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire de la diversité des actions qu’accomplit un être dans le monde” (p. 35). Cette co-émergence du sujet et de l’objet, du soi et du monde, s’opère nécessairement dans l’interaction avec autrui.
L’atelier philo comme situation d’apprentissage énactive
La transformation de la posture enseignante
L’enseignant est littéralement mis au banc de sa propre classe, en s’obligeant : il se crée pour lui-même l’occasion de développer son identité réflexive ! Cette situation paradoxale - être enseignant tout en n’enseignant pas - constitue une rupture fondamentale avec les pratiques pédagogiques traditionnelles. L’enseignant découvre un nouveau rapport à son métier, une nouvelle façon d’habiter son rôle professionnel.
Il est d’emblée dans une posture d’observation et de lâcher prise au profit de l’interaction intergénérationnelle. Cette posture d’observateur participant lui permet de saisir des dimensions de l’apprentissage qui lui échappent habituellement quand il est pris dans la dynamique de transmission. Il peut observer comment émerge la pensée, comment se construisent les concepts, comment se tissent les relations entre les participants.
Il s’agit bien de laisser venir un tissage qui va se créer entre les élèves et en eux et pas comme dans un cours traditionnel entre des connaissances. Cette métaphore du tissage est particulièrement éclairante : elle évoque un processus créatif où les fils de la pensée s’entrelacent pour former un nouveau pattern, imprévisible au départ mais cohérent dans son émergence.
L’émergence de nouvelles postures professionnelles
Comme l’écrit Jorro (2012) : “La posture professionnelle est cette manière singulière d’habiter un rôle professionnel, une façon d’être et de faire qui traduit simultanément des valeurs, des attitudes et des conceptions” (p. 6). L’atelier philo inter degrés crée les conditions d’émergence de postures professionnelles inédites, tant pour l’enseignant que pour les élèves de terminale.
La situation d’apprentissage qui est l’atelier philo inter degrés incarne précisément une occasion énactive qui met en valeur la dimension relationnelle de la réflexion philosophique. Cette approche permet de dépasser la simple transmission de savoirs pour privilégier l’expérience vécue et partagée comme source d’apprentissage authentique.
Pour l’enseignant, cette expérience constitue une véritable transformation identitaire par l’action : il découvre de nouvelles modalités pédagogiques en les expérimentant, il développe de nouvelles compétences en les mettant en œuvre dans un contexte inédit. Cette transformation par l’énaction plonge l’enseignant dans une dimension profondément autobiographique de son expérience professionnelle : il est amené à revisiter sa propre relation à la philosophie, ses motivations initiales, ses choix pédagogiques habituels.
Cette démarche favorise l’émergence d’une identité réflexive authentique : confronté à la spontanéité des enfants et à l’engagement de ses élèves dans un rôle d’éducateurs, l’enseignant se redécouvre dans sa fonction première. Il retrouve l’étonnement philosophique originel en observant comment de jeunes esprits s’emparent naturellement des grandes questions existentielles. Cette expérience le confronte à ses propres présupposés pédagogiques et l’invite à questionner la pertinence de ses pratiques habituelles.
L’enseignant vit ainsi une forme de “conversion du regard” sur son métier : il ne se contente plus de transmettre des contenus mais devient témoin et accompagnateur de l’émergence de la pensée. Cette transformation identitaire s’avère souvent plus marquante et plus durable que les formations théoriques traditionnelles car elle engage la personne dans sa totalité.
La “posture du tisserand” : une nouvelle figure pédagogique
Là encore, ce qui se trame en termes de posture durant l’atelier philo est inédit, je dirai que l’on voit surgir “la posture du tisserand” de part et d’autre. Cette métaphore mérite d’être développée car elle capture une dimension essentielle de l’approche énactive en éducation.
En effet, les élèves de terminale ne vont pas être dans les postures d’étayage que l’on connaît chez les enseignants tandis que les élèves ne vont pas non plus adopter des postures “traditionnelles”. Les rôles habituels sont brouillés, questionnés, réinventés dans l’action. Cette fluidité des rôles caractérise les situations d’apprentissage énactives où chacun peut tour à tour être enseignant et apprenant, expert et novice.
Concrètement, on observe des postures inédites chez les lycéens : plutôt que d’adopter une position magistrale, ils se placent spontanément en position d’égalité avec les enfants, s’asseyent à leur niveau, utilisent leurs prénoms. Certains deviennent des “facilitateurs” qui relancent la discussion par des questions ouvertes : “Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?”, “Peux-tu expliquer pourquoi tu dis ça ?”. D’autres endossent le rôle de “traducteurs” en reformulant les propos des enfants pour les rendre accessibles au groupe : “Si je comprends bien, tu veux dire que…”.
Parfois, les rôles s’inversent complètement : face à une question inattendue d’un CM2 comme “Mais pourquoi les adultes croient qu’ils savent tout ?”, le lycéen se retrouve déstabilisé et avoue candidement : “C’est une très bonne question, je n’y avais jamais pensé comme ça”. Les enfants deviennent alors les philosophes qui questionnent les évidences, tandis que les terminales redeviennent des apprenants face à la fraîcheur de ces interrogations. Cette circulation des savoirs et des questionnements illustre parfaitement le principe énactif selon lequel la connaissance émerge de l’interaction plutôt que de la transmission unilatérale.
En quoi consiste ce tissage ? Il est constitué d’aller et venue avec des élèves qui sont tous apprenants, accompagnateurs, pairs, professeurs passant de l’un à l’autre à tout moment, saisissant dans l’énaction ce qui se trame de facto dans l’apprentissage. Cette circulation des rôles permet à chacun d’expérimenter différentes facettes de la relation éducative et de développer une compréhension plus riche et plus nuancée des processus d’apprentissage.
Une écologie des apprentissages
Cette “posture du tisserand” s’inscrit dans ce que Ingold (2013) appelle une “écologie des apprentissages”, où la connaissance émerge des relations multiples et dynamiques entre les acteurs. Cette métaphore écologique est particulièrement pertinente pour comprendre l’atelier philo inter-degré : comme dans un écosystème, chaque élément (participant) influence et est influencé par tous les autres, créant un réseau complexe d’interactions qui génère des propriétés émergentes.
Sur le terrain, cette écologie se manifeste concrètement par des phénomènes de co-construction imprévisibles. Ainsi, lorsqu’un élève de CM2 demande “Pourquoi on doit obéir aux règles ?”, sa question simple déclenche une cascade de réflexions chez les lycéens qui commencent à questionner leur propre rapport à l’autorité scolaire. Un lycéen reformule : “En fait, tu nous demandes s’il faut toujours obéir ou s’il peut y avoir des exceptions”, ce qui amène un autre enfant à répondre : “Oui, comme quand la règle est injuste !”. Cette intervention spontanée oblige alors les terminales à mobiliser leurs connaissances sur la désobéissance civile chez Thoreau ou la critique de l’autorité chez Kant.
L’écosystème se complexifie encore quand les enfants s’emparent des concepts philosophiques et les transforment : “Alors la liberté, c’est comme un oiseau dans une cage qui a la porte ouverte ?”, métaphore qui surprend les lycéens et les amène à repenser leurs propres définitions abstraites. Cette circulation créative des idées illustre parfaitement comment, dans une véritable écologie des apprentissages, les savoirs se transforment et s’enrichissent par la rencontre des différentes “espèces cognitives” en présence.
L’atelier philo inter-degré crée ainsi un environnement d’apprentissage où, selon les mots de Varela, Depraz et Vermersch (2011), “la connaissance ne préexiste pas sous forme de représentations à l’intérieur d’un monde prédéfini, mais elle émerge de l’interaction entre l’organisme et son environnement. Connaître, c’est faire émerger un monde commun à travers notre couplage structurel avec l’environnement” (p. 33).
Cette perspective écologique de l’apprentissage implique de concevoir la classe non plus comme un espace de transmission mais comme un milieu vivant où circulent les idées, où se transforment les représentations, où émergent de nouveaux possibles. L’enseignant devient alors un jardinier plutôt qu’un architecte : il crée les conditions favorables à l’émergence plutôt qu’il ne construit un édifice prédéterminé.
L’apprentissage comme construction active de sens
Comme l’écrit Ménard et Aumont (1996) : “L’énaction et la réflexivité se rejoignent dans l’idée que le sujet construit activement ses connaissances dans et par l’action, en donnant sens à ses expériences” (p. 23). Cette perspective transforme profondément notre compréhension de l’apprentissage. L’apprenant n’est plus considéré comme un simple récepteur passif d’informations, mais comme un acteur qui construit activement ses connaissances à travers l’expérience directe.
Dans l’atelier philo, cette construction active se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord, les participants ne reçoivent pas des réponses toutes faites mais construisent collectivement leurs propres réponses aux questions qu’ils se posent. Ensuite, ils ne se contentent pas d’apprendre des concepts philosophiques mais les élaborent à partir de leur expérience concrète. Enfin, ils ne subissent pas passivement un enseignement mais participent activement à la création d’un environnement d’apprentissage.
La co-construction relationnelle des savoirs
Cette co-construction relationnelle est au cœur de l’atelier philo inter-degré. Les savoirs n’appartiennent à personne en particulier mais émergent de l’interaction collective. Cette dimension collaborative de la construction des savoirs transforme le rapport à la connaissance : elle n’est plus considérée comme un bien privé à acquérir individuellement mais comme un bien commun à construire collectivement.
Cette approche développe chez les participants ce que l’on pourrait appeler une “intelligence collective” : la capacité à penser ensemble, à construire des idées qu’aucun individu n’aurait pu élaborer seul. Cette intelligence collective ne se réduit pas à la somme des intelligences individuelles mais constitue une propriété émergente du système d’interaction.
L’atelier philo inter-degré révèle ainsi que l’apprentissage de la philosophie n’est pas seulement l’acquisition d’un corpus de connaissances ou de méthodes mais l’expérimentation d’une façon d’être au monde et aux autres, caractérisée par l’ouverture au questionnement, la disponibilité à l’altérité, et la capacité à construire du sens collectivement.
Conclusion
L’atelier philosophique interdegrés entre élèves de spécialité HLP et élèves de CM2 constitue un exemple particulièrement riche d’application de l’approche énactive en pédagogie. En créant un environnement où la connaissance émerge de l’interaction, où le corps et l’émotion sont pleinement engagés, où les rôles traditionnels sont questionnés, cette expérience pédagogique incarne les principes fondamentaux de l’énaction. Elle montre comment il est possible de passer d’une pédagogie de la transmission à une pédagogie de l’émergence, où apprendre c’est faire émerger ensemble un monde commun de significations. Cette transformation révèle que la philosophie n’est pas seulement un savoir à acquérir mais une pratique à vivre, un questionnement à partager, une façon d’habiter le monde avec les autres dans la reconnaissance mutuelle de notre humanité pensante.
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