Cet article présente une analyse d’un dispositif d’ateliers philosophiques mené avec un groupe d’élèves de 5-6 ans. Les transcriptions d’ateliers et de retours d’élèves via une médiation par images d’émotions permettent d’interroger la manière dont les enfants ont vécu et perçu ces moments de discussion à visée philosophique. L’étude met en lumière des ressentis contrastés, allant de l’enthousiasme à l’ennui, et souligne l’importance des dimensions émotionnelles et relationnelles dans l’appropriation de ces ateliers. L’article propose une réflexion pratique et réflexive sur la base des paroles des élèves et interroge la posture de l’enseignant·e ainsi que les conditions pour ces espaces de philosophie avec les enfants.
Introduction
Depuis quelques décennies, la philosophie avec les enfants s’est progressivement inscrite dans les pratiques pédagogiques, notamment sous forme d’ateliers qui visent à favoriser la pensée critique, l’écoute mutuelle et l’expression orale. De nombreux travaux en soulignent les effets bénéfiques sur le développement du raisonnement, la construction de la citoyenneté ou encore l’amélioration du climat de classe. Mais une dimension demeure relativement peu explorée : celle du vécu subjectif des élèves. Comment ces moments sont-ils perçus par les enfants eux-mêmes ? Quels affects, quelles postures, quelles tensions expriment-ils lorsqu’on leur donne la parole sur ce qu’ils vivent au sein de ces espaces de discussion à visée philosophique ?
Les enfants, en effet, se posent très tôt des questions fondamentales liées à la vie, à la mort, aux relations humaines ou encore à leur propre existence. Ces interrogations, souvent empreintes d’étonnement et de curiosité, témoignent de leur capacité à philosopher (Fawer Caputo, 2009). Selon Pettier et al. (2010), ces questionnements sont une tentative de compréhension du monde dans lequel ils évoluent. Il est dès lors essentiel de leur offrir un espace pour exprimer leurs idées, développer leur raisonnement et se confronter à la complexité du réel. À travers ces discussions, les enfants font l’expérience qu’ils sont des êtres pensants, capables de construire une pensée logique, d’écouter autrui et d’ouvrir leur esprit au doute et à la pluralité des points de vue (Tharrault, 2016).
La philosophie en classe n’a de sens que si les élèves peuvent s’exprimer librement et écouter leurs pairs dans une dynamique d’échange où chacun·e est invité·e à justifier ses propos, proposer des exemples ou des contre-exemples et chercher à comprendre l’autre (Fawer Caputo, 2009). Cet espace les aide aussi à renforcer leur estime d’eux-mêmes et à expérimenter une forme de citoyenneté.
Dans ce cadre, le rôle de l’enseignant·e est central. Il ne s’agit pas tant de transmettre un savoir que de créer les conditions propices à une communauté de recherche, où le questionnement devient moteur d’apprentissage. L’adulte y joue un rôle d’accompagnateur, garant du cadre sécurisant, tout en acceptant de ne pas tout savoir, pour permettre aux élèves de s’aventurer dans l’incertitude et la complexité des idées (Fawer Caputo, 2009 ; Tharrault, 2016). Ce positionnement implique également de réguler les risques inhérents à ce type de débat, comme le relativisme ou les propos inacceptables, sans pour autant brider la liberté d’expression.
C’est à la problématique du vécu subjectif des élèves dans ces ateliers philosophiques que cet article entend apporter des éléments de réponse, à partir d’une recherche menée dans le cadre d’un mémoire de formation initiale en enseignement primaire en Suisse romande. Ce dispositif a été mis en place dans un groupe d’élèves de 5 à 6 ans, avec un objectif initial de renforcer la coopération entre pairs. Quelques années plus tard, une relecture réflexive des données collectées (échanges enregistrés, séances transcrites, courts entretiens médiés par images d’émotions) permet de proposer une analyse centrée sur les ressentis et les postures des élèves face à ces ateliers philosophiques. L’enjeu n’est pas ici d’évaluer l’efficacité de la démarche, mais de donner à voir la pluralité des expériences enfantines. Ce regard situé croise les paroles des élèves avec celles de l’enseignante, pour faire apparaître non seulement des profils contrastés mais aussi les tensions qui traversent la posture de l’adulte dans ce dispositif.
Déroulement des ateliers philosophiques
Ce travail s’inscrit dans une recherche qualitative menée dans le cadre d’un mémoire de formation initiale à l’enseignement en Suisse romande (Heuwekemeijer & Zerika, 2018). Une partie de l’étude a été conduite avec un groupe de neuf élèves (deux filles : H, T et sept garçons : B, C, G, J, M, Na, No) de 5-6 ans. Les ateliers philosophiques ont eu lieu une fois par semaine sur une période d’environ quatre mois. L’objectif initial du mémoire était d’interroger les effets possibles des ateliers philosophiques sur la coopération. Quelques années plus tard, une relecture du matériau collecté a permis d’en approfondir l’analyse, en s’attachant plus spécifiquement aux ressentis et représentations des élèves de ces ateliers.
Chaque séance durait une quinzaine de minutes et suivait une structure volontairement ritualisée, pensée pour offrir un cadre clair aux élèves et marquer une distinction avec les autres temps scolaires. Le dispositif reposait sur trois composantes essentielles. D’abord, l’espace était spécifiquement aménagé : un coin de la classe avec un tapis créant un environnement à la fois simple et symbolique, propice à l’échange. Ensuite, un rituel d’entrée et de sortie structurait chaque atelier : l’allumage d’une bougie marquait le début de la séance, moment identifié par les enfants comme le signe que « la philosophie commence », tandis que son extinction signalait la fin de la discussion. Enfin, la modalité d’introduction du thème variait d’une séance à l’autre, afin de maintenir l’intérêt et de proposer différentes formes de mise en activité des élèves. La question de départ pouvait ainsi émerger d’une situation vécue en classe (par exemple : « Pourquoi on partage ? »), d’un récit narratif (tel que l’histoire d’un garçon toujours choisi en dernier au football), d’un support visuel (comme les images évoquant le rôle parental chez les hippocampes ou les manchots), ou encore d’une question posée directement aux élèves (comme : « Pourquoi on se moque ? »). Cette diversité d’entrées visait à favoriser une pluralité d’accès à ces ateliers philosophiques.
Les enfants étaient invités à discuter, s’écouter, répondre à leurs camarades, sans obligation de lever la main, dans une posture plus libre que celle habituellement attendue en classe. L’enseignante (l’auteure de cet article) gardait un rôle de facilitation, de reformulation et de cadrage, en essayant de s’effacer progressivement pour laisser place aux élèves. Toutes les séances ont été enregistrées puis retranscrites. En fin de dispositif, un temps de retour a été mis en place, reposant sur de courts entretiens médiés par des images d’émotions. Afin de recueillir les ressentis des élèves, une série d’images (Photo 1) a été constituée à partir de ressources iconographiques accessibles en ligne. La sélection des images visait à proposer une palette d’émotions (joie, tristesse, colère, timidité, ennui, honte, etc.), non exhaustive, mais conçue comme un support visuel favorisant et stimulant l’expression des ressentis des élèves.
Photo 1. Ensemble des images proposées aux élèves pour exprimer leurs ressentis lors des ateliers philosophiques. De gauche à droite et de haut en bas : nerveux·euse, content·e, intégré·e, confiant·e, proche des copains et copines, excité·e, honte, timide, compatissant·e, triste, satisfait·e, ennui, effrayé·e, intéressé·e, perdu·e, fâché·e
La séance s’est déroulée en deux temps. Dans un premier moment collectif, les élèves ont découvert les images représentant les émotions. Chaque élève a ensuite été invité·e à choisir des images correspondant à ce qu’il ou elle avait ressenti pendant les ateliers. Dans un second temps, un court entretien a été mené avec chacun·e à partir de son choix d’image. Ce dispositif a permis de faire émerger des éléments que la seule observation ne suffisait pas à révéler, en croisant les attitudes manifestées pendant les séances avec des ressentis exprimés a posteriori. Il a ainsi contribué à affiner l’interprétation des postures d’élèves.
Plusieurs tendances émergent de l’analyse menée dans le cadre de cette recherche à travers une exploration des ressentis des élèves de 5 à 6 ans. Elles concernent non seulement les émotions exprimées, mais aussi les manières diverses dont les élèves expérimentent ce dispositif. Par ailleurs, cette enquête a également ouvert un espace de réflexion sur la posture de l’enseignante dans la conduite de ces ateliers. Ce qui suit présente les principaux résultats de cette recherche, organisés en quatre axes : une typologie des ressentis exprimés, deux cas contrastés d’élèves en retrait, le portrait d’un élève en difficulté scolaire et enfin un retour réflexif sur la posture enseignante.
Une typologie des ressentis exprimés par les élèves
L’analyse des images choisies par les élèves lors de la séance de retours sur le dispositif révèle six émotions mobilisées pour qualifier leur vécu des ateliers philosophiques : la joie (H, T, B, G), la timidité (H, T), la compassion (T), l’ennui (C, No), la colère (B, J, M) et la tristesse (G, J, M). Ces émotions, bien que partagées par plusieurs enfants, renvoient à des postures subjectives distinctes que l’on peut regrouper en quatre grandes catégories.
La première, que l’on pourrait qualifier d’implication heureuse, regroupe les élèves exprimant une adhésion globale au dispositif. Ces enfants (H, T, B, G) se déclarent « content·e·s », disent avoir « tout aimé », ou apprécient des éléments symboliques du cadre comme la bougie. Ils et elles associent l’atelier à un moment agréable, marqué par le plaisir d’échanger, d’écouter ou simplement de se retrouver dans le contexte particulier de ces ateliers.
La deuxième catégorie pourrait être désignée comme une contribution retenue ou inhibée. H et T, bien qu’exprimant un ressenti globalement positif, déclarent également s’être senties « timides ». Elles expliquent ce retrait par la peur d’être moquées si elles prenaient la parole. Cette posture montre que l’intérêt pour l’atelier n’entraîne pas nécessairement une prise de parole, et que des freins sociaux ou affectifs peuvent entraver l’expression.
Une troisième catégorie correspond aux élèves qui associent les ateliers à un sentiment d’ennui, comme C et No. Ces enfants déclarent que « toutes les choses qu’on disait, c’était ennuyeux » ©, ou encore « moi aussi je suis toujours ennuyé » (No). Leurs propos mettent en évidence une perception de monotonie ou un manque d’intérêt pour ce type d’activité.
Enfin, une quatrième catégorie se distingue par un malaise face au dispositif, marqué par des émotions comme la colère et la tristesse (J, M, parfois B et G). J, par exemple, affirme ne pas aimer « rester assis et dire des trucs », exprimant sa non-adhésion au cadre de l’atelier. B et G mentionnent quant à eux un sentiment de tristesse ou de colère en lien avec des tensions interpersonnelles durant les ateliers. Ces réactions mettent en évidence les enjeux affectifs et relationnels présents dans ces moments.
Cette typologie permet de rendre compte de la complexité du rapport des élèves au dispositif philosophique. Elle montre que le vécu émotionnel ne se superpose pas systématiquement à la contribution visible, et que les effets d’un tel atelier se jouent fortement à des niveaux relationnels. Donner une place à ces émotions exprimées, c’est reconnaître que les ateliers philosophiques à l’école sont des expériences vécues, situées, parfois confrontantes et toujours singulières.
Cas d’élèves en retrait durant les ateliers : des postures contrastées
Certain·e·s élèves se sont montré·e·s peu loquaces lors des ateliers philosophiques. Ce silence, loin d’être univoque, recouvrait en réalité des postures très différentes. L’analyse des entretiens menés au moment du retour sur le dispositif a permis de mieux comprendre les raisons sous-jacentes à ces comportements discrets. Les cas de H et de J en offrent une illustration contrastée.
L’élève H contribuait très peu verbalement aux discussions. Pourtant, elle a exprimé un ressenti globalement très positif : elle déclare s’être sentie « contente » et ajoute à plusieurs reprises avoir « tout, tout, tout aimé ». Ce ressenti avait déjà été perçu en début d’année, lorsque sa maman avait rapporté à l’enseignante que sa fille lui avait spontanément parlé du premier atelier en mentionnant le moment de la bougie, qu’elle avait beaucoup aimé. Ce partage, inhabituel selon sa maman, avait été reçu comme un signe d’engagement affectif fort envers l’activité. H a également reconnu, lors de cette même séance, qu’elle se sentait parfois « timide », ajoutant : « parce qu’ils rigolent donc je suis un peu timide ». Ses propos mettent en évidence la tension ressentie entre l’envie de contribuer et la peur d’être moquée. Cela interroge directement les conditions nécessaires pour qu’un·e élève se sente suffisamment en sécurité pour oser prendre la parole. Le cas de H montre ainsi que le silence peut masquer un intérêt sincère, mais retenu par une insécurité émotionnelle ou relationnelle.
L’élève J, également peu expressif durant les ateliers, se distingue par une posture différente. Il a choisi l’image représentant la colère, en expliquant : « parce que je n’aime pas rester assis et dire des trucs ». Il a également évoqué la tristesse, disant : « parce que je voulais pas faire l’atelier philo ». Ces déclarations manifestent une non-adhésion au dispositif, fondé sur une forme de désintérêt. Il semble que le cadre posé par les ateliers, demandant discussion et immobilité, ne corresponde pas à ses besoins ou préférences du moment. Son retour est important pour mettre en avant le fait que certain·e·s élèves peuvent ne pas adhérer au format même de l’atelier, ce qui ouvre la voie à une réflexion pédagogique : comment faire évoluer ou adapter ces dispositifs pour qu’ils soient inclusifs en respectant des besoins divers ?
Ces deux cas rappellent que l’implication des élèves ne peut se mesurer uniquement au nombre de prises de parole. H et J ne parlent pas, mais pour des raisons différentes : l’une par timidité malgré un réel intérêt, l’autre par désengagement. Comprendre cette pluralité de postures invite à concevoir des ateliers plus souples, où la parole est encouragée sans être imposée, et où le silence peut aussi être entendu comme un message à part entière.
Un cas singulier : B, entre transgression, engagement et marginalité scolaire
L’élève B a occupé une place particulière dans les ateliers philosophiques. Très présent, souvent bruyant, parfois provocateur, il peut être perçu de prime abord comme un perturbateur. Pourtant, une lecture attentive de ses interventions et de ses choix émotionnels révèle une posture bien plus nuancée. B s’exprime abondamment, commente, interrompt, s’approprie les règles, mais toujours avec une forme de logique propre. Il semble à la fois chercher l’attention et mobiliser sa pensée pour entrer dans les échanges.
À la question « À quoi sert le cerveau ? », il propose spontanément des réponses variées : « pour qu’on n’oublie pas les trucs », « pour faire les calculs », mais aussi « pour qu’on tape pas », introduisant un registre éthique inattendu. Lors d’un atelier sur les rôles parentaux chez les animaux, il explique : « nous on peut pas donner le lait, on n’a pas de gros nénés », combinant une intuition pertinente avec un langage familier, provocant le rire ou la gêne. Ce type de formulation peut être compris comme une manière de se frayer une place dans un espace de parole codé en y injectant ses références propres.
Lors d’un atelier autour d’une histoire mettant en scène un enfant toujours choisi en dernier pour jouer au football, B démontre une compréhension de la situation implicite. Il reformule avec justesse le sentiment d’injustice vécu par le personnage, puis propose une interprétation personnelle : selon lui, cet enfant s’est entraîné seul, est « devenu le plus meilleur ». À travers cette lecture, B identifie un écart entre les progrès d’un individu et la reconnaissance sociale de ces efforts. Ce n’est qu’ensuite qu’il relie cette histoire à sa propre expérience : il évoque une situation où ses amis avaient déjà été choisis dans d’autres équipes, le laissant en dernier. Ce glissement entre l’analyse d’une situation fictive et l’écho personnel qu’elle suscite illustre une forme d’intelligence narrative et relationnelle, souvent difficile à reconnaître chez les élèves en difficulté scolaire, mais pleinement mobilisée ici dans le cadre de l’atelier.
Durant la séance consacrée au thème de la moquerie, il explique que, lorsqu’on se moque de lui, cela le rend « content », non pas à cause de la moquerie elle-même, mais parce que « la maîtresse va s’énerver contre lui ». Il précise ensuite qu’il lui arrive de se venger : « je lui fais des croche-pattes, je le tape ». Ces propos expriment sans détour les mécanismes de rapport à l’autorité et aux sanctions. B semble à la fois vouloir dénoncer, provoquer et exister dans un cadre où il peine à se situer de manière sécurisée.
Lors du moment de retour, B choisit les émotions « content » et « fâché », traduisant une forme d’ambivalence dans son vécu. Il se dit content de pouvoir « parler sans lever la main » et apprécie le fait de « se parler dessus », une expression floue mais révélatrice d’un intérêt pour ces échanges moins codifiés que ceux habituellement attendus en classe. À un autre moment, il déclare même : « J’aimerais crier à l’école comme ça on peut m’entendre », montrant que sa relation à la parole est marquée par un besoin de visibilité et de reconnaissance. Ce n’est pas tant la discussion qu’il rejette que les cadres qui en régulent l’accès. Il évoque également des souvenirs qui débordent le strict cadre des ateliers philosophiques, comme une expérience de sciences, ce qui montre que, pour lui, les frontières entre les types d’activités sont poreuses, et que son ressenti est englobant, lié à un ensemble de vécus à l’école. Enfin, il se dit contrarié lorsque « quelqu’un dit des gros mots » pendant l’atelier, exprimant ainsi une forme de souci du cadre, malgré ses propres transgressions. L’ensemble de ces éléments confirme que l’atelier représente pour lui un espace à la fois apprécié, investi, mais aussi traversé par des tensions entre les normes scolaires, les dynamiques de groupe et son propre besoin d’expression.
Le cas de B met en lumière les tensions profondes que peut susciter un espace de parole à visée réflexive chez un enfant en situation de difficulté scolaire. Il ne rejette pas l’atelier, mais s’y confronte avec ses propres outils : langage familier, mémoire de situations marginalisantes, désir d’exister, de comprendre, de questionner. Son profil invite à interroger la capacité des ateliers philosophiques à accueillir tou·te·s les élèves, y compris celles et ceux qui ne répondent pas aux normes implicites de calme, de recul et d’autorégulation que ce type d’activité tend à valoriser.
La posture de l’enseignante : entre contrôle, inconfort et apprentissage réflexif
L’analyse des ateliers philosophiques a été aussi l’occasion d’un retour critique sur la posture de l’enseignante construite progressivement tout au long du semestre. L’un des constats majeurs est la difficulté à occuper une position de retrait, pourtant recommandée dans les approches philosophiques avec les enfants. Bien que l’objectif initial ait été de favoriser l’échange entre élèves, la parole de l’enseignante restait souvent très présente, guidant, relançant, reformulant. Avec le recul, cette posture est perçue comme marquée par un besoin de contrôle, reflet à la fois d’habitudes pédagogiques intériorisées et d’un inconfort face à l’imprévisibilité des échanges.
Cette tension devient particulièrement visible dans certaines interactions avec l’élève B, dont les propos ont pu déstabiliser. Face à une phrase comme « j’aimerais crier à l’école comme ça on peut m’entendre » ou encore « moi je peux taper sur les gens », l’enseignante adopte des réponses normatives, centrées sur la gestion du groupe ou la réaffirmation des règles. Ce réflexe, analysé a posteriori comme une réponse défensive, a restreint l’espace d’expression de l’élève, sans entendre le besoin implicite formulé derrière des propos jugés dérangeants. Le regard croisé avec des collègues dans la rédaction du mémoire a aidé à mettre en lumière ce décalage, soulignant l’importance d’un espace réflexif collectif dans la formation professionnelle.
Au-delà de ce cas spécifique, c’est l’ensemble de la démarche qui a soulevé des tensions entre intentions pédagogiques (donner la parole aux élèves, favoriser la coopération) et les réponses effectives sur le terrain. Le choix des thématiques imposées par l’enseignante a parfois réduit la capacité des élèves à s’y engager, alors même que les discussions les plus riches surgissaient quand ils et elles pouvaient relier le sujet à leur vécu. L’expérience a mis en lumière le caractère non spontané de cette posture différente qui nécessite un travail de dépassement de certains automatismes propres à la posture enseignante traditionnelle.
Ce retour réflexif révèle une double évolution : d’une part, une prise de conscience des limites de certaines pratiques enseignantes, et d’autre part, une reconnaissance des conditions pour que des espaces de parole ouverts puissent être féconds. Il ne suffit pas de croire à l’importance de la coopération ou de la discussion philosophique : encore faut-il se donner les moyens de les mettre en œuvre. Ce travail introspectif constitue ainsi un levier de professionnalisation, en ce qu’il transforme une expérience partiellement frustrante en un point d’appui pour développer des compétences afin de mieux accompagner ces espaces collectifs de pensée et d’écoute.
Conclusion
Les résultats de cette recherche exploratoire montrent que les ateliers philosophiques, même en contexte préscolaire, peuvent ouvrir des espaces significatifs d’expression. Ils permettent à certain·e·s élèves de verbaliser des ressentis complexes et d’exercer leur pensée. L’activité semble particulièrement bénéfique pour les élèves qui, bien qu’en retrait dans les autres formes d’interactions scolaires, trouvent là un cadre leur permettant d’exister autrement dans le groupe.
Toutefois, cette potentialité n’est ni automatique ni homogène. Les données montrent que les vécus de l’atelier varient selon les profils d’élèves et prennent différentes formes : une implication heureuse, une contribution retenue ou inhibée, un sentiment d’ennui, ou encore un malaise marqué par des émotions de colère et de tristesse. Ces formes sont toutes à entendre comme autant de modes de présence au dispositif et non comme des marqueurs de réussite ou d’échec. C’est pourquoi une attention particulière doit être portée à la sécurité émotionnelle, au climat relationnel et aux règles d’interaction mises en place.
Un des apports de cette recherche tient dans le travail réflexif de l’enseignante en fin de formation. La prise de conscience d’une posture trop directive, de la difficulté à accueillir certaines paroles considérées comme déstabilisantes ou encore des thématiques imposées, ouvre une voie vers une professionnalisation accrue. Ce type d’analyse souligne que la mise en place d’ateliers à visée philosophique ne va pas de soi : elle suppose une formation spécifique et un accompagnement. Les tensions rencontrées, loin de remettre en cause la pertinence du dispositif, en révèlent des enjeux de posture.
Finalement, cette recherche met en lumière des conditions nécessaires à une éducation à la citoyenneté dès l’entrée à l’école : il ne s’agit pas seulement de parler ensemble, mais de créer les conditions pour que chacun·e puisse le faire en confiance, avec ses mots, son rythme et ses références. Cela suppose un cadre pédagogique ajusté, mais aussi une posture enseignante capable d’écoute et d’adaptation. C’est dans cet équilibre entre cadre et ouverture que les ateliers philosophiques peuvent devenir un levier pour une coopération au service d’un vivre-ensemble pensé dès la jeune enfance.
- Fawer Caputo, C. (2009). La philosophie pour enfants : un moyen de répondre aux grandes questions des tout-petits. Prismes : revue pédagogique HEP Vaud, 11, 27-29.
- Heuwekemeijer, L., & Zerika, S. (2018). Éduquer à la citoyenneté au cycle I en améliorant la coopération en classe [Mémoire de bachelor, Haute école pédagogique du canton de Vaud].
- Pettier, J.-C., Dogliani, P. et Duflocq, I. (2010). Un projet pour… apprendre à penser et réfléchir à l’école maternelle. Delagrave.
- Tharrault, P. (2016). Pratiquer le débat-philo à l’école. RETZ.




