Revue

Éthique et langage oral en éducation philosophique

« J’aurai réussi quand j’aurai une belle voiture et une maison de ouf. Et là… j’leur dirai tous Cheh ! Wesh ! »
Cette parole, prononcée par un enfant lors d’un atelier à visée philosophique ne peut être accueillie de la même manière par l’enseignant de l’élève et un animateur. En effet, dans les textes qui régissent les diverses missions des enseignants, il est indiqué qu’un professeur, face à cet enfant, devrait « [reprendre] ses productions orales pour lui apporter des mots ou des structures de phrase plus adaptés qui l’aident à progresser ». Or, en reprenant simplement et en proposant des structures langagières on n’interroge pas celles qui sont utilisées spontanément et qui sont pourtant signifiantes. Cela interroge l’adéquation entre les objectifs d’un atelier philosophique et la mission d’enseignant. Les enseignants peuvent-ils animer des ateliers philosophiques avec leurs élèves et, si oui sous quelles conditions ?

« J’aurai réussi quand j’aurai une belle voiture et une maison de ouf. Et là… j’leur dirai tous Cheh ! Wesh ! »

Cette phrase, nous l’avons entendue prononcée par un enfant de 9 ans que nous nommerons Basile lors d’un temps d’atelier philosophique ayant eu lieu en décembre 2021 dans une médiathèque d’un quartier populaire de Poitiers. Le groupe que nous recevions alors, dont faisait partie Basile, était composé de 13 enfants de CM1. Ils participaient au dispositif CLAS (Contrat Local d’Accompagnement à la Scolarité) proposé par la municipalité. De notre côté, nous intervenions en tant qu’animateur d’ateliers philosophiques. La thématique : « Qu’est-ce que réussir ? » nous avait été suggérée par la médiathécaire et l’éducateur responsable du groupe CLAS car, côtoyant régulièrement ces enfants issus d’un milieu défavorisé et ayant de nombreuses fois fait le constat d’un manque d’estime d’eux-mêmes et entre eux, il leur avait semblé pertinent d’initier une discussion sur ce qu’on peut nommer la réussite. Bien qu’ayant enseigné à l’école primaire, il faut noter que nous intervenions ici en tant qu’animateur.

Or, ce 21 décembre, alors même que Basile venait de prononcer cette phrase en tout début d’atelier, nous avons été confronté au doute, « à un conflit intra-personnel au sein du système de représentations » (Cordier, 2017, p. 181) qui était le nôtre. Cette insatisfaction consistait à nous demander si nous devions reprendre Basile ou, au contraire, accueillir ses mots malgré leur familiarité. Mais, en reprenant Basile, n’y avait-il pas un risque que cette intervention frontale entraîne pour l’enfant l’apparition de représentations portant atteinte à d’autres aspects pourtant visés lors d’ateliers de ce type comme la confiance, la co-élaboration de la pensée, la consolidation des habiletés de pensée… ? En outre, il nous semble qu’on aurait également pu craindre qu’un sentiment de discrimination ou de rapport de domination s’installe dans la relation, à ce moment-là de l’atelier. En même temps, ne pas le reprendre, c’était peut-être laisser croire que tous les registres de langue se valent et peuvent être utilisés à tous moments. C’était peut-être aussi risquer de faillir quant à la mission incombant aux éducateurs de transmettre une culture commune aux jeunes et d’aider ces derniers à s’en emparer. De plus, c’était aller contre les injonctions qui nous avaient été faites à l’IUFM lors de notre formation pour apprendre le métier d’enseignant et qui indiquaient que l’adulte devait toujours donner lui-même la forme correcte d’une phrase erronée prononcée par un de ses élèves. Enfin, nous ne pouvions nous référer à aucun texte officiel, aucune déontologie suffisamment précise pour guider notre agir professionnel à ce moment-là, du fait notamment qu’aucun Bulletin Officiel n’encadre, ne codifie ni ne norme pour le moment la pratique philosophique. C’est donc bien dans le cadre d’une éthique appliquée que s’inséreront nos réflexions, accompagnées par une grande incertitude à la source, inévitable quand « les garanties métaphysiques d’un Savoir absolu, d’un Regard Omniscient (…) viennent à manquer. » (Moreau, 2007, p. 63)

Quelles qu’aient été les causes ayant amené Basile à s’exprimer ainsi (provocation, changement du contrat didactique dû à cet espace-temps extrascolaire…), il paraît évident que si nous avions été l’enseignant de Basile, il nous aurait fallu le reprendre en reformulant sa phrase ou en lui demandant de le faire afin de respecter les orientations officielles du cycle 3, qui indiquent que « Comme au cycle 2, le professeur porte une attention soutenue à la qualité et à la justesse des échanges. » (MEN, 2015, p. 12) Mais dans ce cas, comment juger de la qualité et de la justesse dont il est question ? Ainsi, dans une première partie, nous essaierons de mesurer ce que pourrait être un langage préférable et ce, afin de permettre si possible d’aider l’enseignant ou l’animateur d’ateliers philosophiques à prendre en compte des critères formels pour décider ou non d’accepter un énoncé. Pour cela, nous orienterons notre regard vers les textes et disciplines qui tentent d’aborder le langage comme objet d’étude extérieur. Il faudra prendre en compte qu’il n’existe pas de déontologie, c’est-à-dire, selon Eirick Prairat (2009), un texte qui a « une visée pratique, [et qui] entend définir pour une pratique professionnelle donnée, à partir de son axiologie, un socle commun de règles, de recommandations et de procédures ». Dans notre cas, qu’est-ce qui représente le « préférable » (Lorius, 2018, p. 142) éducatif en ce qui concerne le choix des mots, des phrases, des structures langagières et, plus globalement, des choix communicationnels alors que de nombreuses utilisations différentes du langage se côtoient et entrent en tension ? Il nous faut d’ores et déjà préciser que notre propos s’intéresse au langage en tant qu’aptitude à communiquer et penser. Dans ce cas, la langue (que nous évoquerons également) est un des outils constituant ce langage, au même titre que l’écrit ou le langage non verbal.

Ensuite, nous poserons notre question différemment en essayant de placer l’usage du langage oral dans une constellation de processus plus globaux et plus complexes. Ainsi, dans une seconde partie, nous nous tournerons du côté de l’élève, aidé par les études ayant trait au rapport au langage afin de déterminer les causes possibles et les implications du choix d’une forme langagière dans un contexte donné. Nous verrons également comment le rapport au langage de l’adulte intervient lui aussi dans le processus éducatif. De là découlera un autre angle d’appréhension des enjeux vis-à-vis des apprentissages scolaires mais aussi de l’échec qui ne s’analysera plus uniquement comme un déficit dû aux carences socioculturelles.

Dans un dernier temps, nous proposerons une solution à notre problème en essayant d’analyser pourquoi la pratique des ateliers philosophiques, et plus particulièrement la méthode socratique, pourrait amener à dépasser les apories rencontrées durant notre propos tout en tenant des exigences éducatives. Ce sera alors l’occasion de diriger notre regard vers la construction de l’éthique appliquée, « centrée sur la décision éclairée par des personnes dans des situations concrètes où les solutions habituelles sont inefficaces ou inexistantes. » (Desaulniers, Jutras, 2006, p. 36)

En somme, le fil rouge qui traversera les trois parties aura trait à la question de l’éthique et, finalement, nous pouvons résumer notre problématique ainsi : pour les éducatrices et les éducateurs, comment envisager la construction d’une éthique appliquée concernant l’utilisation du langage oral faite par les enfants ?

Linguistique et didactique du langage oral

Pour tenter de savoir s’il est possible (et/ou souhaitable) de déterminer ce que serait un langage correct ex nihilo, il nous a semblé opportun d’interroger les programmes en vigueur à l’école élémentaire[1] française. Nous pouvons y lire d’abord que « le langage oral, qui conditionne également l’ensemble des apprentissages, continue à faire l’objet d’une attention constante et d’un travail spécifique » (p. 10). De même, il est indiqué que « L’expression orale et écrite, la lecture sont prépondérantes dans l’enseignement du français, en lien avec l’étude des textes qui permet l’entrée dans une culture littéraire commune » (p. 10). Enfin, à propos de l’expression orale, on relèvera que, selon ces textes officiels, « Le langage oral contribue à la réussite dans toutes les disciplines, l’insertion sociale » (MEN, 2015, p. 10). D’après ce texte, le langage oral serait une condition pour atteindre la réussite scolaire sans indication des caractéristiques de ce langage. Ensuite, nous apprenons qu’il serait lié à l’insertion sociale. Sans que l’on ait connaissance des mécanismes qui sous-tendent ce lien, le texte nous enjoint tout de même à nous intéresser à cette dimension socialisante et notamment pour créer une culture littéraire commune ; c’est ici le lien étroit qu’entretiennent le langage oral et écrit qui est souligné. À notre sens, il n’y a pas trace d’éléments curriculaires, autres que celui indiqué en introduction laissant sous-entendre qu’il y aurait un langage à privilégier ni a fortiori de précisions sur la forme qu’il prendrait. Il reviendrait aux enseignants ou éducateurs de bâtir eux-mêmes leurs normes dans ce domaine. C’est peut-être parce que, comme l’indiquent Gagnon et Gendron citant Desaulniers et à propos de la possibilité d’envisager qu’il existe des formes éducatives préférables à d’autres : n’est pas si lointaine la période « durant laquelle il valait mieux s’abstenir d’aborder cette problématique sous peine d’être taxé de réactionnaire ou même de fasciste ». (Gagnon et Gendron, 2017, p. 1). Nous pensons qu’on ne peut pas faire l’économie d’une telle réflexion.

Du côté de la linguistique, les études de Genouvrier (1972) montrent qu’il est extrêmement difficile de placer une norme à une époque où cette dernière « ne se confond plus avec la façon de parler de la plus saine partie de la Cour » (Vaugelas, 1934, cité par Genouvrier, 1972, p. 37). En effet, quand l’on essaie de penser une norme pour le langage, en délimitant par exemple des oppositions (familier/courant/soutenu, littéraire/non-littéraire…), « c’est à l’alternative correct VS incorrect que nous sommes reconduits. » (Genouvrier, 1972, p. 39) et ce, d’autant plus aujourd’hui où les auteurs et romanciers jouent avec les codes, où les chanteurs usent de mots argotiques et où de nombreux langages inédits cohabitent. C’est finalement la grammaticalité d’une phrase qui finit par servir de norme. Or, la phrase de Basile est grammaticalement correcte. Cette grammaticalité ne parvient pourtant pas à évacuer les questions relatives aux choix lexicaux et de registre de langue opérés par Basile. C’est peut-être que, comme l’indiquent Bertucci (2008, p. 60) qui adopte un point de vue historique pour traiter cette question et qui évoque ci-après les différentes formes que peut prendre la langue pour communiquer un même message :

Il existerait [pour les politiques d’enseignement] une hiérarchie naturelle qui les ordonnerait selon qu’elles apparaitraient plus ou moins belles, plus ou moins riches, plus ou moins aptes à exprimer des sensations, des émotions esthétiques ou littéraires, à permettre l’élaboration d’un raisonnement, d’une pensée scientifique etc.

L’auteur souligne ainsi les liens inextricables existant entre les aspects sociaux, politiques voire idéologiques et le langage. C’est que, comme le montrent de nombreuses études, l’environnement de l’enfant apprenant influence sa manière de parler, de s’emparer de la langue et d’en faire un usage qui lui permettra « de se dire et dire le monde » (Genouvrier, 1972, p. 45). Bruner (1983), par exemple avançait déjà que « des enfants acculturés dans des “cultures de la désespérance“ n’ont généralement pas accédé à cet âge à des usages du langage pour anticiper, réguler, évaluer l’action, expliciter les raisons, se différencier d’autrui » (cité dans Nonnon, 2017, p. 18). Dans la lignée des découvertes bourdieusiennes concernant la reproduction sociale (1970), le langage pourrait ainsi être vu à la fois comme cause et conséquence de l’apparition d’inégalités notables entre des individus issus de milieux favorisés et d’autres provenant de milieux défavorisés. C’est, selon Bautier (2016) une façon de penser l’échec scolaire sous forme d’un déficit qui a alors prédominé dans de nombreuses études qui s’attardaient notamment à analyser les productions d’élèves en évaluant de façon quantitative le lexique ou les structures grammaticales employés, la grammaticalité ou l’agrammaticalité des propos ou encore l’emploi des connecteurs logiques. Mais, comme nous l’avons évoqué plus haut, cette façon d’appréhender la question de la norme, fut-ce à la lumière des origines socioculturelles des élèves, ne donne toujours aucune indication sur la forme que cette dernière pourrait prendre et Genouvrier (1972) d’être obligé de conclure que l’arbitraire intervient nécessairement car, pour lui, « retenir tel énoncé, rejeter tel autre, c’est par définition s’en remettre à une norme implicite » (p. 41) qui, par définition, peut varier d’un enseignant à l’autre, d’une école à l’autre, d’un Inspecteur à l’autre.

Genouvrier (1972) permet de cerner une causalité possible de cette difficulté et de faire un pas de plus :

Le parleur [puiserait] donc à la fois en eaux vives et dormantes : à la langue faite et à la langue qui se fait. Mais il appartient comme Français à une communauté culturelle de haute tradition, de manière non innocente : car l’une est soigneusement codée, définie par des normes précises, gelée plus que dormante ; l’autre côtoie les périlleux domaines de l’effraction. (p. 36)

À la lumière de cette nouvelle distinction entre l’aspect immuable de la langue et son caractère mouvant, on peut relire les apports précédents en analysant la tension qui pourrait se faire jour, dans l’institution scolaire mais aussi chez l’enseignant, entre un désir de conserver intact l’héritage transmis, support de la culture et celui d’émanciper ses élèves tout en partant de ce qu’ils sont. Cette tension amène avec elle de nombreux problèmes, notamment en ce qui concerne l’élaboration de cette norme dans le cadre scolaire.

Quels enjeux à l’école ?

Si l’on résume, la langue parlée représenterait à la fois un héritage culturel et une pratique sociale qui se renouvelle constamment. De là naîtraient de nombreux enjeux d’ordres politiques, idéologiques, sociaux ou culturels. En outre, les programmes scolaires ne délimitent pas clairement ce qui relèverait de la culture commune ou de possibles appropriations singulières en termes de langage mais contiendraient tout de même un implicite prônant l’existence d’un langage permettant de réussir à l’école, dans toutes les disciplines. Cela doit nous amener à questionner ce qui peut représenter un préférable éducatif pour l’enseignant ou l’éducateur confronté à un langage pour lequel il ne parvient pas à mettre le curseur sur le continuum acceptable/non acceptable.

Notons d’abord, avec Nonnon (2014) que

C’est une mission prioritaire de l’école : donner à tous la possibilité de développer une parole qui aide à se construire en structurant son expérience, ses jugements, ses émotions, par la confrontation avec d’autres, et avec des lectures, en s’ouvrant à des mondes plus lointains et des connaissances nouvelles, en faisant l’expérience de nouvelles façons d’entrer en relation avec les autres. (p. 23)

Grâce à cette idée que le langage permet d’entrer en relation avec autrui ou, plus globalement, de faire l’expérience de l’altérité, l’autrice nous sensibilise à de nouveaux enjeux, plus globaux que la simple acquisition d’un outil pour communiquer. Or, force est de constater, avec Laparra (2008) notamment, qu’à l’école, « la plupart du temps, les échanges oraux prennent appui sur des documents écrits ou ont comme visée la production d’un texte » (p. 124). L’oral serait ainsi majoritairement au service de la langue écrite, très majoritaire à l’école et il faudrait ainsi pouvoir distinguer l’oral à l’école de l’oral de l’école. À propos de la dimension socialisante du langage oral toujours, Maurer (2002) ajoute que l’objectif de l’école serait alors de permettre aux élèves de « communiquer en dehors de groupes de pairs, à sortir d’usages vernaculaires du langage pour utiliser ce dernier comme moyen d’expression et de communication à l’extérieur de son groupe. » (p. 1) Il s’agirait de permettre à chacun d’exercer sa citoyenneté en donnant la possibilité de se mouvoir et de communiquer avec toutes les classes sociales en utilisant un registre de langue adapté à chacune et en pouvant faire le choix de sortir des sphères de communication de connivence. L’échec scolaire serait alors dû en partie à l’écart entre le français de l’école et les diverses pratiques orales des élèves dans le cadre extrascolaire. Pour dépasser cela, certains auteurs ont avancé qu’idéalement, il faudrait partir du français que parlent les élèves pour les amener au français scolaire, une sorte de « français tiers » commun. Pour cela, M. Laparra (1997) souligne la nécessité de s’appuyer sur les « compétences linguistiques des élèves, malgré leur côté rudimentaire, en cherchant à agir lentement sur elles. » (p. 90) Il faudrait alors que ce qui est enseigné « fasse sens ». Or, l’écueil de cette conception, comme l’indique Bautier (2002), c’est que

Sens est souvent synonyme de connu ou de proche, existant dans l’environnement du jeune, y compris par la fréquentation des médias, renvoyant à ses expériences antérieures et pouvant le motiver ; a contrario les élèves ne pourraient donner sens aux situations et contenus scolaires ne répondant pas à ces critères. (p. 44)

On retrouve à nouveau les tensions entre les aspects normatifs et inédits liés à la langue : imposer le langage de l’école, basé en grande partie sur les caractéristiques de l’écrit, tout en rejetant les autres formes, ce serait risquer la « différenciation passive » (cité dans Nonnon, 2014, p. 21) : ce serait prendre le risque que Basile soit renvoyé à ses propres manquements, qu’il se sente possiblement exclus d’un langage dont il pressentirait qu’il est discriminant et, implicitement, ce serait aussi favoriser les élèves pour qui ce langage scolaire a toujours été une évidence. Au contraire, si on accepte de façon inconditionnelle toutes les formes de l’oral qui se présentent dans la classe, on risque de privilégier les situations communicationnelles ou expressives au détriment du langage élaboratif et cognitif. De même, sans viser une norme commune inhérente à toute pédagogie cherchant à transmettre une culture, on risque, comme l’indique Maurer (2002) « une ghettoïsation, la cohabitation au mieux harmonieuse de groupes sociaux différents mais dépourvue d’interaction réelle, à un éclatement du corps social, à une perte des valeurs communes, à une dissolution de l’unité, à une fracture sociale et politique. » (p. 1)

En conclusion de cette première partie, on voit qu’aborder la question du langage en tant qu’objet d’étude indépendant et ce, malgré de nombreuses corrélations avec divers autres aspects : socioculturels, politiques voire idéologiques notamment, ne nous permet pas de dépasser les tensions vives entre les aspects contradictoires : langage normé/langage mouvant, langage correct/langage incorrect, transmission d’une culture/possibilité d’apposer un regard nouveau sur le langage et le monde… En d’autres termes, considérer le langage comme objet extérieur à ceux qui l’utilisent ou le transmettent ne permet pas de dépasser les clivages politiques, sociaux ou idéologiques afférents à cette notion. L’école est alors renvoyée aux ambivalences structurelles qui sont les siennes : créer du commun tout en singularisant mais sans pouvoir placer un curseur éthique qui permettrait de tenir ces deux contraintes ensemble de façon aisée.

Le rapport au langage

Pour délimiter un nouveau cadre d’analyse, nous pouvons commencer par diriger notre regard vers les études qui remettent en cause l’appréhension de l’échec scolaire comme un ensemble de carences ou de déficits, c’est-à-dire en termes de handicaps socio-culturels. En effet,

Non seulement, cette conception exempte l’école et les enseignants de penser leur propre rôle dans les difficultés des élèves, mais elle ne permet pas d’analyser “positivement“ ce qui peut être éléments de difficultés, c’est-à-dire de chercher à comprendre ce qui se passe à l’école pour un élève, quelle activité langagière il met en œuvre, quels sens ont pour lui la situation scolaire, de langage en particulier, les savoirs, apprendre, l’expérience scolaire elle-même. (Bautier, 2002, p. 43)

Le débat Bernstein-Labov analysé par Léger (2000) est un exemple d’études permettant de questionner ce genre de tensions entre déficits ou différences et l’on y comprend que l’interprétation de l’origine sociale ou culturelle comme étant la source des déficits engendrant l’échec est une façon incomplète et parcellaire d’aborder les choses, bien qu’indispensable. Par exemple, Bautier (2002) insiste sur l’idée que « dans la même situation [langagière] avec les mêmes énoncés de consigne, les élèves ne faisaient pas la même chose avec le langage, ne disent pas les mêmes choses, n’existent pas dans leurs textes de la même manière » (p. 42). C’est selon elle ce qui doit amener à considérer l’échec scolaire non pas comme un déficit mais comme une différence entre ceux pour qui le langage scolaire (et l’idéologie implicite qu’il véhicule) se rapproche du langage maternel et ceux pour qui l’écart est plus important. Bautier invite, en somme, à apposer un regard différent, tourné vers les études s’intéressant au « rapport à… » et, dans le cas qui nous occupe, le rapport au langage. Nous allons donc essayer de voir en quoi le concept de rapport au langage (appliqué à la fois à l’élève et à l’enseignant) pourrait éclairer notre problématique qui, à ce stade, peut se résumer ainsi : comment traiter avec la double contrainte d’une transmission normée du langage et la nécessaire prise en compte des réalités diverses et mouvantes de ce dernier sans parvenir à trouver des limites pour caractériser ce que serait une version correcte à privilégier et ce, même si les caractéristiques formelles sont correctes ?

Le rapport au langage de l’élève

Benveniste (1966, p. 259) écrivait : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ « ego ». L’auteur souligne le lien étroit entre le sujet et son langage, indiquant par-là que, d’une certaine manière, la capacité que représente le langage ne peut être entièrement objectivée tant ce dernier fait partie intégrante de l’identité de celui qui l’acquiert. On ne pourrait se passer de la prise en compte de la subjectivité dans ce cas. Par exemple, Bautier (2002) attire notre attention sur une étude durant laquelle Saï, élève de SEGPA, se refuse à revenir en arrière dans un texte à lire « parce qu’il faut toujours finir ce que tu as commencé » (p. 44), on peut construire une interprétation de ce processus : sa pratique de lecture est influencée par une praxis scolaire qui soumet cette dernière aux valeurs générales qui guident Saï dans la vie. Différents registres que l’on avait jusque-là peu l’habitude d’associer, s’entremêleraient donc et il faudrait pouvoir appréhender cette complexité. Dans le cas pratique qui nous occupe ici, il faudrait pouvoir poser les questions suivantes : pour Basile, que veut dire parler ? Pourquoi emploie-t-il un mot plutôt qu’un autre ? Quelle valeur donne-t-il au langage pour apprendre ? Quelle(s) reconnaissance(s) obtient-il lorsqu’il emploie les termes et structures langagières qu’il utilise ? Quel positionnement vis-à-vis de l’adulte tente-t-il d’occuper ? En somme, comment se dit-il en tant qu’être singulier et socialement situé lorsqu’il parle ?

Aborder la question sous l’angle du rapport au langage plutôt que sous l’angle disciplinaire n’évacue néanmoins pas la question de l’origine sociale. Mais ces nouvelles perspectives théoriques doivent alors tenter d’intégrer notamment les cas d’enfants issus de milieux défavorisés qui réussissent pourtant tout en tentant d’analyser l’échec scolaire en termes de différences et non de déficits. Ainsi, pour Bautier (2002), ce qui importerait, ce serait « la façon dont le sujet investit et construit dans le langage des manières d’être au monde et de le penser, d’être aux autres, et de se penser, manières toujours simultanément sociales et subjectives. » (p. 45) Elle fait de la relation à autrui une composante centrale du rapport au langage mais en tant qu’il permet également de se dire soi-même, de se positionner dans un groupe, d’exprimer des affects et d’explorer le monde. Cette visée expliquerait pourquoi le sujet serait parfois amené à privilégier, volontairement ou non, la façon par laquelle le langage lui permet une visibilité et un positionnement identitaires forts. C’est le cas de certains élèves qui « usent de la langue vernaculaire non scolaire, qui est celle qui structure le groupe de pairs auquel ils appartiennent et permet l’inter-reconnaissance de ses membres, et qui leur permet peut-être de ne pas se sentir “seuls“ en classe, en face avec l’enseignant » (Bautier, 1997, cité dans Bautier, 2002, p. 50). En réception, l’élève peut interpréter les propos qui lui sont adressés comme des agressions, interprétation due à l’écart perçu entre le langage que l’institution attend de lui et le langage qui est le sien. Dans cette optique, le choix d’un registre de langue familier plutôt que courant ou soutenu ferait sens parce qu’il permettrait à l’élève de ne pas risquer l’exclusion du groupe de pairs auquel il appartient. Parler de façon trop soutenue pourrait amener, de la part des pairs auxquels il se sent proche et qui l’écoutent, des remarques menaçant son identité sociale : chouchou, lèche-bottes…

En outre, bien que le langage représente, comme nous venons de le voir, un médiateur symbolique, permettant de se situer et de se présenter à autrui en tant qu’individu appartenant à un milieu social, il conserve néanmoins un caractère personnel, car, selon Reymond, Costalat-Founeau et Syssau (2008, p. 380), « chaque mot est porteur d’un sens autobiographique et renvoie à une histoire sociale et personnelle, qui peut résonner ». C’est ici la dimension psychologique du rapport au langage qui est convoquée. Il faut alors faire attention à ne tomber dans le clivage : identité sociale et identité personnelle afin d’essayer d’approcher la complexité du phénomène. Ainsi, les autrices poursuivent et précisent en indiquant que « L’identité peut être vue comme le lieu où les représentations sociales s’enracinent dans la conscience individuelle, sont intégrées et transformées pour être appropriées et ensuite réintroduites dans le public, sous forme de discours ou d’action ». Dans cette perspective, Costalat-Founeau (2001, introduction) énonce que certains mots dits « mots identitaires » seraient très chargés affectivement et permettraient de dévoiler « simultanément la représentation que le sujet se fait de lui-même et la signification qu’il donne au contexte ». C’est le cas par exemple le cas de bolos, dont l’étude de Anne-Caroline Fiévet et de Alena Podhornà- Polickà (2010) montre une corrélation entre l’usage de ce mot et l’origine géographique déterminée socialement.
Il faudrait alors chercher où se cache Basile dans la phrase qu’il a prononcée. Si notre discours dit quelque chose de nous, du paradigme qui nous aide à donner du sens à qui nous sommes et au monde qui nous entoure, alors nous devrions pouvoir émettre des hypothèses concernant le rapport au langage de Basile. Pour cela, nous pouvons déduire de sa phrase quelques présupposés qui pourront servir d’hypothèses pour essayer de comprendre la relation que Basile entretient à la langue qu’il a faite sienne. Voici quelques présupposés :
Basile pense qu’on peut réussir.
Basile associe la réussite à la possession d’une belle maison et d’une belle voiture.
Basile est animé par une certaine forme de vengeance. (On peut également émettre l’hypothèse que Basile souhaiterait montrer à ceux qui n’ont pas cru en lui qu’il peut réussir).
Basile s’identifie à des pairs qui empruntent le même langage que lui pour se dire et dire le monde.

Ces présupposés analytiques déduits logiquement de la phrase de Basile montrent bien ce lien existant entre l’individu et le langage. Ainsi, comme on le voit, l’abord de la question par le biais du rapport au langage permet une approche beaucoup plus riche et complexe que ne le permettait l’approche cherchant à déterminer par la discipline-même ce qui pouvait aider l’enseignant. Il ne s’agirait pas de viser le langage juste ou vrai dans l’absolu mais d’essayer de comprendre les mécanismes d’ordres subjectifs, sociaux ou cognitifs qui interviennent dans tout acte d’apprentissage. Dans ce cas, vouloir imposer une norme implicite extérieure ferait peu sens car les enjeux identitaires et sociaux sont trop importants et des résistances fortes pourraient voir le jour en cas de « forçage ».

Le rapport au langage de l’enseignant

L’enseignant a lui-même un rapport au langage qui l’amène à véhiculer dans son enseignement ce qu’il est, les codes de son milieu d’origine, les valeurs qu’il donne à tel ou tel savoir. Or, même si, depuis les années 1990 en France, les milieux populaires accèdent plus facilement au métier d’enseignant, il faut tout de même noter qu’une grande majorité des professeurs provient de milieux intermédiaires et supérieurs (Delhomme, 2020, p. 27). Cette donnée importe car on ne parle pas de la même manière dans tous les milieux. On pourra s’en rendre compte en lisant par exemple l’article de Hargis et Pagis (2020, p. 20) qui montre que les mots acquis dès le plus jeune âge dans les milieux dont sont issus les enseignants diffèrent de ceux acquis dans les milieux populaires, moins abstraits, plus dirigés vers l’action de la vie quotidienne, moins variés. Il y a, en ce sens, moins d’écart entre le langage de l’école et celui de l’enseignant qu’entre le langage de l’école et le langage de Basile. Cette proximité peut empêcher l’enseignant de prendre conscience des mécanismes en jeu et l’amener à « lire » les situations d’échec scolaire en termes de handicaps socioculturels (« On ne lui parle pas… ») ou de capacités cognitives (« Il ne fait pas d’effort, est fainéant… ») alors même qu’il devrait pouvoir interroger ces « collisions ». Comme l’indique Rauzduel-Lambourdiere (2007, p. 49) :

Quand il n’y a pas de différence entre la langue vernaculaire et la langue institutionnelle, la situation de celui qui fait l’expérience du monde n’est pas la même que lorsque la langue maternelle est opposée, voire dominée par une autre langue.

Le risque serait alors que Basile et l’adulte ne puisse se comprendre, chacun interprétant la situation selon son propre système sans pouvoir le questionner et questionner la rencontre avec un autre.

Enfin, l’enseignant est un fonctionnaire de l’État et il doit traiter avec ce qu’Anne Cordier (2017) nomme « un tiers qui s’impose dans les discours, et de manière sous-jacente dans les pratiques professionnelles ; un tiers nommé “on“ le plus souvent, et qui est identifié comme l’institution d’appartenance (“mon ministère“) ou plus largement “la société“ » (p. 181). L’autrice poursuit en donnant l’exemple d’une professeure de lettres qu’elle a interrogée et qui utilise le numérique quotidiennement, notamment pour poster des photos personnelles sur les réseaux sociaux, mais qui, au cours de l’entretien explique :

Je peux pas me permettre de dire ça aux élèves, que oui, ça se fait, que tout le monde le fait, parce que… on me taperait sur les doigts. J’ai quand même un ministère qui met en garde contre l’exposition de soi en ligne, et puis les parents, enfin la société en général, attend que je fasse mon boulot de prof, et mon boulot de prof en l’occurrence dans ce cas-là, c’est de dire que c’est pas bien de faire ça. (Cordier, 2017, p. 181)

Cette connivence souvent plus importante entre le rapport au langage de l’enseignant et les attendus institutionnels est rendue d’autant plus silencieuse que, comme l’indique Eirick Prairat (2005), il n’existe pas de déontologie enseignante à proprement parler et les textes officiels sont imprécis concernant les choix qu’ont à faire les enseignants en situation de classe. Paradoxalement, comme nous l’avons vu dans la première partie, l’institution a des attentes implicites concernant ce que serait un langage correct attendu des élèves, un langage dont la langue se rapproche de la langue écrite et qui véhicule une forme d’idéologie du beau et du vrai. Finalement, les textes officiels ne rendent pas visible et de la sorte consolident ce qui, chez l’enseignant reste silencieux du fait d’une trop grande proximité entre les attendus de l’institution et son propre rapport au langage.

En conclusion de cette deuxième partie, nous pouvons noter que les études s’intéressant à la question du rapport au langage permettent de dépasser l’immuabilité de la cause socio-culturelle pour expliquer la difficulté scolaire, sans l’exclure toutefois. Les élèves ne feraient ou ne seraient pas moins mais feraient ou seraient différent(s). C’est alors vers ce que représente le langage dans la construction de l’individu et sa manière d’exister seul et avec ses pairs qu’il faut aller. Nous parlons comme nous sommes, comme nous voudrions être, comme nous voudrions que les autres nous perçoivent… Nous parlons également pour nous sentir appartenir à un groupe et/ou pour ne pas en être exclus. Nous parlons enfin pour nous construire avec ou contre un autre système ayant lui-même son propre rapport au langage, différent du nôtre. Or, le représentant de cet autre système dans le monde de l’éducation est l’enseignant. Il a son propre rapport au langage, proche des attendus de son institution de rattachement et, en ce sens, il lui est difficile d’appréhender les paroles de ses élèves, comme celles de Basile, différemment qu’en invoquant une cause socioculturelle ou cognitive. Ces interprétations ont l’avantage de préserver son « intégrité institutionnelle » mais n’amènent pas à adopter de nouvelles perspectives pour aider ses élèves à réfléchir à ce qui se joue. C’est de ce dernier point que nous allons discuter dans la dernière partie.

Du doute éthique à l’élaboration d’une construction dialogique

Comme nous l’avons évoqué, l’enseignant, face à des paroles comme celles de Basile, emprunte préférentiellement l’interprétation du déficit pour expliquer le décalage entre ce qu’il attend de son élève et ce que ce dernier produit effectivement. Ce choix d’interprétation (et tous les agirs qui s’ensuivront) nous semble marquer une absence d’éthique professionnelle en ce sens qu’elle fige le sens donné en laissant la situation insatisfaisante. Cette remarque amène de nombreux questionnements, notamment en termes de formation destinée aux enseignants ou de changement de discours institutionnels. Ce n’est pas ici notre propos. Pour la suite de cet exposé, nous postulons que l’enseignant est à même d’envisager de passer du paradigme de la carence à celui au paradigme de la différence pour aborder la question des paroles de Basile. Une fois cette considération établie, on conviendra tout de même du fait que les paroles de Basile doivent être interrogées et pensées. En l’état, elles témoignent d’un registre de langue qui, s’il reste l’unique registre du jeune élève, pourra lui poser problème pour communiquer dans les différents espaces qu’il devra fréquenter sa vie durant.

D’ailleurs, d’après Nonnon (2014), « c’est une mission prioritaire de l’école que de donner à tous la possibilité de développer une parole qui aide à se construire en structurant son expérience, ses jugements, ses émotions, par la confrontation avec d’autres. », (p. 23) mais il s’agit également de « transformer l’individualité en singularité » (Moreau, 2007, p.96), par la mise en relation avec la communauté humaine, par la culture et les savoirs. Ici réside l’intérêt d’amener les élèves à côtoyer et maîtriser les codes des divers registres de langue qui leur permettront de se mouvoir dans les différentes classes de la société. Plusieurs choix se présentent alors à l’enseignant : donner lui-même la « bonne » version de la phrase de Basile au risque que ce dernier se sentent attaqué, dans son identité individuelle ou sociale ; demander à Basile de produire lui-même cette version : cela présenterait l’avantage de juger si le jeune élève a une idée de ce registre qui lui semble étranger mais n’amènerait pas à proprement parler une réflexion concernant les utilisations du langage ; l’enseignant peut enfin juger acceptable les paroles de Basile, en considérant que cette parole est plus singulière qu’individuelle : dans ce cas encore, Basile n’est pas mis dans une posture réflexive, ni seul, ni avec ses pairs. Il est aussi encouragé à utiliser cet unique registre. Dans tous les cas, Basile n’aura pas saisi l’intérêt d’utiliser un autre registre de langue et ce, même si son enseignant interprète sa parole comme une différence et non un déficit.

Récapitulons : nous sommes face à des élèves, socialement situés, dotés d’une subjectivité et un rapport au langage. L’enseignant lui-même n’échappe pas à ce rapport et il est aussi le représentant d’une institution qui a un projet pour les enfants de la nation. Enfin, au vu de cette immense complexité, il n’existe pas une vérité absolue qui permettrait de donner une recette applicable à chaque situation rencontrée. Pour toutes ces raisons, nous pensons intéressant de défendre l’idée, soutenue par Lorius (2018), d’une « hésitation éthique » (p. 148) afin de décider d’agir dans telle ou telle direction face à un dilemme pour lequel l’issue restera toujours imparfaite. D’après l’auteur, le doute éthique est « un refus, face à certaines situations, du scepticisme, de l’ignorance ou de l’ataraxie » (p. 143). Il s’agirait donc d’abord pour l’enseignant de prendre conscience de l’écart entre souhaiter quelque chose et agir en conséquence. Dans notre cas, un idéal peut être formulé dans le sens où Basile aurait pu exprimer son idée dans un langage plus soutenu, sous la forme suivante par exemple : « J’aurais réussi si je parvenais à acheter une maison et une voiture. Et je pourrai dire à tous : ʺBien fait ! ʺ ». Mais la forme de son discours fut autre et c’est de cet écart qu’est apparu notre doute, laissant apparaître un vide. Or, toujours d’après Lorius (2018), c’est le premier rôle de la pensée que de combler le vide de la frustration. Penser est alors le lien, le pont, et non une fin en soi. Il synthétise :

À partir de là, il devient possible d’engager un dialogue. Ainsi, cette discussion éthique ne consiste pas à discuter de ce que nous pourrions faire si nous étions parfaitement informés, ce que nous pourrions faire comme “décideurs rationnels“. C’est plutôt se demander comment éviter l’erreur de jugement alors que nous n’avons à notre disposition que les moyens du bord. (p. 144)

C’est d’ailleurs, d’après Moreau (2007), « ici que commence véritablement l’éthique professionnelle : dans l’abandon d’une instance monologique au profit d’un cadre dialogique en vue de la résolution de problèmes et de la création de normes ». (p. 67) C’est aussi dans ce sens que vont certaines études plus spécifiques aux ateliers de pratique philosophique, comme celles de Marie-France Daniel et Nancy Bouchard (2028) qui montrent l’importance du dialogue pour mettre les idées en circulation, dépasser les opinions immédiates, envisager divers possibles, diverses perspectives, mettre son jugement en suspens le temps d’examiner la cohérence et les fondements d’une idée… Dans tous les cas, il s’agit de construire une éthique en situation ou appliquée et non de considérer en premier lieu des valeurs constellées d’agirs fixes et rigides car dans le second cas, comme prévient Moreau (2007), « les réponses morales sont connues avant que les problèmes ne soient posés, et les décisions sont disponibles en-dehors de toute compréhension des situations » (p. 72) ce qui va à l’encontre de l’émergence d’un esprit critique et conscient des mécanismes en jeu dans l’acte d’apprendre. C’est finalement quand un écart devient perceptible que le dialogue est rendu possible et nécessaire afin de construire un sens.

Les ateliers à visée philosophique pour une co-construction de l’éthique professionnelle et de l’élève

Nous défendons les ateliers philosophiques comme une possibilité de construire cette éthique en situation. Comme l’a indiqué Mathieu Gagnon (2022), un des principaux objectifs de ces ateliers vise à co-élaborer le sens des problèmes philosophiques qui se posent grâce au questionnement. Le dispositif est groupal et les enfants y sont amenés à réfléchir à des questions qui ne peuvent se résoudre facilement et dans tous les cas sans faire la rencontre de l’altérité. Pour cela, ils développent des habiletés de pensée (interpréter, argumenter, donner des exemples, imaginer, conceptualiser, chercher des présupposés…).
Contrairement à une approche normative où l’adulte fixerait un cadre langagier extérieur auquel se conformer, le dialogue philosophique permet de mettre le langage lui-même au cœur de l’enquête commune. Autrement dit, ce n’est plus seulement l’enseignant qui juge de ce qui est recevable ou non, mais le groupe qui s’interroge collectivement sur les choix des mots et des structures langagières utilisées pour exprimer des idées.

Le langage devient alors à la fois objet et outil de la réflexion : chacun est amené à expliciter pourquoi il choisit tel mot, à examiner comment il est compris par les autres, à confronter différents registres et à découvrir qu’aucun usage n’est neutre. Ainsi, la « qualité » de la parole ne se définit plus de l’extérieur par rapport à une norme figée, mais à l’intérieur de l’espace dialogique, par la manière dont les interlocuteurs construisent ensemble un espace de pensée partagée. Il ne s’agira pas de parvenir à une forme langagière négociée et reconnue par la majorité mais bien de réfléchir ensemble à délimiter le quoi ? (observer la structure de la phrase, le choix des mots… sans porter aucun jugement), puis le Pourquoi ? (essayer de comprendre ces choix, de voir ce qu’ils impliquent, d’en saisir les limites et les forces…).

Cela demande de la part de l’enseignant de suspendre son jugement moral afin de se laisser inviter par la pensée exprimée des participants. Un pas de côté méta sera alors nécessaire pour chacun, animateur et participants, afin de se focaliser sur la critique interne d’un énoncé, le contenu étant, pour un temps, mis de côté. Ainsi, dans l’atelier de pratique philosophique, les choix lexicaux ou syntaxiques deviennent objets d’étude, au même titre qu’un concept ou une thématique, même si cela est moins commun et naturel pour les participants qui ont plutôt l’habitude de s’intéresser à la consistance et au sens des idées. C’est donc bien à l’animateur de focaliser l’attention sur cette dimension formelle du langage.

En somme, comme pour chaque idée proposée dans les ateliers de pratique philosophique, la forme langagière peut donner lieu à une argumentation pour soutenir des choix (exemple : Je choisis tel mot parce que je sais que je le partage avec les personnes dont je souhaite et ai besoin qu’elles me comprennent), à des objections pour problématiser (exemple : Ce mot n’a pas le même sens, voire est méconnu dans un autre milieu que mon cercle amical et cela peut empêcher une bonne compréhension de mon propos), à des interprétations pour donner du sens (exemple : « Wesh », ça peut signifier un étonnement ou une indignation ; ça dépend du contexte et des personnes qui l’emploient), à une recherche de présupposés (exemple : les mots et les structures de phrases que j’emploie charrient avec eux ma représentation du monde, de mon milieu et de moi-même.), et à des questions (exemple : Jusqu’à quel point suis-je ce que je dis ? Dois-je adapter mon langage à mon interlocuteur ?).

Quelques leviers pratiques permettent de faciliter cette réflexion méta et interne, notamment la reformulation. En effet, quand une idée vient d’être énoncée par un(e) participant(e), on pourra demander à un(e) autre de reformuler cette idée, avec ses propres mots. L’écart entre l’énoncé de départ et celui d’arrivée permettra, à condition que le sens soit resté le même, d’engager une réflexion : en quoi l’énoncé de a est différent de celui de b ? Est-ce que cela change la réception qu’on en a ? Dans quel contexte a (ou b) serait pertinent ?

Enfin, certains supports favorisent ce travail concernant la réflexion autour du l’usage du langage. Nous pensons notamment à l’album jeunesse « Une histoire à quatre voix » (Browne, 1998) dans lequel quatre personnages, issus de générations ou de milieux différents racontent une même situation, sous la forme de quatre discours très distincts, en ce qui concerne les choix lexicaux et grammaticaux.

Conclusion : vers une école philosophique

Considérer qu’il existerait un bon langage ex nihilo est une illusion. Au contraire, la notion de rapport au langage fait la lumière sur la grande diversité des dimensions qui doivent nous préoccuper quand nous nous intéressons à l’éducation et, plus encore sur les processus en jeu.

Nous avons dû prendre conscience que le postulat de fixité d’une forme correcte de langage menait rapidement à des problèmes difficilement dépassables. Car, même si le langage est le témoin d’un passé qui doit se transmettre et, à travers lui, la culture d’appartenance, il est aussi un lieu où peuvent s’exprimer les singularités et où la créativité peut apparaître pour se dire soi et dire le monde. Pour l’enseignant qui doit prendre une décision telle que celle qui a initié notre réflexion, il s’agit en fait d’abandonner l’illusion de la Vérité pour rejoindre les rives de la construction de sens sous la forme d’une éthique appliquée, dans un processus dialogique. C’est ce que Bautier (2016) appelle de ses vœux lorsqu’elle écrit à propos du langage oral appréhendé à l’école qu’

il s’agit moins de mettre en œuvre un enseignement explicite des usages élaboratifs du langage (…), que de construire des mises en situation spécifiques et systématiques visant la problématisation, le questionnement du monde, des situations qui conduisent au dépassement de l’immédiateté des expériences et des réactions, à la nécessité de la référence à des savoirs. (p. 129)

La position éthique adéquate de l’adulte, qu’il soit enseignant ou animateur serait donc bien de proposer un cadre éducatif ouvrant au dialogue philosophique, en prenant comme objet d’étude les problématiques liées aux diverses disciplines, ici l’oralité et tout en impliquant les élèves. C’est un peu comme s’il partageait la responsabilité de la réflexion éthique avec les enfants, permettant, dans un mouvement fructueux, d’engager ces derniers dans un dialogue riche et émancipateur. Pour cela, il lui faut pouvoir envisager que son propre rapport au langage entretient le plus souvent des liens forts avec les attendus de son institution et que ces liens peuvent rendre peu visibles les paradigmes qui le guident pour juger de ce que serait un bon ou un mauvais énoncé.

La philosophie pour enfants est un levier particulièrement efficace pour engager ce type de dialogue constructif dans un cadre à même de contenir les ambivalences et contradictions engagées dans tous les actes éducatifs. Elle permet en effet, grâce à la pédagogie de la question qui l’anime, de cerner d’un peu plus près

cet autrui concerné par l’éducation, qu’ils promettent un enrichissement de l’interprétation du monde, un “rajeunissement” du sens de notre expérience. En d’autres termes, on peut convoquer la notion de “générations futures” de Hans Jonas pour décrire ce que pourrait signifier éduquer pour un enseignant-philosophe, à savoir : un individu capable de prendre en compte l’inachèvement du sens, de nous-mêmes et du refus de l’immanence absolue qui consisterait à ce qu’une génération se présentât un jour comme l’humanité enfin réalisée. (Moreau, 2007, p. 57)

Notons enfin que la démarche que nous avons adoptée dans cet exposé concernant le langage oral pourrait également s’avérer pertinent de façon beaucoup plus large dans toutes les disciplines et de façon transversale. En effet, une école du questionnement permettrait de donner du sens aux divers apprentissages, qu’ils soient de nature scientifiques, artistiques ou autres, tout en co-construisant ce sens. Il faudrait alors pouvoir passer de la spécificité du rapport au langage que nous avons évoquée dans cet exposé à des rapports à plus larges, des rapports aux savoirs qui permettraient d’interroger la façon dont nous entretenons des relations avec les contenus disciplinaires et les compétences qui leur sont liées. L’enjeu n’est donc pas tant de placer un curseur éthique que de passer à une éthique du curseur c’est-à-dire une pédagogie de la question où adultes et élèves réfléchissent à la façon dont le savoir se reçoit quand on a tel âge, tel sexe, telle religion, tel milieu d’origine…

Nous pensons également qu’il serait pertinent de proposer ces mêmes temps de réflexion aux enseignants qui se forment afin de pouvoir les familiariser avec le questionnement systématique dans le but d’éviter les réponses par trop évidentes ou les erreurs d’interprétation. En outre, cela lui permettrait de rester lui-même dans la posture d’apprenant et de saisir plus efficacement ce qui peut être difficile quand on doit remettre son propre système de représentations en question tout en risquant de ne pas y parvenir.

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Notes
  1. Nous avons fait le choix de consacrer notre lecture aux seuls programmes de cycle 3, au vu de l’âge de Basile, élève de CM1. ↩︎

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