Revue

La philosophie sur ordonnance

Expérience de la pratique de la philosophie dans le cadre d’un atelier thérapeutique en hôpital de jour

Cet article se propose de partager un retour réflexif d’une pratique d’ateliers philosophiques dans l’hôpital de jour spécialisé en souffrances psychiques, le Relais jeunes de Sèvres, situé en proche banlieue parisienne. Cette expérience est le fruit de ma rencontre avec un médecin psychiatre, le Docteur Ammanou, qui a accueilli l’idée avec intérêt. Nous verrons dans quelle mesure le cadre de l’atelier philo, initialement conçu pour être principalement pratiqué en milieu scolaire, peut représenter une forme de soin pour ce public particulier. Quelles adaptations, contraintes ou ouvertures, avons-nous dû penser pour être au plus près des besoins des ados, de leurs envies ? Quelles étaient nos intentions ?  Sur quels modèles ? Dans une intervention en deux temps, le docteur Ammanou et moi-même proposerons une réflexion sur les liens entre la philosophie et le soin dans l’accompagnement de la souffrance de ces adolescents, et sur la pratique de la philosophie en atelier permettant un soin thérapeutique qui compte dans un projet d’accompagnement global.

Le monde s’accélère. Il va vite, très vite. Parfois trop vite. Il suit le rythme que lui impose l’évolution de la technologie, du progrès, comme le développe le philosophe Hartmut Rosa dans son essai Accélération, sous-titré : une critique sociale du temps (Hartmut, 2013). Au niveau médical, la consultation même du patient a évoluée. L’imagerie médicale commence à remplacer l’auscultation du corps souffrant. Les consultations en « Visio » prennent le pas sur la présence. Le corps du patient tend à disparaitre, quand il était le centre de l’enquête médicale. Sa parole, par la même occasion, s’atténue progressivement. Plus besoin du malade pour soigner le malade. Paradoxe ultime, on soigne la maladie, désormais désincarnée, et la connaissance des symptômes semble suffire pour prodiguer les remèdes. La relation s’étiole. Elle devient secondaire. L’efficacité et le résultat priment, qui plus est dans un temps de plus en plus compté, mesuré, rentabilisé. Les hôpitaux sont devenus, selon l’expression consacrée du philosophe Michel Foucault, des « machines à guérir » (Foucault, 1979). Quand le philosophe Ivan Illich dans sa Némésis médicale (Illich, 1975) nous avertissait déjà du danger de l’« outil roi » : « (…) passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote » (Illich, 2021). Alors que cette course folle bat son plein jusqu’à soulever des questions à la frontière de l’éthique, il existe, parallèlement à cela, des initiatives à contre-courant qui parviennent à voir le jour. Comme une forme de résistance pour tempérer ce cheval fou auquel la société est néanmoins enchaînée, par nécessité. Par là même, nous commençons à dessiner notre propos, car nous considérons en effet qu’aménager un espace d’atelier philosophique au sein de l’institution hospitalière participe à cette forme de résistance dans la mesure où ce dispositif permet de redonner la parole aux patients, au sein d’une « oasis de pensée »,[1] tout en restant en cohérence avec le projet médical du soignant.
Je pratique ces ateliers auprès des enfants et des adolescents hospitalisés pour des courts, moyens ou long séjour, pour une prise en charge de pathologies généralement somatiques, parfois psychiatriques. En l’occurrence, l’objet de cette intervention concerne des pratiques philosophiques auprès d’adolescents en souffrance psychique en hôpital de jour. J’agis en collaboration avec l’équipe médicale qui m’accueille, chapeautée par le Docteur Fanny Ammanou qui a accepté de coécrire cet article avec moi. Une fois par semaine donc, je retrouve un groupe d’adolescents, et pendant une heure trente je leur propose d’investir un espace que l’on cocrée pour pratiquer, ensemble, la philosophie. D’ores et déjà, nous voyons qu’à l’ère de la dépersonnalisation du patient, lui donner la possibilité de prendre la parole dans le cadre d’un atelier philosophique, compte. Ainsi, la pratique de la philosophie, en milieu hospitalier, compte.
En disant cela, et c’est déjà important, nous ouvrons la porte à un examen plus large de la question : en quoi, précisément, la philosophie en milieu hospitalier compte-t-elle particulièrement ? Qu’apporte-t-elle de plus à ce public qu’elle n’apporte pas forcément aux enfants scolarisés en milieu dit « ordinaire », où elle est censée s’exercer de manière plus courante ? Ce qui revient à considérer la spécificité du public auquel nous avons affaire. Qu’est-ce qui le caractérise ? Et par conséquent, quels sont les enjeux d’une pratique philosophique avec lui ? Quelles formes prend-elle ? A quelles fins ?
Je précise que les réflexions que je vais mener avec vous ici sont et restent ouvertes, car je considère fondamentalement l’atelier philosophique comme une expérience, à fortiori dans ce contexte d’intervention. Il nous a ainsi fallu penser à une forme spécifique d’ateliers, qui correspondrait au plus près au caractère particulier des besoins des patients-usagers en présence.
Ainsi, pour nous permettre de considérer cette question tant d’un point de vue de pratique philosophique que d’un point de vue médical, philo/soin comme l’indique le thème de notre chantier, nous mènerons cette réflexion à deux voix. La mienne, qui ancre la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents à partir d’une formation en humanités médicales et philosophie du soin. Et celle du Docteur Ammanou, Médecin psychiatre sans laquelle rien de tout cela ne serait possible, car elle est LA prescriptrice sur ordonnance des ateliers philo pour les adolescents qu’elle accompagne dans leurs soins psychiques.
Dans un premier temps, le docteur Ammanou nous présentera l’établissement dans lequel elle officie et dans lequel j’interviens : le Relais jeunes de Sèvres. Je vous présenterai ensuite ma manière de pratiquer la philosophie auprès des adolescents de cette structure, pour enfin redonner la parole au Docteur qui dépliera le versant médical et thérapeutique de cette philosophie sur ordonnance.

Présentation de la structure. (Docteur Ammanou).

Photo du relais Jeunes de Sèvres

Le relais Jeunes de Sèvres, situé en proche banlieue parisienne, est un hôpital de jour pour adolescents et jeunes adultes de quinze à vingt-cinq ans présentant des pathologies psychiatriques. Ce lieu de soin, ouvert toute l’année, propose une prise en charge à temps complet ou temps partiel, selon les besoins thérapeutiques du patient. Le cadre est ouvert, et se veut accueillant et protecteur. L’équipe est constituée d’un psychiatre coordinateur à mi-temps, d’un psychiatre deux jours par semaine, d’une psychologue, d’une psychomotricienne, et d’une infirmière à temps plein. Des intervenants extérieurs interviennent de façon plus ponctuelle sur la structure et viennent compléter l’équipe avec : un éducateur spécialisé, une art thérapeute, d’un coach sportif, ainsi qu’un paysagiste. La structure de soin accueille aussi l’Ecole à l’Hôpital un jour par semaine, pour permettre la poursuite scolaire aux jeunes patients.

Notons que les patients accueillis souffrent de pathologies psychiatriques très variées : dépression, trouble bipolaire, trouble anxieux, entrée dans la psychose, trouble du spectre autistique sans déficience intellectuelle, etc.

Les patients souffrent pour la plupart d’un impact sur le champ scolaire de leur pathologie psychiatrique pouvant mener à une déscolarisation complète ou partielle.

Le projet de soin est constitué de différents ateliers sur prescription médicale. Il s’élabore en collaboration avec le patient, sa famille et l’équipe soignante en fonction des objectifs thérapeutiques. L’équipe pluridisciplinaire établit un projet de soin individualisé pour chaque patient fondé sur une prise en charge groupale et individuelle, et en lien avec le psychiatre traitant et les professionnels extérieurs.

Les conditions et le cadre de prise en charge étant posés, voyons maintenant quel est le contenu de l’atelier philo tel qu’il est proposé aux patients.

Penser la situation pour mieux agir : quand la philosophie se mobilise au service des adolescents en souffrance.

Particularités du public.

La crise adolescente.

Le Relais jeunes de Sèvres est une structure qui accueille des adolescents en souffrance. Le statut des usagers hospitalisés se présente doublement : des adolescents donc, mais des adolescents en souffrance. Deux identités qui se superposent que nous allons prendre le temps de présenter pour mieux mesurer leur implication sur le terrain. L’adolescence représente une étape, un moment en soi, pas évident à passer par tous les adolescents et on parle souvent de « crise d’adolescence ». Philippe Jeanmet, pédopsychiatre, défini bien ce vertige dans lequel l’enfant qui grandit se trouve projeté : « Il est comme un bateau au milieu de courants, et peut même se sentir comme une girouette soumise aux caprices de vents changeants sur lesquels il se sent sans prise.  C’est cela la crise de l’adolescence. Il sait qu’il peut rester à l’abri du port de son enfance, mais il ne sait pas vers où il doit se diriger ou, pire encore, il désire aller vers des directions opposées si ce n’est même vers toutes les directions. » (Jeanmet, 2014).
Marie-Rose Moro, fondatrice de la Maison de Solène à Paris (maison qui accueille aussi des adolescents en souffrance), souligne que l’âge de l’adolescence s’est étendu, d’où le fait que l’âge de la prise en charge des adolescents dans les structures dans lesquelles nous sommes intervenue s’étend de onze à vingt-cinq ans. Elle dit, je cite :

« Les études dans lesquelles nous sommes englobent aujourd’hui une population de onze à dix-neuf ans, pour la plupart d’entres elles. Parfois elle s’étire jusqu’à vingt et un, voire vingt-cinq ans (…). L’adolescence s’est allongée et diversifiée. Si l’entrée dans l’adolescence -marquée par les débuts de la puberté et le collège -est assez facile à repérer, la sortie de l’adolescence est encore floue et élastique. Nommée aussi post-adolescence ou adulescence, elle correspond à un moment d’envol du nid familial et l’acquisition de l’autonomie financière, moment étiré ou compliqué par les conditions d’accès au monde du travail » ( Moro, 2017).

Philippe Jeanmet parle de ce moment de l’adolescence comme moment charnière où tout se joue, relativement à sa construction dans l’enfance : « Ce basculement vers ce que l’on pourrait appeler la créativité ou la destructivité » (Jeanmet, 2014). Il parle aussi de la trahison de ce corps qui « mue » (pour reprendre l’expression de Françoise Dolto : « la mue du homard » (Dolto,1989), qui lui échappe dans l’apparition de cette puberté laquelle « divise le sujet qui ne retrouvera plus jamais l’unité perdue de son enfance » (Jeanmet, 2014).
Ce portrait de la période adolescente a, en lui-même, toutes les raisons de faire problème et de légitimer un accompagnement soutenu vers le nouveau monde adulte. Mais il arrive parfois que la transition se fasse avec encore plus de difficultés et se surajoute à ce vertige une souffrance psychopathologique. Ce qui est le cas du public que nous côtoyons au Relais Jeunes de Sèvres.

La crise pathologique : quand la souffrance empêche l’action.

Les lieux dans lesquels nous intervenons nous imposent de faire face à cette souffrance qui habitent les adolescents. La réflexion de Paul Ricoeur, qui mériterait un développement plus long, nous intéresse en ce qu’elle précise que l’être en souffrance, pris par et dans la souffrance dont il pâtit, vit une diminution de la puissance d’agir, et c’est à ce niveau-là que nous pensons que l’atelier philo peut jouer un rôle. Enfin, Ricoeur présente la souffrance comme une atteinte à la possibilité de se raconter, comme trouant le récit de soi, le distordant dans une forme de répétition qui empêcherait la construction d’un narratif dans la durée. Rappelons que l’adolescent qui vit cette souffrance est dans un moment de sa vie où son identité se construit plus vite, où, comme on l’a dit précédemment, il est en « transformation », en « mutation ».
Soulignons que l’hospitalisation, pour l’adolescent en l’occurrence, s’il est un moment de soin de ce qui fait « crise », représente doublement la crise dans le sens où pour mener à bien le temps de ce soin il se retrouve exclu de son monde social, marginalisé de tout ce qui a priori faisait monde pour lui : l’école, les amis, les activités, la famille, etc.

Le moment de crise comme Kairos ?

Le mot « crise » est central, il trouve son origine dans le terme grec Krisis, qui vient du verbe Krinein qui veut dire « juger » au sens de « discriminer », « faire le tri » en ce moment opportun où la crise est aussi Kairos. Ce concept est d’emblée polysémique dans le sens où il désigne tout à la fois l’action de « distinguer », de « choisir », de « juger » et de « décider ». Passé au latin avec le terme Crisis, il étend son sens au champ médical où il désigne le moment où la maladie atteint son paroxysme, suite auquel surviendra ou bien la mort du malade, ou sa « guérison ». Il s’étend aussi au domaine économique : crise financière, etc. Mais quel que soit le sens que prend le terme de crise au fil du temps, il y a une constante : l’idée d’acmé, de moment crucial, « décisif ».
Le philosophe Edgar Morin souligne : « l’idée de perturbation est la première que fasse surgir le concept de crise »[2]. Cette perturbation implique une perte de repères où, comme le dit la philosophe essayiste Claire Marin : « l’étant dans son ensemble devient chancelant » (Marin, 2003). En référence à la rupture que provoque l’annonce d’un diagnostic, ou un moment de crise relatif à une pathologie dans une histoire de vie, Claire Marin identifie la crise à un séisme brutal qui nettoie tout sur son passage, jusqu’au sens qui avait installé la répétition d’un quotidien confortable « La crise, c’est le moment de l’effondrement du monde. Les certitudes s’écroulent, les repères s’effacent, le décor ne fait plus illusion. Mais si l’on cesse de croire à ce qui allait de soi, c’est qu’une lucidité corrosive est à l’œuvre, la lucidité étant la blessure la plus proche du soleil » (Marin, 2003).
Ajoutons un élément important pour notre réflexion concernant la notion de crise. Nous avons vu que la crise, c’est ce qui subitement fait « problème » surgissant à un moment où tout allait « normalement ». Nous avons dit que ce problème, cette crise, pouvait constituer le moment où l’occasion, le Kairos, impose, si ce n’est de prendre une décision, de commencer à réfléchir. Ainsi Claire Marin présente la philosophie comme intrinsèquement liée à la question de la crise : « (…) la crise est éminemment propice à la philosophie, au point que la philosophie elle-même ne se conçoit pas sans une mise en crise, conjuguée à une volonté d’y faire face » (Marin, 2003).
L’atelier philosophique accueille donc des problématiques qui surviennent à un moment fort de la vie de ces jeunes, le moment où on leur demande d’avancer, de s’avancer dans la vie d’adulte en société, de construire un projet, de le mener à bien. Or cela leur est compliqué et peut faire partie du problème à résoudre.
L’exercice philosophique est une mise à l’épreuve du sens, le soumettre à une enquête, pour le passer au crible de la raison, comme dirait le philosophe Peirce. Cette épreuve du sens est avant tout une épreuve de soi, « la tentative d’une construction de sens », comme le développe la philosophe Claire Marin.
Le moment de l’hospitalisation, souvent non désirée par la personne souffrante, mais nécessaire, peut alors aussi être perçue comme LE moment, l’occasion, le Kairos, de se ressaisir dans la réflexion sur soi, son existence et le monde. C’est ce que propose le relais jeune de sèvre qui participent à réinscrire la personne dans le tissu social, par la proposition de ses différents ateliers thérapeutiques, dont l’atelier philo.

Mobiliser une société de philosophes au service du soin des adolescents.

Puisqu’il est désormais entendu, en tous les cas dans les lieux où nous œuvrons, que les ateliers philosophiques ont une visée thérapeutique, qu’ils ont pour but de contribuer à réparer ce qui est abîmé, relancer ce qui est bloqué, empêché, alors notre choix de philosophes sera dirigé.
Ainsi dans mes préparations, (avant validation avec la médecin psychiatre), je côtoie un cortège de philosophes dont je pense que les fondements de leur pensée sont opérants pour le public d’adolescents que je côtoie. Je ne fais que très rarement référence à ces philosophes directement auprès des patients. Beaucoup souffrent de phobie scolaire et il n’est pas question de déclencher un blocage par rapport aux ateliers philo. Si je perçois que certains manifestent l’intérêt d’aller plus loin, alors je réponds à leur demande mais toujours avec précaution. La diffusion de la connaissance est secondaire par rapport à l’idée de restaurer le dialogue en collectivité.
Je propose une brève présentation de ceux-ci, en soulignant l’essentiel de ce qui m’intéresse dans leurs réflexions.

« La persévérance d’être » : conatus chez Spinoza.

Le conatus est un terme latin signifiant l’ « effort ». Pour Spinoza, toute chose qui existe effectivement ou « réellement et absolument » fait l’effort de persévérer dans son être. Le conatus est la puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. Ainsi, auprès d’un public qui a des tendances morbides : scarifications, volonté de suicide, dépression, etc., tenter de relancer cette persévérance d’être dont parle Spinoza peut être bénéfique.

« L’élan vital » : Bergson.

Mobiliser d’abord et avant tout le vitalisme Bergsonien dans le cadre de ces ateliers est essentiel. La force créatrice de l’élan vital, cet élan qui s’est arrêté chez ces ados, il nous faudrait tenter de le relancer. Cela passe par rune stimulation intellectuelle, par la mise en mouvement de la pensée et de la réflexion que peuvent proposer les ateliers philos.

La mise à distance réflexive : Husserl, Merleau-Ponty.

La phénoménologie et l’idée « d’intentionnalité » développée chez Husserl est également tout à fait pertinente. Merleau-Ponty, stipule que « toute conscience est conscience de quelque chose ». Ainsi, dans la pensée de l’objet, le quelque chose, on se constitue comme sujet et on met une distance avec la chose, l’intentionnalité, qui nous permet de la penser, et pendant ce temps de l’exercice de la pensée, de moins la subir. Ainsi, s’exercer à penser des thématiques universelles telles que la justice, la liberté ou l’amitié pourrait entrainer l’adolescent à penser sa situation, psychologiquement compliquée, par l’intermédiaire d’une autre perspective, celle de la raison.

« Le normal et le pathologique » : Canguilhem ».

Georges Canguilhem critique les notions même de normal et de pathologique. En exemple de sa radicalité, il avance : « La maladie n’est pas seulement déséquilibre ou dysharmonie, elle est aussi, et peut-être surtout, effort, de la nature en l’homme pour obtenir un nouvel équilibre. La maladie est réaction généralisée à intention de guérison. L’organisme fait une maladie pour se guérir » (Canguilhem,1966, p. 12). Il m’intéresse en l’occurrence car il réinterroge des concepts fondamentaux dans le champ médical, concepts qui conditionnent la perception que le « malade » peut avoir de lui, de l’idée de santé et de maladie.

« Amor fati » : Nietzsche.

Je retiens chez Nietzsche la notion « d’amor fati ». Amor fati signifie « l’amour du destin » ou « l’amour de la destinée », ou encore plus communément le fait « d’accepter son destin ». Accepter son destin, non pas dans un élan de fatalisme nihiliste, mais d’homme affirmateur qui embrasse le réel, et qui accepte sa destinée pour mieux agir. Il m’intéresse d’aborder cette question en atelier philo avec les adolescents afin de les aider à comprendre où ils situent l’événement qu’ils traversent dans le flux de la vie.

Paul Ricoeur. « Agir/pâtir ».

Nous l’avons vu plus haut, Paul Ricoeur souligne que l’état de souffrance conduit à un pâtir, une impuissance d’agir. Sa réflexion nous est importante dans la mesure où elle nous aide à mieux comprendre le public que nous côtoyons, et ainsi de mieux répondre à leurs besoins.

Une pédagogie émancipatrice. (Jacques Rancière. John Dewey. GFEN).

Ensuite, dans la construction de nos ateliers, nous nous intéressons à tout le champ des philosophes pédagogues, dont Matthew Lipman fait partie. En l’occurrence je pense à Jacque Rancière et à sa théorie de l’égalité des intelligences développée entre autres dans son livre le maître ignorant. Il part du principe que tous les humains sont doués des mêmes capacités d’intelligence.
Enfin, je convoque les théories de John Dewey qui, dans sa pédagogie de l’éducation, met l’accent sur le fait qu’il faut partir de l’intérêt de l’apprenant pour le conduire vers un apprentissage (de l’étymologie du verbe éduquer : éducere, c’est à dire conduire hors de soi). De plus, il mobilise une notion fondamentale qui est celle de l’enquête, un concept clé de la philosophie pragmatiste.
Pour aller encore plus loin, je pourrais rajouter, entre autres, Jean-Paul Sartre pour son « existentialisme est un humanisme ». Mais nous avons là la liste des principaux philosophes que j’ai eu l’opportunité de convoquer en atelier de manière pertinente et fertile auprès de ce public.

La méthode choisie et les formats proposés : analyse pratique.

Méthode Lipmanienne : Communauté de recherche philosophique.

Nous abordons maintenant la partie pratique de cette réflexion. Concernant la méthode, j’ai très vite opté pour la méthode de la CRP, communauté de recherche philosophique, développée par Matthew Lipman, car elle me semble la plus appropriée au le public que je côtoie. En effet, la pensée multidimensionnelle qui comprend pensée vigilante, pensée créative et pensée critique recouvre toute les fonctions qu’il nous est indispensable de mettre en place pour développer l’esprit critique dans un cadre bienveillant et stimulant afin que les adolescents puissent se risquer en toute sécurité à prendre la parole, s’exprimer, et s’inscrire dans une pensée générique, collective, avec les autres même si c’est contre l’avis de l’autre, dans une démarche commune de formulation et de clarification des idées. Car comme le dit Marie Rose Moro : « la santé ne se réduit pas à l’absence ou la guérison de maladies. La santé d’un jeune en construction englobe le plaisir d’’apprendre, le plaisir de faire, de créer de s’exprimer, plaisir qui participe au bien être, à la bonne santé » (Moro, 2017).

Les ateliers réguliers.

Le relais Jeunes de Sèvres est un hôpital de jour qui accueille des adolescents sur des périodes parfois longues. Ce qui m’a permis de construire et de développer une méthode dans le temps, méthode qui se décompose en trois volets : un atelier philo /art plastiques, un atelier philo/écriture et un atelier de philo discussion CRP final qui réinvesti les réflexions menées au préalable. Nous mobilisons donc essentiellement leurs productions : dessins et textes écrits. L’idée est de valoriser les adolescents à travers leurs créations.

Les ateliers ponctuels.

Les ateliers ponctuels sont là pour permettre des pauses dans les cycles et apporter un support de réflexion nouveau. Par exemple, l’atelier ciné philo a permis de pratiquer une réflexion sur le soin, le soin que l’on reçoit, le soin que l’on donne, à partir d’extraits du film Barberousse du réalisateur japonais Akira Kurosawa. L’atelier sociologie a été apprécié par les adolescents car ils se posaient des questions d’ordre sociologique, pensant qu’elles étaient philosophiques. Même si la frontière est souvent tenue, se poser la question du goût avec la présence d’un sociologue et en convoquant les réflexions du sociologue Pierre Bourdieu, leur a permis de mesurer, en pratique, la nuance. Cela a aussi été l’occasion de glisser des connaissances sociologiques et de présenter un média alternatif car nous avons illustré notre réflexion à partir de la bande dessinée de Tiphaine Rivière intitulée La distinction (Rivière, 2023).

Une image

Quelques exemples clés.

Pour terminer, j’aimerais Vous présenter des exemples concrets à partir de productions d’adolescents présentées lors de trois ateliers : « le souci de soi », « la liberté », et « l’amitié ».
Dans un premier temps, nous allons examiner les productions de l’atelier intitulé « le souci de soi », pensé selon l’expression consacrée de Michel Foucault.
Lors du premier atelier (arts plastiques), je propose un petit tour d’horizon sur la représentation de soi dans l’histoire de l’art, en faisant une présentation de l’autoportrait et les différentes manières de se re-présenter à travers le temps. Se représenter par son portrait, par des objets que l’on aime (« autoportrait Robot d’Arman » -1992), un amas de fruits ou de végétaux (Archimboldo), autant de manières de faire pour les inspirer avant de leur proposer de penser à ce qui pourrait les représenter.

Vient ensuite la proposition d’exercice artistique.
Voici certaines productions retenues pour notre réflexion suite à cette séance :

Une image

Eliane, qui a des troubles de l’humeur, a traduit en dessin (premier en haut à gauche) sa pathologie en s’inscrivant à l’intérieur, un point d’interrogation gravé dans son visage. Elle nous a ensuite expliqué son dessin. Elle s’est donnée à entendre et à voir en représentant ce qu’elle appelle la bipolarité.
Louise s’est représentée par son engagement par un collage (au centre) qu’elle a construit en mettant en avant la formule dont elle avait dit qu’elle la représentait : « Jamais elle ne sera droite ».
Léo (en bas à droite) s’est représenté de manière juste et précise. J’ai l’impression de trahir son anonymat en vous présentant son dessin tellement il lui est fidèle. Il a fait cela sans support photo ni miroir. Son regard bien présent et déterminé est bien le sien.

*Enfin, prenons un exemple suivi sur les trois ateliers, celui d’Aurélien :

Une image

Il s’est représenté à la manière de Pierre Soulage a-t-il dit, noir sur fond blanc. Il n’a utilisé et installé que des éléments mouvants. Il n’a cherché à rien fixer car, a-t-il dit, « le visage est toujours en mouvement ». Une fois l’œuvre finie et présentée, il a tout démonté et rangé à sa place, de manière très naturelle.
Lors du deuxième atelier, l’atelier philo/écriture, après avoir récapitulé la séance précédente, j’ai proposé la consigne suivante : « décrivez un texte, à la première personne du singulier, texte réel ou fictif. Cela peut être le récit d’un moment précis de sa vie, à partir de n’importe quel moment : passé, présent, futur. On peut s’inventer, lancer ses désirs, ses interrogations, ses doutes. Raconter l’histoire d’un personnage dont on a croisé le portait (j’ai mis des tableaux au centre de la table). La forme est libre : poème, prose, prose poétique. La seule « obligation » est d’utiliser le « je ». Et de rester dans l’idée du récit de soi. Vingt minutes de rédaction sont proposées, pour ensuite laisser du temps à la lecture des textes. Les encadrants, Maud la psychologue et moi, participons aussi.

Texte Aurélien manuscrit et transcrit :

Une image

Une image

Le texte d’Aurélien, présenté ci-dessus, d’une qualité littéraire certaine (rimes et rythmes soignés, utilisation de la représentation d’un corps morcelé qui traduit l’angoisse qui assaille le narrateur, etc.), traduit la difficulté que ce patient a d’aller vers l’autre, ce qui le meut à l’intérieur lorsqu’une éventuelle interaction se propose à lui. Finalement, c’est « la fuite » qu’il choisira. Le texte porté par sa voix et son corps qui se balance au moment de la lecture partagée, était un moment en soi.
**Le deuxième cas qui nous semble intéressant est celui des productions de Victor, lors d’un atelier sur la Liberté.
La consigne en arts plastiques était de représenter la liberté selon soi.

Une image

Victor est un adolescent qui, en écriture, s’exprime toujours sur le mode de l’essai ou de la réflexion. Il n’écrit rien de fictif. Ses textes sont toujours ancrés dans la réalité et traitent d’une problématique sociétale actuelle et générale. Le texte philo/écriture traitait du capitalisme en commençant par une citation de Churchill : « le capitalisme est un mauvais système, mais c’est le moins mauvais des systèmes. » Il a ensuite rédigé un texte discutant cette idée en questionnant sa liberté individuelle dans un tel système. Ses textes ne sont jamais aboutis. Parfois il ne les rend pas, et ne les lit jamais. Il me remet parfois des textes indéchiffrables (voir exemples ci-dessous).

Une image

***Et enfin le dernier exemple : un atelier sur l’amitié : Loriane, Soumaya, et le pas de côté d’Alex :

Une image

Une image

Loriane nous a présenté une conception de l’amitié très construite et signifiante, sous forme d’’un Puzzle. Elle s’exprimait peu et était très concise dans sa prise de parole. Soumaya quant à elle, dans sa volonté caractérisée de ne rien oublier et d’être exhaustive, a illustré une définition plurielle de l’amitié. Enfin, Alex a produit un montage collage qui signifie pour lui la complexité des relations sociales qu’il a du mal à comprendre et à intégrer. Il se sent souvent en marge de ce réseau de sens. Il n’a pas voulu/pu partager le sens de sa production au groupe. Ce n’est qu’après l’atelier, en le croisant assis dehors, que je lui pose la question et qu’il m’explique. Je l’en remercie et lui dit que le groupe a besoin de sa voix qui contraste avec la pensée commune, voix qui nous est essentielle.
Enfin, en fin de cycle, je leur remets un dossier final qui comportent leurs productions en arts plastiques et en écriture, ainsi que quelques   supports de réflexions, notamment les textes philosophiques ou poétiques, pour éventuellement prolonger, s’ils le souhaitent, leur réflexion.

Une image

Je poserai une petite conclusion à ce deuxième chapitre pour souligner que seule une forme hybride et protéiforme peut contribuer à épouser au mieux les différents aspects de la réflexion qui anime ces jeunes. Ce qui sous-entend qu’elle évolue continuellement, selon les attentes, les circonstances, le groupe, etc.
Voyons maintenant comment ce travail est accueilli par le Docteur Ammanou pour le versant médical.

Présentation aspects thérapeutiques. (Docteur Ammanou).

Comme je l’ai évoqué en présentation de cet article, la particularité de ces adolescents est qu’ils souffrent d’une pathologique psychiatrique ayant un impact sur leur vie personnelle, social, scolaire et professionnelle. Leur prise en charge thérapeutique doit alors être à la fois attentive et stimulante.
La particularité de l’atelier philo est qu’il se déroule dans un cadre bienveillant. Des règles sont posées et les ados sont accompagnés, encouragés à prendre la parole quand ils le veulent, sans jugement ou exigence de connaissances scolaires. En groupe, on prend soin de la pensée des uns et des autres, tout en avançant son avis et sa prise de position qui souvent peut être en contradiction avec les autres. Enfin, l’usage des différents médias propose une diversité d’accès à la réflexion.
Les objectifs pour les patients de l’atelier sont donc multiples et complémentaires, toujours dans le cadre d’un effet thérapeutique attendu :

  • Aménager un espace pour penser, s’exprimer, et créer.
  • Favoriser une amélioration thymique : mouvement psychique, élan vital, estime de soi, affirmation de soi. L’idée est de créer dans le cadre de cet atelier une sécurité qui permet une amélioration de l’humeur, (moins de tristesse, moins d’anxiété, et par là, plus de dynamisme. Favoriser u retour vers un état affectif plus stable et plus positif, moins dépressif. En somme, un état émotionnel plus satisfaisant.
  • Améliorer les interactions sociales : prise de parole dans un groupe sécure.
  • Créer indirectement un impact sur le scolaire et le professionnel, par la transmission de connaissances et l’implication de chacun dans la construction d’une pensée individuelle et collective.
  • Les réconcilier avec l’effort, afin de pouvoir les aider à se réinscrire dans la société en les accompagnant dans la construction d’un projet scolaire ou professionnel. Concernant les objectifs soignants de l‘atelier, ils sont eux aussi multiples :
  • Favoriser l’émergence d’un nouveau regard clinique. En effet, l’atelier philo crée un espace où surviennent des comportements que le soignant ne peut soupçonner : le patient évolue dans le cadre d’un échange, d’un dialogue, en interaction avec les autres. Il est intéressant de voir s’il sait se positionner, s’il assume sa parole, s’il défend ses idées, avant de savoir quelles elles sont.
  • S’engager dans la bientraitance, une politique chère à l’institution. En effet, le soin est notre priorité, et nous avons à cœur de tester des thérapies innovantes, originales, qui nous permet d’explorer d’autres possibles pour répondre à nos exigences de développement thérapeutiques.
  • Reprise d’un mouvement psychique, d’un d’élan vital, du processus créatif. C’est notre objectif premier, qui nous donne un bon indicateur du mieux-être de nos patients.

Cependant, il est à noter que la mise en place des ateliers philo au sein de la structure ne s’est pas fait sans appréhension. En effet, la majorité des adolescents ainsi que l’équipe soignante avaient une idée très académique de la discipline. Il a fallu les rassurer sur l’aspect concret de la discipline pratiquée en atelier.
Enfin, la mise en place d’une grille d’évaluation du retour de ces ateliers, évaluation nécessaire au fonctionnement de notre structure, reste encore compliquée à mettre en place.

Conclusion

Cela fait maintenant trois années consécutives que je pratique la philosophie en atelier dans le cadre de cette structure en particulier et auprès d’enfants et d’’adolescents hospitalisés en général. Je considère que les habiletés de pensées acquises à force de pratique de la philosophie avec les adolescents pourront constituer, pour eux, des outils pour mieux penser ce qui leur arrive, comme dirait Claire Marin, hors du cadre émotionnel. Travailler dans ce contexte exige de s’adapter en continue aux besoins et aux situations qui, parfois, échappent à tout contrôle. Être à l’écoute du terrain et savoir se renouveler afin d’être au plus près des attentes de ce public est, selon moi, la posture indispensable à préserver. Cet accompagnement, global, relève bien entendu d’un travail d’équipe. Les ateliers ont de la valeur les uns par rapport aux autres, et nous travaillons en concertation pour la même finalité : le bien être des adolescents. Le nombre d’inscrits, volontairement (et la démarche volontaire est importante) aux ateliers philo est de plus en plus en plus nombreux, ce qui nous permet de penser que la philo sur ordonnance suscite un véritable intérêt et ouvre une nouvelle méthode de soin qui, je pense, serait approuvée par certains philosophes de l’antiquité.

Une image

  • Canguilhem, G. (1966). Le normal et le pathologique. PUF.
  • Dolto, F. (1989). Paroles pour les adolescents ou le complexe du homard. Hatier.
  • Foucault, M. (1979). Les machines à guérir. Pierre Mardaga.
  • Illich, I. (1975). Némésis médicale. Seuil.
  • Ivan, Illich, I. (2021). La convivialité. Points.
  • Janmet, P. (2014). Paradoxe et dépendance de l’adolescence. Fabert. Paris. 2014.
  • Morin, E. (1976). « Pour une crisologie ». Communications, 25. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1976_num_25_1_1388.
  • Marin, C. (2003). L’épreuve de soi. Armand Colin.
  • Moro, M.R. (2017). Et si nous aimions nos ados ? Bayard.
  • Rancière, J. (2004). Le maître ignorant. 10X18.
  • Rivière, T. (2023). La distinction. Delcourt.
  • Rosa, H. (2013). Accélération, une critique sociale du temps. La découverte.
Notes
  1. Expression empruntée à la philosophe Hannah Arendt pour parler d‘espace coupés de l’affairement du monde permettant la réflexion. ↩︎

  2. Morin, E. (1976). « Pour une crisologie ». Communications, 25. p. 162. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1976_num_25_1_1388. ↩︎

Télécharger l'article