En s’appuyant sur un film réalisé durant un cycle de discussions avec un groupe d’enfants issus d’une même classe, sur leur temps de pause méridienne, les membres du Conseil scientifique partageront leurs analyses avec les pa.rticipant·es.
Le film mettra également en évidence en quoi la pratique de la philosophie participe de l’éveil au monde des enfants et quels sont les effets de la pratique sur la vie du groupe-classe.
Introduction
Le programme Graines de philo est animé par la Fédération Nationale des Francas depuis 2012. Il est développé partout en France par les associations départementales et les unions régionales des Francas.
Sensibiliser, convaincre, mobiliser et animer, former, rechercher, capitaliser et produire de la ressource, telles sont les activités du réseau national Graines de philo.
Il est animé par un groupe technique national composé de professionnel·les et de militant·es issu·es de différents territoires, expérimenté·es dans cette pratique.
Ce groupe contribue au développement de Graines de philo, à l’analyse de l’évolution des pratiques et à la production de références et d’outils.
Graines de philo bénéficie du soutien de la revue Philéas & Autobule éditée par Laïcité Brabant wallon.
Depuis son origine, « Graines de philo » est accompagné par un comité scientifique présidé par Michel Tozzi Didacticien de la philosophie, professeur émérite à l’université Paul-Valéry de Montpellier 3 et expert auprès de l’Unesco) et composé de :
Claude Escot, membre du Conseil scientifique de la Fédération nationale des Francas et initiateur de Graines de philo,
François Galichet, agrégé et docteur en philosophie, a été jusqu’en 2004 professeur des Universités à l’Université de Strasbourg, acteur et auteur dans le champ de la philosophie pour enfants,
Mélanie Olivier, animatrice et formatrice pour le Pôle Philo au sein de Laïcité Brabant wallon.
Edwige Chirouter et Jean Charles Pettier en ont été membres jusqu’à la fin de l’année 2024 :
- Edwige Chirouter, Maître de conférences à l’Université de Nantes. Elle assure la direction pour l’Unesco de la chaire « pratique de la philosophie avec les enfants »,
- Jean-Charles Pettier, professeur émérite certifié de philosophie à l’IUFM de l’académie de Créteil-UPEC Paris 12. Docteur en sciences de l’éducation et docteur en philosophie. Il est l’un des spécialistes français des pratiques à visée philosophique avec les enfants.
Le contexte
Les enfants sont issus de l’école élémentaire de La Couronne, commune limitrophe de la ville d’Angoulême dans le département de la Charente.
Le cycle a concerné une quinzaine d’enfants âgés de 9/11 ans, issus de la même classe de CM1/CM2.
Les enfants n’ont pas choisi cette activité. Aucun d’entre eux n’avait d’expérience concernant la pratique de la discussion à visée philosophique.
Le cycle de discussion dont la conduite a été confiée aux Francas de Charente, s’est déroulé d’avril à juin 2024, sur le temps de pause méridienne, dans le cadre des Temps d’Activité Périscolaire (TAP).
Les séances ont eu lieu le lundi, après le déjeuner, pour une durée de 45mn environ.
Les Francas de Charente sont déjà intervenus à plusieurs reprises sur ce territoire, d’où le lien étroit développé avec les différentes personnalités locales interviewées dans le film.
Loreleï Hardy, animatrice du cycle de discussion, est une animatrice expérimentée dans cette pratique, membre du réseau national Graines de philo, par ailleurs formatrice d’animateurs et d’animatrices de discussions à visée philosophique.
Le déroulement du cycle
Un espace dédié et aménagé a été mis à la disposition de l’animatrice par le Centre social « Le Colibri » situé à proximité de l’école.
Patricia Langoutte, animatrice du réseau national Graines de philo a assisté à chacune des séances filmées afin de faciliter la sélection des séquences constitutives du film final, en concertation avec Loreleï Hardy, Hervé Prévost (directeur national de programme) et l’équipe du tournage.
Elle a également réalisé les interviews.
La programmation des séances
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Séance 1 : C’est quoi la philosophie? Qu’allons-nous faire ensemble pendant ces rendez-vous du lundi ?
Pose du cadre puis réflexion en groupe pour que les enfants identifient les habiletés de pensées qu’ils développeront en participant aux discussions Graines de philo.
Identification et choix des sujets sur lesquels les participant·es ont envie de discuter philosophiquement.
Supports : Discussion, lettres, rébus. -
Séance 2 - Conceptualisation à partir du sujet « Le sport »
À partir de tableaux et d’images, discussion en groupe visant à définir ce qu’est un sport, ce que ce n’est pas et identification de ce qui caractérise le sport.
Supports : tableaux et images extraits de la mallette « Art et sports » conçue et diffusée par la Réunion des musées nationaux et le jeu issu de la revue Phileas et Autobule n°82 « Le sport qu’est-ce que ça fait ? ». -
Séance 3 - Argumentation à partir du sujet « Le sport »
Quelle différence y a-t-il entre un sport et un jeu ?
Temps de discussion puis jeu de positionnement mouvant à partir des affirmations suivantes :- Dans le sport, l’important c’est de participer
- S’il n’y a pas de compétition, il n’y a pas de sport
- Il faut de la force pour faire du sport
- Le sport nous amène à nous dépasser
Support : Affichage de plusieurs affirmations
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Séance 4 - Interprétation et Problématisation
À partir d’une sélection d’œuvres d’art, les participant·es doivent formuler un maximum de question en lien avec les œuvres sous le modèle suivant : Doit-on toujours … Peut on toujours… Faut-il toujours… Est-ce-que …toujours ?
Exemples :- Peut-on être différent et se ressembler ?
- Doit-on toujours être fière de soi ?
- Est-ce qu’il est toujours possible de faire de l’art ?
- Est-ce que les gens sont toujours des humains ?
- Est-ce que l’humain est un animal ?
- Faut-il toujours s’amuser pour être heureux ?
- Est-ce que le jeu est toujours un amusement ?
- Doit-on toujours trouver l’art beau ?
Supports : une sélection de tableaux et images extraits de la mallette « Art et sports ».
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Séance 5 - Interprétation, Argumentation et Problématisation autour de la notion d’égalité
Observation puis description d’une l’affiche extraite de la revue Philéas et Autobule.
Puis, en deux groupes, problématiser à partir des échanges en amont- Peut-on toujours avoir les mêmes droits ?
- Est-ce-que l’égalité c’est possible ?
- Faut-il du partage pour avoir de l’égalité ?
- Doit-on toujours partager ? Peut-on toujours partager ?
- Doit-on toujours avoir des différences ?
- Peut-on toujours être différent ?
- Y’a-t-il des personnes qui ont plus de droit ?
- Y’a-t-il toujours de l’égalité ?
Support : affiche extraite de la revue Philéas et Autobule (n° 86) ; « L’égalité, c’est possible ? ».
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Séance 6 - Conceptualisation et Argumentation autour de la notion d’égalité
Les participant·es approfondissent le sujet abordé lors de la séance précédente en sélectionnant par le vote une des questions qui avaient été posée : Est-ce que l’égalité c’est possible ? Un temps consacré à la définition de l’égalité a précédé le traitement de la question choisie. -
Séance 7 - Conceptualisation et Argumentation autour de la notion d’égalité
Reprise d’une nouvelle question sur cette même notion : Faut-il du partage pour avoir de l’égalité ? Déroulement identique à celui de la séance précédente mais avec l’attribution d’un rôle spécifique confié aux volontaires (gardien du temps, gardien des règles, reformulateur, synthétiseur…). -
Séance 8 - Interprétation, Conceptualisation, Argumentation, Problématisation
Exercice pour jongler avec les différentes habiletés de pensée de manière aléatoire avec le jeu COGITAMUS.
Support : une roue fabriquée qui comporte plusieurs propositions dans ses rayons, matérialisées par des couleurs différentes : Argumenter – Problématiser – Définir – Interpréter. Un jeu de cartes comportant des affirmations, des extraits de la pensés de philosophes, des images. À tour de rôle, les participant·es pioche une de ces cartes, font tourner la roue et exécute l’exercice sur lequel la roue s’est arrêtée. Bien entendu les membres du groupe peuvent coopérer en formulant des propositions. -
Séance 9 - Séance avec Jean-Charles Pettier
Bilan du cycle – Analyse du vécu du point de vue des participant·es.
Le film
Le tournage du film, confié à la société « Carnage » localisée à Bordeaux, n’a concerné que 5 séances sur les 9 proposées aux enfants (séances 1, 3, 5, 7 et 9). L’équipe technique était composée de 3 personnes (2 pour la prise d’images et 1 pour la prise de son).
Afin que les analyses des membres du Comité scientifique prennent sens, il est conseillé aux lecteurs·trices de visionner le film en amont.
Le film est disponible sur la chaine Youtube de la Fédération nationale des Francas :
https://www.youtube.com/watch?v=PAUJnhfycKw
Les analyses de membres du Comité scientifique « Graines de philo »
Analyse du film du point des processus cognitifs - Michel TOZZI ; didacticien de la philosophie, professeur émérite à l’Université de Montpellier, expert auprès de l’Unesco.
Nous allons chercher et montrer comment les enfants pensent, mobilisent des processus de pensée.
Conceptualiser
C’est un travail sur les notions : le sport, la différence fille-garçon, l’égalité, le pouvoir, normal et anormal, la liberté, le passé/le futur … Les mots renvoient à des notions abstraites.
Pour philosopher, il y a un travail de définition d’une notion : passer d’une notion à un concept.
Exemple « Le sport". Pour affiner cette notion, on prend des exemples concrets avec des images tirées au sort, et on teste : le basket, les échecs, la pétanque, la guitare, les jeux vidéos, c’est du sport ou pas ? Et la parole ?
On travaille sur des exemples oui et des exemples non. Cela rappelle la méthode d’induction guidée par contraste de Brit Mari Barth[1]. Il faut justifier son point de vue, donc argumenter. Un enfant dit si son image, ça représente un sport et il dit pourquoi.
Avec cette argumentation, émergent des attributs de la notion « Les échecs, c’est pas un sport, c’est une activité » ; « Une activité c’est pas forcément un sport » ; « La pétanque c’est pas un sport ; il faut que ça bouge beaucoup, il faut faire des efforts ».
Mais un point de vue entraîne une contestation. Il y a des accords et des désaccords « La pétanque, c’est un sport parce que l’on peut prendre des cours » ; « Mais moi je prends des cours de guitare et c’est pas un sport ». Donc on est amené à argumenter son point de vue, à le justifier.
Argumenter
D’où le lien étroit entre conceptualiser et argumenter. On argumente le bien-fondé de sa définition. Exemple à partir de la citation « La liberté, c’est de faire ce que l’on désire », un enfant conteste le contenu « C’est faux, il ne faut pas empêcher la liberté de l’autre ; exemple je désire emprisonner Kylian, mais je ne peux pas ». Au bilan, un enfant dit « On se met dans la partie oui ou non, puis on explique ». Il a compris que sur une question, une citation, il peut y avoir plusieurs points de vue et que l’on doit argumenter le sien. Une participante dit aussi que ça lui plaît de donner son avis, mais aussi de bouger avec les arguments des autres « Une idée, on en discute, c’est pas figé, on donne son avis ». Elle a compris que notre pensée évolue, parce que et quand elle se confronte au point de vue d’autrui.
De l’intérêt de faire des distinctions conceptuelles pour définir
Faire du sport et faire une activité physique : « Les échecs, c’est pas un sport, c’est une activité ». Le sport est souvent une activité physique, mais toute activité physique n’est pas un sport. On peut faire une activité physique sans que ce soit du sport « Par exemple, faire des pompes, s’entraîner ». On raisonne sur des exemples « Le basket est un sport, mais les échecs, non parce qu’il n’y a pas d’activité physique » ; « Il y a du sport quand on bouge, quand on fait des efforts » ; « Les jeux vidéo c’est un sport parce que l’on bouge les doigts avec ses muscles et on peut s’y entraîner ».
Matériel et/ou équipement : C’est la même chose ou non ? « Pas besoin de matériel pour faire une activité physique ». Pour qu’il y ait du sport, il faut du matériel, des équipements, un endroit « Le hand sans ballon, c’est pas du hand ». Contre-exemple « En gym, pas besoin de matériel ». Le rôle de l’exemple et du contre exemple dans l’argumentation est important ? C’est concret, proches d’eux. Le contre exemple fait argument.
Le passé et le futur : Avec la citation de Victor Hugo « L’avenir est une porte, le passé en est la clef », il y a une tentative de définition « L’avenir, on ne le connait pas, on ne peut pas savoir, on ne peut pas y aller ; le passé, on peut s’en souvenir, on peut plonger dans ta tête et y aller ».
Travailler à élaborer un réseau conceptuel
On voit bien comment se tisse progressivement le réseau conceptuel. On part de la notion de différence, du droit d’être différent et de l’égalité des droits. Puis on explore l’affiche « Ça parle de l’égalité, puisque l’on a un gâteau partagé en deux parts égales » ; « De l’égalité entre homme et femme. Les femmes ont aujourd’hui le droit de faire des choses » (le ski) » ; « La femme se dirige vers le gâteau, pour avoir plus de droit et de pouvoir face au roi puissant, assis sur son or » ; « Le gâteau est géant pour être partagé avec tout le monde ».
On perçoit bien ici la construction d’un réseau conceptuel : différence, droit à la différence, égalité des droits homme/femme, droit au pouvoir, partage, même part. C’est ce réseau qui permet d’articuler différence et égalité, différence et droit, liberté et égalité, égalité et partage.
Les enfants sont sur une conception de la justice égalitaire, induite par l’image. On pourrait les amener à réfléchir sur la justice équité, et sur la tension entre égalité et équité.
Analyse du film du point de la compétence interprétative - François GALICHET, professeur honoraire de philosophie à l’université de Strasbourg
Le principal intérêt du film est de montrer plusieurs démarches possibles pour les ateliers philo.
La discussion sur le sport
La première démarche est illustrée par la discussion sur le sport. Comme l’a souligné Michel Tozzi, elle est centrée sur la compétence de conceptualisation. Les images distribuées qui servent de support ont essentiellement une fonction d’exemple. Il s’agit de voir si cet exemple est adéquat ou non au concept de sport, c’est-à-dire à la représentation mentale qu’on se fait du sport.
Cette phase permet de préciser progressivement ce concept, en examinant plusieurs critères possibles du sport : Activité physique intense (effort) ? Apprentissage (« j’ai pris des cours de pétanque ») ? Entraînement (« Le jeu vidéo, ça entraîne les doigts ») ? Utilisation d’un matériel ? Etc.
La démarche procède par hypothèses successives, testées sur des exemples et contre-exemples. L’image n’a qu’une fonction subordonnée d’illustration ; à la limite on pourrait s’en passer en évoquant directement les divers exemples convoqués.
La discussion à partir de l’affiche
La deuxième démarche est la discussion à partir d’une affiche. Cette fois, l’image est au centre de la discussion. Elle est l’objet de la réflexion collective et non un simple prétexte à dépasser rapidement vers le concept.
Comparée aux images de la discussion précédente, elle se caractérise par :
Sa complexité : l’affiche comporte de nombreux d’éléments susceptibles d’avoir une signification. Elle appelle donc en premier lieu une observation attentive débouchant sur une description des traits pertinents :
- un roi (« Il a une couronne ») ;
- assis sur un coffre qui sert de siège à une balançoire ;
- le gâteau est partagé en deux moitiés égales, mais certains éléments ne sont pas répartis également (les fruits et friandises disposés sur le dessus du gâteau) ;
- un personnage avec une chevelure rouge, qui semble féminin, descend d’une sorte de toboggan pour, semble-t-il, s’emparer du gâteau.
L’ensemble des éléments de l’image constitue les pièces d’un mobile (style Calder[2]), de sorte que chaque mouvement d’une pièce réagit sur toutes les autres.
Son opacité : contrairement aux images précédentes, qui sont claires et univoques (chacune représente une activité précise et déterminée), ici en revanche le sens de chaque élément pertinent n’est pas clair. C’est le second temps de la démarche interprétative.
- Pourquoi un roi ? Que symbolise-t-il : le pouvoir ? l’autorité ? le prestige ? la richesse ?
- pourquoi est-il assis sur un coffre, qui évoque l’idée d’un trésor caché ? Est-ce pour suggérer que le roi pourrait être hypocrite, sembler soucieux de justice et d’égalité pour le gâteau alors que pour l’essentiel il jouirait de privilèges considérables ? Ou au contraire est-ce son pouvoir et son statut privilégié qui lui permettent de procéder à une répartition juste ?
- Pourquoi ce coffre est-il lui-même siège d’une balançoire ? Est-ce un signe de fragilité ? ou de désinvolture ? ou d’équilibre dynamique ?
- Quel est le sens de l’action de l’autre personnage ? veut-il s’emparer du gâteau de force ? ou au contraire seulement réclamer sa part ? Parle-t-il en s’élançant ? Et s’il parle, que dit-il ?
Ces incertitudes ou ambivalences sont exprimées par la manière même dont les enfants s’expriment. Ils multiplient les périphrases, les précautions oratoires : « J’ai l’impression que… » ; « Peut-être qu’il… » ; « Ça voudrait peut-être dire que… » ; « Je pense que ça parle d’égalité », etc.
Le travail ici n’est plus un travail d’argumentation mais d’interprétation, subjective dans un premier temps. Le thème de la discussion collective n’est plus imposé par l’animateur (« Est-ce que c’est du sport ou non ? ») mais librement et progressivement dégagé par les participants.
C’est ce qu’on pourrait appeler une démarche herméneutique qui a un caractère expérimental : on ne discute plus à partir de l’idée qu’on se fait du sport a priori, mais à partir du sens qu’on donne à l’image ou à tel aspect de l’image.
Enfin, dans un troisième temps, vient l’exploration des relations complexes entre les divers éléments composant la notion d’égalité :
- égalité / différence : comment assurer l’égalité si les protagonistes sont incomparables et incommensurables (le roi et le personnage rouge) ?
- égalité / abondance (cf. « le gâteau il paraît géant ») : la question de l’égalité se pose-t-elle en dehors des situations de rareté ? L’abondance suffit-elle à justifier l’inégalité ? Peut-on revendiquer l’égalité pour le superflu ? le luxe ?
- égalité / besoin : (cf. « partager le gâteau c’est pour bien manger ») : est-ce le besoin qui fonde l’exigence d’égalité ?
- égalité / transgression (cf. « le bonhomme rouge il aurait envie de voler ») : l’exigence d’égalité peut-elle justifier une certaine violence pour obtenir ses droits ? (= problème de la « désobéissance civique », etc.).
Alors que la démarche conceptualisante est unitaire (un seul concept, par exemple le sport) et univoque (il faut aboutir à une définition consensuelle du concept), la démarche interprétative appréhende chaque notion comme un nœud de relations complexes en lien avec d’autres notions.
Alors que la démarche conceptualisante est synthétique (rassembler une multiplicité de déterminations dans l’unité d’un concept) la démarche interprétative est analytique, relationnelle, bourgeonnante ou disséminante. Alors que la démarche conceptualisante a un terme assigné (aboutir à une définition claire et consensuelle), la démarche interprétative est « sans fin », car sans cesse rebondissante.
On retrouve cette démarche dans les ateliers suivants. La citation de Victor Hugo qui sert de point de départ à la discussion (« L’avenir est une porte, le passé en est la clé ») constitue en soi une image verbale : le temps historique est appréhendé à partir de la métaphore d’une porte qu’il faut ouvrir. En ce sens, elle s’apparente à la discussion précédente et ouvre sur les mêmes interrogations : Peut-on vraiment, comme dit un enfant, « Plonger sa tête (dans le passé) et y aller » ? Le futur est-il aussi fermé que semble le dire la citation ? Qu’est-ce qui fait du passé une « clé » pour accéder à l’avenir ? Une clé n’a de sens que par rapport à une serrure, c’est-à-dire un dispositif qui permet de fermer ou d’ouvrir l’accès à un espace : Faut-il concevoir le futur ainsi ? Bergson, pour ne citer que lui, contesterait cette conception spatialisante du temps…
Il en va de même pour la dernière citation : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire » (Albert Einstein). Elle suscite d’emblée chez les enfants un travail interprétatif qui porte d’abord sur les intentions de l’auteur : « Il l’a écrite parce qu’il a vécu des périodes difficiles » ; il s’est demandé « Pourquoi ils ne font rien ». Mais ce travail s’étend très vite aux spectateurs eux-mêmes : « Peut-être ceux qui regardent ils rêvent que le monde soit pacifique ». Ce qui est recherché ici, ce sont les motifs du silence et de la passivité devant le mal : est-ce l’effet d’une illusion (« rêvent ») ? De la peur ? De l’ignorance ? Etc.
Ici encore il s’agit d’interpréter un phénomène (le silence et l’inaction des spectateurs), de dégager des sens possibles de conduites plutôt que de conceptualiser (si par exemple on se demandait « Qu’est-ce que le mal ? »).
C’est pourquoi la démarche interprétative est essentiellement culturelle. Alors qu’un concept vise à une intemporalité et une universalité qui l’oriente vers toujours plus d’abstraction, la recherche des sens n’a de validité qu’en replaçant une conduite dans son contexte, c’est-à-dire dans un registre complexe d’intentions nécessitant une empathie avec ceux ou celles qu’on s’efforce de comprendre.
Analyse du film du point de vue du point de vue des relations dans le groupe et de l’épanouissement personnel des enfants - Jean-Charles PETTIER ; professeur certifié de philosophie à l’INSPE de l’Académie de Créteil – UPEC Paris 12.
Cette analyse s’appuie essentiellement sur le film. Il ne s’agit donc pas d’une analyse scientifique prenant en compte la totalité des séances effectuées, ni même celles qui ont été filmées dans leur intégralité.
Cependant, elles s’appuient aussi sur l’échange avec les enfants que j’ai conduit à la fin du cycle d’échange, dont certains extraits sont présents dans le film même.
Dans le film, trois types d’éléments ont été pris en compte :
- ce que l’on perçoit des pratiques des enfants ;
- ce qu’en disent les adultes qui ont suivi l’expérimentation ;
- le bilan que font les enfants lors d’un échange terminal.
Les relations au sein du groupe
Si d’emblée on perçoit en regardant le film (et lors du bilan en présentiel), par les postures décontractées des enfants et les plaisanteries qu’ils échangent, qu’on a affaire à un groupe à l’intérieur duquel les relations sont faciles, nombre d’autres éléments expliquent ce constat.
Ces relations sont d’abord directement liées au cadre posé par l’animatrice. En premier lieu par les attitudes qu’elle manifeste lors des échanges : attitudes de respect (des enfants, de leur pensée), sollicitations faites sur un ton posé. Cet aspect est renforcé par l’utilisation d’un bâton de parole (ici la marionnette « Socrate »), qui permet de réguler les prises de parole de chacun.
Les enfants font par ailleurs le choix par un vote des sujets qu’ils vont aborder.
Les enfants ne sont pas mis en concurrence, mais en coopération (un point très important dans la logique du projet pédagogique des Francas). Ils ne sont pas là pour se critiquer, se dévaloriser : « On ne juge pas les réponses des autres », mais on comprend dans l’interaction finale que ce non-jugement n’est en même temps pas de l’indifférence.
Ils répondent par la négative lorsqu’on leur demande lors du bilan final si « ne pas juger » signifie qu’on serait d’accord avec les autres, quoiqu’ils disent.
Le travail de préparation important, évoqué par l’animatrice, lui permet de pouvoir guider et problématiser la pensée des enfants afin d’éviter qu’ils ne partent à l’aventure, situation qui peut être source de relations difficiles dans un groupe. L’animatrice fait le choix par ailleurs de modalités et supports de travail non seulement judicieux du point de vue de la construction du philosopher (par exemple l’affiche et la préparation issues de la revue spécialisée Philéas et Autobule) mais respectueux du fonctionnement intellectuel d’enfants jeunes dans un temps de loisirs : l’appui sur des jeux (la roue ou le hasard fixe les conditions d’un défi qu’il va falloir affronter)
Finalement, « on a passé de bons moments », disent-ils lors du bilan. L’intérêt de cette expression étant, en dehors du fond, qu’elle s’appuie sur un « on » inclusif. Ce « on » que précisément, dans ce type d’atelier, on cherche à leur faire adopter pour qu’ils se dégagent de leur subjectivité (et d’une psychologisation mal venue), au profit d’une réflexion plus générale, voire universelle.
Ce n’était pas nécessairement gagné, au départ : ancrer cette pratique dans un temps de loisirs, c’est être confronté à des enfants qui, au quotidien, ne se fréquentent pas comme à l’école. Des enfants provenant de milieux scolaires et familiaux divers, chacun avec ses règles propres, qu’il faudra fédérer par le projet commun de penser ensemble de façon apaisée. C’est parfaitement réussi ici.
L’épanouissement personnel
On ne peut que commencer par évoquer à nouveau la posture physique des enfants lors des échanges : sans être affalés, ils sont pourtant manifestement décontractés, à l’aise avec le groupe et le fait de devoir parler pour échanger des réflexions de fond.
Comment comprendre cette décontraction ? D’abord en se souvenant que, comme le soulignent certains intervenants (l’Inspecteur de l’Éducation Nationale, pour ne citer que lui), ils trouvent dans ce temps périscolaire avec ses spécificités, une continuité dans les logiques et objets d’apprentissage. Cette cohérence éducative entre les temps de loisirs et l’école est nécessaire à l’enfant, notamment s’il est issu de milieux défavorisés, au sens ici de milieux marqués par de possibles injonctions contradictoires à la source d’une difficulté à se poser et s’épanouir sereinement.
L’épanouissement passe aussi par le fait que leur avis est pris en compte. Ce qui ne signifie pas, on l’aura compris, qu’on peut dire tout et n’importe quoi lors de ces ateliers, mais que cet avis est donné à examiner aux autres enfants du groupe. On voit ainsi ces enfants mobiliser des contre-exemples aux idées qui sont proposées, sans qu’il y ait là matière à conflit, mais plutôt à plaisanterie.
C’est donc un rire inclusif qui est mobilisé ici, plus qu’une ironie excluante à la source de phénomènes de « bouc émissaire », pour reprendre le travail de René Girard[3]. L’animatrice souligne d’ailleurs le fait qu’« aucun n’est à l’écart ».
Placé dans un milieu cohérent, ils apprécient de pouvoir non-seulement donner leur avis (on a ici affaire à une pensée incarnée (« Pour moi, ça parle de l’égalité » dit l’un d’entre eux en parlant de l’affiche), mais de pouvoir expliquer (l’évocation de la taille des parts du gâteau) et pouvoir en discuter. On les voit là placés comme autant d’« interlocuteurs valables » (selon l’expression de Jacques Lévine[4]).
En bref, on a donc là, semble-t-il, des enfants heureux et épanouis de pouvoir vivre une vie d’enfants non abêtissante, facile et sans exigence, mais où la pensée peut occuper une partie de l’espace du loisir.
Analyse du film du point de vue des enjeux politiques - Claude ESCOT ; formateur en sciences de l’éducation, membre du Conseil scientifique de la Fédération nationale des Francas
J’ai tenté d’avoir un regard plus particulier sur ce que nous dit ce film des conditions pour enclencher une action politique. L’action politique visée par Les Francas, c’est agir pour une évolution sociale vers plus de justice, d’équité et de respect de la dignité humaine, en promouvant les valeurs de coopération, d’entre-aide et plus globalement, les valeurs de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (et de sa déclinaison ; la Convention Internationale des Droits de l’Enfant).
Elle suppose d’agir à la fois sur le fond de la pratique et sur la forme de l’activité.
Sur le fond de la pratique, on observe une réflexion collective sur les grandes questions philosophiques abordées et leurs concepts (ici, la place du sport, la liberté, l’égalité) et la conscientisation d’habiletés de pensée : conceptualiser, interpréter, s’interroger, argumenter ses choix au regard des expressions des autres. C’est le fond de la pratique des discussions à visée philosophique : se construire une pensée critique.
Ce que ne montre pas le film cependant, c’est comment la conscientisation de ces pratiques peut s’opérer non seulement a posteriori (lors du temps d’analyse comme celui auquel on assiste avec Jean-Charles), mais aussi a priori en proposant aux enfants de choisir une compétence qu’ils ont envie de travailler lors de l’atelier.
Dans ce film, on perçoit bien aussi la construction du sens du collectif, indispensable au plan politique. La forme des relations, l’atmosphère que génère l’animatrice par son attitude en sont des indicateurs : la « communauté de recherche ».
Mais, agir dans et avec le groupe ne suffit pas pour une action politique efficace. Encore faut-il que ces actions soient transférées dans la vie de tous les jours et partagées par le plus grand nombre.
L’action dans une structure de loisirs, mais aussi en partenariat avec l’école (ce qu’en dit l’IEN) et avec la commune (le choix des élus) participe de cette amplification. L’utilisation du jeu comme support facilite le transfert vers d’autres activités. Ce transfert peut être amplifié : la directrice de l’accueil périscolaire ne nous le dit pas, mais son enthousiasme laisse penser que d’autres activités, hors « questions philosophiques » peuvent être analysées avec ces pratiques et participer à la construction des compétences fondatrices du « penser par soi-même ».
La multiplication numérique des enfants et des adultes concernés est indispensable à un réel impact politique. Celui-ci suppose d’initier des actions de communication vers les parents (c’est abordé dans le film, qui est lui-même un outil de communication).
De nombreuses initiatives peuvent être prises dans ce sens, pour prolonger l’action : expositions de travaux ou d’affiches de réflexions, présentés aux parents par les enfants eux-mêmes autour de leurs pratiques ; multiplier toutes occasions d’agir ensemble, avec les parents, autour de ces pratiques et de poursuivre ensemble des réflexions. C’est à ces conditions que pourront s’opérer une modification des représentations sociales.
Pour convaincre, il faut se sentir reconnu. Toutes ces actions supposent de la formation et de la mise en commun. C’est abordé dans le film, avec les réflexions et les formations dispensées par Les Francas, dans le cadre de « Graines de philo », qui montre la construction d’une expertise capable de convaincre les décideurs. L’accompagnement fait par le comité scientifique et la reconnaissance par la chaire UNESCO qui accorde son label sont des encouragements dans ce sens.
Conclusion
Depuis son origine, le programme Graines de philo est accompagné par un comité scientifique présidé par Michel Tozzi. Le rôle de ce comité est de nous amener à prendre du recul sur notre pratique et à l’enrichir en prenant appui sur les travaux de recherches de ses membres. Leur expertise et les ressources qu’elles et ils partagent nous motivent pour initier divers chantiers de recherche-action.
Les analyses produites à partir de l’expérience filmée portent sur plusieurs dimensions de la pratique et constituent une précieuse ressource pour notre réseau de praticien·es.
Elles en explicitent la portée éducative, elles mettent en évidence le processus d’acquisition des habiletés de pensées et décrypte la spécificité des relations qui s’instaurent lors des temps de discussion.
Tout cela constitue un matériau essentiel pour bâtir les parcours de formation des animateurs·trices et des formateurs·trices et envisager de nouveaux objets de recherche-action.
Brit Mari Barth : Professeure émérite à l’Institut supérieur de pédagogie de l’Institut catholique de Paris. Elle a été professeure invitée à l’Université de Harvard en 1993 – 1994, à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve en 1999-2000 et à l’Université catholique de l’Ouest en 2003-2009. Ses travaux portent sur le processus enseigner-apprendre, notamment sur le rôle de l’enseignant dans la médiation socio-cognitive des apprentissages. ↩︎
Alexander Calder : Sculpteur et peintre américain, né le 22 juillet 1898 à Lawnton (Pennsylvanie) et mort le 11 novembre 1976 à New York (État de New York). Il est surtout connu pour ses mobiles et ses assemblages de formes animées par les mouvements de l’air. ↩︎
René Girard : Né le 25 décembre 1923 à Avignon et mort le 4 novembre 2015 à Stanford en Californie, est un anthropologue, historien et philosophe français. Il est le père de la « théorie mimétique » qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, cherche à fonder une nouvelle anthropologie de la violence et du religieux. Partie de la littérature, dans Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961), son analyse s’étend ensuite aux mythes fondateurs, aux rites sacrificiels et aux phénomènes de violences collectives et de persécutions (autour du concept de bouc émissaire). ↩︎
Jacques Lévine : né Isaac Lévine le 4 juin 1923 en Seine-Maritime et mort le 23 octobre 2008 à Paris 18e1, est un psychologue et psychanalyste français. En 1996, Jacques Lévine fonde les Ateliers philosophie avec une institutrice de maternelle, Agnès Pautard, et un inspecteur de l’Éducation Nationale, Dominique Sénore. Ces ateliers se déroulent pendant le temps scolaire, dans des classes maternelles et élémentaires, parfois en collège. Ils sont caractérisés par le fait qu’il ne s’agit pas d’un enseignement de la philosophie, mais d’une préparation à la pensée philosophique. ↩︎



