Revue

Philosopher sur et à partir de la musique

« Qu’est-ce que la musique ? » Ce questionnement esthétique a été au cœur de quatre ateliers de philosophie menés auprès d’élèves enfants et adolescents en classe de Formation Musicale à l’École de Musique et de Théâtre de la ville de Louviers. Notre hypothèse est que l’acte de philosopher « dans » et « sur » l’expérience sensorielle de la musique alimente et s’inscrit dans un double mouvement : « vivre » et « penser » le monde qui nous entoure, en enrichissant l’expérience mais aussi la compréhension de la musique. Dans cette perspective, la pratique de la philosophie dans le cadre d’un parcours d’apprentissage de la musique pourrait constituer une prise de distance permettant de penser l’objet de sa propre pratique musicale. Il s’agit ici d’apporter un témoignage sur la construction de ces séances, sur les choix des dispositifs mis en place, ainsi que d’opérer un retour réflexif sur le premier atelier.

L’association La Maison de la Philo à Louviers, que j’ai fondée avec trois autres animateur·trices, a pour objectif de créer des espaces philosophiques dans la ville de Louviers (Eure) à destination de tous les publics. De ce fait, elle vise aussi à développer des partenariats avec les acteurs culturels de la ville. C’est dans cette perspective que j’ai souhaité proposer des ateliers à l’Ecole de Musique et de Théâtre Maurice Duruflé de Louviers (aujourd’hui Conservatoire Seine Eure). Au-delà de l’opportunité avec l’établissement, il m’a semblé intéressant d’explorer le questionnement philosophique à travers l’expérience sensorielle de la musique, de par sa matière singulière et évanescente. La musique et les sons peuvent-ils constituer le point de départ d’une discussion à visée philosophique et si oui comment ?

Pourquoi la musique ?

Une expérience subjective à dimension universelle ?

De prime abord, il peut sembler étonnant d’interroger philosophiquement la musique, tant la subjectivité qui intègre l’expérience sonore est grande et fait également la part belle à la dimension corporelle (la musique peut nous « fait ressentir quelque chose » et nous utilisons notre corps pour la produire). En tant qu’auditeur·trice, nous sommes pris dans le flux du temps : les vibrations sonores nous parviennent et peuvent nous traverser sans contact ou bien, au contraire, nous toucher dans notre relation au monde (voir le concept de « Résonance » (Rosa, 2018). Dès lors, nous pouvons nous demander en quoi cette expérience à la première personne pourrait-elle contenir un terrain universel sur lequel construire une discussion à visée philosophique.

Un double mouvement « vivre » et « penser » comme expérience philosophique

Une première approche commune porte sur la « posture de l’auditeur·trice ». En effet, en présence d’événements sonores, un double mouvement de perception et de compréhension se met en place. D’une part un mouvement de compréhension esthétique : nous percevons les sons « pour eux-mêmes » (Wolff, 2015, p.34) à savoir leur texture, leur timbre, leur tessiture… Cela peut générer un ressenti particulier, voire un mouvement corporel ou intrapsychique. D’autre part, un mouvement de compréhension cognitive : nous percevons la « cause » des sons : quel est l’objet ou l’instrument qui l’a causé, quel est l’événement qui en est à l’origine (claquement, pincement, frottement, …). Nous pouvons aussi y distinguer, des motifs, des structures, une prévisibilité qui fait appel à la mémoire. L’auditeur·trice est ainsi mû simultanément par son émotion (compréhension esthétique) et par son intellect (compréhension cognitive).

Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie à partir de l’esprit de la musique (1872) évoque lui aussi cette idée de dualité vis-à-vis des arts, qu’il met en parallèle avec deux façons d’être au monde. Pour illustrer cette idée, il utilise deux figures de la mythologie grecque. Dionysos d’une part, qui est le Dieu du vin, de la jouissance, de l’ivresse et auquel on associe la notion de fête, de rire et d’impulsion représente la part émotionnelle de la musique qui peut nous émouvoir et nous mouvoir corporellement. Apollon d’autre part, est le Dieu de la beauté, du soleil, de l’harmonie ; nous retrouvons ici les aspects de raison, de rigueur, de règles et de « mesures », au sens presque mathématique, qui régissent l’organisation des sons dans la musique (règle du solfège, de la théorie musicale). Ce doublement mouvement simultané entre « émotion » et « intellect », entre « vie » et « pensée » nous semble être une matière constitutive de la pratique de la philosophie. L’acte de philosopher « avec » le flux de la vie et non pas « à côté » de la vie peut résonner avec cette maxime popularisée par André Comte-Sponville : « Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. ».

Le phénomène sonore comme sujet du philosopher

La question de l’art est une matière de prédilection en philosophie. Dans la perspective de la pratique d’ateliers de philosophie avec des enfants, de nombreuses œuvres peuvent servir à la fois de supports interprétatifs en vue d’ouvrir vers d’autres thématiques (métaphysique, éthique, épistémologique, …) mais aussi pour questionner l’art lui-même (esthétique). C’est bien dans ce questionnement esthétique que je souhaitais inscrire mes ateliers sur la musique. Ce projet m’a permis de conscientiser que lorsque j’animais des ateliers sur la question de l’art, j’avais pour habitude d’utiliser systématiquement les arts plastiques (peinture, sculpture, photographie, …). En effet, l’art visuel « fixe » des choses et les rend « indépendantes du temps » : les supports peuvent être contemplés par les participant·es sur un « temps long », en vue d’être analysés pour la discussion qui suivra. En revanche, la musique et les phénomènes sonores nous plongent dans une temporalité « d’événements » qui rendent les choses « abstraites » : la matière de la discussion est elle-même prise dans le flux de temps et est évanescente. C’est pourtant bien cette matière que je souhaitais utiliser comme support avec les enfants.

Mais de quoi parle-t-on ? Le terme « musique » renvoie à des réalités très diverses. Etymologiquement, la « musique » vient du grec ancien « mousikè » qui peut être traduit par « l’art des Muses ». Ce terme couvre finalement tout le domaine des Muses incluant la poésie et la danse. En fonction des cultures, la « musique » est associée à d’autres manifestations symboliques (prières, rituels sociaux, divertissements, …) et elle est très souvent mêlée à la parole. Dans la perspective de mener une discussion à partir de la musique et sur la musique elle-même, il était donc important de tenter de délimiter les phénomènes sonores afin de proposer des séances avec des axes de questionnements clairs. Afin d’envisager cette délimitation, je me suis appuyée sur l’échelle de gradation proposée par Francis Wolff (Wolff, 2015, p.24) (Figure 1).

Figure 1 - Échelle de gradation parole vers musique

Échelle de gradation parole vers musique

Au tout début de l’axe (1) se trouveraient les modes d’expression de « parole pure » (contes, romans, discours, …) et à l’autre extrémité se trouverait la « musique pure », sans parole et sans prétention descriptive ou narrative. Lors du passage de la parole (1) à la poésie (2), une forme de musicalité apparaît avec mise en place de rimes et de figures de style spécifiques. Au fur et à mesure qu’on progresse sur cet axe, la fusion parole-musique se transforme de plus en plus vers la musicalité. Autour de la case 8, il s’opère une disparition du texte : la voix devient ici « instrument » seul. Ce sont ces trois dernières catégories (8, 9 et 10) que j’ai souhaité prendre pour matière et support, afin d’étudier la partie de la musique affranchie de la visée sémiotique du texte. L’idée étant d’initier un questionnement à partir d’une expérience sensorielle « pure » pour revenir à la matière du « son ». En effet, comme le proposait Vladimir Jankélévitch « la musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots » (Jankélévitch, 1987, p.101). Avec cette matière, animer une discussion philosophique sur la musique soutenait l’enjeu d’utiliser des mots « sans les mots », c’est-à-dire utiliser l’expérience sensorielle pure comme catalyseur de la compétence interprétative.

Avec la combinaison de supports sonores événementiels pris dans le flux du temps d’une part, et privés du langage et de sa dimension signifiante d’autre part, il m’a semblé qu’il existait peu d’exemples disponibles d’utilisation de ce point de départ dans le cadre d’ateliers à visée philosophique avec des enfants. Dès lors, animer des ateliers de philosophie à partir de musique et de phénomènes sonores constituait ainsi un défi intéressant pour ma propre pratique.

La musique au cœur de l’atelier de philosophie

Lorsque j’ai imaginé ce projet d’amener de la philosophie en école de musique, il me semblait essentiel d’utiliser la matière des lieux pour exercer sa pensée. Philosopher sur la musique dans un établissement qui pratique cet art et l’enseigne était riche de sens afin que la philosophie ne soit pas déconnectée de son environnement.
Ainsi, quatre ateliers de philosophie autour de la musique ont été conçus et animés auprès d’élèves en formation musicale à l’Ecole de Musique de Louviers. Ils se sont articulés autour de la nature de la musique, de sa raison d’être, de ses pouvoirs et de sa signification.

Le projet avec l’Ecole de Musique

L’Ecole de Musique Maurice Duruflé[1] de Louviers (situé dans l’Eure) est un établissement public, spécialisé dans l’enseignement de la musique. L’établissement propose des enseignements individuels, des pratiques collectives et des cours de formation musicale (FM).
Le projet d’ateliers de philosophie a été organisé avec l’équipe enseignante de l’école pour proposer les ateliers à la même classe de formation musicale. Les élèves en fin de « cycle 1 », âgés de 9 à 13 ans nous ont semblé être un public adapté pour ce premier projet. En effet, le « cycle 1 » est la période où les élèves s’approprient les bases du langage musical. Ils travaillent le sens de leur écoute et commencent découvrir à différentes esthétiques musicales. Le « cycle 2 » est une phase de travail autour de la réflexion et de l’interprétation ; ici les élèves commencent à mobiliser des repères culturels pour s’approprier le langage musical vers une pratique plus autonome. Les élèves concernés sur le projet étaient en quatrième année de « cycle 1 » et allaient passer en « cycle 2 » l’année suivante. Les ateliers de philosophie se sont intégrés dans leur parcours en préambule de leur passage en phase de réflexion autour de la musique.
La classe était composée de douze élèves âgés de 9 à 13 ans et issus de pratiques individuelles variées entre musique classique et musique actuelle : piano, clarinette, violon, guitare classique mais aussi guitare électrique, basse et batterie. Les ateliers de philosophie se sont déroulés en lieu et place du cours de FM, en présence de l’enseignante avec qui nous avions convenu d’une posture d’observation. Les séances ont eu lieu de décembre 2023 à mars 2024, à raison d’une séance par mois.

Philosopher à partir d’un sonolangage

La première séance du projet portait sur la nature de la musique. La plupart des élèves n’avaient jamais pratiqué la philosophie. Ainsi, démarrer par une activité de conceptualisation permettait de commencer à appréhender la philosophie comme une activité où on interroge des concepts qui paraissent « aller de soi ». Les objectifs de la première séance étaient de nommer les phénomènes sonores (conceptualiser), les mettre en lien ou en opposition avec la musique (argumenter) et questionner les représentations spontanées de la musique (doit-elle être belle ? ordonnée ? instinctive ? intellectuelle ?) (Problématiser).

Création du dispositif

Le support inducteur de cette première séance a été créé par l’adaptation d’un outil très utilisé en pratique de philosophie avec les enfants, notamment par François Galichet : le photolangage. Dans le photolangage, l’idée est de juxtaposer des œuvres picturales (photographies, peintures) choisies en analogie avec un même concept philosophique. Ces images sont présentées aux participant·es, auxquels on demande ensuite de choisir celle qui correspond le mieux à la représentation du concept étudié, en expliquant leur choix. Pour construire un support permettant d’échanger autour de la nature de la musique, le photolangage a été adapté en « sonolangage » : différents extraits sonores sont proposés aux participant·es, qui doivent se positionner sur l’adéquation entre ce qu’ils entendent et leur représentation de la musique. L’objectif étant le même que pour le photolangage : faire émerger des définitions dominantes et/ou commencer à conscientiser des clivages voire des oppositions.

Pour ce faire, les attributs usuellement liés à la musique (Wolff, 2015 p.67 à 84) ont servi de base à l’extraction des représentations spontanées qualifiant des « sons » de « musique » (Figure 2). Ces attributs sont essentiellement liés à la notion d’ordre : dans la musique, les sons seraient organisés de manière synchronique (qui se produisent en même temps) et de manière diachronique (qui évoluent au cours du temps). Ils auraient ainsi :

  • Une causalité événementielle : les sons sont inscrits dans un « processus » musical qui relie les notes entre elles (une note apparaît comme « causée » par la précédente),
  • Une causalité générique : les processus sont liés entre eux par une structure « prévisible » (par exemple le refrain d’un morceau, ou les deuxièmes et troisièmes voix qui arrivent dans un canon),
  • Une interaction simultanée : les sons émis en même temps sont « liés » entre eux (par exemples les notes d’un même accord, les voix en harmonies).

Ainsi, les représentations spontanées qui découlent de ces attributs musicaux seraient :

  • La mélodie : la musique serait une suite de sons ordonnés selon les lois du rythme et de la modulation d’où résulte un air agréable à entendre,
  • L’harmonie : les sons joués simultanément dans la musique sont liés entre eux par un rapport de hauteur qui rend l’ensemble agréable (par exemple tierce, ou quinte),
  • Le rythme : répartition des sons dans le temps avec une périodicité plus ou moins égale des durées, pouvant être perçues par la raison,
  • L’agréabilité : l’organisation des sons dans un processus mélodique avec des harmonies et une rythmique créerait une émotion esthétique,
  • L’intentionnalité : la musique est une activité humaine. Les sons sont produits délibérément par les musicien·nes, voire imaginés par les compositeur·trices,
  • Les sons : les événements composant la musique sont des sons, à savoir un mouvement vibratoire lié à la propagation d’une onde et composé d’une hauteur, d’une intensité et d’un timbre.

Figure 2 - Représentations spontanées du concept de musique

Représentations spontanées du concept de musique

Figure 3 - Sonolangage, avec et sans référence des supports

Sonolangage, avec et sans référence des supports

Animation de la séance et retour réflexif

La première séance était prévue pour une durée d’environ une heure trente. Cette séance comprenait différentes phases, à savoir : le temps d’accueil des participant·es, le cadrage de la discussion (règles), la diffusion du sonolangage (deux écoutes : en individuel puis en petits groupes), le temps de recueil en grand groupe, la discussion philosophique puis la synthèse et le retour métacognitif.
La question centrale du débat philosophique était « Qu’est-ce que la musique ? ». Autour de cette grande question, des questions intermédiaires avaient été prévues en amont pour aider à faire cheminer le groupe :

  • Quand est-ce que des sons deviennent musique ?
  • Quelle différence entre un « bruit » et un « son » ?
  • Est-ce que les bruits peuvent être de la musique ?

L’utilisation du sonolangage comme support inducteur de réflexion m’a semblé être un bon catalyseur d’implication et de discussion. En effet, les extraits ont stimulé la curiosité du groupe et ont instauré une dimension ludique dès le début de la séance. Le fait de devoir se positionner sur chacun des extraits a généré rapidement des interactions au sein du groupe, dès les écoutes individuelles. Créer une stimulation par une dimension ludique dès la première séance est un bon vecteur pour induire une motivation chez les participant·es et cette posture me semble avoir toute son importance dans un objectif de démocratisation de l’accès à la pratique de la philosophie.

D’autre part, j’ai pu remarquer que les élèves ont utilisé beaucoup de marqueurs d’écoute : « je suis d’accord » / « je ne suis pas d’accord » à la fois dans la phase d’analyse du sonolangage en grand groupe mais aussi tout au long de la phase de débat. À ce stade, je n’ai pas pu identifier si cela était lié à l’implication créée par le sonolangage ou bien si cela était inhérent au public : en effet, nous sommes en présence de musicien·nes dont les capacités d’écoute sont déjà fortement sollicitées par ailleurs.
Il est intéressant également de noter que cette recherche commune pour définir la musique a permis de mobiliser les outils de la raison chez les participant·es qui réalisent des distinctions ou des déductions, comme par exemple avec Jeanne, 11 ans, guitariste classique :
« Si on part du principe que la musique c’est un rythme avec des pulsations, un son avec une intention et qu’il peut y avoir plusieurs notes graves ou aigües, bah alors je pense que la voix aussi c’est de la musique puisque la voix, ça peut avoir un rythme, une pulsation, c’est avec l’intention et ça peut être chanté de plusieurs manières, graves ou aigües. »
Elle utilise ici des éléments de logique pour argumenter, de type « si A (la musique) = B (rythme/pulsation/son/intention/hauteur) et que C (la voix) est inclus dans B, alors C est inclus dans A ». Le fond du propos de cette élève montre aussi l’émergence d’idées nouvelles qui a eu lieu dans le groupe pendant le débat : la question de la voix et des paroles s’est invitée dans le débat, alors même que les supports n’y étaient pas rattachés (cf. §1.3 et Figure 1).
Lors de cette séance, le questionnement sur le « bruit » et le « son » a également amené les élèves à se décentrer et à s’auto-analyser pour illustrer leurs idées. En effet, cette distinction interroge directement leur perception et certain·es se sont mis en scène pour exemplifier leur propos : un élève fait tomber son stylo parterre pour que le groupe écoute le « bruit » ; une autre élève se décentre de son propre propos en même temps qu’elle exemplifie « là quand je parle, ce n’est pas vraiment de la musique parce que… ». Cette mise à distance était intéressante à observer dans la mesure où la pratique de la philosophie nécessite ce « pas de côté » par rapport à l’instant présent pour prendre de la hauteur sur la réflexion.

Un point d’attention que l’on peut toutefois noter sur ce dispositif est la limite de l’utilisation d’un support lié au temps. En effet, la construction d’un sonolangage nécessite de trouver le bon équilibre entre le nombre d’extraits sonores permettant d’apporter suffisamment de nourriture culturelle pour générer un débat riche et le temps d’analyse nécessaire de chacun de ces supports qui peut être conséquent sur la séance (voir la quatrième séance sur le langage).

Au global, la première séance s’est révélée être un bon catalyseur de discussion et de mise en posture philosophique. Elle a également été en temps de remobilisation de la curiosité de la classe vis-à-vis de ses propres savoirs. En effet, avant le démarrage du projet, l’enseignante m’avait fait part de la posture parfois passive des élèves quant au cours de Formation Musicale. Suite à ce premier atelier de philosophie, elle m’a notifié que par la suite, les élèves avaient adopté une posture de questionnement et avaient proposé de nouvelles interrogations pendant le cours de FM.

Les autres dimensions de la musique

La raison d’être de la musique : la musique est-elle un besoin humain ?

En deuxième séance, la question proposée était « La musique est-elle un besoin humain ? ». L’objectif était d’initier un questionnement philosophique sur les fonctions de l’art, en particulier de la musique. Le philosophe Platon évoquait une fonction de formation et d’éducation dans la lignée des sciences (La république II, 653a). La musique a également une fonction sociale, elle accompagne la vie des êtres humains : cérémonies religieuses ou païennes (mariages, enterrements, défilés, processions…), rituels incantatoires, activités quotidiennes (extérieures ou intérieures, privées ou publiques), divertissements (bals, banquets, concerts…), etc.
La célèbre formule de Nietzsche (1888) appuie l’idée que la musique aurait également une fonction philosophique, donnant accès à une certaine forme de vérité : « Sans la musique, la vie serait une erreur ». Pour lui, le monde est agité par un ensemble complexe de pulsions et de forces. Ce qu’il appelle « volonté de puissance » est un effort d’élévation par rapport à ce monde et les activités créatrices de l’art, en particulier la musique, sont le meilleur moyen pour percevoir le réel et accomplir cette volonté.

L’idée était donc d’élargir la réflexion sur la place de la musique dans nos vies, au-delà des fonctions « sociales », comme voie possible de l’épanouissement de l’esprit. Le support inducteur de cet atelier était la visualisation d’un Flashmob, Le Boléro de Ravel : joué par l’Algemesí Symphony Band le 23 février 2013 à Algemesí (Espagne). Nous avons questionné à la fois le comportement des musicien·nes, mais aussi celui des passant·es qui stoppent leurs activités pour observer le concert inattendu. Les questions proposées pour le débat étaient :

  • Qu’est-ce qu’un besoin ?
  • De quoi avons-nous besoin pour vivre ?
  • A quoi sert la musique ?

Au cours de l’atelier, nous avons également questionné la citation du philosophe Nietzsche « Sans la musique, la vie serait une erreur », puis nous nous sommes demandé :

  • Peut-on imaginer un monde sans musique ?

Les pouvoirs de la musique : la musique nous rend-elle meilleurs ?

La troisième séance portait sur les pouvoirs de la musique avec la question « La musique nous rend-elle meilleur ? » Les philosophes grecs (Platon ou Aristote) seraient à l’origine de cette célèbre maxime : « La musique adoucit les mœurs ». L’idée est que la musique aurait un pouvoir de catharsis : par sa capacité à toucher les émotions profondes, elle permettrait à ses créateur·trices/auditeur·trices de se libérer de leurs pulsions en les vivant à travers le ressenti généré par l’écoute. Dans une perspective qui interroge la liberté individuelle, l’entreprise Muzak avait pour optique de vendre des « parfums sonores » aux restaurants et aux centres commerciaux. Ceux-ci diffusaient des musiques d’ambiances aseptisées, sans thème ni mélodie qui se démarque, afin de couvrir les voix et bruit ambiants. L’objectif étant d’apaiser le consommateur, d’augmenter son bien-être afin de le mettre dans dispositions plus propices à l’achat. Pour autant, la musique a-t-elle nécessairement ce pouvoir de pacifier les êtres humains ? Les chants guerriers par exemple, alimentaient les conflits pour galvaniser les combattants ou les sportifs (exemple du Haka au rugby). La musique aurait donc le pouvoir de réveiller les pulsions et de pousser les hommes au combat. Au XVIème siècle, l’Inquisition d’Espagne interdit la Sarabande tant elle la juge « capable d’émouvoir les passions tendres, de dérober le cœur par les yeux, et de troubler la tranquillité de l’Esprit ». De nos jours encore, certains mouvements d’extrémistes religieux interdisent complètement la musique.

L’idée était de questionner le lien entre perception, émotion et comportement. Sur cette séance, un nouveau sonolangage a été utilisé, avec un mélange d’extraits d’opéra (La chevauchée des Walkyries, Richard Wagner,1856), de fanfare militaire, de musique répétitive incitant à la transe (Around the world, Daft Punk,1997), de musique plus « apaisées » (Pagan Poetry de Björk, 2001 ou No surprises de Radiohead, 1998) et d’un extrait de parfum sonore pour ascenseur de la société Musak (Elevator Bossa Nova, Société Muzak,1970). Les élèves devaient y associer un dessin qu’ils réalisaient en parallèle de l’écoute, puis comparer avec leurs camarades et y observer des similitudes ou des oppositions.
Au cours de la discussion philosophique, les questions abordées étaient :

  • Est-ce que la musique peut provoquer des émotions ? Comment ?
  • Certaines musiques peuvent-elle avoir un effet négatif ? Nous rendre influençables ? Obéissants ? Malléables ?

Avec le recul, cette séance a été difficile à traiter philosophiquement.

La signification de la musique : la musique est-elle un langage universel ?

Il est souvent dit que la musique « est un langage universel ». En effet, la musique permettrait aux êtres humains de se comprendre là où les mots sont insuffisants. Pour autant, est-il correct de parler de « langage de la musique » ? L’objectif de cette séance était de questionner cette représentation. En effet, le langage correspond à la faculté d’exprimer un événement psychique (un sentiment, une pensée…) et de communiquer avec les autres (transmettre des informations) par l’intermédiaire d’une langue. La langue est un système de signes articulés qui, combinés entre eux, permettent d’exprimer des idées particulières, ou au contraire, générales et abstraites (De Saussure, 1915). La musique pure est exempte de mots, par conséquence elle ne peut pas être porteuse d’une signification déterminée et identifiable sans équivoque par un·e auditeur·trice.
Pourtant, la musique possède toutes les conditions nécessaires à une sémantique (notes, phonèmes, syntaxe, système de règles.). D’autre part, même si la musique ne « dit » rien à la manière d’un discours, elle semble néanmoins « exprimer » quelque chose. En effet, l’écoute de certaines musiques semble imposer un « climat » indépendamment de notre état personnel en tant qu’auditeur·trice. Cet effet est d’ailleurs utilisé par le cinéma où la musique joue un rôle primordial pour accentuer certaines scènes (et peuvent en changer complètement le sens). Il semblerait ainsi que le langage de la musique puisse être d’exprimer des émotions, même si ces émotions sont revêtues d’une certaine abstraction (on peut reconnaitre les émotions primaires – joie, tristesse, peur, colère – mais pas des émotions plus subtiles qui sont portées par une connexion avec un « objet du monde » - admiration, honte, espoir, dégout [de quelqu’un ou de quelque chose]). Un paradoxe apparait ainsi : la musique est impuissante à différencier les émotions du langage tandis que le langage est impuissant à distinguer les émotions singulières de la musique ( Mendelssohn, 1842, p.313-314)
Toutefois, il existe une vraie universalité transculturelle de certaines émotions exprimables par la musique. Les scientifiques ont en effet montré que quelle que soit l’origine culturelle, les êtres humains s’accordent tous sur les manières musicales d’exprimer les émotions (Sievers, Polansky, Casey, & Wheatley, 2013). Dès lors on peut s’interroger sur les règles de constructions internes à la musique qui permettent de générer cette expression. Est-il nécessaire de connaitre ces règles pour accéder au sens porté par la musique ? Ces règles posent également la question de la nature intellectuelle ou instinctive de la musique.

L’objectif était ici d’interroger ces représentations et leurs conséquences sur notre rapport à la musique ; d’une part les aspects fédérateurs de la musique et d’autre part la question de la signification et de son accès. Une partie des questions abordées étaient :

  • La musique peut-elle représenter quelque chose ?
  • Est-ce qu’il faut réfléchir pour faire de la musique ?
  • Est-ce qu’il faut réfléchir pour comprendre de la musique ?

Sur cette séance j’ai réutilisé le sonolagange. Les élèves devaient mettre en lien des supports picturaux (cartes DIXIT®) avec huit supports sonores en lien avec les « climats » particulier :

L’expérience a été féconde : les enfants choisissant des cartes avec des similitudes en lien avec les mêmes supports sonores. Cependant, le nombre de supports était trop élevé augmentant considérablement la phase d’appropriation et il a été plus difficile de gérer le temps de débat par la suite. La gestion du temps apparaît donc un élément primordial à bien préparer en amont de la séance lorsque l’on souhaite utiliser ce dispositif.

Vers l’écho d’un monde compréhensible ?

Sur ces quatre séances, le questionnement autour de la musique a été mené à travers des supports sonores mettant les participant·es principalement dans une posture d’auditeur·rices. Il pourrait être intéressant d’ouvrir ce questionnement à une dimension plus holistique sur la pratique sensorielle, notamment face à des élèves musicien·nes. Quelle pratique sensorielle musicale pourrait également être propice à la génération d’une réflexion autour de la musique elle-même ? Quelles compétences nécessaires pour l’animateur·trice ? ou avec quel binôme s’associer et coanimer (professeur·e, musicien·ne, acousticien·ne, …) Des travaux de consœurs et confrères donnent déjà des pistes d’approches à ce sujet (voir les travaux de Chappel). Par ailleurs, cette expérience de philosopher sur la musique a été menée en Ecole de Musique sur un public musicien. Il serait intéressant de proposer ces séances à un public non initié à la musique et voir quelles adaptations éventuelles seraient à réaliser sur le dispositif. D’autre part, le dispositif du sonolangage en lui-même pourrait-il être exploitable sur d’autres thèmes philosophiques, par exemple un sonolangage sur la Liberté ? Le thème de la perception pourrait également être intéressant avec l’utilisation de différents sons et d’illusions sonores (de type « gamme infinie » de Shepard (1964) par exemple) pour interroger le lien entre le réel et la perception. Enfin, la question du temps, thème métaphysique, semble aussi toute indiquée pour être abordée au travers de supports musicaux qui rendent sensible cette notion pour les participant·es.

Le monde qui nous entoure est un paysage sonore : les sons bruts qui arrivent à nos oreilles nous signalent des événements parfois attendus, parfois imprévisibles. La musique, utilisant des « sons » ou des « bruits », est finalement une manière d’agencer l’étrangeté du monde et de nous la rendre accessible en tant qu’humain. En parallèle, nous avons universellement développé le langage, la culture et nous baignons dans des idées, des concepts, des informations souvent chargés d’incertitudes. La philosophie est une discipline dont la pratique permet de structurer la pensée, préciser des concepts, questionner les certitudes. Dans cette perspective, mêler pratique de la philosophie et expérience sensorielle sonore pourrait être une façon de contempler et de questionner l’écho d’un monde compréhensible ?

  • Chappel, S. (2019), Au jeu de la pensée : philosopher par la pratique artistique (I), Diotime n°81
  • Comte-Sponville, A. (2009). L’Amour la solitude. Albin Michel.
  • De Saussure, F. (1916). Cours de linguistique générale. Payot.
  • Galichet, F. (2019). Philosopher à tout âge : approche interprétative du philosopher. Librairie Philosophique Vrin.
  • Jankélévitch, V., & Berlowitz, B. (1987). Quelque part dans l’inachevé. Editions Gallimard.
  • Mendelssohn, F. (1945). Lettre à Marc-André Souchay du 15 octobre 1842, trad. Francis Wolff d’après l’édition anglophone de la correspondance de Meldelssohn dirigée par Gisella Selden-Goth, Letters , Pantheon.
  • Nietzsche, F. (2013). La Naissance de la tragédie : ou Hellénisme et pessimisme, précédé de l’Essai d’autocritique. Le Livre de Poche.
  • Nietzsche, F. (1952), Le crépuscule des idoles. Mercure de France.
  • Plato, & Helmer, E. (2006). La république. Ellipses.
  • Rosa, H. (2021). Résonance : Une sociologie de la relation au monde. La Découverte.
  • Sievers, B., Polansky, L., Casey, M., & Wheatley, T. (2012). Music and movement share a dynamic structure that supports universal expressions of emotion. Proceedings Of The National Academy Of Sciences, 110(1), 70‑75. https://doi.org/10.1073/pnas.1209023110
  • Shepard, R. N. (1964). Circularity in Judgments of Relative Pitch. The Journal Of The Acoustical Society Of America, 36(12), 2346‑2353. https://doi.org/10.1121/1.1919362
  • Wolff, F. (2015). Pourquoi la musique ? Fayard.
Notes
  1. « Conservatoire Seine-Eure – site de Louviers » depuis janvier 2025 ↩︎

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