Si la philosophie « compte », c’est qu’elle agit dans le réel. Mais comment ? La médiation philosophique est une pratique tissée au fil du temps depuis le colloque que j’ai organisé en 2013 à l’université d’Aix-Marseille : « Socrate à l’agora. Que peut la parole philosophique ? ». Elle vise à recouper le vécu singulier, et affecté, des personnes, avec le patrimoine de l’histoire de la philosophie, avec ses concepts génériques et ses modes de rationalité. Mon intervention cherchera à présenter cette pratique philosophique singulière, ses principes, ses formes et ses enjeux.
Cet article est la version écrite d’une conférence prononcée à Paris lors des Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (RINPP), en 2024 sur la médiation philosophique. Je présente, selon plusieurs approches, cette pratique philosophique singulière, ses principes, ses formes et ses enjeux.
Première approche : les principes
Deux références bien connues permettent de formuler les principes de la médiation philosophique. Tout d’abord, la célèbre maxime spinoziste : Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre, ce qui revient à dire, concernant les actions et les affects humains, les considérer « comme des propriétés de la nature humaine qui lui appartiennent comme à la nature de l’air appartiennent chaleur, froid, tempête, tonnerre et autres choses du genre, qui, pour être incommodes, n’en sont pas moins nécessaires, et ont des causes précises par lesquelles nous nous efforçons de comprendre leur nature » (Spinoza, 1677/2013). C’est là le point de départ de la médiation philosophique qui vise à la compréhension de soi, d’autrui et du monde.
La deuxième référence est celle de Hannah Arendt qui décrit la compréhension comme une forme de connaissance qui : « en tant qu’elle est distincte de l’information exacte et de la connaissance scientifique, est un processus complexe qui ne produit jamais de résultats univoques. C’est une activité sans fin, toujours changeante et variée, par laquelle nous nous ajustons au réel, nous réconcilions avec lui et nous efforçons d’être chez-nous dans le monde. » (Arendt, 1953/1980). C’est cet objectif de compréhension que vise la médiation philosophique.
La médiation philosophique se déroule entre ce point de départ et cet objectif. La meilleure manière de caractériser sa pratique est peut-être de dire qu’elle recherche une telle compréhension de la réalité par la parole, l’explicitation et l’acceptation de la responsabilité personnelle à l’œuvre dans nos opinions et nos actions. Ces dernières se manifestent de prime abord dans un ensemble de comportements, de connaissances, de préjugés, de croyances, d’attitudes et de sentiments irréfléchis qu’il s’agit de questionner. Quel est le sens qu’on leur attribue ? Est-ce que nous sommes prêts, ou capables de nous les approprier, de les partager, de les argumenter et d’en accepter les conséquences ?
Deuxième approche : La désignation « médiation philosophique ».
Pourquoi médiation philosophique ?
Le terme de médiation permet plusieurs approches. Il y a la médiation comme moyen d’informer, de tisser des liens, de mettre en relation des sphères culturelles, sociales et politiques, comme dans la médiation culturelle, qui vise, tout comme la médiation philosophique, à l’émancipation d’un public en le mettant en contact avec différentes manières d’appréhender le monde.
Il y a aussi la médiation dite « conventionnelle » ou « extrajudiciaire », autrement dit la médiation en tant que méthode de résolution des conflits. C’est notamment dans ce courant de la médiation que les termes d’« accepter » et de « réconcilier », que l’on trouve dans la citation de Hannah Arendt, jouent un rôle important.
La médiation part de l’idée que notre compréhension du monde et des autres dépend de notre situation à la fois particulière et individuelle. Dire cela n’est pas énoncer une thèse philosophique, mais relève plutôt de la description d’un fait d’expérience. En tant que telle, elle implique que l’objectif de la médiation philosophique n’est pas d’arriver à un consensus, à une « résolution » des conflits ou à l’égalisation des différences. Il s’agit au contraire d’accepter ce fait et de penser et d’interpréter les différences en tant que différences, de comprendre aussi l’intérêt des différences, ainsi que les enjeux des différends dans des situations complexes et à couches multiples, de ne pas se contenter des « idées consolantes », telles que la croyance en un « destin », ni de « dénonciations » telles que « les autres » sont stupides ou méchants ou que « le système » est pourri. Autrement dit, il s’agit de reconnaître et d’exprimer les dissensus, de créer un espace, un lieu et un climat, où un conflit d’opinions peut s’exprimer, peut être accepté et – surtout – peut être pensé et prendre du sens.
Ces opérations – exprimer, accepter, penser – répondent à une recherche de vérités dans la proximité selon trois modalités :
- l’occasion singulière que produit la rencontre et la mise en parole des opinions individuelles;
- l’expression particulière qui résulte de la confrontation des opinions et du questionnement;
- l’assemblage selon une ou plusieurs idées générales ou concepts philosophiques dans une pratique commune.
C’est lors des ateliers de médiation philosophique, à partir de l’impact de la réalité et des événements sur notre existence, que nous choisissons le thème de ces opérations. Cela peut être par exemple la mise en commun d’une interrogation ou d’une indignation suite à la lecture d’un article ou à une émission télévisée, comme dans les exemples détaillés ci-dessous, mais aussi une question sur une notion qu’on aimerais comprendre d’un point de vue philosophique, par exemple la notion de vérité ou de valeur. S’il y en a plusieurs, nous décidons ensemble lequel nous aborderons en premier.
En débroussaillant le thème nous ne craignons pas les banalités et des répétitions qui risquent d’alourdir les discussions. En effet, comme dans la médiation conventionnelle et dans la médiation philosophique, les personnes ont souvent besoin de redire plusieurs fois la même chose avant d’être capables de s’entendre elles-mêmes, c’est-à-dire avant de pouvoir prendre un peu de distance et d’apporter des déclinaisons ou des articulations légèrement différentes par rapport au vécu qu’elles expriment. Nous examinons également dans un premier temps ce qui ne semble, à première vue, ni pertinent ni logique, comme par exemple des sauts analogiques ou associatifs et des renversements réflexifs. C’est à partir de cette mise en commun que le cadre thématique sera élaboré plus précisément. Cet aspect de la médiation, la reconnaissance de l’importance de la personne, de son vécu, et l’écoute attentive de ses opinions, crée une tension bénéfique pour l’imagination, la recherche et l’expression des variations. Et ce sont justement ces variations qui fournissent les « apports » que l’on cherche à faire émerger.
Pourquoi médiation philosophique ?
Premièrement, parce que ce qui est visé est une compréhension réfléchie, pensée, qui donne sens au vécu. Bien que le langage commun suppose déjà des expériences communes ainsi que des visions du monde et de soi, il n’y a pas de continuité entre philosophie et sens commun. La notion de sens commun, intrinsèquement vague, renvoie au fond commun des jugements admis dont nous héritons en appartenant à telle société ou à telle communauté et qui rend possible le partage, la communication, l’échange. C’est sur cet ensemble de croyances, d’accords et de désaccords latents, que nos opinions et nos actions se fondent. La philosophie, en cherchant la raison, la vérité ou l’essence des choses, interroge et critique le sens commun. Philosopher c’est briser la spontanéité du sens commun en l’interrogeant pour créer ou renouveler des perspectives, des idées et des concepts. Dans la médiation philosophique cela implique de réfléchir ensemble, de partager et d’interroger nos « vérités ».
Deuxièmement : parce que ce qui compte aussi ce sont les rapports entre philosophies, entre textes philosophiques et pratiques orales philosophiques, entre langue écrite et langue parlée. Nous partons de l’idée que les textes et les pratiques orales ne relèvent pas d’un même rapport temporel au langage, que les premiers favorisent en général des rapports longs et les seconds plutôt des rapports courts. Bien sûr il y a des philosophes qui n’ont rien écrit (Socrate par exemple) et dont les pensées s’inscrivent dans une temporalité longue. C’est que leur héritage a été transmis également par l’écrit (dans le cas de Socrate notamment par Platon et Xénophon). Pourtant, que ce soit l’écrit ou l’oral qui prime, la médiation philosophique se confronte à la nécessité et à la difficulté d’instaurer des liens entre les deux expressions et d’éviter que les idées et les concepts se confondent au passage.
La pensée philosophique – quelle qu’elle soit – choisit dans la langue commune certaines ouvertures sur l’expérience commune pour développer sa pensée critique. Pour construire une philosophie il faut non seulement privilégier un point de vue mais aussi être capable d’en abandonner d’autres, de préférence en l’argumentant. C’est selon ces choix qu’une théorie philosophique donne forme et sens à la condition humaine dans un contexte et un registre donnés. Reconnaître une thèse philosophique déterminée permet de s’en distancier plus ou moins tout en reconnaissant sa vérité. Cela permet aussi de ne pas se laisser intimider par l’autorité du philosophe et de pouvoir admettre qu’indépendamment des raisons et des arguments qui la fondent, cette thèse n’est qu’une opinion. Comprendre cela ouvre de nouvelles possibilités d’examiner les philosophies elles-mêmes pour enrichir sa propre pensée. C’est en effet notre propre pensée réflexive qu’il s’agit d’activer par la lecture et le dialogue.
La médiation philosophique place la personne singulière au centre de la philosophie, non pas comme cible ou récepteur-réceptrice de la pensée, mais en tant qu’acteur-actrice et agent-agente, c’est-à-dire en tant que personne qui a une pensée plus ou moins autonome. C’est par sa parole que la pensée en commun est mise en mouvement et que les autres personnes sont affectées. Le questionnement des idées et des notions qui émergent de cette parole nous reconduisent aux discours et à notre héritage « écrit ». Lors d’un atelier sur la notion du corps, une personne a raconté ainsi sa difficulté d’accepter le décès de son fils et sa façon de le garder vivant, ce qui nous a conduit à questionner les différentes approches philosophiques du problème corps-esprit. En se situant dans le discours, où se conjuguent langue et parole, théorie et pratique, ce questionnement dessine ainsi également une actualisation de la question des pratiques et des théories d’un point de vue social et historique.
Dans la médiation philosophique il s’agit donc à la fois d’une mise en rapport selon des relations interpersonnelles, qui orientent les rapports courts de la philosophie pratique, et d’une prise en compte des rapports longs de l’histoire de la philosophie qui orientent les relations collectives. C’est le médiateur ou la médiatrice philosophe qui veille sur les échanges et qui tente aussi de réaliser une médiation entre les dimensions sensibles et rationnelles des personnes et les dimensions privées et publiques. Par rapport au problème cité ci-dessus il y a par exemple à articuler les différentes sensibilités et points de vue des participants (religieuse, ésotérique, scientifique, technique etc.), tout en privilégiant le philosopher. En effet, si la philosophie compte, c’est qu’elle n’est justement pas un espace autonome mais concerne l’expérience humaine tant dans ses dimensions intelligibles et collectives que sensibles et individuelles. C’est le vécu, le rapport entre ces dimensions, qui permet de donner un sens concret aux pensées philosophiques malgré ou grâce à la généralité de leurs concepts.
La médiation philosophique ne veut donc pas se couper de l’histoire de la philosophie, ni de l’histoire d’autres œuvres d’ailleurs (œuvres d’art, littérature, sciences et réalisations technologiques). Elle se fonde même sur l’idée que les œuvres philosophiques fondatrices, classiques, modernes et contemporaines, sont indispensables pour la compréhension et pour la structuration de la pensée de soi et du monde, notamment en tant que supports et formes des schèmes cognitifs, axiologiques et relationnels. Les œuvres philosophiques nous fournissent des modes de pensées, des modèles et des exemples, elles constituent un patrimoine de pensées pré-pensées et de schèmes interprétatifs ayant leur consistance et leur cohérence spécifiques. Il importe donc de leur donner la place qu’elles méritent, à savoir comme source et support du philosopher.
C’est pourquoi il est utile d’accorder à l’histoire de la philosophie un statut complexe dans les processus de compréhension. En effet, si le sens d’un élément, notion ou concept, obtient sa valeur par sa fonction dans un contexte, alors cela vaut aussi pour une philosophie. Il est donc nécessaire d’étudier le sens de la raison à l’œuvre dans une philosophie, sa logique interne et sa place dans l’histoire de la philosophie. C’est ce qui permet de mieux comprendre comment les pensées héritées provoquent ou déterminent, définissent, infléchissent ou transforment notre propre manière de penser.
Mais comment peuvent-elles concrètement jouer un rôle dans la médiation philosophique ? C’est ce qui m’amène à la troisième approche, aux questions de méthodes et de formes.
Troisième approche : la question des méthodes et des formes.
En guise d’introduction un petit aperçu historique sur les influences qui m’ont amenée à la médiation philosophique. Il y a eu d’abord l’influence de la méthode des discussions socratiques avec lesquelles j’ai grandi lors de mes études de philosophie aux Pays-Bas dans les années 80. C’était à cette époque surtout la méthode de Léonard Nelson et de son élève Gustav Heckman, qui était étudiée et pratiquée (Nelson, 1922/1982). C’est en forte opposition à l’enseignement académique que la philosophie pratique s’est constituée et cette opposition ne me convenait pas. Or, ce n’est que beaucoup plus tard qu’une première tentative de rapprocher la philosophie académique et la philosophie pratique aura lieu. Ce sera à l’occasion du colloque de 2013 à l’université d’Aix-Marseille : « Socrate à l’agora. Que peut la parole philosophique ? » (De Moor, 2017).
Puis, suite à ce colloque, c’est avec les membres de PhiloCité et avec Michel Tozzi, lors de nos séminaires à Peyriac-de-Mer, que je me suis inspirée des dispositifs et interactions des « nouvelles pratiques philosophiques » diverses et variées, toutes en vue d’« une philosophie qui s’apprend et se vit dans et par le dialogue » comme cela est dit dans le livre publié ensuite par PhiloCité sur les quatre méthodes d’animation philosophique (Philocité, 2020).
Je n’insiste pas davantage sur ces méthodes car elles sont expliquées et pratiquées dans d’autres ateliers lors de ces rencontres. Pour mon propos il suffit en effet de souligner que la médiation philosophique est une pratique, tissée au fil du temps, qui vise à recouper le vécu singulier et affecté des participants avec le patrimoine de l’histoire de la philosophie, avec ses concepts génériques et ses modes de rationalité. Autrement dit, il n’y a pas une méthode unifiée de la médiation philosophique mais - selon le thème abordé - plusieurs chemins qui conduisent à la « compréhension » qui, elle, - et c’est là l’important - implique la capacité de pouvoir expliciter le sens des choses par la formulation d’explications, de raisons ou de motifs. C’est en effet cette formulation, qui, en devenant de plus en plus claire, conduit à la compréhension (Scholz, 2008).
J’ai déjà souligné que dans la médiation philosophique, l’objectif de compréhension implique entre autres la tâche de faire émerger des changements de perspective. Et cela demande une ampleur et une profondeur de recherche selon plusieurs axes et plusieurs méthodes. Pourtant, le mode opératoire principal est un style de questionnement que je caractérise comme « modestement socratique et non systématique », c’est-à-dire un questionnement bienveillant et parfois légèrement ironique par lequel les interlocuteurs sont invités à se rendre compte des « idées préconçues » et à ré-fléchir sur leurs « prises de position ».
Dans la pratique, lors des ateliers et entretiens, nous sollicitons une explicitation de ce qui sous-tend ces idées, une explicitation des pré-conceptualisations à l’œuvre dans les opinions telles qu’elles ont été dégagées lors du questionnement et écrites au tableau.
La formulation de ces préconceptions n’est pas facile et pour y aboutir, nous proposons souvent un grand détour par d’autres faits et connaissances. L’avantage de ces détours est qu’ils introduisent aussi une distance bénéfique qui permet d’« amortir » des sentiments vifs ou des oppositions figées. Pour la question du consentement nous avons par exemple fait un détour sur l’histoire de la notion dans plusieurs domaines avant d’aborder à nouveau le problème de départ. Il s’agit alors d’une tentative de faire circuler la pensée entre les concepts abstraits et les opinions concrètes et de ne pas rester bloqué sur une approche psychologique.
Le plus souvent, cette tentative de repenser et de reformuler ensemble un thème ou problème actuel se déroule selon les trois modalités déjà mentionnées et selon différents niveaux de généralité. De l’individualité singulière, via le particulier au général et vice versa.
Comme je pratique la médiation philosophique avec des adultes, ceux-ci ont souvent déjà plus ou moins formés leurs opinions en fonction de leurs expériences. La question qui guide le dialogue est alors : comment déplacer les frontières, comment dynamiser ou amortir les oppositions ? Comment faire émerger une attitude philosophique ? Autrement dit comment développer le goût du vrai, de la précision, de l’opinion réfléchie et argumentée ? En fait, poser cette question nécessite, à chaque fois, de rechercher un principe de limitation qui empêche la pluralité des opinions de succomber à un arbitraire total.
Le premier principe de limitation qui nous guide constamment est double.
Éviter des spéculations et viser le réel, les faits, car nous visons la compréhension du réel, non pas la contemplation d’un idéal, quel qu’il soit. Mais qu’est-ce qui est réel ? Quels sont les faits ? Comment savoir ce qui dans nos opinions est le résultat d’un discours et ce qui correspond à un événement, à une chose concrète ou à une expérience authentique ? Et pourquoi se poser cette question ? Quel est l’intérêt d’un tel questionnement ?
Je laisse ces questions ici sans réponse mais elles sont importantes car elles amènent à un deuxième principe de limitation qui est d’éviter d’énoncer simplement les opinions des autres, les « on dit ». Pour ne pas s’aliéner la réalité et ses propres expériences, il faut les regarder en face et essayer de les exprimer, ce qui n’est déjà pas évident.
Il arrive parfois qu’un mot ou une phrase prononcés donnent soudainement un sens à un vécu indicible ou non-exprimé mais éprouvé depuis longtemps. Ce vécu peut alors devenir un vécu partagé et être examiné. C’est ce qui s’est passé par exemple avec la notion d’emprise qui a permis à une personne de donner une voix à ses expériences vécues. En revanche, il arrive aussi qu’on exprime des opinions qui ne sont liées ni au vécu ni à une véritable connaissance, ou que l’on utilise des termes qu’on ne comprend pas vraiment.
C’est le questionnement qui permet de s’en rendre compte et nous décidons alors si ces vécus et ces termes sont à reformuler, à laisser de côté ou s’ils nous amènent à une recherche des connaissances manquantes.
Bien sûr, selon le point de vue, il peut y avoir plusieurs récits, plusieurs interprétations, d’un même événement. Il est évident aussi que certaines expressions figurées, comme des métaphores, sont à prendre en compte. Loin d’être de simples ornements du discours, certains énoncés métaphoriques contribuent à l’explication des faits et donc au progrès de la compréhension.
En outre, ce qui compte également dans l’établissement des faits et dans l’expression des opinions, c’est la puissance de l’air du temps, notre façon d’être perméables aux idées et aux visions des autres, d’être influencé par l’environnement et par les médias dans notre être et dans nos actions.
Face à des opinions et des affects variés, tels que nous les éprouvons et tels que nous les rencontrons dans la vie quotidienne et dans toute la littérature du monde, il est possible d’en nommer ou d’en identifier un grand nombre de façon relativement abstraite. Mais ces opinions et ces affects se déclinent et se concrétisent dans des individus de multiples façons. Les personnes n’ont pas le même comportement ni la même réaction vis-à-vis des mêmes événements. Et c’est justement pour cela, en raison de la référence au corps et aux affects singuliers, aux situations particulières, que des idées apparemment équivalentes sont conçues différemment.
Cela nous ramène à chaque fois à notre premier principe, viser le réel, les faits. Comprendre consiste à examiner la réalité attentivement et à examiner nos idées préconçues.
Pour une telle compréhension, des connaissances avérées (nos détours) sont nécessaires mais pas suffisantes. La compréhension du réel exige aussi un raisonnement « sobre », un dépassement de ses propres sentiments et susceptibilités, une certaine discipline et de la précision. Il n’empêche que sans l’établissement d’un lien avec notre vécu, sans résonnance émotionnelle, toute connaissance n’est qu’érudition, autant dire une accumulation de savoirs qu’on peut étaler mais qu’on ne vit pas et qui n’aboutit pas à une véritable compréhension.
C’est la raison pour laquelle, dans l’importance que j’accorde à l’histoire de la philosophie, il ne s’agit pas de l’idée d’une « étude spécialisée » d’une œuvre qu’il s’agirait de « connaître » et de « comparer » avec d’autres. Il s’agit plutôt de montrer, si c’est pertinent dans le contexte de notre propre recherche, qu’une théorie philosophique est une manière d’aborder ou de poser la réalité, et de lui reconnaître sa propre loi pour comprendre le monde réel.
Pratiquement, bien que nous ne sachions pas par avance quel sera le contenu de la bonne théorie philosophique, ni sa thèse, ni comment elle va la traiter, nous savons très bien quel est le type de satisfaction que nous en attendons pour notre vie, et c’est aussi par là que nous la reconnaîtrons. Cette reconnaissance n’est jamais assurée d’avance, à cause de l’effort de compréhension qu’elle exige, un effort d’interprétation et d’explication des textes est requis chaque fois. Mais il est aussi nécessaire de faire à tout moment la distinction entre l’interprétation et l’usage.
Pourquoi ? C’est-ce qui m’amène aux paradoxes.
Quatrième approche : les paradoxes
Avant de terminer mon exposé avec deux exemples, je voudrais m’arrêter encore un instant sur deux paradoxes qui semblent liés à cette tendance à refuser ainsi l’opposition entre théorie et pratique philosophique.
Premier paradoxe : Est-ce que sans idées arrêtées, sans objectif clairement déterminé, sans méthode fixée, toutes ces ressources ne conduisent-elles pas à user de tout en ne construisant rien ? Autrement dit, ne faut-il pas craindre la sophistique, le flottement dans les opinions, le risque de dire n’importe quoi et de penser demain le contraire de ce que nous pensons aujourd’hui ?
Deuxième paradoxe : Les théories philosophiques ne s’écartent-elles pas du vécu, de l’existentiel ? Une théorie philosophique, en cherchant l’universel, n’est plus une expérience « vécue », ni même une expérience pensée, mais une interprétation. Aussi, les idées et les concepts développés, même s’ils sont repris d’un philosophe à un autre, changent-ils de contenu, de forme et d’importance en appartenant à une architectonique interprétative différente. Est-ce qu’ils se prêtent à une expérience ?
C’est justement pour répondre à ces paradoxes que nous nous appuyons sur la médiation.
Dans la médiation philosophique il importe de prendre véritablement en compte, d’une part, les théories de philosophes, leurs raisons propres, au-delà de leurs thèses ou de leurs principes, et d’autre part les opinions de départ des interlocuteurs-interlocutrices qui incitent justement à les solliciter en vue d’une pratique philosophique. C’est là le défi le plus important pour la médiation philosophique.
Il ne suffit donc pas de « problématiser » une idée, il faut la contextualiser doublement. La situer dans une époque et par rapport à d’autres sciences tout en faisant le lien avec la situation sociale actuelle et l’expérience vécu des interlocuteurs-interlocutrices.
Il ne s’agit donc dans la médiation philosophique ni d’une « médiatisation » ni d’une simple transmission, ou d’une mise en scène et d’un commentaire du discours philosophique, mais d’un véritable travail en commun pour en faire une expérience pour la pensée. Une expérience de pensée pour quelqu’un.
La médiation philosophique se doit donc de bien faire la distinction entre médiatisation et médiation, notamment à l’époque actuelle où la médiatisation par le biais de la médiation technique de l’écran (télévision, ordinateur, smartphone, etc.) a tendance à masquer et à pervertir les fonctions primaires de la médiation, à savoir la mise en relation des personnes par le passage des idées en les considérant comme créatrices de sens. Là où le marketing émotionnel et l’industrie contemporaine du sensationnel prennent le relais des faits et de la vérité, là où le secteur du divertissement sert constamment des mensonges, des provocations et des scandales, les tentatives d’en appeler à la raison, de respecter les faits, d’argumenter, sont des perles à chercher. La médiation philosophique implique une telle recherche au quotidien à l’aide d’œuvres qui, au-delà de la différence des cultures, des classes, des castes et des époques, constituent pour l’humanité un patrimoine commun d’idées qui peuvent réorienter la pensée.
Or, c’est là un travail considérable. Est-ce qu’il se prête à une approche « dialogique » ?
Oui, si ce dialogue sait impliquer l’héritage de la philosophie et, le cas échéant, des sciences, tout en les rapportant à des interprétations factuelles. C’est ainsi que l’opinion (la doxa) ne s’oppose plus simplement à la connaissance (l’épistémè) mais devient une doxa émancipée. Une telle opinion solide ne peut être obtenue que par une expérience et une pensée continue, c’est-à-dire par un dialogue continu avec l’héritage philosophique.
Exemples
Premier exemple concret
Lors d’un atelier le point de départ de notre réflexion était la phrase que Macron a prononcé en mars 2023 : « L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus ».
Cette phrase a non seulement donné lieu à un atelier de questionnement mais nous a ensuite amené à approfondir en nous appuyant sur des textes. Certains participants ont recherché des commentaires dans les médias, nous avons également lu et discuté un texte d’André Akoun, Le peuple des philosophes (Akoun, 2009), ainsi qu’un résumé de l’ouvrage du politologue Jan-Werner Müller Qu’est-ce que le populisme ? (Müller, 2016) dans lequel il se propose de développer un concept de populisme qui permette de distinguer entre divers phénomènes politiques existants.
C’est ainsi que nous avons cheminé vers une meilleure différentiation des termes utilisés dans cette phrase, en allant de la discussion sur le sens des termes utilisés à la lecture d’un texte puis à un cours participatif pour l’analyse philosophique des notions de « peuple » et de « foule » ou « émeute » en lien avec le « populisme ».
Dans chaque séance, nous écrivons nos pensées sur un tableau de conférence dont les feuilles seront photographiées et envoyées par mail aux participants.
Deuxième exemple concret
Lors du choix d’un thème une des personnes a proposé la notion de consentement. Je dis « proposé » mais en fait elle a lancé avec véhémence une « comparaison » – qui était en fait plutôt une accusation – dirigée contre l’attention (médiatique) pour le (non)-consentement sexuel des femmes par rapport au (non)-consentement des hommes de servir comme « chair à canon » dans la guerre.
Comme d’habitude nous avions commencé par noter sur un tableau de conférence les questions, réponses et remarques que ce sujet suscite. Dans la recherche d’une vérité nous explorons ces associations tout en gardant les liens vivants avec, d’un côté, le vécu – à la fois dans son aspect subjectif, la perspective singulière sur le monde de la personne, et l’aspect contextuel qui fait que la personne privilégie une perspective plutôt qu’une autre – et de l’autre le développement et la sédimentation historique et polymorphe des concepts. Ces liens passent donc à la fois par les collectifs particuliers dont l’individu fait partie et qui façonnent sa pensée (langue, sexe, famille, classe, groupes sociaux, etc.) et par des ouvrages pertinents.
Pour ce sujet d’actualité nous avions, dans un premier temps, laissé de côté l’aspect affectif pour nous concentrer sur le concept qui s’avérait somme toute encore flou. Nous nous sommes appuyées d’abord sur l’article : Comment la philosophie se saisit‑elle de la notion de consentement ? (Maxence, 2023). Lors des ateliers suivants nous avons exploré les différents sens de la notion en distinguant consentement juridique (parfois simple signature), consentement médical (autorisation de traitement), l’évolution historique de la notion (du principe de la cohésion politique chez les sophistes à l’acceptation d’un ordre cosmique chez les stoïciens) en lien avec les questions du pouvoir, du savoir et des circonstances, ainsi que le consentement forcé ou libre. La différenciation entre les différents plans nous a amené à souligner l’importance de la liberté, et l’éclairage par la raison des idées de contrainte, de menace (menaces psychologiques ou au moyen d’armes) et le rôle de l’ignorance (Maxence, 2023).
Ce long détour a permis aussi d’apaiser les émotions du début et la personne qui avait proposé le sujet y est revenue spontanément d’elle-même. Elle a ainsi mis en valeur la nécessité d’être sélectif et de savoir selon quels critères on juge et comment ceux-ci s’articulent.
Ensuite, comme il était souligné que le tournant sur le consentement dans notre société est socialement mené par les femmes et que la question du consentement est aussi liée à celle de l’emprise et de la culpabilité, nous avons privilégié l’ouvrage d’une philosophe féministe, Irène Théry, pour creuser ces questions (Théry, 2022).
Les entretiens de médiation philosophique
À côté de ces ateliers, la médiation philosophique se pratique aussi en entretiens individuels. C’est là une forme de médiation philosophique qui se focalise sur une problématique de départ plutôt personnelle et on porte donc plus d’attention au côté pratique ou pragmatique et existentiel. Si une personne vient pour un entretien c’est souvent à l’occasion d’une crise ou d’un dilemme par rapport à une décision à prendre, un choix à faire ou un problème à résoudre, voire même la clarification d’une souffrance.
Par le questionnement, et parfois avec l’apport d’extraits de textes philosophiques, nous tentons d’arriver à un approfondissement de la problématique de départ en accompagnant la personne dans sa recherche pour trouver et exprimer des questions nouvelles. C’est en fait en développant son propre questionnement que d’autres perspectives s’ouvrent pour elle.
Conclusion
Ces exemples montrent que questionner ensemble et tenter de penser les multiples associations et médiations à l’œuvre dans un sujet est déjà une tâche qui demande beaucoup d’attention et aussi un approfondissement continu des connaissances. C’est la raison pour laquelle les sujets abordés s’étalent le plus souvent sur plusieurs ateliers, quitte à revenir sur le devant de la scène plusieurs semaines ou quelques mois plus tard sous une autre forme de questionnement. L’objectif n’est pas de s’aligner sur une théorie ou une thèse, ni d’arriver à un consensus comme c’est le cas dans certains variants du dialogue socratique. La médiation philosophique vise un dépassement de la problématique de départ par une meilleure compréhension philosophique d’un ou de plusieurs aspects de celui-ci.
Sans prétendre à une quelconque exhaustivité nous arrivons ainsi souvent à montrer que l’aspect générique d’un thème est non seulement historiquement et philosophiquement déterminé mais également de plus en plus co-déterminé par les développements sociaux, scientifiques et techniques. La réflexion philosophique se doit donc de les examiner. C’est pourquoi j’ai privilégié ici ces exemples d’ateliers et non pas ceux, par exemple, où nous avions creusé la notion de vérité à partir de la philosophie antique.
La médiation philosophique s’effectue alors sur plusieurs manières de penser et de raisonner et s’appuie sur plusieurs méthodes. Parfois nous privilégions le raisonnement analytique en décomposant une notion ou problématique en ses éléments. À d’autres moment c’est un raisonnement dialectique qui est privilégié, en développant des oppositions à dépasser. Mais à la base se trouve d’abord une méthode herméneutique de questionnement qui vise l’interprétation et la compréhension. Est-ce que nous pouvons nous entendre sur ce qu’est la réalité ? Est-ce que notre jugement est adapté au monde dans lequel nous vivons, aux situations que nous affrontons ?
Lorsque la pensée individuelle tente de s’exprimer, elle a impérativement besoin de concepts généraux, la philosophie n’en connaît pas d’autres, mais elle s’appuie également sur le sens commun et sur son vécu singulier. Afin de véritablement comprendre sa propre pensée et celle des autres, il est donc nécessaire de passer par la médiation du particulier et du général. Or, nous sautons souvent trop vite de l’individuel au général en oubliant tous les rapports particuliers intermédiaires qui permettent de former sa pensée et qui, de fait, ont formé déjà, parfois à notre insu, nos pensées. C’est ce mélange de différentes formes de raisonnement et de différentes perspectives qui mène à une meilleure compréhension du thème de départ. Cette compréhension est différente à la fois d’une connaissance scientifique ou philosophique et d’une connaissance exacte des faits en ce qu’elle n’exclut pas les émotions et les associations. On ne cherche pas une justification de celles-ci mais on tente de les prendre en compte dans cet effort de compréhension, fondée sur le vécu, l’imagination et la connaissance, qu’implique la médiation philosophique.
- Arendt, H. (1953/1980). Compréhension et politique (M. Brenas, J. Bureau, & A. Enegrén, Trad.). Esprit 42 (6), pp. 66-79 ; cf. p. 69, légèrement modifiée. (Œuvre originale publiée 1953, H. Arendt, Understanding and politics, Partisan Review, 20, pp. 377-392; cf. p.377.
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- Maxence, C. (2023). Comment la philosophie se saisit‑elle de la notion de consentement ? Entretien avec Christelle Maxence, maître de conférences en droit public, université Picardie-Jules Verne. Dans La Santé en action, 464, 2023 (juin), pp. 6-7.
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- De Moor, M. (dir.), (2017). Socrate à l’agora. Que peut la parole philosophique ? Actes du colloque d’Aix-en-Provence (7-8 décembre 2013). Librairie Philosophique Vrin.
- Müller, J.-W. (2016). Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace (Joly, F. Trad.) Premier Parallèle.
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