Les réflexions présentées découlent d’une pratique pédagogique à la fois critique et émancipatrice dans le cours Ressources d’inspiration chrétienne en éducation : approches compréhensive et réflexive du master MEEF 1, parcours cadres de l’Éducation. Dans ce cours nous nous donnons pour objet le développement d’un esprit critique dans l’exercice du métier d’éducateur. Dans cet article, nous présenterons une vision de l’émancipation qui se rattache à un courant post-critique et notamment aux principes d’une tradition éthique de la relation rogero-chrétienne. Pour cela, nous réaliserons une analyse d’expérience afin de mettre en lumière les enjeux de notre pratique philosophique afin de matérialiser en quoi consiste sa visée émancipatrice et les relations que celle-ci entretient avec le développement d’une pensée critique quand elle est construite à partir d’une « pensée qui apprend à connaître les autres », en prenant connaissance de soi.
Introduction
Dans cet article nous nous donnons pour tâche d’analyser une expérience de pratique philosophique à la Faculté d’Éducation et Formation (FacEF) de l’ICP afin de montrer ses enjeux pédagogiques, didactiques, institutionnels et politiques. Les réflexions présentées découlent d’une pratique pédagogique à la fois critique et émancipatrice dans le cours Ressources d’inspiration chrétienne en éducation : approches compréhensive et réflexive du master MEEF 1, parcours cadres de l’Éducation. Dans ce cours nous nous donnons pour objet le développement d’un esprit critique dans l’exercice du métier d’éducateur (Hadot, 2019). Les exigences de de notre projet facultaire « Communauté Éducative Inclusive » (Serina-Karsky, Mutuale, 2024), de construire une communauté de vie, de valeurs, de travail, d’étude et de recherche, rajoutent encore des difficultés complémentaires. Pouvons-nous concevoir l’enseignement d’une pratique philosophique critique, émancipatrice et capable de faire communauté à la fois ? À quoi ressemble-t-elle ? Quels sont donc les enjeux de démocratisation de cette pratique philosophique ? À quel niveau se trouvent-ils ?
Nous commencerons par présenter les enjeux institutionnels et politiques de la pratique philosophique de ce cours afin de mieux comprendre le rôle des participants, les contenus de discussion et de réflexion. Puis nous présenterons les défis pédagogiques et didactiques auxquels cette pratique est confrontée dans la mesure où elle se donne pour objectif la mobilisation d’une pensée critique et l’instauration d’une communauté de pensée, tout en respectant une visée émancipatrice.
Une pratique philosophique engagée : l’héritage de Daniel Hameline
Le cours Ressources d’inspiration chrétienne en éducation : approches compréhensive et réflexive du master MEEF 1 cadres de l’éducation comporte un total de 20 heures dont la moitié est proposée en présentiel et l’autre en distanciel asynchrone. Les visées pédagogiques de la pratique philosophique de ce cours sont : 1) s’outiller d’un point de vue philosophique afin de développer l’esprit critique à l’heure d’analyser les propres pratiques, 2) agir en éducateur responsable selon des principes éthiques, 3) prendre en compte la diversité des jeunes et 4) contribuer à l’action d’une communauté éducative.
Dans ce cours nous nous donnons pour objet le développement d’un esprit critique pour donner suite à̀ la compréhension de la nature et les enjeux philosophiques abordés par Daniel Hameline (1931-) dans ses ouvrages : la liberté d’apprendre (1967), Des savoirs et des hommes (1971) et L’Éducation, ses images et son propos (1986). Celle-là est avant tout une démarche réflexive et pragmatique en fonction des champs d’intervention des étudiants visant à mettre en lien leurs propres pratiques avec les concepts, problématiques, principes et valeurs retenus aux fins d’une actualisation.
Daniel Hameline, philosophe et pédagogue, ancien directeur des programmes à l’Institut Supérieur Pédagogique de Paris[1], auteur de nombreux écrits sur la pédagogie et l’éducation, il a également réalisé une recherche-action d’une expérience d’enseignement non-directif inspirée des travaux de Carl Rogers en collaboration avec M J Dardelin[2] (1967) présentant un éclairage maïeur du rapport d’une attitude non-directive avec le contexte où on l’insère et du rapport avec le langage pédagogique.
L’originalité de ce cours réside dans le fait que le point de départ est constitué par les centres d’intérêts des étudiants en lien avec l’intitulé de ce cours. L’enseignant pose des questions aux étudiants sur les caractéristiques de leur stage et les éventuelles situations qui ont pu attirer son attention. Puis l’enseignant choisira des textes tirés de l’ouvrage de Daniel Hameline afin d’établir un dialogue avec sa pensée et ouvrir une voie pour que chaque étudiant approfondisse sur les problématiques identifiées pendant la séance pouvant nourrir son regard sur ladite situation.
Mais la figure de Daniel Hameline n’est pas choisie que pour son intérêt érudite, il sert à la fois d’inspiration à la méthode non-directive mise en place pour ce cours. La méthode de travail en présentiel consiste à la discussion en groupe des textes fournis lors de la séance présentiel. Chaque étudiant sera confronté à une lecture individuelle compréhensive d’un chapitre ou passage pour le mettre en commun avec le reste des camarades dans un deuxième temps. Dans sa lecture les étudiants ont comme consigne repérer les concepts ou les idées qui leur parlent, qui leur étonnent ou qui restent incompréhensibles en faisant le lien avec sa propre pratique. Le texte à commenter sera le même pour tous les étudiants. Ce travail se complète avec un travail en distanciel consistant à continuer la discussion sur un forum créé pour l’enseignant à tel effet sur une plateforme FOAD. Cette discussion débute avec une question reprenant la problématique émergée pendant la séance présentielle. Cette question peut être postée par n’importe quel étudiant ou par l’enseignant en cas de manque de participation des étudiants. Des séances visio synchrones pourront être organisées, dans le cas échéant, à la demande des étudiants soit pour continuer le débat à l’oral soit pour besoins de clarification. La posture de l’enseignant est à tout moment celle d’un accompagnateur ou un facilitateur mais jamais celle d’un maître détenteur d’un savoir à transmettre exerçant des dynamiques de domination et de pouvoir (Gusdorf, 1966). Pour évaluer les compétences à valeur philosophique acquises, un écrit réfléchissant sur une situation quotidienne de stage en mobilisant les concepts et les problématiques philosophiques développés lors du cours est demandé.
Les enjeux de notre pratique philosophique post-critique à visée émancipatrice
Dans notre cours de master, la pensée de Daniel Hameline fait objet du contenu, mais elle inspire également la pédagogie mise en place. La nôtre est une pratique philosophique post-critique (Jodgson, Vlieghe, Zamojski, 2017) qui poursuit le développement d’une posture professionnelle responsable chez nos étudiants qui s’appuie sur la connaissance de soi comme chemin de libération des dynamiques de pouvoir et soumission que toute pratique éducative et de transmission peuvent entraîner.
Dans ce cadre, il est plus facile de comprendre en quoi consiste pour nous l’émancipation. Notre projet d’éducation cherche à rompre avec la chaîne de reproduction sociale et institutionnelle de manque d’espoir et d’avenir dont nos jeunes sont victimes. Pour cela, nous partons de notre part de responsabilité dans l’état actuel des choses en mobilisant à travers notre cours des outils pour que les étudiants prennent conscience des structures de pouvoir intériorisées et qui sont à la base de leurs désirs, leurs jugements de valeurs, leurs idéaux etc. Pour nous, tout ce qui se passe est un reflet de l’éducateur, des institutions qui guident inconsciemment son action. Cette libération est donc plus une connaissance de soi qu’une prise de conscience de quelque chose externe à lui (Krishnamurti, 1965). Or, dans le fond, pour nous il y a une question épistémologique des relations humaines.
Il nous semble qu’on peut relever au moins cinq thèmes hameliens qui trouvent leur écho dans une perspective critique de l’éducation et répercutent sur l’idée d’émancipation que nous véhiculons dans notre cours :
1º L’importance des images et des métaphores dans le rapport au langage
Les images et les métaphores sont bien plus que de simples figures de style ; elles sont des moteurs essentiels de notre communication, de notre cognition et de notre capacité à donner du sens au monde qui nous entoure. Elles transforment les signes en portes qui rendent l’abstrait concret et accessible. Pour cette même raison, au-delà d’enrichir la communication et faciliter la compréhension, elles peuvent étoffer le sens des mots en le fixant de manière univoque ou rendant impossible la multiplicité d’interprétations (Hameline, 1986).
2º L’engagement avec le changement social via un changement épistémologique
Nous nous donnons pour tâche celle de créer un espace où il n’y a pas des contenus ou des messages tous prêts. Un espace où chacun apporte son expérience, où on discute et où on élabore des concepts ensemble à partir des différents échanges. C’est à dire, nous avons pour mission celle de « concéder un espace d’incertitude socio-politique où soit modifiée la répartition de l’exercice d’autorité, en y investissant une utopie régulatrice » (Hameline, 1971, p. 209). La non-directivité d’inspiration hamelienne rejoint alors la non-directivité post-critique par le désir d’instituer les différentes argumentations dans le pur présent. Elles ne sont pas séparables ni des relations dont elles sont fruit ni des représentations qu’elles suscitent, de tel façon qu’on est libres de se contredire le jour même au fur et mesure que la pensée progresse dans les échanges.
3º La confiance dans les ressources de la personne qui tient en elle-même la clé de sa propre émancipation
Penser que les sources de l’émancipation ne sont pas dans la propre personne implique déjà une certaine domination. Or, il n’y a pas de choix si on veut ouvrir la voie à une liberté durable. La connaissance de soi devient donc le pilier fondamental sur lequel repose l’émancipation de chaque individu. C’est la conviction profonde et inébranlable que l’on possède en soi les ressources nécessaires pour faire face aux défis du métier, pour réaliser des analyses de la pratique éclairées et pour se réaliser pleinement dans le domaine professionnel. Cette certitude théorique n’est pas une forme d’utopie, mais une reconnaissance sereine des propres capacités de chacun, de ses forces et de son potentiel. Lorsque la personne cultive cette connaissance, elle s’affranchit des entraves externes, des doutes paralysants et des jugements d’autrui. Cette reconceptualisation de l’égalité met en lumière les formes cachées des processus de subjectivation et de discrimination des pédagogies critiques traditionnelles.
4º La primauté de l’attitude non-directive sur l’attitude démocratique
L’attitude de l’enseignant n’est pas celle d’expliciter les processus mais d’accepter « inconditionnellement événements et l’élaboration progressive de leur signification par l’activité même du groupe…ce qui comporte en même temps, à travers les événements éventuels, la prise de conscience d’une identité et la détermination d’objectifs non déclarés » (Hameline, 1971 : p. 70).
Écouter devient preuve de fidélité au rêve d’émancipation : renoncer à transmettre devient le témoignage véridique de l’exercice d’éducateur. Néanmoins, cette écoute peut être suspectée de contre-témoignage tandis que le préalable des conditions relationnelles d’accueil de la parole ne sont pas posés ou si cette écoute ne va pas accompagné d’une posture active et qui pose de questions.
5º L’assomption que c’est la connaissance de soi qui constitue un lien implicite favorable entre l’action et la libération
Comment devenir critique si on ne se connaît pas soi-même ? Si on n’est pas conscient des transferts et des contre-transferts de la propre action ? Dans notre pratique la réflexion philosophique prend compte du problème épistémologique et de ses implications personnelles et institutionnelles. Dans le cas de l’éducateur, nous partons du principe que leur système de valeurs est nécessairement et légitimement impliqué dans son action. C’est pour cela qu’il vaut mieux qu’il analyse et qu’il explicite lui-même les hypothèses sur lesquelles son jugement s’appuie consciemment ou inconsciemment. Ardoino nous dira : « les maîtres sont en proie à leurs propres conflit internes. L’élucidation progressive de leurs motivations profondes et de leur ambiguïté propre est également constitutive de la qualité de leur approche et de leurs relations. Il s’agit de découvrir que la relation avec autrui passe profondément par la maturation de la relation à soi-même et par la conquête d’une authenticité personnelle » (Hameline, 1971 : p. xxv).
Les défis d’une pratique philosophique post-critique pour éducateurs en distanciel
Dans notre cours il n’y a pas un programme. On travaille à partir des expériences des étudiants sur le terrain. On les partage et on discute ensemble. Cependant, il y a des compétences à valider : Prendre en compte la diversité des jeunes, agir en éducateur responsable selon des principes éthiques, et contribuer à l’action de la communauté éducative. Cette dernière compétence est évaluée à partir de la participation de l’étudiant, tandis que les deux autres sont évaluées à partir d’un écrit sur l’analyse de sa propre pratique qui est déposé à la fin du semestre.
Plusieurs défis se posent : un public professionnel et qui n’est pas habitué à la démarche philosophique, le régime semiprésenciel de la formation et les exigences de construire une communauté de vie, de valeurs, de travail, d’études et de recherches du projet facultaire peuvent poser obstacle à une pédagogie non-directive. Des situations très variées peuvent sembler exiger plus de directivité de la part de l’enseignant : la manque de participation des étudiants, leur réticence à l’heure de partager leurs expériences professionnelles ou personnelles, leur vision (parfois) mercantiliste de la formation universitaire, l’asynchronie dans les échanges, une tolérance limitée face à la diversité d’avis et des formes d’expression, des habitudes de travail très scolaires ou la résistance à l’heure de travailler en groupe et interagir avec les autres. Afin de prévenir et de ne pas tomber dans une attitude directive un dispositif de travail en forme de communauté de recherche philosophique est mise en place depuis la première séance et les échanges se continuent on-line à travers des forums de discussions où les étudiants doivent partager des expériences et se poser des questions les uns aux autres à partir des problématiques et concepts travaillés dans la séance présentielle.
À travers notre cours, nous partons du principe que si nous voulons aider les encadrants à construire une connaissance de soi, mobilisant un véritable regard sur sa posture professionnelle, nous devons leur fournir une opportunité de formation qui leur permette de participer à une communauté de recherche philosophique en classe. Parce que à travers cette expérience de formation, ils sont initiés à une nouvelle forme de regard. Un regard subjectif d’implications esthétiques, épistémologiques et éthiques. Cette initiation outille les étudiants pour les aider à comprendre ce qui se joue dans l’encadrement éducatif, mais aussi à saisir la connaissance de soi comme un levier à la relation éducative, comme un processus infini de perception et d’auto-connaissance. Le travail en cours à partir d’une communauté de recherche philosophique implique une méthode qui permet aux étudiants de mieux comprendre les dimensions relationnelles et subjective de son métier à travers une meilleure compréhension de soi dans la relation avec les autres, en remettant en question leurs jugements ou parti prises dans la confrontation à l’écoute et l’interrogation de la part des autres étudiants. Pour animer le groupe, l’enseignant partira toujours de trois questions : « Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu interprètes ? Qu’est-ce que tu fais avec cela ? » (Rancière).
La recherche en communauté valorise le manque de connaissance, valorise le fait d’avoir des arguments incorrects ou limités. L’affirmation « je n’ai pas compris » ou un commentaire formulé sous une forme « controversée » peut être le commencement d’une quête pour regarder de façon plus détaillée et voir avec plus de granulité. Il s’agira dans ce moment de décortiquer afin de trouver ce qu’on a compris et déconstruire la pensée de l’étudiant pas à pas en montrant les transferts et contretransferts conceptuels et d’images (Hameline, 1986). Se former en participant à la construction d’une communauté de recherche présuppose la valeur de la pensée de chacun et la capacité à raisonner et à pouvoir mettre leur ego en perspective. Lorsque les étudiants parviennent à se regarder, à regarder leurs idées en relation avec celles des autres, ils acquièrent une capacité de perception plus claire, mais également une capacité de réflexion plus approfondie. Ils acquièrent une capacité d’écoute et ils sont en position de porter des jugements moins biaisées et plus complexes. Nous remarquons aussi que les étudiants après le passage par cette pratique deviennent plus dialoguant, plus coopératifs, tolérants et plus ouverts d’esprit.
Nous partons du principe que le métier d’éducateur est un métier relationnel, la participation à une communauté visant la coopération est centrée sur le dialogue dans la mesure où nous construisons la vie d’un établissement à partir des relations avec les autres et nous nous identifions avec les idées et les façons de faire des uns ou des autres. Qu’est-ce que cela dit de nous en tant qu’encadrant éducatif ? Parce que l’étudiant découvre l’importance de ses actions à partir des rapports aux autres, il apprend l’importance d’écouter les autres et les prendre au sérieux. Il apprend à respecter les façons de s’exprimer et d’agir de chacun comme de potentielles sources de connaissance. Dans ce processus, nous avons pour objectif que l’étudiant arrive à se regarder en relation aux autres, en intériorisant les mouvements cognitifs de chacun mais aussi l’auto-déviation et l’autogestion qui gouverne ces processus : « d’aucuns ont décrit la communauté de recherche, en classe, comme un environnement sécurisant dont la force motrice est la pensée critique, créative et attentive (caring). Une pensée de ce genre se préoccupe du contexte et des critères, de l’expression personnelle et de l’épanouissement de chacun et chacune » (Sharp, 2023b : p.108).
Notre communauté de recherche implique un égalitarisme indispensable à la compréhension de la dimension formatrice de cette méthode. Cette méthode d’enseignement laisse un champ ouvert pour le tâtonnement et montre que certaines pratiques, par contraste avec d’autres, ne conduisent pas aux objectifs formulés : « Cela requiert une conscience morale et politique en constant développement qui modère, d’une part, le subjectivisme et le conservatisme et, d’autre part, la tolérance laxiste pour tout et n’importe quoi » (Sharp, 2023b : p.109).
Encadrer un groupe d’élèves, c’est définir leurs besoins, c’est penser qu’on a les outils pour estimer ses besoins. Afin de s’engager dans un processus visant à encadrer un groupe, l’encadrant doit avoir des critères, des normes, des standards et des idéaux. Un encadrant peut estimer qui sait ce qu’il faut faire, mais lorsque ses critères sont soumis à l’avis des autres, il peut se rendre compte que son jugement est biaisé. Il est possible qu’il se trompe dans son jugement. Comment pourrions-nous le savoir si nous ne soumettons pas nos critères, nos normes et nos standards à une enquête ? Cette possibilité, nous amène en tant qu’éducateurs forcément à engager une forme de recherche.
Si le care est simplement théorique, s’il n’est pas mis en acte il n’est pas réellement care. Si la pensée critique est simplement déconstructive, s’il n’est pas plein d’espoir, d’amour pour le monde, de reconnaissance des choses qui valent la peine, elle n’est pas réellement émancipatrice (Jodgson, Vlieghe, Zamojski, 2017). Nous estimons que la pensée critique caractéristique de l’exercice philosophique est insuffisante pour mener l’encadrement des groupes des personnes. Ce qui manquerait, selon nous, ce serait un monde de pensée qui impliquerait le discernement et la culture des valeurs dans l’expérience humaine : le care thinking. Ici notre pratique trouve ses fondements dans la notion ontologique du care de Sharp (2023a, b) pour qui le care thinking est une faculté potentielle à se soucier par la pensée d’autrui. Le care est la source de tout jugement humain, de la volonté et de l’action : « Lorsque nous pensons au soi, nous pensons à la structure de ce dont nous nous soucions. Si je ne me soucie de rien, je perds le sens de mon moi » (Sharp, 2004b, p. 18). L’intentionnalité́ du caring thinking nous construit comme humain, comme individu, car nous nous définissons par les valeurs, les choses et les personnes auxquelles nous sommes attachés. Dans notre cours, le care thinking comme posture adoptée par l’enseignant appelle à l’expansion de la conscience et de la compassion de l’autre, couplée avec la pensée attentive et l’action attentive à soi-même. Pour nous, c’est cette attitude qui permet de créer un espace philosophique.
L’exercice philosophique se caractérise par une fragilité qui requiert (fragilité des individus, des questions, des idées, des outils de la pensée) qui requiert une attention spéciale, un soin de ce qui est en train de s’exprimer mais aussi d’honnêteté avec soi-même. Développer le caring thinking, c’est développer chez les étudiants du master cadres un souci pour les partenaires de la communauté éducative et pour la recherche philosophique elle-même. C’est ainsi que l’exercice de penser en communauté acquiert un double aspect : éthique et épistémologique (Morehouse, 2023). Les échanges de la communauté de recherche philosophique stimulent et éveillent des compétences éthiques propres au caring thinking : écoute, empathie, compréhension, sollicitude, attention à la parole d’autrui. Elles sont la condition de possibilité d’un véritable dialogue philosophique : « Pour que la communauté fonctionne efficacement, les enfants doivent cultiver des habitudes d’écouter, de parler chacun leur tour, de s’enquérir des émotions et des idées des autres et s’engager dans ce que d’aucuns appelleraient une pratique morale » (Sharp, 1995b : p. 46). Cette attitude de soi est adoptée par l’enseignant lors des séances et il est demandé de l’adopter dans tout échange et travail en groupe par imitation.
Poser des questions à l’autre ne peut se faire qu’à condition de penser en fonction de valeurs et penser de valeurs implique le besoin de connaître les propres biais cognitifs et émotionnels, idéologiques, institutionnels, de statut etc. Ainsi présenté, le caring thinking est une fusion de la pensée critique et de la pensé relationnelle en ce qui concerne des sujets. En constituant toute pensée sur la connaissance de soi, le caring thinking entremêle l’action et la cognition, l’introspection et la pensée critique, la connaissance de soi et la connaissance des autres. Cette façon complexe d’envisager les choses ne peut être que philosophique.
Les ambitions d’une teneur pédagogique et éthique se frottent dans notre cours à d’autres à caractère épistémologique : voire participer à la pensée collective tout en développant sa propre pensée. Dans cette perspective paradoxale, nous avons choisi la méthode de travail de la communauté de recherche philosophique (Lippmann, 2003) en réalisant quelques ajustements à notre terrain et nos objectifs pédagogiques : la discussion dans le forum de la plateforme d’apprentissage remplace la discussion présentielle, les textes qui animent les rencontres sont ceux de Daniel Hameline (1963, 1971, 1986), le care thinking (Sharp, 2014, 2023a) prenne une place fondamentale à l’heure de nourrir la pensée critique et émancipatrice et la pensée créative est remplacé par la connaissance de soi (Foucault, 1984 ; Hadot, 2002 ; Krishnamurti, 1965).
L’émancipation : entre pensée critique et fraternité fondamentale
Dans notre pratique la philosophie apparaît non plus comme une construction théorique ou argumentative, mais comme « une méthode de formation à une nouvelle manière de vivre et de voir le monde, comme un effort de transformation » (Hadot, 2002 : 71). Le dialogue apparaît donc comme un exercice philosophique pratiqué en commun qui invite à l’attention à soi, à se connaître soi-même (Hadot, 2002).
Elle est critique pour les raisons suivantes :
1º L’égalitarisme idéal qui préside toute relation éducative.
Nous partons d’un principe d’égalité où on suppose que l’autre a les moyens suffisants pour s’émanciper. Personne n’a besoin d’apprendre, dans le sens d’imiter, le regard d’un autre pour comprendre le monde. La fonction de l’éducateur n’est pas celle de critiquer le présent et de libérer les autres.
2º Rupture avec le statu quo
Jusqu’à maintenant les pédagogies critiques traditionnelles ont reproduit des dynamiques d’inégalité car ils n’ont pas réussi une véritable rupture avec le statu quo. En s’efforçant pour critiquer et démasquer, elles ne proposent des autres scénarios possibles en restant focalisées sur les discours théoriques basés sur la méfiance vers l’état actuel des choses (Jodgson, Vlieghe, Zamojski, 2017, principe 3). Il ne s’agit pas d’une posture anti-critique, mais à différence la posture critique traditionnelle qui se focalise dans la dysfonction des institutions ou qui prône une critique utopique, la nôtre est une posture qui se focalise dans le soin (care) et la protection des relations humaines et la construction de la subjectivité des individus plutôt que dans l’effort pour démasquer les dynamiques de pouvoir. Cette posture implique la création d’un espace pour la pensée permettant de prêter une attention philosophique à des aspects marginalisés dans une approche instrumentale de l’éducation.
3º Une posture critique par rapport à l’utilisation du langage
De plus en plus d’analyses critiques prennent davantage en compte la question des pratiques langagières, que ce soit pour analyser les mécanismes néolibérales, capitalistes, ou administratifs qui assurent la domination sociale (Bihr, 2007 ; Frenouillet, Vuillermot-Febvet, 2015 ; Derkaoui, Framont 2020 ; Derkaoui, Framont 2020), ou pour imaginer des processus et des moyens de libération, ce qui suppose aussi une libération du langage (Farjat, 2024). C’est ainsi car la pensée critique s’est aperçue que les jugements de valeur n’ont pas la position d’extériorité qu’ils seraient censés avoir à l’égard des situations de dominance et d’injustice (Marx, 2016). S’il en est ainsi, c’est parce qu’on y parle une langue déjà acquise aux prévenus et au monde qu’ils représentent, d’ailleurs, imprégnée d’une certaine vision du monde.
4º Le besoin fondamentale de fabriquer un espace herméneutique pour le dialogue et la pensée
L’ethos de la pédagogie critique repose sur l’engagement avec l’égalité sur une idée d’émancipation liée à l’empowerment des individus et des communautés. Nous proposons une émancipation liée à la création d’espaces de construction de concepts et de pensée. Des espaces qui font communauté (Jodgson, Vlieghe, Zamojski, 2017, principe 2). Il est arrivé le moment de créer un espace conceptuel où on puisse accepter notre responsabilité par rapport à l’état actuel des choses mais aussi ce qui il y a de bon dans le monde (Jodgson, Vlieghe, Zamojski, 2017, principe 5).
Pour nous l’action, l’analyse des pratiques, devienne la porte d’entrée privilégié de l’attention à soi et aux autres. Dans notre cours, philosopher, c’est apprendre à se connaître et apprendre à connaître les autres. C’est un exercice d’écoute, qui à travers les échanges vise un au-delà : la construction d’un espace de pensée où forger des nouveaux concepts ensemble. Il existe donc une dimension paradoxale concernant la visée émancipatrice de notre pratique philosophique, car le concept de pensée critique renvoie à la fois à une idée d’émancipation et à une idée de faire communauté. Pour que le rêve d’émancipation devienne une réalité sans tomber dans la méfiance de la pensée critique ou la soumission propres du communautarisme, la fabrication des rapports relationnels doit être basée sur un principe de « fraternité fondamentale » (Hameline, 1971 : p.197).
En nous inspirant de la pensée d’Hameline, il y aurait quatre attitudes qui incarneraient cette fraternité et qui garantissent le développement et l’épanouissement des personnes :
1º La valorisation de l’apprentissage par expérience dans le contact et l’échange humain sur l’apprentissage par le discours. 2º La compréhension empathique du monde interne de l’autre comme si l’on était lui, sans jamais perdre de vue la distinction entre soi et l’autre et sans oublier la dimension subjective de tout argument. 3º L’acceptation sereine de la multiformité des voies de subjectivation. 4º La congruence avec soi-même, dans le sens d’être authentique et transparent dans la relation avec l’autre.
Ces quatre attitudes seraient les piliers d’une relation humaine basée sur la confiance, le respect et la compréhension mutuelle. Elles sous-tendent l’idée qu’il n’existe pas seulement une valeur universelle en chaque personne mais que l’échange avec chaque personne représente une opportunité pour grandir, pour se connaître mieux à soi-même. Pour favoriser ces échanges et qu’ils soient une véritable opportunité d’épanouissement, il est essentiel de créer un environnement où chacun se sent écouté, accepté et libre d’être soi-même.
Cette approche met en lumière une forme de fraternité dans le sens où elle promeut une interdépendance saine, où l’on aide l’autre à s’émanciper et à se développer en reconnaissant sa capacité critique intrinsèque, sans chercher à manipuler ses arguments ou les diriger. C’est une conviction profonde en la tendance innée de l’être humain à se développer positivement lorsque les conditions favorables sont réunies, conditions que ces quatre attitudes cherchent à établir.
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