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Pour une didactique féministe de la philosophie. Entretien avec Vanina Mozziconacci.

Pour une didactique féministe de la philosophie. Entretien avec Vanina Mozziconacci.

Johanna Hawken : Pour commencer, il me semble important d’expliciter ce qu’est, pour vous, une didactique féministe. Dans votre ouvrage, vous définissez la didactique en disant que c’est “la façon dont les disciplines se font lorsqu’elles se transmettent” (p.24). Est-ce que vous pourriez expliciter le sens que vous donnez à la didactique, dans un premier temps, puis aussi expliciter la didactique féministe.

Vanina Mozziconacci : La didactique, je ne la définirai pas selon moi, mais de façon générale :  c’est vraiment une approche qui vise à analyser mais aussi proposer (car elle peut aussi être normative - comme chez Michel Tozzi) l’enseignement d’une discipline dans sa spécificité. Par différence avec la pédagogie qui s’intéresse à l’enseigner et à l’éduquer en faisant abstraction de la discipline en jeu, la didactique, quant à elle, s’intéresse à la façon dont on transmet les savoirs d’une discipline donnée, dont on les construit, dont on les évalue, dont on les produit. D’ailleurs, l’une des appellations qui avaient été envisagées pour désigner la didactique était “épistémologie appliquée” : cela signifie que lorsqu’on enseigne une discipline, on participe de l’élaboration de cette discipline. Une discipline, ce n’est pas quelque chose de figé, elle se caractérise par des objets qui sont susceptibles d’évoluer et le fait de la mettre au travail par le biais de l’enseignement, cela l’alimente, cela la transforme, cela la fait bouger mais cela aussi la consolider sur certains aspects.

Johanna Hawken : Je me demandais par rapport à cela : vous dites que les savoirs peuvent bouger et je me demande si pour vous il y a une nature du philosopher - derrière - que l’on essaie de reconstituer par la didactique ? Ce travail est très présent dans les nouvelles pratiques philosophiques car on n’a pas l’appareillage habituel (les textes, les problématiques, la culture classique, etc.) et, par conséquent, on a tendance à rechercher une nature de la philosopher, une sorte d’intégrité du philosopher que l’on retrouverait par la didactique. Est-ce que c’est quelque chose de fluide ou est-ce qu’il y a quand même une essence du philosopher ?

Vanina Mozziconacci : Il n’y a pas d’essence du philosopher et c’est d’ailleurs une question qui hante l’ensemble de mon livre et que j’explicite à la fin de l’ouvrage. Je me demande alors : étant donné tous les pas de côté que le féminisme fait faire par rapport à la philosophie dite traditionnelle, on peut se demander si c’est encore de la philosophie. C’est une question que je pose dans la conclusion. Et c’est une question qui est toujours un peu là en moi : quand je fais cours (notamment parce que je fais la majorité de mes cours à des non-spécialistes de la philosophie), quand je fais de la recherche (vu que je mène des recherches qui sont au croisement de la philosophie, des sciences de l’éducation et des études de genre). Donc sans pour autant dire qu’il y a une essence du philosopher, je me pose cette question : jusqu’où on peut s’écarter de ce qu’était la philosophie dite traditionnelle en restant de la philosophie ? Finalement, si on commence à dire qu’il faut de l’empirie, qu’il faut éviter la pulsion de généralité, qu’il faut éviter de l’abstraction à outrance, on va commencer à nous dire : pourquoi ne pas faire autre chose que de la philosophie ? Historiquement, on sait que la philosophie de Platon n’est évidemment pas la philosophie d’un Machiavel, ni celle d’un Descartes ou d’un Deleuze. Au cours de l’histoire, la philosophie, dans ses manifestations et ses actualisations, change profondément : qu’est-ce qui relie, par exemple, Pythagore à Heidegger ou à Arendt ? Le point commun n’est pas évident à trouver, d’autant que la philosophie a pris en charge énormément de travaux et de recherches qui, petit à petit, se sont autonomisés et se sont extraits de ce qu’on appelait “philosophie”. Ce que Pythagore mettait sous le terme “philosophie” ne serait pas perçu, aujourd’hui, comme de la philosophie. La dernière amputation en date est peut-être celle de la sociologie - c’est ce que dit Marc Joly (2020). Lorsque je découvre les travaux de certain.e.s collègues qui font des recherches en sciences du langage et proposent des analyses du discours, j’ai l’impression que c’est très proche de la démarche philosophique. Il me semble que partir de l’enseignement de la philosophie pour essayer de trouver ce qui est proprement philosophique, ce n’est pas absurde : en effet, enseigner la philosophie, ce n’est pas enseigner un corps de savoirs spécialisés et déterminés, mais c’est enseigner quelque chose qui ne peut se faire qu’en circulant à travers des corps de savoir spécialisés. Et, par conséquent, si je reprends Michèle Le Doeuff (1980), la philosophie est, en quelque sorte, une passeuse entre ces savoirs spécialisés et c’est ce point-là qui fait que la didactique de la philosophe est un peu différente des autres didactiques.

Johanna Hawken : En vous écoutant, je me demande, donc, ce qui reste à la philosophie.  Est-ce que ce n’est pas ce que vous décrivez ? La philosophie serait alors ce qui fait qu’on met la pensée au travail dans une approche critique des concepts ? Est-ce que ce n’est pas cela, peut-être, une approche critique des concepts, qui resterait propre à la philosophie ? Vanina Mozziconacci : Mais de quel droit on pourrait dire que la posture critique est uniquement le fait de la philosophie ? Quand on parle des savoirs critiques ou de la théorie critique, on peut se dire qu’il y a des approches critiques également.

Johanna Hawken : Oui, tout à fait. Mais j’évoquais une approche critique dans la construction et/ou la reconstruction des concepts : est-ce que ce ne serait pas l’apanage de la philosophie ?

Vanina Mozziconacci : Je ne suis pas certaine que ce soit l’apanage de la philosophie. En sciences sociales, il existe de nombreux travaux qui ne se contentent pas de reprendre des concepts pour les faire “rouler” avec de nouvelles données empiriques. Souvent les grandes et bonnes enquêtes en sciences sociales sont celles qui viennent justement transformer et renouveler la portée d’un concept.

Johanna Hawken : Oui, mais à ce moment-là, ils philosophent non ?

Vanina Mozziconacci : Oui exactement ! A ce moment-là, lorsque les sociologues font cela, ils philosophent. D’ailleurs, un colloque sur Bourdieu aura lieu prochainement à l’Université de Nanterre sur le thème “Bourdieu et la philosophie”, et l’un des enjeux du colloque, c’est de se demander si Bourdieu est vraiment devenu sociologue.

Johanna Hawken : Peut-être que la philosophie n’est pas une discipline et désigne certains moments de la pensée - et cela peut avoir lieu dans diverses disciplines - où on a un tel rapport de conceptualisation problématisante et critique que ce moment-là, il est philosophique.

Vanina Mozziconacci : Peut-être que c’est ainsi qu’il faut le voir. En tout cas, cela irait bien avec l’idée que c’est quelque chose qui se fait dans les interstices des savoirs spécialisés, qui se fait par passages. Et finalement, que cela prenne la forme d’une discipline, cela devient simplement un enjeu institutionnel, afin d’identifier des personnes qui vont effectuer ce travail-là et donner des cours dédiés à cela.

Johanna Hawken : Je fais l’hypothèse que parfois, en cours de philosophie, on ne fait pas de la philosophie : dans un schéma didactique traditionnel ou bancaire de l’éducation (vous en parlez dans l’ouvrage), il est possible que parfois dans un cours de philosophie on ne soit pas en train de philosopher et que parfois, dans d’autres cours, on soit en train de philosopher.

Vanina Mozziconacci : Moi je suis persuadée qu’on est obligé de passer par des moments non-philosophiques pour faire de la philosophie car la philosophie se nourrissant de ce qui n’est pas elle, on doit faire des détours. En Terminale, toutes les minutes de chaque cours ne peuvent pas être philosophiques car la philosophie doit se nourrir d’autre chose qu’elle-même. Et là, il faut avoir une certaine culture et une certaine connaissance sur ces autres domaines de savoir pour pouvoir les investir philosophiquement. C’est pour cela que je m’appuie sur l’approche de Michèle Le Doeuff qui parle de “philosophie renseignée” : c’est un jeu de mot car son article fait partie d’un ouvrage sur l’enseignement de la philosophie (Maggiori, 1980). Elle considère qu’on ne peut pas faire de la philosophie si l’on ne maîtrise pas un certain nombre de choses sur les disciplines que la philosophie investit : par exemple, pour faire de la philosophie des sciences, de l’astrophysique ou de la virologie, il faut avoir des connaissances sur ces domaines, sinon c’est une blague. Donc je pense qu’on ne peut pas ne pas faire autre chose que de la philosophie quand on veut faire de la philosophie.

Johanna Hawken : Alors, pour revenir à l’objet de votre ouvrage, l’enjeu était de penser la construction d’une didactique féministe de la philosophie.  Dans cet horizon, l’idée était - je crois - de proposer une troisième voie par rapport aux deux autres voies possibles : d’une part, celle qui consiste à penser le féminisme en philosophie du point de l’élaboration d’une pensée philosophique féministe (du point de l’élaboration de production féministes en philosophie) ; d’autre part, celle qui consiste à construire une pédagogie féministe (voie qui a été beaucoup travaillé depuis les années 1970). Par rapport à cette pédagogie féministe, vous ciblez certains de ses écueils qui vous aurez conduit à construire, plutôt, une didactique féministe. Vous définissez la pédagogie féministe par trois caractéristiques : premièrement, “penser et favoriser des relations égalitaires dans la classe” (Mozziconacci, 2025, p. 33) ; deuxièmement, “respecter l’expérience personnelle des étudiant.e.s et l’utiliser comme source d’apprentissage” (Mozziconacci, 2025, p. 33), troisièmement “prendre en considération les différences afin de valoriser les étudiant.es comme individus” (Mozziconacci, 2025, p. 33). Par rapport à ces éléments, quels sont donc les écueils de cette pédagogie ? En particulier, pourquoi cette démarche d’écoute de la vie personnelle est-elle problématique ? Vous dites qu’au lieu de politiser le personnel, on personnalise le politique, surtout dans les situations d’apprentissage à l’Université, où les étudiant.e.s se trouvent jugés et évalués dans leur vie personnelle. Cette démarche s’appuie sur la méthode de Freire, mais est-ce que la pédagogie féministe n’a-t-elle pas fait un contre-sens sur l’approche de Freire ? Freire ne donne pas seulement une place au savoir expérientiel : il souhaite faire une synthèse entre les savoirs expérientiels et les savoirs dits légitimes. Si l’on oublie cette synthèse, on risque de tomber dans l’écueil que vous pointez. Pouvez-vous clarifier ces différents écueils ?

Vanina Mozziconacci : Pour commencer, il y a un point fondamental que je retiens des pédagogies féministes et que je garde : enseigner féministement, ce n’est pas simplement changer les contenus, c’est aussi changer la façon dont on enseigne. Mais il y a un écueil que l’on pourrait qualifier de subjectiviste dans les pratiques pédagogiques féministes : en revanche, cet écueil subjectiviste est moins un souci théorique de mécompréhension de la pédagogie de l’opprimé ou de mauvaise conceptualisation de la conscience qu’un fait qui relève du contexte institutionnel dans lequel ces pédagogies féministes prennent place. Lorsqu’elles prennent place dans des contextes scolaires ou universitaires qui sont des institutions qui ont parmi leurs fonctions d’évaluer, de classer, de trier et d’assigner des places dans le marché du travail, ce contexte les contraint à une forme de subjectivisme. Freire refuse le subjectivisme comme l’objectivisme et sa manière de se prémunir contre le subjectivisme c’est avant tout l’action : comme il le dit lui-même, c’est bien parce que j’agis dans le monde et sur le monde que quelque chose de l’ordre de l’objectivité apparaît. Quelque chose me résiste. Ici, cela fait penser au pragmatisme car le processus d’enquête est à la fois pratique et épistémique en même temps. C’est en mettant à l’épreuve ma méthode, mes outils, etc. sur le réel et en voyant ce qu’il en retourne que je peux ajuster et mieux connaître le réel. Le problème, c’est que cette dimension pratique de l’action collective, elle est très difficilement soluble dans un enseignement scolaire ou universitaire puisque ces derniers n’ont pas vocation à déboucher sur une mobilisation collective ou une action de mobilisation sociale. Ce contexte tend à décrocher ces pratiques de ce qui faisait leur objectivité et ce qui les nourrissait dans les contextes d’éducation populaire : la mobilisation collective. En outre, ce contexte est aussi un contexte où le rapport entre l’éducateur.ice et les apprenant.e.s n’est pas le même que dans l’éducation populaire où existe une relative horizontalité, voire une réciprocité - par exemple dans les cercles non-mixtes de groupe de parole féministe où on se livre mutuellement des choses et on construit ainsi une reconnaissance mutuelle. A l’école ou à l’université, on ne se trouve pas du tout dans cette configuration : d’un côté, on a un.e enseignant.e qui détient un certain pouvoir, une certaine autorité, qui est statutaire et qui distribue des ressources rares (les bonnes notes) et de l’autre, des étudiant.e.s mis.e.s en concurrence. C’est le contexte concret et matériel qui informe la pratique.

Johanna Hawken : En fait, le contexte empêcherait la praxis : faire un cercle de culture par exemple, c’est réfléchir-agir, réfléchir-action avec une dialectique constante entre l’action et la réflexion. Le contexte empêche de réaliser pleinement la pédagogie critique. Cela me fait me demander : si l’horizon de la pédagogie critique féministe, c’est l’action et c’est devenu un problème dans un contexte institutionnel, quel est votre but dans la mise en place d’une didactique féministe à l’Université ? Quel est l’objectif de transformation ?

Vanina Mozziconacci : Oui, il a un objectif mais ce dernier ne peut pas prendre le nom de conscientisation, ne serait-ce que parce que l’horizontalité qu’exige la conscientisation est impossible dans les salles de cours institutionnelles. Avec une didactique féministe de la philosophie, l’enjeu est de faire justice à certaines expériences qui sont invisibilisées, c’est de donner une place et une voix à des expériences minorisées, ignorées et décrédibilisées. Mais il s’agit de le faire non pas de façon directe, sans médiation et notamment via des outils psychologiques comme cela peut être le cas dans les cercles de parole, mais de le faire par la médiation de la constitution des savoirs, par la mise en question de savoirs hégémoniques. Dans mon cas, en tant que philosophe, cela passe par le fait de transformer de l’intérieur la façon dont la discipline philosophique se fait et se refait en s’enseignant.

Johanna Hawken : Est-ce que vous avez déjà pensé à pratiquer la philosophie en dehors du cadre institutionnel ? Est-ce que cela ferait bouger la constitution d’une didactique féministe de la philosophie ? Qu’est-ce que cela donnerait hors-cadre ? Car le cadre institutionnel a une place importante dans votre façon d’élaborer votre didactique féministe de la philosophie.

Vanina Mozziconacci : Pour moi, ce serait un tout autre livre et un tout autre champ de recherche. Moi je pars du principe que l’on se situe dans ce cadre-là (où il va y avoir des évaluations), prenant acte de cela, qu’est-ce qu’on peut se permettre de faire en classe pour éviter des effets paradoxaux d’assujettissement sur les élèves ? Mais si demain, la question qui se posait, c’est de faire de la philosophie féministe dans l’éducation populaire, un certain nombre d’éléments “sauteraient”. C’était la conclusion de ma thèse (Mozziconacci, 2017) : tout ce que je dis sur les impasses de certaines théorisations féministes de l’éducation ne s’applique pas à l’éducation populaire, qui est une éducation entre égaux et entre égales, entre adultes, hors institution, hors les murs, directement connectée à des mobilisations, etc. Typiquement, je suis de plus en plus convaincue que mon travail en tant qu’enseignante-chercheuse doit changer et avoir un centre de gravité qui se décale vers l’éducation populaire. De plus en plus, je me dis que ma pratique n’est pas complète si je ne fais davantage de diffusion de la philosophie hors les murs. Je l’ai déjà fait, en 2018, en publiant une bande-dessinée sous pseudonyme (Janine), qui elle-même était liée à un blog-bd de philosophie. C’était un type de diffusion de la philosophie qui se trouve hors-institution, qui prend des formats inhabituels pour la philosophie. Ce sur quoi j’aimerais être davantage formée, c’est les conférences gesticulées. J’aimerais m’investir davantage dans l’éducation populaire.

Johanna Hawken : Pour information, c’est tout à fait l’orientation de la Maison de la Philo (que je dirige en Seine Saint-Denis) qui est une structure d’éducation philosophique populaire.

Vanina Mozziconacci : L’un des livres de philosophie les plus puissants que j’ai lu l’année dernière, c’est Ce que Cécile sait. Journal de sortie d’inceste (2024). Demain, je vais proposer une présentation de mon ouvrage lors d’un séminaire et pour prendre un exemple d’une problématisation forte, je vais présenter ce livre car il prend un objet et le problématise et le reconceptualise depuis une perspective silenciée ou minoritaire - en l’occurrence de victime d’inceste. Elle dit : quand on dit “inceste”, la première chose à laquelle on pense, c’est l’idée de sexualité et elle montre que ce n’est pas cela le centre de gravité de l’inceste et elle reforge cette notion. Pour moi, c’est exactement cela une problématisation forte et il y a donc de la philosophie dans un livre où le mot “philosophie” n’apparaît pas une seule fois.

Johanna Hawken : Oui, ce qui rejoint mon hypothèse précédente : à ce moment-là, l’autrice recrée un concept de façon problématique et critique et c’est peut-être cela le cœur de ce que c’est philosopher.

Vanina Mozziconacci : Oui, tout à fait.

Johanna Hawken : Sur un tout autre sujet, il me semblait intéressant d’aborder la question des compétences de pensée dans la didactique de la philosophie : comme vous le savez, la revue Diotime est une revue qui s’intéresse beaucoup à cette question (notamment par son fondateur, Michel Tozzi, qui défend notamment le triptyque conceptualiser/problématiser/argumenter). Je crois que vous l’abordez à la fin de l’ouvrage autour de la question de la dimension agonistique de la philosophie, je me demandais si ces compétences de pensée - qui sont souvent parfois présentées comme le véhicule de la philosophie car elles auraient un teneur philosophique intrinsèque - portent une trace de la domination masculine. Est-ce qu’il faut les déconstruire et/ou les reconstruire ? Je me posais la question de la place de ces gestes intellectuels dans votre didactique féministe de la philosophie.

Vanina Mozziconacci : C’est effectivement un enjeu que j’aborde avec les différentes compétences de pensée : je montre que le dispositif du débat - qui est souvent un duel - peut être lu comme une hypertrophie de l’argumenter aux dépens du conceptualiser et du problématiser. En effet, il existe différents dispositifs et pratiques que l’on aborde en tant que professeur.e.s de philosophie parce qu’ils sont plus accessibles (débats, dissertations, etc.) mais où l’on court le risque de réduire le philosopher à l’argumenter. Quand j’enseignais au lycée, je me souviens d’une collègue qui me disait que pour faire apprendre la dissertation aux élèves, elle leur disait : “au brouillon, vous faites une colonne avec les pour et une autre avec les contre”. Là, on est dans du pur argumenter :il y a une thèse A et une thèse non-A et on tente d’argumenter les deux positions. Cette hypertrophie de l’argumenter peut être lue au prisme du genre : en effet, le modèle du débat centré sur l’échange d’arguments et de contre-arguments renvoie à des postures agonistiques et conflictuelles qui sont beaucoup plus codées comme masculines et non féministes. Sur ce point, le texte de Janice Moulton (2022) m’a vraiment ouvert les yeux : il existe un ethos du philosophe très agressif et très offensif qui n’est pas du tout universel mais codé comme masculin. Les femmes, dans ce jeu, sont perdantes : si elles ne jouent pas ce jeu, elles sont considérées comme de mauvaises philosophes ; si elles jouent à ce jeu-là, elles sont vues comme des femmes agressives, contre-nature, bizarres et hystériques. Cette impasse est genrée. En outre, je pense que cette hypertrophie de l’argumenter aux dépens du conceptualiser et du problématiser peut nous empêcher de faire le travail pour lequel une didactique de la féministe est utile, à savoir rendre justice à des expériences minoritaires. En effet, pour pouvoir rendre justice à ces expériences minoritaires, la première chose à faire, c’est de changer, c’est faire un travail de recadrage, de reproblématisation de notions et d’enjeux, mais aussi développer tout un vocabulaire pour pouvoir dire ces expériences (et c’est ainsi que l’on peut lutter contre les injustices épistémiques). Donc, derrière l’hypertrophie de l’argumenter, on trouve non seulement l’enjeu de la posture éthique et anthropologique genrée du philosophe, mais aussi l’enjeu de la place que l’on donne aux expériences minorisées que l’on construit davantage par la problématisation et la conceptualisation. J’aborde cette question dans le livre : le premier geste à opérer, c’est de ne pas se laisser enfermer dans une façon masculiniste de poser les problèmes. Ensuite, comme l’injustice épistémique prend aussi la forme d’une injustice herméneutique, qui désigne le fait que certaines expériences n’ont pas les outils théoriques et langagiers pour être dites, elles passent aussi par la création de concepts et par un travail de production d’un lexique. C’est pour cette raison que le féminisme est très généreux en expressions nouvelles et en mots nouveaux : travail domestique au lieu de tâches ménagères, harcèlement sexuel au lieu de drague lourde, etc. Il s’agit de faire sans cesse un travail de recadrage sur le réel à partir de la conceptualisation. Et pour ne pas se laisser enfermer dans les problèmes, une question d’actualité me semble cruciale : lorsqu’on a un ennemi politique qui parle de « grand remplacement » et de « submersion migratoire », il ne faut pas se laisser enfermer dans le problème. L’attitude qui consiste à contre-argumenter tout de suite sans faire un travail de recadrage est désastreuse : elle conduit à faire ce que certains factcheckers sont amenés à faire, c’est-à-dire quantifier le nombre migrant.e.s et montrer que, quantitativement, il s’agit d’un nombre négligeable et que c’est donc un problème mineur. Dans cette situation, on s’est fait confisquer la façon de poser le problème, on renforce ce problème comme un problème légitime en y répondant et on sous-entend aussi que si la réponse avait été “oui, il y a de nombreux.ses immigré.e.s”, cela aurait été un problème. La façon majoritaire et hégémonique de poser les problèmes est là pour écarter des questionnements que l’on voudrait mettre en avant.

Johanna Hawken : Oui, on rejoint toujours cette question cruciale : face à la silenciation et à la volonté de faire entendre une voix différente, est-ce qu’on s’insère dans la conversation ? Ou est-ce qu’on crée une nouvelle scène et une nouvelle conversation ? Il me semble que dans certains courants qui défendent une démocratie agonistique, on trouve l’idée selon laquelle créer une sphère agonistique, c’est entrer dans la lutte et recréer une scène. Autant, c’est enfermant, en philosophie, d’être soumis.e à ce rapport de force qui est propre à l’argumenter. Lorsque je demande à mes élèves comment on pourrait définir l’argumentation, ils répondent : “c’est donner plus de force à une idée”. Alors que je ne l’ai jamais formulé ainsi. C’est intéressant de voir que leur vécu de l’argumenter, c’est un vécu lié à la notion de force. Mais on pourrait aussi dire que la sphère agonistique, c’est celle qui nous permet de recréer le débat et de ne pas être dans le consensus.

Vanina Mozziconacci : Cette idée vaut in abstracto. Mais est-ce que cela vaut dans un contexte où la prise de parole publique n’est pas distribuée équitablement, où l’accès à la publicisation d’un discours est inégalement distribué, où ceux qui vous invitent pour débattre ont un agenda qui n’est pas le vôtre ? Parce que la philosophie, c’est aussi une pratique sociale. Le débat invite tout de même à passer énormément de temps, d’énergie et de ressources à trouver des contre-arguments pour défaire le discours de l’autre et ce temps, on ne le prend pas pour donner de la force à nos propres idées. Frédéric Lordon dit que le débat doit se faire dans les têtes, ce qui sous-entend qu’il est hors de question d’aller sur les plateaux télévisés véhiculant des perspectives hégémoniques, car tout y est déjà codés dans une approche qui nous est défavorable. Donc il faudrait prendre le temps de construire des discours alternatifs et ne pas se focaliser sur la critique de l’adversaire. Il faut une minute pour pondre une idée politiquement désastreuse et deux heures pour la défaire. Ce qui est en jeu, c’est une économie de l’attention, comme le dit Marie Dasylva, dans son ouvrage Survivre au taf (2022), est une question de ressource, d’attention et de temps : pendant que je me consacre à la déconstruction des idées de l’autre, je ne fais pas d’autres choses. Nous avons besoin de donner de la force à nos idées. Lorsque Bourdieu commente Spinoza (Bourdieu, Passeron, 1970, p.  19), il dit que l’une des leçons les plus tristes de l’histoire de la philosophie, c’est que la vérité a très peu de force, elle est très fragile. Toutes ces ressources pour donner de la force à nos idées, pour leur donner des voies diverses pour se rendre accessibles et plus justes ne doivent pas être dépensées pour contre-argumenter la pensée dominante.

Johanna Hawken : Et parfois, les vérités sont inconfortables. J’ai adoré le moment, dans votre ouvrage, où vous restituez certains commentaires formulés par des chercheurs à propos de vos articles : on sent leur colère, leur résistance et leur inconfort face aux idées que vous avancez. Dans un autre passage, vous dites : “Apprendre n’est pas réconfortant, en particulier lorsqu’il est question de justice sociale” (Mozziconacci, 2025, p. 116). Par conséquent, je me demandais : est-ce que vous vous inscriviez dans une pédagogie de l’inconfort ? Et comment ? C’est l’une des difficultés : non seulement, on est confrontés à des enjeux politiques, mais aussi à des enjeux intérieurs chez l’individu qui le poussent à se replier sur soi lorsque l’on crée de l’inconfort et des affects négatifs.

Vanina Mozziconacci : Tout à fait. Mais cette pédagogie de l’inconfort, à quel point est-elle compatible avec une éthique féministe du care et la volonté de créer un safespace ?

Johanna Hawken : Oui, c’est dans ce chapitre où vous abordez les safespace. On veut faire un safespace et en même temps, on va devoir créer du conflit. On voit une ligne de crête entre la volonté de créer le conflit et la volonté de donner une place à chacun.e dans la bienveillance.

Vanina Mozziconacci : Sur ce point, un article de Tal Dor et Manel Ben Boubaker intitulé “Nommer la race : une pédagogie du conflit au lycée” (Ben Boubaker & Dor, 2023), paru dans Le Télémaque, m’avait semblé tout à fait éclairant : les deux autrices cherchaient à faire la différence entre conflit et agression, entre conflit et violence. Ce n’est pas parce qu’on prône une pédagogie du conflit que tout peut être dit dans notre classe. Elles s’appuient notamment sur un ouvrage de Sarah Schulman qui est assez célèbre dans les milieux féministes et qui s’appelle : Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation (Schulman, 2021). Moi, je ne me revendique pas d’une pédagogie du conflit mais d’une pédagogie de l’inconfort : et le féminisme et la philosophie, c’est doublement inconfortable. Pour ma part, je suis doublement rabat-joie parce que je suis philosophe et féministe donc je ne suis pas quelqu’un de bonne compagnie ! Ce qu’on amène, c’est la désillusion, c’est la sortie d’une forme de tutelle intellectuelle qui a un coût : comme le dit très bien Kant, la tutelle intellectuelle c’est très confortable (Kant, 1784/2020). Comme le dit Paulo Freire, la liberté n’est pas quelque chose de confortable (Freire, 1968/2023) : il ne faut pas minimiser les réticences individuelles à la liberté car c’est très lourd à porter, la liberté. L’une des plus belles choses que l’on m’ait dites en classe, c’est de la part d’un de mes élèves de Terminale : “Madame, je vous aime beaucoup, mais je dois vous dire qu’à chaque fois que je sors de votre cours, je suis déprimé. J’ai l’impression de revivre en boucle la fois où on m’a annoncé que le Père Noël n’existait pas”. Je me suis dit : “C’est bon, mon travail est fait !”. Chausser les lunettes du genre, philosopher, c’est faire tomber un certain nombre de biais, d’illusions, de prénotions qui constituent un certain confort. Nicole Mosconi (2016) le dit elle-même : le féminisme ne plaît ni aux dominant.e.s ni aux dominé.e.s car personne n’a envie d’apprendre qu’il est un.e opprimé.e et personne n’a envie d’apprendre qu’il est un oppresseur. C’est une mauvaise nouvelle pour tout le monde ! Je parlerais plus d’inconfort ou de désillusion car notre perspective vient déciller le regard. J’aime beaucoup un texte d’Alison Jones qui a fini de me convaincre qu’une pédagogie bienveillante, qui ne bouscule pas, ne suffisait pas : “The limits of cross-cultural dialogue. Pedagogy, Desire and Absolution in the Classroom” (Jones, 1999). Elle propose l’idée qu’en classe, il faut adopter une politique de la déception parce qu’il faut aussi que la classe soit l’occasion de toucher du doigt les limites de sa propre expérience et de sa propre connaissance. C’est une critique de la raison pédagogique. Dans sa salle de classe, elle a mis en place un dispositif des groupes non-mixtes du point de vue de la racisation : donc, elle constitue des groupes d’étudiant.e.s blanc.e.s et des groupes d’étudiant.e.s maoris et elle leur fait faire des travaux sur des concepts de sciences sociales et de théorie critique. Puis, elle leur demande s’ils veulent mettre leurs conclusions en commun et elle se rend compte que les étudiant.e.s blanc.he.s veulent les mettre en commun et pas les étudiant.e.s maoris. Cela a permis aux étudiant.e.s blanc.he.s de toucher du doigt l’idée qu’ils n’avaient pas accès à tout - ce qui était inhabituel pour eux en raison de leur position de pouvoir. Parfois, les groupes dominants ne peuvent pas avoir accès aux vies de groupes dominés. Il est important de ne pas minimiser le fait que derrière cette volonté de savoir, il y a une forme de voyeurisme, d’exercice du pouvoir ou de recherche de rédemption. Au lieu de chercher à faire des ponts entre l’expérience des dominant.e.s et l’expérience des dominé.e.s, il est intéressant de faire l’expérience du désappointement, de la frustration, de l’échec : et c’est un apprentissage en soi. Une philosophe, qui s’appelle Nora Berenstain (2016), a inventé un concept qui est celui d’exploitation épistémique et cela rejoint cet enjeu. Il s’agit d’expérimenter une pédagogie de la frustration, de l’inconfort, de la désillusion.

Johanna Hawken : Ceci dit, je reste attachée à l’idée que l’éthique relationnelle, c’est ce qui va permettre la pensée critique. Souvent, en atelier philosophique, je passe beaucoup de temps à créer une relation éthique entre les individus avant de pouvoir aborder les questions inconfortables. Est-ce qu’il ne faut pas une antichambre relationnelle pour aller vers l’inconfort ?

Vanina Mozziconacci : Du coup, vous pensez que la salle de classe peut être une skholè, une bulle à l’écart de la vie ordinaire, un espace préservé en apesanteur ? Parmi les féministes qui critiquent les pédagogies féministes, on trouve l’idée que ces discussions elles sont intéressantes, mais en réalité, hors de la salle de classe, la réalité sociale continue d’exister en tant que telle : ce garçon qui terrorise à la récré, cette fille qui se moque, cet enfant dont les parents sont les patrons des parents d’un autre enfant. Ces discussions les exposent, cela les met en danger : aucune discussion éthique ne permettra de faire de la salle de classe un sanctuaire protégé de tout.

Johanna Hawken : Effectivement, je ne pense pas que ces discussions philosophiques soient des sanctuaires protégés, mais sont des endroits où on peut parler sereinement des rapports de pouvoir.

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