La philosophie enseignée produit massivement une indifférence, une conformation rhétorique à des normes sclérosantes, une pensée très attendue et normée, alors même qu’elle se pense comme liberté pédagogique émancipatrice. Cette situation construit des dilemmes professionnels qui font souffrir les professeur.es, débouchant encore trop rarement sur des renormalisations pratiques centrée sur l’émancipation des élèves. Les logiques d’institution (évaluer, classer, sélectionner, orienter) ne font-elles pas massivement obstacle à ce qui devrait se jouer, chez les enseignants comme chez les élèves ? Comment alors construire un rapport alternatif des élèves à la discipline philosophique, comment surtout leur permettre de devenir capables de philosopher, sans les conformer, donc en les émancipant, y compris de leurs professeur.es ? N’est-ce pas par une réflexion pédagogique critique et commune que nous serons à même de questionner les enjeux des pratiques émancipatrices ?
Lors d’un récent exposé dans un laboratoire de recherche philosophique d’une université parisienne, on m’a demandé si je pensais que l’enseignement de la philosophie n’était pas émancipateur. Je suis resté quelque peu interdit devant cette demande qui s’adressait à ma croyance, et me demandait peut-être de rendre compte de ma position qui avait été perçue à l’inverse, comme « soutenant » que l’enseignement de la philosophie n’émancipait pas. J’avais plutôt suggéré, dans mon exposé sur une appréhension des normes implicites de l’enseignement de la philosophie qu’il fallait certainement se questionner sur la croyance, qui semblait une évidence à beaucoup, que la philosophie fut nécessairement et automatiquement émancipatrice. J’invitais à problématiser cette croyance, et on m’y ramenait, me demandant de prendre parti. C’est que l’émancipation concerne notre propre rapport à la philosophie, et la fonction sociale que l’on se plaît à lui attribuer. Ce sont ces connivences et ces évidences que je souhaiterais ici interroger.
En effet, les professeurs de philosophie se rêvent émancipateurs, mais cet espoir est-il réalisé ? A observer les élèves dans une classe de philosophie en terminale, sur leur portable dès qu’ils ou elles le peuvent, à fuir dans le sommeil ou les interactions plutôt qu’à chercher à questionner leurs propres préjugés, on observe bien davantage la résistance à la philosophie que son caractère « émancipateur ». Pourtant, c’est ce qu’affirment les instructions officielles, les normes de l’institution et bon nombre de discours dominants. Ils ne font toutefois pas réellement droit à cette réalité du terrain, qu’interrogent certains professeurs qui questionnent à quelles conditions cette normativité émancipatrice peut-elle réellement se réaliser (Manesse Césarini, 2010).
Ils n’interrogent pas plus le concept d’émancipation, qui semble aller de soi, alors que s’il constitue une pierre d’angle de la réflexion, il ne devrait pas simplement être « fonctionnel » mais faire l’objet lui-même d’une réflexion. Ainsi l’émancipation semble constituer davantage un étendard, un slogan, qu’un véritable objet de questionnement philosophique, et ce d’autant plus qu’il ne parvient pas à devenir réflexif, en questionnant l’adéquation entre les discours des professeurs de philosophie et leurs pratiques. Si bien qu’on est conduit à s’interroger si ce ne sont pas autant les professeurs de philosophie qui seraient concernés par cette « émancipation » que leurs élèves.
Conceptualiser l’émancipation ?
Le concept d’émancipation semble connu de tous et ne point requérir de précision conceptuelle. Mais peut-être ce trop connu cache-t-il des divergences conceptuelles. De nombreux collègues invoquent le sapere aude de Kant dans son opuscule sur les Lumières, rattachant le concept à celui plus large de liberté. Ainsi Alain Naze propose « un arrachement des élèves à une minorité presque devenue nature, si l’on s’accorde pour reprendre ces termes de Kant pour poser une possible définition de l’émancipation », après avoir interrogé la possibilité et la finalité de « produire de l’émancipation, c’est-à-dire de la désaliénation, de la libération »[1]. La référence au droit, à l’émancipation de mineur est invoquée, mais il s’agit alors d’une émancipation juridique, qui libère d’une autorité jugée illégitime, car arbitraire et néfaste ou menaçante. S’il ne s’agit pas d’une émancipation intellectuelle telle qu’elle pourrait avoir lieu dans l’exercice d’un enseignement, elle permet de rappeler que l’émancipation renvoie à un rapport à une autorité, qui instaure une dissymétrie, ou une inégalité. Le concept, hégélien ou marxiste, d’aliénation mobilisé par Naze témoigne de ce rapport à autrui qui empêche le sujet d’être lui-même en étant libre.
Mais Rancière, dans son essai sur l’émancipation intellectuelle, en fait plutôt une forme d’égalité, et il ne se réfère jamais à la liberté, comme s’il ignorait même cette compréhension. L’émancipation consiste à réaliser l’égalité des intelligences, et suppose donc de la postuler – ce que nie en général la posture enseignante. C’est d’ailleurs ce que la référence à l’autorité autorise à penser : comment passer d’une tutelle d’une autorité au fait de devenir à soi-même sa propre autorité, donc de s’autoriser en un sens, sinon en devenant l’égal d’autrui, l’égal de celles et ceux qui exercent cette autorité. Ainsi, l’émancipation renvoie-t-elle à un processus qui à la fois libère et égalise. C’est une libération égalisante, ou une égalisation libératrice. On pourrait également emprunter la formule de Balibar « l’égaliberté »[2] afin de marquer dans l’émancipation cette conjugaison de la liberté avec l’égalité.
Enfin, s’il s’agit d’une libération effectuée vis-à-vis d’une autorité de tutelle, dont le sujet qui s’émancipe devient l’égal, il semble paradoxal que l’autorité intellectuelle en question puisse devenir émancipatrice, puisqu’il s’agit de se déprendre de son emprise. Aussi l’action professorale ne semble-t-elle pouvoir devenir émancipatrice que paradoxalement, sans doute par un usage décalé de l’enseignement institutionnel de l’enseignement de la philosophie. Mais les enseignant.es identifient-ils un tel décalage, et peuvent-ils ou elles en produire les conditions matérielles et institutionnelles ?
Conditions d’une émancipation institutionnelle possible ?
Devant la pseudo évidence dogmatique d’une émancipation inhérente à la pratique philosophique, certains collègues s’insurgent de cette prétention qu’ils estiment démesurée. Ils listent les obstacles matériels et institutionnels d’un tel processus dans l’ouvrage L’enseignement de la philosophie émancipe-t-il ? Alain Naze (2011) y précise ainsi :
« faisons déjà remarquer qu’à partir du moment où il n’y a pas d’enseignement de la philosophie en soi, mais toujours selon certaines conditions, il n’y a pas non plus de capacité émancipatrice propre à l’enseignement de la philosophie qui puisse être envisagée en dehors de ses conditions d’enseignement – de la même manière qu’une émancipation est toujours relative à une situation initiale et à une situation jugée souhaitable, ce qui implique des redéfinitions permanentes et de la situation elle-même, et du souhaitable, et de la liberté »[3] (p. 38).
Ces conditions sont celles de l’institution, définies par un programme étatique, qui fait des professeurs des fonctionnaires (ou assimilés, dans l’enseignement privé français). L’école, et l’enseignement de la philosophie en son sein ne sont pas exempts des rapports sociaux de domination qu’analysent certains philosophes : comment l’enseignement de la philosophie pourrait-il émanciper s’il participe d’une domination et d’une injustice sociale ? Ces conditions de l’enseignement s’inscrivent également dans un contexte que l’on pourrait nommer idéologique, de « néolibéralisme », aujourd’hui largement documenté[4], qui inscrit l’école dans une logique de compétition, où le savoir devient un avantage concurrentiel, sous la forme de compétences recherchées par les entreprises.
Dilemmes de métier relatifs à l’ambition d’émanciper
Ces conditions conduisent à dégager des dilemmes de métier
- Le dilemme du philosophe fonctionnaire : dilemme de la personne soumise à l’État qui a pour mission de soumettre à l’État (morale civique et républicaine, respect des règles et des lois, règles du jeu scolaire), tout en prétendant libérer ce faisant.
- Le dilemme entre autonomisation et infantilisation se formule dans les termes suivants : « Il est assez remarquable que le système d’enseignement actuel (et en son sein, l’enseignement de la philosophie) se donne pour objectif de développer l’autonomie des élèves, et en même temps ne cesse de déployer des pratiques et de mettre en place des dispositifs qui ont bien davantage pour effet d’infantiliser (y compris au sens étymologique du terme…) les élèves » (Naze, 2011, p. 46).
- Le paradoxe de l’autorité : « Pour commencer, un certain nombre de sujets recrutés sur le critère de leur aptitude à se soumettre aux normes culturelles, à un certain type de formatage intellectuel et de conformité sociale, autrement dit sur leur capacité d’obéissance, acquiescement et de soumission, vont devoir, pour la première fois de leur vie, faire preuve d’autorité. Des sujets qui ont peu d’expérience de la rébellion vont devoir affronter un processus d’opposition. Des sujets, dont l’expérience scolaire et universitaire a été majoritairement jusqu’ici celle du bon élève paisible et fait au moule, vont se confronter à une régime de refus » (Vollaire, 2011, p. 50). Ce rapport à l’autorité est pensé, implicitement, comme gouvernement des élèves, qu’il faut donc conjuguer à leur devenir, en regard ou en miroir du devenir du professeur : devenir gouverneur, devenir autoritaire, ou, au mieux, exercer l’autorité.
- Le dilemme de l’autorité et de l’émancipation : devenir enseignant, c’est d’abord gouverner un collectif « hostile » et réfractaire, alors que le rapport de force n’est pas en faveur de l’enseignant, car il ne peut véritablement contraindre (ni à se comporter, ni à apprendre : c’est donc imposer une autorité, endosser le costume de l’autorité, ou être condamné à perdre pieds). Comment serait-il possible d’émanciper en étant contraint de soumettre ?
- Le dilemme de l’égalité normalisatrice : ou bien contribuer à produire des injustices en n’atteignant pas la promesse d’égalité « républicaine » dont l’école est porteuse, ou bien certes chercher à égaliser, mais au prix d’une normalisation, qui s’oppose alors à une émancipation (Cf. Vollaire, 2011, p. 51).
- L’autorité et l’ordre asymétrique du pédagogique : comment émanciper en soumettant ? Comment l’asymétrie des positions pédagogiques et institutionnelles ne constituerait-elle pas un obstacle majeur à l’émancipation ?
- Le dilemme temporel de la double contrainte du temps nécessaire de la découverte (et du droit à l’erreur ou à l’errance afférent) et de la performance, puisque quasiment chaque geste est évalué, et que tout « doit » être orienté vers l’examen, au nom de l’utilitarisme des élèves et du manque effectif de temps.
- D’un point de vue plus disciplinaire, la distance sociale et intellectuelle des élèves au jeu de langage de la philosophie : un rapport au savoir et à la langue scolastique biaisé ?[5]
- L’imaginaire social des professeur.es de philosophie et de leur institution les conduit à s’imaginer libérateur comme ils se sont sentis libéré.es par leur découverte de la philosophie, certainement au contact de professeur.es pour la plupart d’entre eux, ce qui les conduit à s’identifier à ces figures « émancipatrices », et à payer leur dette, ou à reconduire cette rencontre avec leurs élèves. Cet imaginaire achève d’enfermer les enseignants dans une bulle illusoire que la réalité ne peut manquer de décevoir
Quelle possibilité d’une réflexivité ?
Cette analyse critique conduit à un mouvement que l’on peut formuler, en empruntant à Bourdieu ses concepts de socio-analyse et d’autoanalyse[6] : une analyse réflexive de sa propre réalité sociale et institutionnelle et de son propre point de vue épistémique à son égard. Cet exercice est impératif pour pouvoir s’examiner comme situé socialement et épistémiquement, lorsque l’on souhaite produire du savoir sur son activité propre, car il faut alors identifier les biais structurels attachés à sa propre position sociale et ses effets.
Les collègues cherchent toutefois des pistes, celle d’une distanciation d’avec les normes et la domination dont l’enseignant serait le vecteur ; celle d’un recentrement sans doute sur la normativité disciplinaire plutôt que sur la normalisation des comportements ; mais cette normativité n’est-elle pas elle-même suspecte dans ses normes scolaires (disserter, expliquer notamment, de par la maîtrise langagière et culturelle qu’elles exigent) ? Certains invoquent une sortie de l’évaluation, pour émanciper l’enseignement et l’enseignant de la double contrainte qu’il subit : obéir, faire obéir, et « libérer » en égalisant. Certains rappellent que la philosophie permet d’interroger des normes, familiales d’assignation identitaire naturalisante pour certain.es élèves, néolibérales et économiques pour d’autres, en faisant valoir que la concurrence et la compétition ne sont pas les seules valeurs qui doivent forger les jeunes humains. Mais le régime de « fonctionnaire » ne cesse de travailler ces revendications : le professeur de philosophie doit-il chercher à émanciper ses élèves contre son institution et ses visée normalisatrices et la reproduction sociale injuste qu’elle perpétue et (re)produit ?
Émanciper ou s’émanciper ?
Le maître ignorant et l’émancipation intellectuelle
Jacques Rancière a proposé une conception renouvelée de l’émancipation, en l’extrayant du paradigme de la liberté, hérité des Lumières, pour la situer du côté de l’égalité, que ce soit à partir des travaux de Jacotot, dans Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, que dans La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier et Louis Gabriel Gauny, le philosophe plébéien. Que peut nous apprendre de l’enseignement de la philosophie cette conception de l’émancipation ? Rancière conteste que l’on puisse émanciper autrui, ce qui semble constituer un écueil insurmontable à une pédagogie émancipatrice : on ne peut émanciper, on ne peut que s’émanciper. Ce que peut le maître « ignorant », c’est postuler l’égalité des intelligences, et exiger que les élèves ou étudiants cherchent. Rancière pointe le travers de l’inégalité maintenue, c’est le principe d’explication : le professeur peut toujours continuer, approfondir l’explication du texte, du problème, et ainsi maintenir le fait de l’inégalité de l’intelligence entre enseignant et enseigné. Or ne sommes-nous pas, en philosophie, les champions de cette explication, qui conduit les élèves à toujours demander davantage d’explication, de prise en charge du savoir par autrui, au lieu de produire leur propre savoir ? Ne prônons-nous pas hypocritement non seulement la liberté de penser et critiquer, mais son devoir, pour mieux expliquer concrètement que cela n’a pas été compris, et expliquer derechef ? C’est sur ces compétences explicatives que nous avons été recruté.es, il est donc normal que nous les mettions en œuvre. Ainsi, comment l‘émancipation pourrait-elle venir de ceux qui n’ont aucun intérêt à promouvoir une telle égalité des intelligences, puisqu’ils bénéficient de ce différentiel d’intelligence supposé ? La conception du maître ignorant propose en ce sens une alternative à la pédagogie, presque une antipédagogie, si les pédagogues sont celles et ceux qui expliquent tout le temps.
A ce titre, les démarches pratiques du secteur philosophie du GFEN[7] qui instituent une auto-socio-construction du savoir, visent à instituer une situation d’apprentissage en affrontant certaines difficultés et contraintes, sans explication du maître, mais en devant construire collectivement les ressources (de savoir) permettant de surmonter le problème. Lors d’une intervention au séminaire du Collège international de philosophie consacré aux dilemmes de la pratiques de l’enseignement de la philosophie, Geneviève Guilpain a précisé le 6 mars 2021[8]), concernant la conception des formations au secteur philosophie du GFEN, en quoi elle considéraient qu’elles cherchaient à s’émanciper du modèle traditionnel de la formation initiale et continue des collègues de philosophie. Elle repère et articule sept actes ou gestes d’émancipation vis-à-vis d’autorité ou de normes qui nous gouvernent habituellement, comme si elles étaient normales.
- La formation y est conçue comme un moyen de prendre la main sur notre métier, selon la formule de Yves Clot. Le geste émancipateur consiste à ne plus attendre que l’institution nous propose ou impose des stages, sans n’avoir rien à dire sur les contenus, et se rendre indépendant.es du plan de formation pour s’autoriser collectivement à décider de ce sur quoi nous voulons travailler.
- Le second geste concerne la transformation de notre rapport à la transmission et à l’enseignement. L’activité émancipatrice consiste à interroger nos conceptions et pratiques d’enseignement, de mesurer les limites de celles qu’on nous a apprises, par lesquelles nous avons été formés, et d’en inventer de nouvelles.
- Le troisième geste est d’accepter l’inachèvement, l’imperfection. Il s’agit de transformer le regard sur le travail enseignant : le stage n’est pas un exposé d’un produit fini, un partage de conclusions mais un partage d’interrogations, de doutes. A l’instar du chantier archéologique, où tous sont chercheurs. Cela conduit à l’acceptation de la controverse, la réorientation-régulation, au lieu d’une posture de certitude, de sachant.
- Le quatrième geste l’engagement dans un collectif. L’émancipation concerne la reconquête de sa propre autorité et la responsabilisation à la fois individuelle et collective. Le travail entre pairs induit que personne n’a une parole plus autorisée du fait de cette mise en recherche. Cela opère une rupture avec le schéma d’opposition entre ignorance et expertise, caractéristique de la parité. Le stage est impliquant puisqu’il est impossible de rester sur son quant à soi, de se réfugier dans son ignorance. On se forme pour apprendre des autres et avec les autres. Il y a une création d’une situation d’égalité dans la recherche.
- Le cinquième geste est l’émancipation de l’autorité des spécialistes en cultivant une recherche de l’altérité, qui se traduit par un accueil très large de non philosophes, une demande d’éclairages auprès d’autres disciplines (économie, histoire, langues). On se forme pour se transformer, changer son rapport à la philosophie, à soi-même, se laisser altérer. Il s’agit d’expérimenter, d’expériencier, parfois jusqu’à l’épreuve et non de discourir ou d’écouter.
- Le sixième geste consiste à s’émanciper d’une conception de la formation comme expertise. S’il est pertinent de convoquer des experts, ceux-ci viennent répondre à un besoin de clarification sur un point précis et ils n’ont pas une place privilégiée. Il s’agit de construire confiance et crédit dans l’intelligence individuelle et collective. L’acte de formation ne suppose pas une maîtrise pleine et entière d’un savoir mais une activité par laquelle ou grâce à laquelle on imagine les conditions d’un renouvellement du rapport au savoir et à son enseignement, dans une inventivité pédagogique, qui concerne indissociablement le fond et la forme.
- Le dernier geste revient à s’émanciper des formes canoniques de la formation notamment en philosophie, ou devient formateur celui ou celle qui a fait ses preuves sur le plan intellectuel, philosophique et selon un modèle pédagogique bien défini. Or, on devient à la fois membre du secteur et formateur potentiel parce qu’on veut se former pour apprendre et apprendre à apprendre/enseigner. A l’inverse de la maîtrise, il s’agit d’une posture d’humilité. Tous capables se traduit en tous formateurs, tous responsables des façons dont nous voulons que l’enseignement de la philosophie évolue et plus largement l’éducation. C’est à partir de ce regard critique sur la formation initiale et continue que se construisent des propositions de formation et d’enseignement différentes.
A travers ce retour réflexif sur les gestes de rupture, d’émancipation auxquels invite le travail du secteur philosophie du GFEN, se traduit une certaine interprétation de cette émancipation de l’enseignant dont Rancière faisait la condition d’une rencontre émancipatrice possible, quand bien même on ne saurait prétendre en maîtriser les effets.
L’émancipation du professeur ?
Rancière a récemment explicité sa position concernant l’enseignement de la philosophie, lors du Congrès des 40 ans du Collège international de philosophie (dont il fut directeur de programme) qui va dans ce sens. Ses propos y sont plus spécifiques et stimulants eu égard à la possibilité de l’émancipation. Il rappelle que si l’on devient professeur de philosophie, c’est que l’on a rencontré la philosophie, qui nous a invité à, et permis de, nous y mesurer. Ce désir entre en relation avec l’institution de la philosophie, et sa professionnalisation. Rancière nomme posture philosophique la manière de régler ce rapport. Or la difficulté réside dans le fait que la philosophie cumule la position de pouvoir du maître, du savant et de l’ignorant qui transforme l’émancipation en son contraire, l’abrutissement selon le concept emprunté Jacotot. Car en effet, le maître prétend apprendre plus que le savoir, apprendre à penser à autrui, en l’insérant dans la chaîne du savoir. N’est-ce pas là ce que font les professeur.es de philosophie dans leur classe, opposant ou articulant subtilement savoir et revendication d’ignorance socratique, qui permet d’assigner la finalité du savoir ? Comment alors les professeur.es de philosophie pourraient-ils devenir émancipateurs ?
S’ils ne peuvent émanciper leurs élèves ou étudiant.es, ils peuvent chercher à créer les conditions d’une telle émancipation, d’une telle rencontre qui défasse les liens entre rencontre de la philosophie et préparation d’un examen en se soumettant à ses normes. Rancière propose deux principes pour chercher à sortir de l’abrutissement, et s’émanciper : d’une part, revenir à Jacotot, qui affirmait qu’il faut apprendre quelque chose, et en faire un nouveau point de départ pour soi ; d’autre part, défaire la croyance, pédagogique en quelque sorte, qu’émanciper est une fin dont on connaîtrait les moyens. Ces « moyens » ne sont que des rencontres aléatoires, indéterminables programmatiquement, qu’il s’agit de favoriser et de rendre possibles. Il s’agit donc de proposer des décalages avec un enseignement qui assigne et de ce fait empêche de penser. Il faut prendre le temps de permettre aux élèves de construire d’autres rapport à la recherche intellectuelle, des temps de lecture et d’écriture, de recherche, de pratique de la réflexion.
Le geste de Rancière, dans Le Maître ignorant, a fasciné les professeurs de philosophie qui cherchent à savoir comment ils pourraient effectivement contribuer à une émancipation de leurs élèves. En effet, l’aventure intellectuelle de Jacotot bouscule toute conception de l’éducation et de l’apprentissage, en décrétant l’égalité des intelligences, et le refus de l’explication comme manière d’exercer le pouvoir, qui est l’expérience qu’ont vécue (subie) les professeurs de philosophie, et qu’ils ont appris à reconduire dans leur ministère. L’invitation est d’abord de se déprendre radicalement du postulat d’inégalité, pour postuler l’égalité. Mais la difficulté devient pédagogique : comment traduire pédagogiquement cette injonction à l’égalité des intelligences et à l’inégalité des volontés, cette anti-pédagogie en un sens. D’où le malaise pédagogique qu’a suscité cette proposition.
Mais l’on voit bien que le geste de Rancière conduit à reformuler l’émancipation, qui n’est plus une autonomisation, une libération, mais fondamentalement une égalisation. Proposition surprenante, de prime abord, mais qui consiste à radicaliser le concept vers son pôle égalitaire.
Cela passe sans doute par leur propre libération des normes qu’ils partagent, et inculquent à leurs élèves. Mais pour enseigner la philosophie, faut-il être émancipé, s’être émancipé, ou au contraire tout à fait conformé ?
Une pédagogie émancipatrice ou émancipée ?
On pourrait, à l’instar d’Emmanuel Jardin (2025), proposer de distinguer à la suite de Canguilhem, une normalisation des comportements d’une normativité de la discipline. L’approche est séduisante, car elle montre bien la profonde ambiguïté des normes, et l’impossibilité de s’en passer, ou de construire un horizon émancipé des normes, et définitivement libéré de leur pouvoir. Nicole Grataloup (2020, p. 179-180) propose une distinction similaire en analysant la norme comme « la normativité contre la normalisation ». Elle rappelle avec Canguilhem (1966) : « la vie est en fait une activité normative, au sens plein, normatif est ce qui institue des normes […] L’homme normal est l’homme normatif, l’être capable d’instituer des normes » (p. 77 et 87). Elle complète en citant Yves Clot (2005) : « Il n’y a même de sujet que parce qu’il y a simultanément assujettissement à des normes et subjectivation de ces mêmes normes. […] nous n’avons d’autre choix que celui-là : nous libérer des normes, non pas en les niant, mais par la voie de leur transformation » (p. 57).
Ces deux approches convergentes cherchent à traduire combien le concept de normativité canguilhémien permet de dépasser l’assujettissement aux normes décrit par Foucault dans la société de normes (dans ses dispositifs disciplinaires, de sécurité ou biopolitiques). Mais elles reconduisent une opération normative de distinction des « bonnes » et « mauvaises » normes qui occulte que nous sommes toujours à la fois dans la normalisation et la normativité, qu’il est très difficile, voire impossible, de dépasser les effets de l’assujettissement aux normes. Elles soulèvent ainsi la question de savoir quelle est la norme des normes, et pourquoi restons-nous illusionnés ou assujettis aux mauvaises normes ? Ou encore qu’est-ce qui permet et autorise ceux qui se réclamant de cette conception « émancipée » des normes, de savoir qu’ils et elles ne sont pas eux-mêmes victimes d’illusions d’optique, ou de normes agissant à leur tour, de manière invisible ?
Mais parler de norme en général, c’est encore rester trop vague. Il faut certainement distinguer des normes de la discipline elle-même, normes de la philosophie, de normes de l’enseignement ou du métier, de normes de l’institution, et enfin des normes de la pratique. On peut les préciser ainsi :
- les normes de la discipline : en philosophie il y a des normes, telles la recherche de la vérité, la valeur de la rationalité ;
- les normes du métier (et de la profession) : être professeur implique une position normative sur l’éducation, la formation (l’élévation ou l’émancipation qu’elles sont censées procurer), l’apprentissage et l’effort intellectuel, la croyance en certaines valeurs, comme celle du travail scolaire (« mérite »), des normes intellectuelles, comme l’honnêteté intellectuelle, l’acceptation du pluralisme et du débat d’idée ;
- les normes de l’institution : les normes de l’éducation nationale, qui sont précisées dans les lois, bulletins officiels, les fonctionnements et règlements intérieurs d’établissement, mais aussi l’évaluation continue des performances, le contrôle des présences, des activités et des espaces-temps, celles qui président aux logiques d’examen et de concours, la discipline scolaire (autorité éducative, chahut, cadre et déprise). Ces normes dessinent notamment la dimension impersonnelle du métier que Clot (2008) définit ainsi : « l’impersonnel de la tâche [le travail prescrit] […] est au départ la source principale de l’action à laquelle le novice va emprunter ses raisons d’agir. Mais la découverte des obstacles du réel ne manquera pas de l’exposer au conflit existant entre la prescription impersonnelle qu’il cherche à utiliser et l’éventail des activités personnelles qu’il voit se dérouler autour de lui » (p. 262). ;
- les normes pratiques (Olivier de Sardan, 2021) immanentes à l’exercice d’une activité, émergentes de la pratique (distinctes des normes de la pratique, i.e. qui s’imposent à elles comme règles). Ce sont des manières de faire liées aux techniques pédagogiques et aux enjeux didactiques : la place du cours magistral, la place des élèves dans la construction des apprentissages, le travail individuel ou coopératif, l’instruction, le guidage, l’accompagnement, la place des textes, des images, des films et les modalités d’étude et de formation mises en place. Par exemple fait-on apprendre en faisant écouter ou en faisant faire ? Ou bien quelle place donne-t-on à l’évaluation dans le processus d’apprentissage ? Ces normes peuvent à la fois être individuelles, et être collectives, mais elles se construisent dans la pratique, en se confrontant aux difficultés inhérentes au, ou structurantes du, métier.
C’est dans ce registre des normes pratiques que va pouvoir se jouer la normativité qui va libérer les professeur.es de philosophie, en les autorisant à inventer, expérimenter et stabiliser de nouvelles normes, qu »’ils ou elles pourront ensuite tenter de partager à un niveau plus transpersonnel du métier (Clot, 2008, p. 258-265)
Des écarts aux normes sont ainsi possibles, ils existent chez de nombreux collègues, mais à titre individuel d’une expérience professionnelle qui ne construit ni ne se transmet collectivement, et qui ne sauraient de ce fait constituer la norme du métier. Celui-ci doit engager un travail réflexif de déprise de ses normes implicites qui assujettissent ses professionnel.les, pour construire une distanciation et une réflexivité critique à même d’interroger les évidences qui paraissent naturelles à celles et ceux qui se sont construit.es dans ces normes. Pour ce faire, il devient urgent de construire des observatoires de la pratique enseignante, et des ouvroirs de pratiques potentielles, de repenser les formations des enseignants pour qu’elles deviennent non plus un espace de normalisation, mais des lieux de réflexivité et de normativité critique du et sur le métier, en ayant pour fil directeur comment les professeur.es de philosophie peuvent s‘émanciper pour pouvoir rendre possible une émancipation du plus grand nombre de leurs élèves ?
L’enseignement de la philosophie ne pourra devenir émancipateur que si les professeurs de philosophie s’émancipent des normes qu’ils ont intériorisées, et les mettent au travail collectivement.
Le métier doit pour se faire se doter de GRREPh, Groupes de Réflexion et de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie, ou d’IREPh, Instituts de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie. Certains sont en passe de se créer, il ne leur manque qu’un soutien institutionnel et la capacité à fédérer des questionnements, des énergies pour des recherches, et une revue comme Diotime pourrait y contribuer grandement.
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Pereira, I. (2018) Philosophie critique en éducation. Lambert-Lucas. Didac’Philo
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Pereira, I. et De Cock, L. (2019). Les pédagogies critiques. Agone.
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Rancière, J. (1985). Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. 10/18.
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Rancière, J. (2012). La méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan. Bayard.
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Robert, C. (2011), « Les Voraces, ou comment le bébé s’est noyé dans l’eau du bain » in Manesse Césarini, L. L’enseignement de la philosophie émancipe-t-il ? L’Harmattan, p. 97-103.
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Vollaire, C. (2011) « Contre-nature : enseigner en régime de duplicité » in Manesse Césarini, L. L’enseignement de la philosophie émancipe-t-il ? L’Harmattan, p. 49-64.
Naze, A. (2011). « Victor Cousin à l’école des Cyniques grecs », in Manesse Césarini, L. (2011). L’enseignement de la philosophie émancipe-t-il ? L’Harmattan, p. 35. Le chapitre suivant (Vollaire. C., « Contre-nature : enseigner en régime de duplicité », pp. 49-64) se réfère également à Kant, quoi que de manière plus évasive (p. 49). ↩︎
Balibar, E. (2012). La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009. PUF. Actuel Marx Confrontation. ↩︎
Naze, A. (2011), op.cit., p. 38. ↩︎
Voir par exemple les travaux de Dardot et Laval (2003), L’école n’est pas une entreprise. Le néolibéralisme à l’assaut de l’enseignement public, La découverte ; et Laval, Vergne, Clément et Dreux (2011) La nouvelle école capitaliste, La découverte. ↩︎
Cf. Catherine Robert in Manesse-Césarini (2011), p. 68 par exemple. ↩︎
Bourdieu, P. (1991) « Introduction à la socio-analyse », in Actes de la recherche en sciences sociales, 1991-1, pp. 3-5. On trouve une présentation de la nécessaire réflexivité des sciences sociales qui « doivent se prendre pour objet » dans Sciences de la science et réflexivité, (2001) Raisons d’agir. Le dernier ouvrage de Bourdieu (2004) s’intitule Essai pour une auto-analyse, Raisons d’agir. ↩︎
Le Secteur philosophie du Groupe français d’Éducation nouvelle, fondé en 1990, publie une revue Pratiques philosophiques (13 numéros à ce jour) et a édité l’ouvrage Philosopher, tous capables à la Chronique sociale (2005). On trouvera certaines de ses démarches recensées à la page suivante : https://gfen.asso.fr/pratiques-de-philosophie-2025/ ↩︎
On peut trouver cette intervention en ligne, à l’adresse suivante : https://www.ciph.org/spip.php?article146&var_mode=calcul ↩︎