La pédagogie des opprimés de Paulo Freire propose une approche révolutionnaire de l’éducation visant l’émancipation des opprimés par la conscientisation et l’action transformatrice. Cette méthode, qui articule théorie et pratique au carrefour de différents champs (philosophie, sociologie, anthropologie, art, etc.), engage et inspire une pratique philosophique émancipatrice. Elle repense l’éducation comme un processus de libération en pensant précisément le passage d’une conscience dominée à une conscience libérée. L’objectif est de permettre aux opprimés de devenir acteurs de la transformation du monde, en faisant de l’acte éducatif et philosophique un acte politique. Cette approche a inspiré d’autres pratiques comme le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal et le mouvement Jana Sanskriti en Inde. Une telle méthode repose sur le dialogue, la réflexion critique et l’action concrète pour dépasser les systèmes d’oppression et éclaire, au sein même d’une pratique philosophique, une véritable émancipation, à l’échelle tout à la fois individuelle et collective.
La pédagogie des opprimés de Paulo Freire propose une approche d’une pratique philosophique radicale, en visant l’émancipation des opprimés par une conscientisation et une action transformatrices. Nous souhaitons, à partir des travaux de Paulo Freire, voir comment une pratique philosophique se construit, dans l’articulation spécifique d’une théorie et d’une pratique, au carrefour de différents champs, philosophique, anthropologique, littéraire, artistique, didactique. Au-delà de la pensée de Paulo Freire, ce sera l’occasion de traverser diverses expériences de la pédagogie des opprimés, du théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal à des reprises-transformations indiennes (à travers le mouvement Jana Sanskriti) et européennes. Ce sont ainsi des pratiques et des logiques émancipatrices qui pourront être mises en évidence en lien avec la pratique de la philosophie, ainsi éclairée par les transversalités inhérentes à la pédagogie des opprimés.
L’opposition oppresseurs-oppressés conduit à repenser une pratique philosophique dans un ancrage politique et culturel, à travers lesquels nous étudierons les composantes des médiations engagées, le dialogue, le rapport au monde. Dans le passage que Paulo Freire pose, dans le contexte même des milieux ruraux brésiliens, entre la conscience dominée et la conscience libérée, se joue une révolution en termes d’éducation, un passage d’une éducation-domination à une éducation-libération. Il en va de l’enjeu fondamental d’une pratique philosophique. La conscience devient claire au sujet d’une situation objective. Ni l’éducation ni la conscience ne sont des fins en soi, parce qu’elles peuvent relever de dominations. Il faut donc, pour dépasser cette domination, penser une pratique philosophique comme pratique de la liberté, par le truchement d’actes de connaissance ou d’approches critiques.
Cependant, le recours à une libération de la conscience interroge la relation propre à l’enseignement et à l’apprentissage philosophiques. Le but de l’éducateur est de rechercher avec son interlocuteur les moyens de transformer le monde dans lequel ils vivent. L’évolution ou la révolution de la conscience va de pair avec celle du monde. C’est ainsi que prendre conscience de sa position de sujet devient l’objet d’une pratique philosophique, qui est en même temps un acte politique. Dans ces conditions et à titre d’exemple, la méthode d’alphabétisation se fait méthode de conscientisation, comme en témoigne un apprentissage autour de mots-clés, comme « favela », à partir desquels se produit une discussion autour de la réalité suggérée. Qu’en est-il réellement pour qui souhaite entreprendre un processus de conscientisation ? Comment entendre ce passage ? Quel est ce point à partir duquel la conscience bascule ? Nos investigations se proposeront d’analyser ces médiations, ces points de bascule qui font advenir, au sein d’une pratique philosophique, une prise de conscience, en même temps qu’une déprise par rapport à des systèmes d’oppressions.
Enjeux d’une prise de conscience dialogique dans la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire
Remarques préliminaires. Vers la conscience comme méthode
Le passage à la liberté est difficile. C’est ainsi que Paulo Freire, en Avant-propos de La Pédagogie des opprimés, se fait le témoin d’une peur de la liberté, à travers, par exemple, la crainte que la conscience critique ne soit « anarchique » (Freire, 1983, p. 13). Dans la parole de certains participants (comme celle-ci : « Pourquoi le nier ? J’avais peur de la liberté, mais déjà je n’en ai plus peur »), se lit un passage dont les étapes restent tacites. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment on n’ait plus peur de la liberté, même si on peut exclure rationnellement les craintes de fanatisme et de désintégration ? Quel est ce passage qui permet tout à la fois de reconnaître l’oppression et d’agir en faveur de sa libération ? Comment, d’ailleurs, dans un apprentissage philosophique, produire un discours et un raisonnement philosophique et construire ce passage d’une certitude opprimée à une démarche critique libératrice ?
L’émancipation est, par ailleurs, d’autant plus difficile qu’elle ne se joue pas dans les termes d’une relation, mais dans la relation même qui relie ces termes :
Voici la grande tâche humaniste et historique des opprimés : se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs. Ceux qui oppriment, exploitent et exercent la violence ne peuvent trouver dans l’exercice de leur pouvoir la force de libérer les opprimés et de se libérer eux-mêmes. Seul le pouvoir qui naît de la faiblesse des opprimés sera suffisamment fort pour libérer les deux. (Freire, 1983, p. 21)
Dans ces conditions, l’opprimé devient fondateur d’une relation, en quelque sorte libératrice de ses deux termes. L’oppresseur est un opprimé de la relation d’oppression. L’oppression renvoie, dans ces conditions, à un système de pensée et d’action, dont toute pratique philosophique doit commencer par prendre la mesure.
Ainsi, le passage à une étape de libération suppose que les opprimés ne considèrent plus qu’être, c’est « ressembler à l’oppresseur ». La pédagogie des opprimés correspond à cette apparition d’une « découverte critique » (Freire, 1983, p. 22), à la fois d’une divergence et d’une convergence avec l’oppresseur : divergence, parce qu’il s’agit de ne plus vouloir ressembler à l’oppresseur, convergence parce qu’oppresseurs et oppressés sont en proie à une déshumanisation, parce que l’oppressé, pour s’émanciper, n’a guère d’autre figure que celle de l’oppresseur. La pédagogie des opprimés, en tant que pratique émancipatrice, doit dépasser la contradiction opprimé/oppresseur. Or, les termes de la relation ne peuvent être libérateurs :
Nous ne pouvons oublier que la libération des opprimés est une libération d’hommes et non de « choses ». Ce ne peut être ni une auto-libération – personne ne se libère tout seul – ni une libération de certains hommes réalisée par d’autres. » (Freire, 1983, p. 46)
Sortir de l’oppression, c’est prendre conscience d’une globalité, d’un universel qui peut apparaître à travers des rencontres, des confrontations. C’est en ce sens que le rapport au monde se fait médiation et principe d’une pédagogie des opprimés.
Partant, la prise de conscience de la nécessité de lutter pour leur libération va de pair avec la nécessité pour les opprimés d’y parvenir « comme sujets et non comme objets à cette conviction » (Freire, 1983, p. 46). Le tout n’est donc pas de lutter, mais d’arriver à la lutte dans des conditions adéquates. Se pose alors le problème du passage d’un cercle vicieux de l’oppression à un cercle vertueux de la libération. Paulo Freire cite alors le professeur Alvaro Vieira Pinto :
La méthode est en réalité la forme extérieure et matérialisée en actes qui traduit la propriété fondamentale de la conscience : son intentionnalité. Le propre de la conscience est d’être associée au monde […]. Par suite, la conscience est, dans son essence, un « chemin vers » un quelque chose qui n’est pas elle […]. Par définition la conscience est donc une méthode, au sens le plus général du terme. (Freire, 1983, p. 48)
Dans ce travail avec les opprimés, et dans la convergence d’une méthodologie de la conscience, l’éducation se fait « co-intentionnalité » (Freire, 1983, p. 48), re-création dans une co-création.
C’est dans ces conditions que la pédagogie de Freire peut inspirer une pratique philosophique fondée sur la conscientisation et réflexion critique, consciente des conditions et structures sociales qui la perpétuent.
Prise de conscience et scission de la conscience
On pourrait objecter que l’enseignement philosophique est loin d’une relation d’oppression, mais parce qu’il vise l’émancipation, il paraît nécessaire de chercher dans la pensée de Paulo Freire ce qui peut en détourner. Se pose alors la question d’une éducation « narrative », fondée sur la transmission d’un contenu figé. Il s’agit pour Paulo Freire d’une « vision bancaire » (Freire, 1983, p. 51) de l’éducation, selon laquelle le savoir est donné à ceux qui sont jugés comme ignorants. En lien avec les composantes de la pédagogie des opprimés, le dépassement de la contradiction suppose que chacun des élèves « devienne simultanément éducateur et élève » (Freire, 1983, p. 52). La vision bancaire relève bien ici d’une oppression. Savoir avec les élèves en même temps que ceux-ci sauraient avec l’éducateur : telle serait donc la voie d’une libération, par rapport à ce qu’une conception bancaire apporte de déshumanisation. Le passage à entendre est sans doute celui-ci : être dans le monde/être avec le monde. Faire que des élèves puissent accueillir le monde, s’y adapter est « une pratique qui ne peut intéresser que des oppresseurs » (Freire, 1983, p. 57). Pour se libérer, de manière très paradoxale, il paraît donc nécessaire de déplacer un rapport à des situations.
La prise de conscience est, dans ces conditions, celle d’une conscience de la conscience :
À l’opposé de l’éducation « bancaire », l’éducation conscientisante, répondant à l’essence de la conscience qui est son intentionnalité, refuse les communiqués et donne vie à la communication. Elle s’identifie avec le propre de la conscience qui est toujours d’être conscience de quelque chose, non seulement quand elle s’applique à des objets, mais quand elle revient sur elle-même, dans ce que Jaspers appelle la « scission ». Scission où la conscience est devenue conscience de la conscience » (Freire, 1983, p. 61).
Il se trouve que Paulo Freire cite en note Jaspers, et que la citation même révèle ce qu’une conscience de la conscience peut avoir de dynamique par rapport à une conscience qui ne serait que figée comme réceptacle :
La réflexion de la conscience sur elle-même est aussi évidente et merveilleuse que son intentionnalité. Je me tourne vers moi-même ; je suis à la fois un et double. Je n’existe pas comme existent les choses, mais, dans une scission intérieure, comme mon propre objet, et donc en mouvement intérieur incessant. » (Jaspers, 1969, p. 50)
L’éducation libératrice et conscientisante devient un acte cognitif, lieu de cognition, où l’objet connaissable n’est pas un « but », mais un « intermédiaire » entre des sujets connaissants que sont les éducateurs et les élèves. Pour maintenir la contradiction éducateur/élève, l’éducation bancaire se fait antidialogique tandis que l’éducation conscientisante se fait dialogique.
Dans ces conditions, l’éducateur-élève et l’élève-éducateur se trouvent en présence. L’éducation conscientisante suppose le refus de l’homme abstrait, coupé du monde. En ceci, Paulo Freire rejoint Sartre : « La conscience et le monde sont donnés d’un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est par essence relatif à elle. » (Sartre, 1947, p. 319) et Husserl (Husserl, 1969, pp. 105-106), quand il pose que dans leurs « visions de fond », les hommes commencent à « détacher des aperçus » et à porter sur eux leur réflexion. La compréhension du monde est alors celle d’une réalité en transformation. La démarche critique commence quand les hommes découvrent « de façon critique, comment ils vivent dans le monde avec lequel et dans lequel ils sont. » (Freire, 1983, p. 66). Comment dans une situation d’oppression, peut-on reconnaître une conscience dominée, alors que celle-ci dispose, malgré tout, d’une intentionnalité ? La difficulté vient ici du fait que l’intentionnalité est domestiquée, ce qui justifie l’impossibilité d’une auto-libération. Alors que la conception bancaire envisage les hommes dans leur fixité, la position conscientisante les reconnaît en devenir et ne peut que nourrir une didactique de la philosophie. C’est pourquoi l’éducation se fait dans la praxis, parce que l’être des hommes, pour Paulo Freire, trouve son principe dans le devenir : « Pour être, il faut être en devenir. » (Freire, 1983, p. 67) Une telle éducation peut tout à la fois porter la révolution et l’espérance.
La prise de conscience est bien au centre d’une sortie de l’oppression : « Alors, approfondissant leur prise de conscience de la situation, les hommes se l’« approprient » comme réalité historique qu’ils peuvent transformer. » (Freire, 1983, p. 68) Paulo Freire en déduit que le plus-être devient une finalité, par rapport un plus-avoir égoïste qui est une manière de moins-être. Nous sommes là en présence d’une pratique philosophique, dont la continuité même est éducatrice.
Dialogue et décodage
La parole va de pair avec une praxis. Sans cette dimension action, pose Paulo Freire, elle n’est que bavardage, aliénée et aliénante. Si elle n’est qu’action, elle n’est qu’activisme et manque, par conséquent, la praxis. L’expression, au centre du dialogue, se fait, dans ces conditions, sortie de l’oppression : « Le monde exprimé devient à son tour un problème à résoudre pour les sujets qui l’expriment, et il exige d’eux une expression nouvelle. » (Freire, 1983, p. 72). Le dialogue, entendu non comme lieu de donation mais de création, se fonde sur l’amour, sur l’humilité, sur la confiance, sur l’espérance et fonde l’éducation. La relation éducative est ainsi repensée : « L’éducation authentique […] ne se fait pas de A vers B, ni de A sur B, mais par A avec B, par l’intermédiaire du monde. » (Freire, 1983, p. 78). Il en va, ici, d’un dépassement d’une conception traditionnelle de l’humanisme, fondée sur l’honnête homme et parfois oublieuse des hommes dans leur existence. Paulo Freire renvoie alors à la conception d’un humanisme, telle que la pose l’anthropologue Pierre Furter, qui permet « une prise de conscience de notre humanité totale comme condition et obligation, comme situation et comme projet. ». (Furter, 1966, p. 26-27) La sortie de l’oppression ne peut alors s’effectuer que quand le couple être/plus être va se substituer au couple être/néant, c’est-à-dire quand l’inédit n’est plus menaçant, mais horizon d’une action, quand l’inédit devient possible. Les « sorties » se font alors par le truchement du dépassement des situations-limites. Encore faut-il la capter dans sa totalité. Il y a là un rapprochement entre une pédagogie et « un effort commun de prise de conscience et d’auto-consciencede la réalité » (Freire, 1983, p. 95). . La sortie de l’oppression est alors une émergence. La conscientisation va de pair avec une émergence, à construire d’un point de vue didactique et pédagogique. Cette émergence est alors de l’ordre d’un décodage.
Dans quelles conditions ce décodage s’effectue-t-il ? L’inédit possible doit se transformer en « action à réaliser » et la conscience réelle en « conscience potentielle maximum » (Freire, 1983, p. 105). Le codage peut aller jusqu’à la « saynète » (Freire, 1983, p. 113). C’est dans ce rapport au codé, de réflexion et de dialogue que s’ébauche une pédagogie des opprimés. Un cercle vertueux, qui s’instaure entre dialogue et décodage, donne ici la mesure d’une démarche philosophique émancipatrice.
Théorie de l’action antidialogique et théorie de l’action dialogique. Des constituants de l’oppression aux constituants de la libération.
Entre la praxis révolutionnaire et celle des élites dominatrices, se trouve une opposition qui conduit à poser le dialogue comme condition nécessaire d’une révolution authentique. Il serait, pour Paulo Freire, idéaliste de penser que la réflexion, seule, puisse faire advenir des sujets, sauf à poser que ces personnes-là sont « sujets en espérance ». De fait, l’action antidialogique est liée à la nécessité d’une conquête, qui réifie. Antidialogue et oppression se sécrètent mutuellement. C’est dans ces conditions que « le dialogue devient un trait permanent de l’action libératrice » (Freire, 1983, p. 131) et qu’il a pour vocation de discerner les mythes de l’oppresseur. Par ailleurs, l’oppression suppose la division des opprimés, la manipulation, qui sont autant de manifestations de l’action antidialogique. Sont ainsi dessinés en creux ce que pourront être les constituants mêmes de l’action dialogique : la coopération, l’union, l’organisation. Il en va d’une révolution en termes d’identité :
Le moi antidialogique, dominateur, transforme le toi dominé, conquis, en un simple « ça ». Le moi dialogique, au contraire, sait que c’est précisément le toi qui le constitue. Il sait aussi que ce toi, ce non-moi, se constitue à son tour comme un moi en trouvant en lui un toi. Ainsi le moi et le toi deviennent dans la dialectique de ces relations constituantes, deux toi qui se transforment en deux moi. » (Freire, 1983, p. 161)
Des sujets se rencontrent pour déchiffrer le monde et le transformer. Penser une pratique philosophique émancipatrice ne peut faire de l’économie ni d’une relation pédagogique, au sens littéral du terme, ni des termes de la relation, de ce qu’ils peuvent ou risquent d’advenir.
Dans ces conditions, la démarche d’adhésion est appréhendée par Paulo Freire dans son cheminement même :
L’adhésion véritable est la libre convergence des options. Elle ne peut se produire que dans l’intercommunication entre les hommes, par l’intermédiaire de la réalité concrète. Contrairement à ce qui se passe dans la théorie antidialogique, où la réalité est mythifiée pour perpétuer la domination, dans le cas de la coopération requise par la théorie dialogique, les sujets se tournent vers la réalité comme vers un intermédiaire qui les défie. La réponse aux défis de la réalité devenue problème est déjà l’action que les sujets dialogiques exercent sur elle, pour la transformer. La conscientisation ne s’obtient pas par l’emploi de slogans, mais par l’exercice d’une analyse critique sur la réalité problème. (Freire, 1983, p. 162-163)
Il faut ici préciser que l’oppression divise le moi de l’opprimé, au point de lui faire craindre la liberté et de la faire adhérer à une réalité écrasante. Il en va d’une pensée de la division du temps :
Le moi est divisé entre, d’une part, le passé et le présent qui sont identiques, et, d’autre part, le futur sans espoir qui, au fond, n’existe pas. Le moi ne se voit pas « en devenir » parce qu’il ne peut trouver, dans ce qui s’annonce, l’avenir qu’il devrait construire en union avec les autres. (Freire, 1983, p. 168)
C’est ainsi que la culture du silence se rapproche d’une chosification. Il s’agit de « couper le cordon » avec l’oppression.
La culture philosophique trouve finalement son sens dans un lien entre liberté et autorité :
La source de l’autorité authentique est la liberté qui, à un certain moment, devient autorité. Toute liberté renferme en elle-même la possibilité de devenir, dans des circonstances particulières, et à des niveaux existentiels divers, une autorité. » (Freire, 1983, p. 173)
Une autorité non autoritaire et une liberté sans anarchie – si inspiratrices pour une pratique philosophique émancipatrice – constituent ce moment pédagogique où leaders et peuple font l’apprentissage de l’autorité et de la liberté véritable. L’évidence de Paulo Freire interroge la construction même d’une pensée en philosophie :
[…] de même que l’oppresseur, pour opprimer, a besoin d’une philosophie de l’action opprimante, de même les opprimés, pour se libérer, ont aussi besoin d’une philosophie de leur action. L’oppresseur élabore la philosophie de son action sans le peuple puisque celle-ci est dirigée contre lui. Le peuple, pour sa part, tant qu’il est écrasé et opprimé, et qu’il intériorise l’oppresseur, ne peut bâtir seul la théorie de son action libératrice. C’est seulement dans sa rencontre avec le leader révolutionnaire, dans la communion, dans la praxis solidaire, que cette théorie peut s’élaborer. (Freire, 1983, p. 179).
Comment, néanmoins, commencer à s’émanciper, être dans le jeu tout en étant le jouet et commencer à agir quand on est agi ? C’est manifestement ce point de bascule-là qui intéresse au plus près une pratique philosophique émancipatrice et qui est au centre du théâtre de l’opprimé.
Le théâtre de l’opprimé, ou devenir acteur.
Du théâtre de l’opprimé, ou comment on devient acteur, philosophiquement et politiquement.
Le théâtre de Boal ne peut être, par essence, dans le sillage de Paulo Freire, donneur de leçons :
Alors Virgilio s’est mis en colère : « Je comprends maintenant, vous, les artistes, êtes des menteurs : vous dites qu’il faut verser notre sang, mais vous parlez de notre sang de paysan, pas de votre sang d’artiste ! . (Compagnie NAJE, 2017, p. 6).
Pourtant, l’extériorité théâtrale conduit rapidement Boal à ce devenir acteur, qui se met en place dans cette objection et qui permet le passage d’un théâtre-illusion à un théâtre-représentation :
Et la réponse vient : mettre en scène les histoires racontées par les gens eux-mêmes […] pour qu’ils aient cet outil fabuleux du théâtre qui met cette histoire en représentation devant […] ceux qui la vivent parce qu’ils sont pareils. L’histoire est jouée jusqu’au moment de la crise, ce moment où l’antagoniste doit décider de son action, alors Augusto arrête le spectacle et dit au public : « Voilà, nous n’en savons pas plus que vous, d’après vous, le protagoniste, que doit-il faire pour s’en sortir ?. (Compagnie NAJE, 2017, p. 6).
Le troisième degré d’engagement du théâtre de l’opprimé est de faire jouer par le public des solutions pour qu’il n’ait pas l’impression d’une solution faussée. Trois degrés de vérité sont ici franchis, dans une espèce de révolution copernicienne du théâtre, jusqu’à ce « théâtre-forum », jusqu’au point de rendre à l’opprimé le droit à la scène, pour jouer son idée. Le théâtre, invisible, parce que non présenté sur une scène théâtrale, peut ainsi défendre in situ le droit, à titre d’exemple, pour des personnes défavorisées, de prendre un repas simple dans un restaurant sans payer et de signer l’addition en montrant leurs pièces d’identité. La situation presque réelle, jouée dans un restaurant, permet de s’engager dans une pensée d’émancipation – de manière offensive, mais non violente – au sujet des droits sociaux. La pratique philosophique trouve dans le devenir acteur et, par la même occasion, dans le fait de devenir acteur de sa pensée et de sa situation difficile, comme une problématisation tragique et prometteuse.
Le théâtre-image, qui se passe de l’oralité, consiste à imager une situation d’oppression par la position des corps et en sculptant le corps des autres. Toutefois, le théâtre de l’opprimé ne peut éviter la réflexion introspective et les interdits, incrustés en soi, qui détournent d’une émancipation :
Si l’opprimé qui veut vraiment quelque chose n’arrive pas à faire ce avec quoi il ou elle est profondément d’accord, c’est que l’oppression est intériorisée : c’est que les flics sont entrés à l’intérieur de lui. Ces « flics », ce sont tous les interdits sociaux que des personnes bien ou mal intentionnées ont déposés en nous depuis notre naissance. Augusto va élaborer une technique, « les flics dans la tête », utilisable par toute personne qui voudrait comme cette femme faire quelque chose, mais qui se l’interdit. Avec la collaboration du groupe, car ces flics sont des entités politiques, elle va les mettre en scène, les identifier et construire des outils de lutte contre eux. (Compagnie NAJE, 2017, p. 9).
Des professeurs de philosophie de lycée, dans ce sillage, ont pu ainsi théâtraliser dans l’espace de la classe, le rapport freudien aux pulsions. Toutefois, le jeu des corps, dans le théâtre de Boal, révèle plus qu’il ne les joue, des impossibilités internes et met alors du jeu dans un rapport à soi faussé par une situation d’oppression.
Jusqu’à quel point une pratique philosophique émancipatrice a-t-elle un impact politique, au sens où Patrice Canivez le pose dans Éduquer le citoyen ? Au-delà du théâtre-forum, Augusto Boal envisage un théâtre législatif :
De retour au Brésil en 1985, Augusto Boal continue la lutte politique en se faisant élire à Rio en 1992. C’est alors qu’il invente le théâtre législatif. En tant qu’élu, […] il choisit de nommer comme conseillers des animateurs et animatrices du Théâtre de l’Opprimé : ils et elles travailleront avec les groupes directement concernés (groupes des favelas, groupes de personnes aveugles ou issues de minorités ethniques ou sexuelles, etc.). Là encore, il redonne la main aux opprimés, cette fois pour l’élaboration de textes de lois qu’il proposera ensuite au vote1. (Compagnie NAJE, 2017, p. 9).
C’est dans ces conditions que l’opprimé a paradoxalement ce privilège de pouvoir changer le monde. Un tel théâtre est non-récupérable idéologiquement, parce qu’il est fondamentalement démocratique. Boal a toujours refusé l’idée même de déposer le Théâtre de l’Opprimé : on ne met pas un brevet, expliquait-il, sur ce qui est universel et doit être à la portée de tous. En revanche, il en a formulé le principe, qui le rend non récupérable par aucune idéologie : « […] ce théâtre n’est ni pour l’opprimé·e ni sur l’opprimé·e, c’est le Théâtre de l’Opprimé. » (Compagnie NAJE, 2017, p. 9) Ce théâtre est celui qui permet tout à la fois la pensée et l’action :
Le Théâtre de l’Opprimé est essentiellement le théâtre de la libération : le spectateur ne délègue pas de pouvoir pour qu’on pense ou qu’on joue à sa place. Il se libère et pense par lui-même. Le théâtre, c’est l’action. Dans ce sens, on peut dire qu’au théâtre on répète, on s’essaie à la révolution. (Boal, 1975).
Au-delà des normes et des idéologies, la démarche philosophique émancipatrice est de l’ordre de la tentative et de l’essai.
D’une pratique émancipatrice, fondée sur des rencontres nouvelles du regard et de l’action.
Jana Sanskriti, fondé en 1985 au Bengale-Occidental, s’est battu pour installer dans chaque village une Mukta Mancha, une scène ouverte construite par les villageois et aborde les questions des femmes (patriarchie, exploitation…), les problèmes des villageois (conditions de travail, mauvaises conditions d’accès à l’éducation…), le manque de démocratie (violence politique exercée par les partis, manque d’espaces de discussion et de choix, culture du monologue…). » La question de l’entrée dans un processus d’émancipation a, ici, la simplicité et la complexité d’un pas à faire :
L’aire où ce jeu va se dérouler est un cercle à même le sol délimité par des bambous […]. Le bambou dessine dans l’espace une arme, une hutte, un pont à franchir… Les acteurs assis en cercle redoublent la délimitation d’avec le public, mais en même temps, étant toujours présents, visibles, ils montrent que pour monter sur scène il suffit de se lever et de faire un pas. (Olivetti & Candore, 2013, p. 160).
Un tel pas pourrait renvoyer à ce courage, dont Jankélévitch disait qu’il était dans le commencement. D’ailleurs, l’initiative, en tant que telle, relie la pensée et l’acte et éclaire le ressort même de ce qu’est une pratique philosophique.
La présentation du problème est travaillée corporellement, en raison tant d’une conviction (l’oppression passe aussi par les corps, pas seulement par les mots) que d’une nécessité, eu égard au nombre de langues présentes. Devenir intellectuellement et physiquement acteur ne fait qu’un : « […] le Jana Sanskriti élabore le prolongement de ce concept de « spect’acteurs » en proposant le terme de « spect’activistes » » (Olivetti & Candore, 2013, p. 163) Dans une telle démarche, se joue la défense radicale de l’action contre un ensemble de normes et d’idéologies. Le théâtre-forum s’élabore ainsi contre la société du spectacle, en faisant, pourtant, se rejoindre le spectateur et l’acteur. Le processus théâtral de Jana Sanskriti vise à révéler le potentiel latent de chaque individu, l’aide à surmonter un sentiment d’infériorité imposé et à relever, par exemple, des défis environnementaux. L’émancipation individuelle des acteurs a une réelle vocation politique, en ce qu’elle s’articule ici à une émancipation collective et est de nature à nourrir les enjeux d’une pratique philosophique qui se veut réellement émancipatrice.
Une culture est alors à construire, et nous ne sommes pas ici très éloignés d’un rapport intrinsèque entre culture et révolution, à la manière dont le pensait Antonio Gramsci. En utilisant le théâtre comme langage de réflexion, d’exploration et d’analyse, Jana Sanskriti facilite la production de connaissances et d’actions individuelles et collectives. Il en va d’un impact du « spect-acting » dans la création d’une communauté de citoyens actifs et responsables, renvoyant au rôle crucial du théâtre participatif dans le changement des normes sociales. L’émancipation collective, que la pratique philosophique ne peut pas ne pas penser, va de pair avec ce que Marc Maesschalck appelle la participation à une construction sociale des normes. L’émancipation prend acte, dans le théâtre de l’opprimé, d’un lien devenu intrinsèque entre pouvoir de regarder, de dire, de faire et d’agir, même si les passages des potentialités et des possibilités à des pouvoirs effectifs ne vont pas de soi et restent toujours à construire et à reprendre.
Les reprises et transformations européennes du Théâtre de l’Opprimé ont conservé plusieurs pratiques émancipatrices issues de la méthode d’Augusto Boal. Le théâtre-forum, proche des réalités locales, met en scène des questionnements d’ordre écologique. Ces pratiques permettent alors des formes d’empowerment. Amartya Sen pense, à ce sujet, les capabilities qu’il s’agit d’augmenter, en lien avec des conditions. C’est dans ce rapport entre environnement, conditions et sujet qu’une augmentation, une rencontre entre l’autorité et l’émancipation, apparaît, à certains égards, comme une autorisation, où sont reliées transformations subjectives et transformations collectives. Il en va d’un rapport entre puissances, orientations et initiatives : les protagonistes
expriment en permanence une puissance de pensée et d’action qui s’empare de l’enjeu, qui agit au sein du champ de forces, qui donne orientation et sens aux affrontements et qui produit des initiatives : l’expression de cette puissance n’est que partiellement « rationnelle ». Elle passe largement par les affects et leur possible rationalisation » (Zarifian, 2013 …).
Jusqu’à quel point une pratique philosophique émancipatrice est-elle seulement une affaire de raison ?
De fait, le théâtre de l’opprimé, plus qu’un espace de discussions et d’échanges, est un
espace théâtral où les mots se transmuent en actes de corps, où les paroles ne prétendent pas seulement à la validité, mais surtout à la reconnaissance de celui qui les met « en scène ». […] En ce sens, l’espace scénique du théâtre de l’opprimé n’est pas un espace de discussion, de controverses au sens habermassien du terme : il convoque tout ce que l’espace du théâtre convoque – « l’élément le plus important du théâtre est le corps humain » (Grotowski, 1967 ; Boal, 1997) –, il convoque en réalité « l’assistance » au sens que Peter Brook (1977) donne à ce terme : assemblée « tâchant de vivre chaque moment plus clairement, plus intensément » (Lénel, 2011, p. 102).
Le théâtre émancipe dans l’articulation d’un dire et d’un faire, d’un acte inhérent au dire et d’un acte de corps, au point d’interroger le ressort même d’une pratique philosophique émancipatrice.
La force du théâtre de l’opprimé est de faire vivre un « comme si » et met en scène ce qui fait obstacle dans des efforts d’émancipation, en posant, dans ces conditions, le rêve comme tentative, si utile dans des démarches rencontrant les questions de la culpabilité et de l’irréversibilité :
On peut considérer que le théâtre de l’opprimé permet d’agir comme si nous étions libres : c’est bien cette recherche de la construction collective d’un autre monde. […] il est la tentative d’un rêve, la mise en scène d’alternatives. (Lénel, 2011, p. 102).
Il y a alors dans l’émancipation si inhérente à la pratique philosophique l’instauration d’une démarche réellement politique, fondée sur un jeu entre le particulier et l’universel et visant une démocratisation :
[…] le théâtre de l’opprimé est une préparation à la société civile. Intervention sociale au sens où il ramène à la politique, il « re-politise » en mettant au cœur de son travail la question de l’universalisation du particulier. En réalité, bien au-delà d’une tradition d’éducation populaire française, il renoue avec une conception de la société civile qui, de Hegel à Habermas en passant par Tocqueville, tente la démocratisation de la société.(Lénel, 2011, p. 103).
L’acte citoyen, engagé par le théâtre de l’opprimé, se fait ainsi conscient de lui-même et de ses conditions d’inscription et se réapproprie, au sein d’une pratique philosophique, le couple conditions/situations.
L’importance, chez Freire, de la praxis engage une pratique philosophique comme moyen de transformation de soi et du monde. Il en va d’une pratique philosophique émancipatrice visant à éclairer les libertés, les identités et les pouvoirs d’agir et s’inscrivant dans une approche à la fois interdisciplinaire et transdisciplinaire. Un nouveau rapport entre concepts, actes et situations est alors mis en évidence. Ces approches liées à la pédagogie des opprimés permettent de repenser une pratique philosophique, bien au-delà d’une discipline académique, comme une pratique vivante et engagée dans la transformation sociale, mais aussi nécessaire pour résister à des formes toujours nouvelles de domination. Il en va d’une conscience renouvelée et toujours alerte de nos dépendances.
Œuvres de Freire et Boal
- Boal, A. (1996). Le Théâtre de l’opprimé. La Découverte.
- Freire, P. (1967). L’éducation : pratique de la liberté. Éditions du Cerf.
- Freire, P. (1983). Pédagogie des opprimés (M.-A. Petit, Trad.). Paris : François Maspero
- Freire, P. (2006). Pédagogie de l’autonomie. Érès.
Études sur la pédagogie de Freire
- Furter, P. (1966). Educaçao e vida. Editora Vozes.
- Garibay, F., & Séguier, M. (2009). Pratiques émancipatrices : Actualités de Paulo Freire. Syllepse.
- Gerhardt, H.-P. (1993). Paulo Freire. Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, 23(3-4).
- McLaren, P. (2000). Che Guevara, Paulo Freire, and the Pedagogy of Revolution. Rowman & Littlefield.
Théâtre de l’opprimé et ses adaptations
- Boal, A. (2004). Jeux pour acteurs et non-acteurs. La Découverte.
- Boal, A. (1975). Hors institution. Travail théâtral, 21.
- Chatelain, M. (2010). Théâtre de l’opprimé : Pratiques du Théâtre de l’opprimé. La Découverte.
- Compagnie NAJE. (2017). Augusto Boal et le Théâtre de l’Opprimé [PDF]. Compagnie NAJE. https://www.compagnie-naje.fr/wp-content/uploads/2017/11/Augusto-Boal-et-le-Théâtre-de-lOpprimé.pdf
- Ganguly, S. (2010). Jana Sanskriti: Forum Theatre and Democracy in India. Routledge.
- Lénel, P. (2011). Théâtre de l’opprimé et intervention sociale. Aux sources de l’éducation populaire ? Agora débats/jeunesses, 58(2), 89-104. https://doi.org/10.3917/agora.058.0089
- Olivetti, A. et Candore, M. (2013). Muktadhara. Chimères, 80(2), 156-163. https://doi.org/10.3917/chime.080.0156
Études comparatives et transversales
- Bala, S., & Albacan, A. I. (2013). Workshopping the Revolution? On the Phenomenon of Joker Training in the Theatre of the Oppressed. Research in Drama Education, 18(4).
- Coudray, S. (2017). Le théâtre de l’opprimé. L’Harmattan.
- Fritz, B. (2012). InExActArt - The Autopoietic Theatre of Augusto Boal. Ibidem Press.
Perspectives critiques et applications contemporaines
- Baraúna, T. & Motos, M. (2009). De Freire a Boal. Ñaque Editora.
- Hooks, b. (1994). Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom. Routledge.
- Mayo, P. (1999). Gramsci, Freire and Adult Education: Possibilities for Transformative Action. Zed Books.
Autres références
- Jaspers, K. (1969). Philosophy (Vol. 1). University of Chicago Press.Sartre, J.-P. (1947). L’homme et les choses. Dans Situations I. Gallimard.
- Husserl, E. (1969). Ideas: General introduction to pure phenomenology (3rd printing). Collier Books.
- Zarifian, P. (2013). Rapport social de service, client et valeur. La nouvelle revue du travail, (2). https://doi.org/10.4000/nrt.737