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Le racisme comme raisonnabilité : la « communauté de recherche fermée »

Dans cet article, je soutiens que la notion de « raisonnabilité », qui est - pour beaucoup - au cœur de l’approche de la philosophie pour enfants mais aussi de l’éducation à la citoyenneté démocratique en général, s’inscrit dans une épistémologie de l’« ignorance blanche » (Mills, 2007). Elle fonctionne ainsi de telle manière qu’il est peu probable qu’elle dépasse les limites de l’ignorance blanche afin de la considérer de l’extérieur. En m’appuyant sur des travaux universitaires en études juridiques critiques et en épistémologie sociale, je souligne comment les notions de raisonnabilité incluent souvent le consensus, le « sens commun racialisé » (Shotwell, 2011) et le point de vue « typique ». En outre, la promotion de dispositions particulières au nom du « caractère raisonnable » favorise à la fois la stabilité et limite la manière dont on peut penser autrement. Ainsi, les pratiques de la philosophie pour enfants qui ne parviennent pas à historiciser, examiner et remettre en question les visions dominantes de la raisonnabilité tendent à construire une « communauté de recherche fermée » (Gated community of inquiry).

NB : cet article a été originellement publié en anglais dans la revue Ethics and Education, en 2018 (voir : Chetty, 2018) et est ici publié dans une version traduite, avec l’accord de son auteur, par Johanna Hawken. DOI : 10.1080/17449642.2018.1430933

Dans son article publié en 2018, Zara Bain note que

l’éducation à la justice sociale nécessite des méthodes pédagogiques socialement justes dans la mesure où nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir que notre pédagogie lutte activement contre la reproduction des systèmes épistémologiques qui favorisent l’ignorance comme voie vers l’injustice raciale. (Bain 2018)

Dans cet article, je soutiens que la notion de « raisonnabilité », qui est pour beaucoup au cœur de l’approche de la philosophie pour enfants et adolescent.e.s (PPEA) en particulier et de l’éducation à la citoyenneté démocratique en général, est constituée au sein de l’épistémologie de l’ « ignorance blanche » (Mills 2007). Alors, elle fonctionnerait de telle sorte qu’elle n’est probablement pas capable de dépasser les limites de l’ignorance blanche afin de la percevoir de l’extérieur. Ainsi, les pratiques de la philosophie pour enfants qui ne parviennent pas à historiciser, examiner et remettre en question les notions dominantes de raisonnabilité établissent une communauté d’enquête épistémiquement « fermée ».

Plus précisément, je soutiendrai que si le racisme est souvent considéré comme l’apanage d’individus déraisonnables, et relèverait ainsi d’une compréhension du monde inspirée par Charles Mills qui, dans The Racial Contract, nous montre que la raisonnabilité peut être conçue à la fois comme structurée par l’« ignorance blanche » produite par le « contrat racial » et comme un outil permettant de maintenir l’« ignorance blanche » en rendant « déraisonnables » les actions visant à perturber et à démanteler la suprématie blanche, tout en se présentant comme une norme conceptuelle et philosophique qui se situe « en dehors de l’idéologie ».

Pour commencer, je vais d’abord présenter brièvement la notion de « raisonnabilité » telle qu’elle est abordée dans les travaux universitaires portant sur la PPEA, avant de me tourner vers les études juridiques et critiques et l’épistémologie sociale. J’explorerai ensuite la manière dont certaines des hypothèses reflétées dans ces débats trouvent un écho dans la pratique de la communauté de recherche philosophique (CRP), en tant qu’exemple d’un courant pédagogique, la PPEA, qui s’engage explicitement à utiliser la philosophie pour promouvoir les valeurs associées à la vie au sein des sociétés démocratiques et pluralistes.

Le caractère raisonnable en tant qu’objectif éducatif

Je souhaite situer cette discussion dans le cadre d’un large consensus dans la philosophie de l’éducation, les théories et les politiques éducatives, selon lequel la notion de « raisonnabilité » est considérée comme un objectif et une valeur éducatifs importants. Cela apparaît parfois dans le cadre d’une défense de la nécessité pour les écoles dans les sociétés libérales de cultiver les vertus civiques (voir par exemple : Callan, 1997), dans la perspective de défense de l’importance de la pensée critique, ou comme un élément fondamental de l’éducation démocratique. Dans cet article, je me concentrerai sur la manière dont la « raison » a été développée et défendue par des chercheur.se.s qui défendent la valeur de l’enseignement de la philosophie à l’école dans le cadre de la tradition de la « philosophie pour enfants et adolescents » (PPEA) comme exemple de pratique éducative engagée en faveur, d’une part, de la valeur de la démocratie et, d’autre part, du rôle de la philosophie pour nourrir et maintenir les institutions et les valeurs démocratiques. Si cet article devrait, je l’espère, intéresser particulièrement les praticien.ne.s et les chercheur.se.s en philosophie pour enfants, il devrait également intriguer celles et ceux qui réfléchissent à l’éducation à la démocratie.

Dans certains de mes travaux antérieurs, je me suis concentré sur les questions liées au choix des ressources dans la pratique de la PPEA, en particulier avec de jeunes enfants. (Voir Chetty, 2014) J’y ai montré que la popularité de certains livres parmi les praticien.ne.s de la PPEA comme sources utiles pour mener une réflexion philosophique sur le racisme donnait paradoxalement du poids à l’hypothèse selon laquelle la communauté de recherche idéalisée – un espace véritablement égalitaire, où le cheminement de la réflexion n’est pas bloqué et où toutes les hypothèses sont examinées – fonctionnerait en réalité, parfois, comme une « communauté de recherche fermée ». Je me suis appuyé sur des travaux étudiant les communautés fermées (Gated Communities) pour explorer comment cette métaphore spatiale peut être un moyen fructueux de réfléchir à la manière dont la race et le racisme sont traités dans les pratiques éducatives telles que la PPEA, où, comme l’écrivent Joanna Haynes et Karin Murris, « la race et le racisme apparaissent souvent comme des zones problématiques « interdites ». (Haynes et Murris 2011, p. 296). Comme le soulignent Atkinson et Flint, dans les communautés fermées, les préoccupations relatives à la sécurité permettent de « maintenir une distance sociale » (Atkinson et Flint 2004, p. 875). Dans un tel climat social, ce qui est inconnu est considéré comme suspicieux et comme un intrus potentiel dont la présence est illégitime. Ainsi, la communauté fermée peut, selon eux, être considérée comme un « refuge cognitif ».

Outre les supports choisis comme points de départ à la réflexion philosophique, j’ai également exploré dans d’autres écrits (voir Chetty et Suissa, 2016) la façon dont un sentiment de malaise, éprouvé notamment chez les praticien.ne.s PPEA racialisé.e.s comme blanc.he.s, peut contribuer à marginaliser la réflexion philosophique sur le racisme, voire à la faire sortir des frontières intellectuelles de la communauté de recherche.

Dans ce qui suit, je m’appuie sur certains de ces travaux antérieurs, mais aussi sur les travaux de théoricien.ne.s travaillant dans le domaine de la philosophie critique de la race et de l’éducation à la justice sociale (voir par exemple Leonardo 2009, DiAngelo 2011, Boler et Zembylas 2003, Applebaum, 2010). L’enjeu est d’explorer la manière dont la raison elle-même est constituée et comprise et comment cela peut limiter les possibilités de discuter et d’aborder les concepts de race et de racisme dans les pratiques éducatives qui perçoivent la pensée philosophique comme essentielle à l’éducation, et en particulier à l’éducation à la démocratie.

Il est de plus en plus difficile de parler de « philosophie pour enfants et adolescents » (PPEA) comme d’un ensemble uniforme de principes et de pratiques. En 2011, dans leur éditorial d’un numéro spécial du Journal of Philosophy of Education intitulé « Philosophy for Children in Transition », Nancy Vansieleghem et David Kennedy explorent les divers développements au sein du vaste domaine de la philosophie pour et avec les enfants « après Lipman », en soulignant que ces multiples points de vue ont des implications importantes « en tant que discours, méthodologie, entreprise philosophique et forme de production biopolitique » (Vansieleghem et Kennedy 2011, pp. 179-180). Si les romans philosophiques écrits par Matthew Lipman sont encore largement utilisés dans de nombreux pays, ils sont rarement, voire jamais, utilisés dans d’autres ; ce sont plutôt les albums illustrés, les récits de mythes, les films, la poésie et d’autres œuvres d’art qui servent de point de départ à la recherche philosophique. La mesure dans laquelle les enseignants travaillent à partir des questions créées par les élèves varie : certains défenseurs de la PPEA considèrent cela comme essentiel à leur pratique, alors que d’autres suggèrent que fournir aux élèves une question philosophique peut être une approche plus productive sur le plan philosophique, du moins dans les premières étapes de la construction d’une « communauté de recherche »1. Le programme original de PPEA de Lipman était clairement redevable à John Dewey et aux pragmatistes américains. Les chercheurs qui se sont intéressés par la suite à la PPEA se sont inspirés non seulement des philosophes analytiques et continentaux mais aussi d’un éventail croissant de perspectives théoriques. Même si certains chercheur.se.s en PPEA accordent moins d’attention à la « raisonnabilité » dans leurs travaux, celle-ci reste importante dans les recherches actuelles sur la PPEA et fait, par exemple, l’objet de trois chapitres du récent ouvrage International Handbook of Philosophy for Children (2017).

Comme mentionné précédemment, Matthew Lipman, qui a commencé ses travaux sur le programme original Philosophy for Children à la fin des années 1960, percevait un lien très étroit entre la raisonnabilité, la pensée critique, l’éducation à la citoyenneté et la démocratie, et affirmait que « la pensée critique améliore la raisonnabilité et la démocratie a besoin de citoyens raisonnables, donc la pensée critique est un moyen nécessaire si notre objectif est une société démocratique » (Lipman 1991, p. 244). Dans une formulation légèrement différente, et encore plus forte, il déclare : « Je pars du principe que dans une société démocratique, la culture de la raisonnabilité est une valeur suprême. Le but de l’éducation devrait donc être le développement d’individus raisonnables. » (Lipman 1991, p. 64).

Tim Sprod et Michael Pritchard ajoutent tous deux l’éducation morale à la liste des objectifs éducatifs pour lesquels la « raisonnabilité » est centrale. Dans son ouvrage très influent intitulé Reasonable Children: Moral Education and Moral Learning, Pritchard affirme que la raisonnabilité est souhaitable sur le plan éducatif, même si elle « est rare, même chez les adultes » et « n’est pas un concept tout ou rien » (Pritchard, 1996, p.ix). Comme le note Sprod, malgré le titre de son ouvrage, Pritchard évite de donner une définition de la « raisonnabilité », préférant proposer ce qu’il appelle une « délimitation approximative » (Sprod 2001, p. 13). Cette décision de Pritchard est loin d’être atypique au sein des travaux en PPEA, ce qui a conduit Renia Gasparatou à conclure que « l’idéal de raisonnabilité semble fournir un terrain d’entente, mais la manière dont les théoricien.ne.s de la PPEA caractérisent la raisonnabilité peut être assez vague… » (Gasparatou 2017, p.105). Un concept à la fois si important et si nébuleux mérite donc une attention particulière.

Splitter et Sharp conçoivent la raisonnabilité comme un aspect de la rationalité, mais affirment que la première dépasse la seconde. « En tant qu’idéal éducatif, la raisonnabilité va au-delà de la rationalité, qui est trop souvent rigide, exclusivement déductive, anhistorique et non créative » (Splitter et Sharp 1995, p. 6). Contrairement à la rationalité, la « raisonnabilité » est pensée par Lipman comme étant composée à la fois d’une pensée critique et créative, et les « deux piliers de la pensée critique sont le raisonnement et le jugement » (Lipman 1991, p. 65).

L’idée que la « raisonnabilité », contrairement à la rationalité, ne serait pas anhistorique, est tout à fait conforme à certaines des réflexions de Lipman, bien que cela semble parfois vague. Par exemple, Lipman écrit que « [la] raisonnabilité n’exclut certainement pas la culture générale, mais ne définit pas non plus cette culture dans un lien avec certains contenus particuliers » (Lipman 1991, p. 65), tout en notant - de manière quelque peu ambiguë - que « [n]ous évoluons rapidement vers un monde multiculturel ». Lipman ne précise pas ce qu’il entend par là, ni d’ailleurs l’histoire qui aurait pu nous amener à concevoir notre monde comme monoculturel. Ailleurs, Lipman reconnaît les critiques formulées à l’encontre de son objectif souhaité pour l’éducation, qui est de former des « individus raisonnables, judicieux et créatifs », c’est-à-dire de « mettre l’accent sur la méthode au détriment du contenu », mais il considère ces critiques comme erronées. Il affirme plutôt que

il n’est pas rare de trouver des personnes cultivées mais qui raisonnent mal et manquent de jugement. Mais je ne peux imaginer qu’une personne puisse être raisonnable sans acquérir le niveau de connaissances qu’une personne raisonnable devrait avoir. Si le manque de connaissances est un manque de jugement, alors c’est certainement quelque chose qu’une personne judicieuse s’efforcera d’éviter. (Lipman 1991, p. 92)

Lipman semble envisager qu’un enfant ayant reçu une éducation visant à cultiver la raisonnabilité s’efforcera d’éviter de manquer des connaissances nécessaires. Étant donné que cette citation apparaît dans une section où Lipman soutient que les écoles devraient donner la priorité à la culture de la pensée de haut niveau, on ne sait pas exactement quelles sont les connaissances que Lipman souhaite faire figurer dans le programme scolaire. Ce flou peut expliquer en partie pourquoi les travaux universitaires ultérieurs sur la PPEA n’ont pas eu tendance à explorer la relation entre les connaissances, le programme scolaire et la raison, alors même que Lipman inclut les connaissances comme élément de la raison. Dans cette relation entre savoir, cursus et raison, ce qui m’intéresse est la façon dont les espaces pédagogiques conçus comme des communautés de recherche peuvent refléter et reproduire le type de « connaissances » qui peuvent être mieux comprises comme une forme d’ignorance et qui, comme le soutient Charles Mills, remplissent une fonction idéologique. Comme le montre l’analyse de Mills sur la suprématie blanche en tant que système politique racialisé de domination, le maintien de ce système implique un contrat épistémologique qui établit des « normes et procédures » pour déterminer ce qui compte comme « connaissance morale et factuelle du monde » (voir Mills, 1997, p. 17 ; Bain, dans ce numéro).

La distinction entre raisonnabilité et rationalité mérite peut-être également une attention plus approfondie. Terri Field, dans un article qui se montre prudemment optimiste quant au potentiel de la PPEA, se demande si la défense de la raison par la philosophie pour enfants permettra aux voix qui ont été exclues de la sphère de la raison de se faire entendre, ou si le projet de PPEA de Lipman, influencé par le pragmatisme américain, est susceptible d’être la cible de certaines des critiques formulées par les philosophes féministes à l’égard de la raison (Field 1995).

En effet, si Lipman et d’autres ont fait valoir que la raison est complexe et multidimensionnelle, le flou qui entoure la notion de raison augmente le risque qu’elle soit réduite à une simple question de procédure. Par exemple, le manuel SAPERE aborde la complexité de la raison en conseillant aux enseignants qui travaillent avec des élèves « … de réfléchir à la notion même de raisonnabilité et à ce qui constitue un bon raisonnement ». (SAPERE 2010, p. 23). Mais le manuel ne donne pas aux enseignants d’indication claire sur ce que l’on entend par raisonnabilité. En même temps, il offre quelques suggestions/lignes directrices pour établir des règles de base pour développer une communauté de recherche. Il s’agit notamment d’« encourager un langage corporel positif, comme le contact visuel et le sourire » et d’envisager le recours à des « temps morts » ou à des « temps de réflexion supplémentaires » si « quelqu’un enfreint les règles ». Compte tenu de l’objectif pédagogique qui consiste à cultiver le sens commun à travers la communauté de recherche, ces règles et sanctions peuvent vraisemblablement être considérées comme raisonnables et susceptibles de favoriser le sens commun.

La nature sociale de la raisonnabilité

Tout en reconnaissant que la littérature traite de la «raisonnabilité » comme d’un concept à plusieurs niveaux, mes vingt-cinq années d’expérience dans le domaine de la philosophie pour enfants en tant que stagiaire, praticien et formateur m’ont amené à croire que les deux dimensions de la raisonnabilité les plus répandus dans la pratique et les études de la PPEA au Royaume-Uni et probablement au-delà sont les suivants : 1) la raisonnabilité se constitue et se comprend à travers une enquête dialogique au sein d’une communauté de recherche qui est 2) régie par des règles de base imposées ou négociées qui se veulent raisonnables et favorisent la raisonnabilité.

Le rôle du dialogue philosophique ou de « l’expérience d’essayer de raisonner ensemble, en tant que communauté » (Lipman 1992, p. 21) dans le développement de la raisonnabilité est un thème récurrent dans la littérature sur la PPEA, Splitter et Sharp considérant le caractère raisonnable comme « principalement une disposition sociale ». (Splitter et Sharp 1995, p. 6). Plus récemment, Caralho et Medonça ont exprimé cette idée en termes très forts en affirmant qu’« il n’est pas possible d’éduquer à la raison sans éduquer les personnes à penser (et à ressentir et à agir) par elles-mêmes à travers une expérience éthique du dialogue avec les autres » (Carvalho et Mendonça 2017, p. 128).

Avant d’examiner la façon dont les discussions entre enfants dans une salle de classe peuvent favoriser la raisonnabilité, Pritchard examine brièvement comment certains comités peuvent être de bons exemples de raisonnabilité, comment la délibération en groupe peut éclairer les politiques sociales, et comment les comités peuvent s’assurer qu’ils formulent des recommandations raisonnables. Bon nombre de ses suggestions ont trait à l’ouverture aux raisons, à la volonté de faire des compromis sans compromettre son intégrité personnelle et aux dispositions propices au dialogue. Cependant, il reconnaît également que « [l]'on peut s’attendre à ce que la représentativité des membres contribue au caractère raisonnable des recommandations d’un comité » (Pritchard 1996, p. 11). Cette prise en compte de qui est (et n’est pas) présent dans un cadre délibératif, et de la mesure dans laquelle cela peut affecter la constitution du caractère raisonnable, est un autre domaine de la recherche sur la PPEA qui, selon moi, n’a pas reçu suffisamment d’attention. En effet, dans le cas du dialogue délibératif en classe, nous sommes confrontés à un défi concernant la question de la représentativité. En raison de l’héritage de la ségrégation dans le logement, que ce soit par le biais de lois raciales (aux États-Unis ou en Afrique du Sud, par exemple) ou par les prix de l’immobilier, il est rare de trouver une salle de classe où les élèves sont représentatifs de l’ensemble de la nation dans laquelle ils se trouvent en termes de race et de classe sociale. Il est plus probable que les élèves soient représentatifs de leur localité immédiate (malgré l’existence d’écoles privées et/ou confessionnelles) et il est permis de se demander si cette population locale a été elle-même façonnée par des circonstances raisonnables. Étant donné que le dialogue délibératif est considéré par les spécialistes de la PPEA comme un outil jouant un rôle central dans le développement du sens commun chez les enfants, la question de la représentativité et des conditions non idéales qui l’entravent est importante afin d’examiner l’impact négatif que cela peut avoir sur les opinions et les témoignages auxquels les élèves seront confrontés dans la communauté de recherche.

On ne peut pas dire qu’une classe représentative sur le plan racial soit la norme au Royaume-Uni (pays où je vis et enseigne), aux États-Unis (où le PPEA a vu le jour) ou en Afrique du Sud (où j’ai des liens familiaux et où le PPEA se développe de plus en plus). Ce n’est pas non plus la norme lors des conférences et colloques dédiés à la PPEA. Ainsi, lors de la dernière conférence ICPIC, l’un des principaux intervenants a fait remarquer, non sans une certaine inexactitude, qu’aucune personne noire n’était présente. Si le principe de représentativité est important pour construire une délibération raisonnable, les éducateurs confrontés à des classes et à des espaces éducatifs non représentatifs doivent vraisemblablement prendre des mesures actives pour intégrer les points de vue qui sont insuffisamment représentées, en particulier lorsque leur sous-représentation peut être liée à l’oppression et à la marginalisation historiques.

Le rôle de l’enseignant dans la communauté de recherche est décrit par Maughn Gregory - successeur de Lipman à l’Institut pour l’avancement de la philosophie pour enfants (IAPC) - comme consistant à « renforcer l’équité et la raisonnabilité de la discussion ». (Gregory 2005, p. 2). Ce n’est pas une tâche facile. Si la question de savoir quelle notion de raisonnabilité les enseignants sont le plus susceptibles d’utiliser est une question empirique qui dépasse le cadre du présent document, elle mérite néanmoins d’être étudiée,notamment parce que, comme l’ont souligné Lipman, Sharp et Oscanyan, « c’est l’enseignant qui doit juger si un récit personnel particulier doit être valorisé ou rejeté » (1980, p. 92). D’après mon expérience auprès d’ enseignants, ceux-ci s’inspirent souvent de l’usage quotidien du terme « raisonnabilité », qui reflète souvent la manière dont il est utilisé dans les politiques et le droit. C’est pourquoi, dans la section suivante, je me concentrerai sur la discussion de la raisonnabilité et de la race dans les études juridiques critiques.

La raisonnabilité et le droit

Dans Reasonableness, Racism and The Articulation of Bias, une étude sur l’utilisation de la raisonnabilité en droit pénal, Nicola Y. Wright utilise le terme d’« homme raisonnable » pour désigner « l’anthropomorphisme de l’attachement de la loi à la « raisonnabilité et à la rationalité », ainsi que sa prétention à la « neutralité » et à l’« objectivité » (Wright 1996, p.2). Afin de vérifier si une personne a agi comme une personne raisonnable, il est courant depuis un certain temps dans les tribunaux britanniques de se référer à « l’homme dans le Clapham Omnibus ». Cette expression remonte à une époque où Clapham était considéré comme faisant partie de la banlieue de Londres. L’homme en question est considéré comme raisonnablement intelligent et instruit. Jody Armour, quant à lui, cible une utilisation comparable de la personnification dans le droit américain, sous la forme de « l’homme prudent ordinaire », de « l’homme moyen », de « l’homme de la rue » et de « l’homme qui lit des magazines chez lui et qui, le soir, tond sa pelouse en chemise ». (Armour 1997, p. 22). Le dernier de ces trois exemples est sans doute le plus explicite, tout comme le banlieusard victorien qui se rendait à Londres, il désigne une personne à laquelle on peut attribuer un genre, une classe sociale et une origine ethnique. Dans Negrophobia and Reasonable Racism, Armour analyse des affaires judiciaires dans lesquelles les avocats représentant des accusés blancs qui ont tiré sur une personne noire affirment qu’ils l’ont fait par crainte raisonnable d’être attaqués et, ce faisant, « exploitent les craintes raciales des jurés en affirmant la raisonnabilité de leur crainte des agresseurs présumés qui sont noirs » (Armour 1997, p.4 ). Armour conclut : « Il est certain que le critère de raisonnabilité, dans sa formulation classique (par exemple, « l’homme moyen »), privilégie le point de vue de la majorité ». Il formule l’idée du « raciste raisonnable ». Il entend par là une personne qui a des convictions racistes mais qui les estime excusables dans la mesure où celles-ci peuvent être considérées comme typiques, majoritaires et que « la responsabilité est réservée aux (statistiquement) déviants » (Kelman 1991 cité dans Armour 1997, p. 19). Armour résume ainsi son argument :

La définition juridique de la raisonnabilité est particulièrement insidieuse en ce qu’elle prend ce qui est simplement typique et contingent et le présente comme une vérité et une moralité objectivement interprétées. Par exemple, selon l’usage juridique, la norme « objective » de raisonnabilité englobe les croyances et les attitudes partagées par la plupart des gens. (Armour 1997, p. 26)

Armour soutient que le rôle des tribunaux est souvent considéré comme étant d’observer plutôt que de définir les attributs de l’homme raisonnable. Bien que nous ayons déjà vu que la philosophie pour enfants préconise une conception plus nuancée et « multicouche » de la raisonnabilité que celle de « l’homme raisonnable », il reste utile pour les éducateur.ice.s d’identifier les éléments de la pratique qui pourraient implicitement fonctionner avec cette conception de la raisonnabilité. L’un des arguments implicites couramment utilisés dans les études sur la PPEA est que pour lutter contre le racisme persistant, il est nécessaire de cultiver la raison. Cependant, je suggère que la raison telle qu’elle est communément comprise en droit peut non seulement être façonnée par un passé raciste, mais aussi contribuer à perpétuer un présent raciste.

Le sens commun racialisé

Cette perspective critique sur l’association entre la notion de raisonnabilité, la revendication de neutralité et le point de vue de la majorité suggère l’importance pédagogique, lorsqu’il s’agit de cultiver une délibération dialogique véritablement démocratique, de ne pas se limiter à la question de savoir qui est présent dans la communauté d’enquête, mais de s’intéresser également aux relations de domination sous-jacentes et à leurs racines historiques sous-jacentes. En effet, même si nous trouvions une classe dont la composition est représentative de la nation dans laquelle elle vit (en laissant de côté pour l’instant la question de savoir pourquoi les frontières historiquement contingentes et souvent déraisonnables de la nation devraient être notre critère), nous nous trouverions toujours dans une situation dont la constitution représentative peut masquer les relations de domination qui caractérisent la société en question. En ce sens, une telle classe peut être considérée comme une situation non idéale, dans laquelle le point de départ éducatif avoué de raison et de neutralité joue un rôle analogue à celui de la théorie idéale dans la critique que fait Mills de la théorie libérale, quand il écrit : « Il est évident qu’un tel point de départ handicape considérablement toute épistémologie sociale réaliste, car en effet il renverse complètement la situation. Le sexisme et le racisme, le patriarcat et la suprématie blanche n’ont pas été l’exception, mais la norme. » (Mills 2007, p. 17).

On pourrait objecter ici que dans le contexte de la PPEA, compte tenu de son intérêt pour les relations entre les « raisonneurs », l’idée que les perspectives majoritaires seront privilégiées dans les enquêtes philosophiques est exagérée. Il est important de noter que si certaines perspectives peuvent être majoritaires dans une communauté de recherche, l’accent mis sur la raison dans la PPEA peut permettre à une perspective minoritaire d’être entendue, prise en considération et jugée convaincante par une majorité – si elle est jugée comme étant la perspective la plus raisonnable. Cependant, Meira Levinson nous invite à être prudent.e face à ce principe et observe que dans les classes multiraciales, « les différences d’opinion et les priorités reflètent en partie les différences d’expérience de vie qui conduisent les membres de différents groupes raciaux/ethniques à « lire » le monde de différentes manières. Le problème, cependant, est que cela conduit souvent les membres du groupe majoritaire à juger les perspectives minoritaires comme étant totalement irrationnelles, voire déraisonnables. » (Levinson 2012, pp.75-76)

En outre, comme le révèle l’analyse de l’ignorance des Blancs, la notion dominante de raisonnabilité peut impliquer non seulement un modèle cognitif ou un ensemble de normes procédurales, mais aussi un ensemble de comportements acceptés. Ainsi, une norme de raisonnabilité pourrait servir à limiter la mesure dans laquelle une personne issue, par exemple, d’une minorité raciale peut argumenter, contester et être en désaccord avec ce qui est considéré comme « raisonnable » en matière de racisme. Pour approfondir la manière dont ces processus peuvent se dérouler dans des situations pédagogiques concrètes, il est utile d’examiner ce qu’Alexis Shotwell appelle le « sens commun racialisé » (Shotwell 2011). Comme l’explique Shotwell, dans un passage qui évoque clairement la notion de « ignorance blanche »,

Le sens commun se forme au point d’équilibre entre ce que nous voulons savoir, ce que nous ne pouvons pas savoir dans les conditions actuelles, ce que nous refusons de savoir et ce que nous devrions transformer en nous-mêmes pour savoir. Lorsque nous avons des connaissances issues du sens commun, nous semblons savoir quelque chose, souvent même dans le sens fort du terme « savoir », mais ces connaissances sont souvent le produit et le résultat de mondes sociaux inéquitables. En tant que norme, une épistémologie de l’ignorance perpétue le bon sens qu’elle décrit. (Shotwell 2011, p. 37)

Un exemple de la manière dont ce « bon sens racialisé » peut servir à bloquer les discussions sur le racisme de la part des personnes issues de minorités racialisées peut être entrevu dans cette remarque de Leonardo : « toute personne ayant effectué une analyse raciale radicale a été confrontée à un scénario dans lequel le messager est rejeté parce que le message produit une dissonance psychologique entre le désir de justice raciale d’un sujet blanc et son incapacité à accepter un changement radical » (Leonardo 2009, p. 82).

À première vue, la recherche philosophique devrait nous aider à examiner les présupposés du « bon sens racialisé ». Cependant, dans des contextes sociaux structurés par les mécanismes de la suprématie blanche en tant que système racialisé de domination impliquant les aspects épistémiques décrits dans l’analyse de Mills sur l’ignorance blanche, notre notion directrice de « raisonnabilité » peut elle-même être infectée par le bon sens racialisé. Comme l’écrit Shotwell, « Le lien étroit entre la raison, la blancheur et ce qu’est l’humain – ou la mesure dans laquelle ces trois attributs finissent par se confondre – devrait nous donner à réfléchir. » (Shotwell 2011, p. 61)

Dans une analyse similaire, David Theo Goldberg explore comment les représentations dans le discours racial « tirent leur efficacité des traditions, des conventions, des institutions et des modes tacites de compréhension mutuelle » (1993, p. 46). Goldberg définit cette strate sous-jacente comme le plan préconceptuel qui sous-tend et façonne le sens commun de la modernité (Goldberg, 1993, p. 38, 43).

Ce que cette discussion suggère, c’est que dans le contexte des tentatives de dialogue et de délibération qui invoquent, explicitement ou implicitement, des notions normatives de raisonnabilité, celle-ci court le risque d’implique une priorité accordée à la stabilité, une notion qui, à son tour, peut suggérer de ne pas s’éloigner trop de là où nous sommes et de ne pas examiner de trop près comment nous en sommes arrivés là. Une étape cruciale pour corriger ce biais potentiel consiste à insister sur l’importance, en particulier dans un contexte éducatif, des perspectives historiques. Cependant, comme je le montre dans la section suivante, c’est précisément cette perspective qui fait défaut dans de nombreuses approches du dialogue philosophique en tant que moyen de cultiver la raison et de renforcer la démocratie.

Le problème de la raison ahistorique

Marguerite et Michael Rivage-Seul discutent d’un projet de PPEA mis en œuvre au Guatemala en 1987, deux ans après l’élection du président civil Vincio Cerezo, après trente ans de dictature militaire. Bien qu’ils voient beaucoup d’aspects positifs dans le PPEA, ils estiment qu’il manque certaines des qualités essentielles à l’éducation démocratique proposées par les éducateurs travaillant dans la tradition freirienne :

La conviction fondatrice semble être qu’enseigner aux enfants à penser de manière raisonnable, responsable et philosophique peut, à terme, permettre à la majorité guatémaltèque à tirer parti des promesses de la démocratie. Cela implique que la démocratie ne se réalise pas en raison des lacunes dans le raisonnement des adultes guatémaltèques. L’espoir d’une mise en œuvre complète de la démocratie repose donc sur les élèves du primaire qui, bien que la plupart d’entre eux ne fréquentent l’école que pendant quelques années, sont censés apporter la raison dans les processus politiques du Guatemala en une génération environ. (Rivage-Seul et Rivage-Seul 1994, p. 45)

Ils poursuivent en formulant une critique plus troublante :

En effet, si l’on considère les silences structurés du programme PPEA, on voit comment les prétentions à une objectivité sans engagement aident en réalité le gouvernement guatémaltèque à établir, au niveau local et international, qu’il est en fait démocratique. De plus, que l’on soit d’accord ou non avec cette affirmation, accepter sa validité pratique et la laisser incontestée représente un choix politique de la part de P4C en faveur du gouvernement Cerezo et contre la population dissidente représentée par Bermudez et l’Armée des pauvres du Guatemala. L’acceptation constitue en effet un choix en faveur des classes dirigeantes guatémaltèques. (Rivage- Seul, M. et Rivage-Seul, M., 1994, p. 57 ; je souligne).

Marguerite et Michael Rivage-Seul affirment que le programme PPEA de Lipman ne tient pas compte de l’histoire. « Bien que louable par son caractère dialogique, cette pédagogie ignore l’historicité de ce qui est connu » (Rivage-Seul & Rivage-Seul 1994, p. 48). Il n’est peut-être pas surprenant que les critiques les plus virulentes à l’égard du programme de PPEA de Lipman proviennent d’Amérique latine et replacent souvent la PPEA dans le contexte des « interventions » américaines – qu’elles soient militaires, politiques ou éducatives – dans la région. Si ces critiques mettent en évidence les hypocrisies et les contradictions de l’image que les États-Unis se font d’eux-mêmes en tant que démocratie, dans le contexte de la présente discussion, je souhaite me concentrer sur la manière dont elles révèlent comment l’ignorance des Blancs peut servir à refléter et à réinscrire les relations de domination, que ce soit au niveau mondial ou local. En ce sens, l’analyse de Rivage-Seuls présente des affinités avec la discussion de Mills sur la « gestion de la mémoire » et avec l’analyse connexe des « technologies de colonisation » développée par De Lissovoy.

Noah De Lissovoy explore la notion de raison dans l’éducation en ce qui concerne la race comme suit :

De cette manière, le raisonnable en tant que formation idéologique dans l’éducation ne se contente pas de déformer une raison plus authentique, mais sert plutôt de technologie de colonisation. Il ne s’agit pas simplement que les élites agissent selon une rationalité qui privilégie leurs propres intérêts de classe et de race, mais plutôt que la violation des communautés de couleur devient le contenu positif du bon sens dans la politique et les politiques blanches, selon la logique manichéenne de la société coloniale décrite par Fanon (1963)… Les militants pour l’équité dans l’éducation qui cherchent à intervenir dans les cercles officiels de décision politique doivent prendre conscience qu’ils sont confrontés non seulement à des vents contraires politiques, mais aussi à une forme de rationalité qui dépend de l’abjection des pauvres, des Noirs et des Bruns comme condition de sa propre vertu douteuse. (De Lissovoy 2016, p.353)

En outre, les critiques adressées à la P4C en tant que pratique coupable d’« anhistoricité », qu’elles puissent ou non être formulées à juste titre à l’encontre du travail de Mathew Lipman, trouvent un écho dans les discussions critiques sur la discipline philosophique elle-même. Comme le dit Carlos Sanchez, de nombreux philosophes professionnels pensent que « si une pensée se situe, s’incarne ou s’historicise, alors elle n’est pas profonde, et pire encore, elle n’est pas philosophique » (Sanchez 2011, p. 40, cité dans Dotson 2012, p. 14).

Une grande partie des travaux de Charles Mills a été consacrée à montrer comment les philosophes ont déhistoricisé la notion de race. Dans The Racial Contract, Charles Mills souligne que le fait que la discussion sur la race et le racisme soit si souvent absente de la philosophie occidentale pourrait conduire à penser que la race et le racisme ont été marginaux dans l’histoire de l’ Occident. Mais en réalité, nous devons comprendre comment « l’exclusion ou la marginalisation de la race et le récit typiquement aseptisé, blanchi et amnésique de l’impérialisme et de la colonisation européens sont profondément erronés et trompeurs ». En réfléchissant à certaines expressions explicites d’attitudes racistes et coloniales dans l’œuvre de Kant, il observe que « la philosophie académique blanche en tant qu’institution n’a jamais cherché à étudier les implications de cette dimension de l’œuvre de Kant ni à la faire connaître au monde » (Mills, 1997, p. 71). En conséquence, lorsque l’on considère la complicité historique de la philosophie académique dans l’occultation et l’exclusion des questions de racialisation de ce qui est considéré comme une étude « appropriée », il devient plus facile de comprendre les expressions de surprise, de perplexité et d’inquiétude qui ont surgi tant chez les commentateurs médiatiques que chez les philosophes professionnels, en réponse aux appels à la décolonisation des cours de philosophie dans les universités du Royaume-Uni et au-delà.

Cette discussion a également des implications importantes pour les questions de savoir qui est inclus dans la communauté philosophique universitaire et qui en est exclu. Dans son article de 2012 intitulé « How is this Paper Philosophy? », Kristie Dotson « répond à un appel lancé par Anita Allen pour évaluer véritablement si le domaine de la philosophie a la capacité de soutenir le travail de personnes issues de la diversité ». (Dotson 2012, p. 3). S’inspirant de l’ouvrage de Gayle Salamon intitulé « Justification and Queer Method, or Leaving Philosophy », Dotson soutient que la philosophie académique privilégie une « culture de la justification » où la justification consiste à « rendre conforme » sa position à des normes acceptables (Salamon, 2009, p. 226). Comme l’explique Dotson,

La question « en quoi cet article est-il philosophique » est caractéristique d’une présomption d’un ensemble de précédents historiques communément admis, univoques et pertinents que l’on pourrait et devrait utiliser pour évaluer les réponses à la question. En s’appuyant sur un ensemble présumé commun de précédents normatifs et historiques, la question de savoir comment un article donné relève de la philosophie trahit une valeur fondée sur des performances et/ou des récits de légitimation. La légitimation, ici, fait référence aux pratiques et aux processus visant à juger si une croyance, une pratique et/ou un processus est conforme aux normes et aux modèles acceptés, c’est-à-dire aux normes justificatives (Dotson 2012, p. 5).

Je détecte une attitude et un ensemble de présupposés similaires dans les propos d’un.e praticien.ne et écrivain.e reconnu.e dans le domaine de la philosophie pour enfants qui a répondu à l’une de mes premières tentatives de philosopher sur la race dans la communauté d’enquête en observant que, bien que socialement significative, la race n’est pas intéressante d’un point de vue philosophique, contrairement aux « différences ». Je suggère que nous avons ici un exemple, dans la communauté de recherche, du même problème que celui souligné par Mills, et qui peut être considéré comme un exemple spécifique du fonctionnement de l’ignorance blanche.

Il n’est peut-être pas exagéré de conclure que, selon cette personne, mes pensées n’étaient alors vraisemblablement pas philosophiques. Et si des pensées similaires étaient exprimées par un enfant dans une salle de classe ? La discussion ci-dessus suggère que dans une salle de classe où les enfants sont engagés dans une enquête philosophique structurée par des normes de « raisonnabilité », le fait de qualifier certaines contributions de « déraisonnables » peut servir à exclure les perspectives offertes par les élèves issus de minorités racialisées et, ce faisant, à masquer et à perpétuer les structures racialisées de domination.

Dotson souligne un point important : « il faut examiner de près qui a la charge de déstabiliser les normes à un moment donné et si cette activité en vaut la peine pour les populations ciblées. Des praticien.ne.s divers.e.s peuvent en assumer une part disproportionnée » (Dotson 2012, p. 15).

Ce fardeau peut expliquer en partie l’absence persistante de personnes de couleur aux séminaires et conférences portant sur la PPEA. Il peut également expliquer pourquoi si peu de philosophes de couleur ont adopté la philosophie pour enfants malgré le potentiel libérateur revendiqué par nombre de ses défenseurs. Mais plus encore, cela devrait soulever des questions sur qui assume la charge du travail philosophique dans nos salles de classe.

De façon cruciale pour notre analyse du fonctionnement du dialogue philosophique dans le cadre de la PPEA et d’autres contextes éducatifs, De Lissovoy soutient qu’un type de pensée qui rompt avec la raison « apparaîtra dans un premier temps comme déraisonnable » (2016, p. 346). À quoi pourrait ressembler ce « type de pensée » et comment pourrions-nous en venir à le considérer comme pédagogiquement valable ? Dans la section suivante, j’explore la possibilité que, dans le cadre de la nécessité de révéler et d’aborder les processus historiques qui constituent des formes d’ignorance blanche et qui peuvent donc infléchir les notions dominantes de « raisonnabilité », les perturbations initialement perçues comme « déraisonnables » puissent avoir une valeur éducative.

Perturbations « déraisonnables » du déni/de l’ignorance blanche/du caractère raisonnable

La récente campagne « Rhodes Must Fall » à l’université d’Oxford peut être un exemple de pédagogie publique déraisonnable. En réalité, le nom même de la campagne est une demande d’action « déraisonnable » : le retrait d’une statue. Il s’agit là d’un comportement suffisamment déraisonnable pour faire l’actualité. Des articles de journaux ont couvert la campagne. Des articles de réflexion ont été publiés dans des journaux grand format et sur des plateformes en ligne. La majorité d’entre eux se concentraient principalement ou exclusivement sur le caractère « déraisonnable » de la demande de démolir la statue de Cecil Rhodes. Certains articles n’ont toutefois pas évité de se pencher sur les justifications avancées par la campagne pour étayer ses revendications. Des articles détaillant le comportement et les écrits de Cecil Rhodes ont été publiés. D’autres ont souligné que le retrait des statues n’était pas l’apanage de l’État islamique et ont exploré en quoi la demande de « retrait » d’une statue n’équivalait pas à un simple acte de destruction, mais pouvait exprimer une position politique plus complexe et nuancée. Par exemple, le retrait des statues célébrant le nazisme et le communisme soviétique dans l’Europe d’après-guerre a une histoire complexe. En Lituanie et en Hongrie[1], il existe des parcs commémoratifs où l’on peut voir les statues du communisme qui ont été érigées puis, après la chute du communisme dans le pays, retirées mais pas détruites. Le parc véhicule implicitement l’idée que les statues méritent d’être prises au sérieux en tant qu’artefacts historiques, même si elles ne méritent pas de rester en place pour célébrer des idéaux profondément oppressifs. Peut-on en dire autant de Cecil Rhodes ? Et si non, pourquoi ? Ce sont là des questions morales importantes, auxquelles il convient de répondre avec une connaissance historique suffisante. Ce sont des questions que beaucoup d’entre nous qui se préoccupent de justice sociale et d’éducation se sont posées et ont posées à d’autres. Ce sont des questions portées à la conscience publique par une « pédagogie déraisonnable ». La campagne n’a pas atteint son objectif déclaré, qui était de déplacer la statue. Cependant, le revirement de l’Oriel College, qui a renoncé à offrir une période de consultation de six mois par crainte de perdre des donateurs, a révélé à quel point la préservation de la richesse influence la prise de décision aujourd’hui, comme à l’époque de Rhodes[2].

Les militants auraient pu limiter leurs préoccupations concernant les liens entre l’université d’Oxford et le racisme et le colonialisme à une action « raisonnable ». Je pense que s’ils l’avaient fait, ces questions auraient touché beaucoup moins de gens et suscité moins de débats. Ils auraient pu tenter d’éduquer les gens uniquement par le biais de pratiques académiques plus traditionnelles, telles que l’organisation de séminaires, de conférences, la rédaction d’articles historiques sur Cecil Rhodes, les relations de l’université avec le colonialisme, etc. Une série de débats organisés par les étudiants auraient pu être organisés, peut-être même en présence d’un certain nombre d’universitaires sympathisants. Si l’institution avait été soumise à une forte pression, elle aurait pu commenter ces discussions. Elle aurait pu souligner à quel point elle était fière que la belle tradition du débat à Oxford se poursuive. En d’autres termes, sans même avoir besoin d’aborder des questions de fond, elle aurait pu adresser un message de félicitations aux étudiants pour leur conduite, une conduite conforme aux normes de l’institution. Et étant donné que l’institution a historiquement défini ces normes, ce message aurait pu être interprété comme un message d’autosatisfaction pour le maintien du bon sens au sein de l’institution. Cependant, si cela s’était produit, il est peu probable que quiconque en dehors de l’université d’Oxford aurait eu connaissance des débats en cours. La volonté des donateurs de menacer de retirer leurs fonds et le rôle apparemment crucial que cela aurait joué n’auraient pas été révélés au grand public.

Nous pourrions donc nous interroger sur la manière dont le fait de partir d’un point qui semble à première vue déraisonnable peut nous aider à percevoir les processus historiques et sociaux qui contribuent à notre conception de la raison. Par conséquent, les possibilités de connaître le monde – et de remettre en question l’ignorance blanche et ses conséquences politiques – pourraient être limitées par l’accent mis sur une notion procédurale de raison qui exclut toute possibilité d’enquête et de connaissance.

Conclusion

Laurence Splitter et Ann Margaret Sharp notent que « le concept de « personne raisonnable » est au cœur de la philosophie pour enfants et, sans doute, de l’éducation elle-même et de l’idéal démocratique » (Splitter et Sharp 1995, p. 6). Elles poursuivent en affirmant que le caractère raisonnable est lié à la rationalité, mais va au-delà de celle-ci, qu’ils considèrent comme « trop souvent rigide, exclusivement déductive, anhistorique et peu créative ». Comme le note Tim Sprod, ils soutiennent que le caractère raisonnable n’est « pas seulement axé sur le processus (nécessitant également des connaissances ou un contenu suffisant) » (Sprod 2001, p. 13).

Dans la discussion ci-dessus, j’ai tenté de m’intéresser à l’élément « processus » du caractère raisonnable tout en plaidant pour accorder à la connaissance un statut plus important que ne le suggèrent les crochets ci-dessus. J’ai exploré les façons dont les notions dominantes de raisonnabilité qui opèrent dans le langage courant, dans la philosophie académique et dans la recherche philosophique en classe reflètent des couches de significations historiques et sociales complexes. Plus précisément, j’ai suggéré que la raisonnabilité, ainsi conçue, peut être comprise comme constituée par et réinscrivant les caractéristiques épistémologiques de l’ignorance blanche.

Si la raisonnabilité n’est pas anhistorique, alors la formation de citoyens raisonnables implique vraisemblablement un engagement à enseigner l’histoire. Cela semble essentiel à la discussion de Mills sur « le contrat racial » et, en fait, à une grande partie des travaux sur la philosophie critique de la race. Cela soulève alors des questions sur la manière dont les praticiens, les programmes et les théoriciens de la P4C abordent l’histoire en tant que sujet d’étude et comprennent sa place dans la philosophie et la communauté de recherche. Les défenseur.se.s de la PPEA auraient alors tout intérêt à historiciser le mouvement lui-même, peut-être en commençant par la philosophie de John Dewey, compte tenu de son influence sur Matthew Lipman.

Je pense que le grand John Dewey n’a jamais considéré la suprématie blanche comme une priorité majeure dans sa lutte pour la philosophie et la démocratie. Je trouve cela triste… on ne peut pas vraiment lutter contre la démocratie américaine sans accepter son héritage. Je pense que le grand John Dewey n’a jamais considéré la suprématie blanche comme une priorité majeure dans sa lutte pour la philosophie et la démocratie. Je trouve cela triste… on ne peut pas vraiment lutter pour la démocratie américaine sans accepter son héritage enraciné dans l’esclavage, Jim Crow, etc. À cet égard, je pense que malgré sa grandeur et son génie, c’est un silence important… (Cornel West 2004, p.226)

Le milieu culturel dans lequel se déroule la délibération est souvent celui de la suprématie blanche et de l’ignorance blanche. Le programme scolaire en est un élément. La délibération dialogique est donc limitée dans sa capacité à examiner ce milieu, étant donné qu’elle est régie par la raison. Cela ne veut pas dire qu’elle est impossible, mais plutôt qu’elle est hautement improbable.

Remerciements

Je tiens à remercier Judith Suissa pour ses conseils éditoriaux et ses commentaires sur une version préliminaire de cet article.

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Notes
  1. Voir http://grutoparkas.lt/en_US/ et http://www.mementopark.hu ↩︎

  2. http://www.telegraph.co.uk/education/universityeducation/12129261/Fina ↩︎

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