Revue

Philip Cam et la question critique

Sur quelques outils pour développer le pouvoir d’interroger des textes chez les enfants

Je traite pour commencer du développement de l’esprit critique comme finalité de l’éducation. Philip Cam, se réclamant de Dewey et de Lipman, s’interroge tout d’abord en philosophe sur la pensée critique, il prend en charge la question critique comme but de l’école. Il fait toutefois davantage ensuite, en sa qualité de formateur d’enseignants : peu à peu dans son parcours, il souligne l’importance de la phase de questionnement dans le protocole Lipman en philosophie pour enfants, et il donne des outils, tels l’espace des questions (question quadrant), pour cultiver l’esprit critique dès cette phase. Si la philosophie pour enfants développe leur pensée critique, c’est non seulement qu’elle leur apprend à raisonner et à conceptualiser, mais aussi qu’elle les invite à poser des questions bien formulées, pertinentes et porteuses. Ph. Cam, fort d’un double héritage en philosophie, analytique et pragmatique, propose des ressources pédagogiques qu’il convient de faire connaître.

Philip Cam, une référence en matière de communauté d’enquête philosophique

Parmi les grands noms de la philosophie pour enfants, quand on cesse de regarder vers l’Amérique depuis l’Europe, on ne tarde pas à découvrir celui de Philip Cam, un professeur d’université australien ayant été actif dans le secteur de la formation des maîtres, et ayant signé nombre d’ouvrages fournissant histoires et outils pour pratiquer. Hormis quelques articles parus dans Diogène, sur l’éducation et la démocratie (2008), puis sur l’apport essentiel de feu Matthew Lipman à l’éducation (2010), on ne trouve rien qui, en français, permette de se faire une idée plus précise de ce que Philip Cam a pu apporter concrètement à la philosophie pour enfants. C’est là la première raison qui a motivé l’écriture du présent texte : faire connaître à une nouvelle audience celles et ceux qui méritent d’être connus.

Le second élément qui a occasionné la confection de cet article tient au positionnement décidé de notre auteur en faveur de la promotion effective de la pensée critique. Sans doute cela est-il loin d’être inédit dans le monde actuel de l’éducation, plus encore dans la sphère anglo-saxonne, où le critical thinking est un sujet très travaillé. Mais Philip Cam est à la fois un philosophe compétent dans l’analyse des textes de certains courants de pensée et un professionnel de la formation ayant exposé des outils dignes de remplir la caisse d’enseignants pratiquant la philosophie pour enfants. Il s’intéresse en général à la question critique en tant que champ de recherche de la philosophie de l’éducation, mais regarde aussi, plus particulièrement, à l’intérieur du dispositif critique en son entier, la phase de questionnement des ateliers de philosophie pour enfants : sa thèse est que, avant la discussion proprement dite et l’auto-correction qu’elle engage, la pensée critique est déjà bel et bien travaillée quand les enfants apprennent à poser des questions philosophiques. Et c’est fort de cette idée que Philip Cam va développer des outils à destination des facilitateurs, tel l’espace des questions, dont je parlerai en fin de propos.

Je débuterai donc le propos par un cadre philosophique général, relatif à la finalité de l’activité de pensée avec des enfants : pourquoi l’enseignement doit-il avoir pour but de fortifier l’esprit critique des enfants ? Et j’aborderai ensuite les moyens pour ce faire, les techniques qui sont à disposition pour mener une pratique plus efficace : quelles ressources procédurales peut-on employer quand on enseigne afin d’atteindre les objectifs qu’on a en vue ? La phase de questionnement, d’élaboration des interrogations philosophiques en amont de la discussion, retiendra particulièrement mon attention, en tant que moment où l’esprit critique est d’ores et déjà travaillé. Une courte conclusion fermera la boucle, en touchant deux mots de l’homme et de son apport à la promotion de ce que, en français, on désigne volontiers comme le développement de l’esprit critique.

Être ou ne pas être critique, là est la question cruciale de l’éducation depuis Dewey

Pour nombre de contemporains engagés en philosophie pour enfants, la personne ayant mis en avant la pensée critique demeure l’Etats-unien John Dewey. Je rappellerai ci-dessous succinctement les traits saillants qu’y remarque Philip Cam lui-même (en suivant le fil de Cam, 2000).

La philosophie possède une valeur sociale éminente, ce qui en fait une bonne candidate, au titre de sujet d’étude non éloigné de la vie, pour l’apprentissage de la démocratie. Toute vie est « vie associée » (associated life), vie en communauté. La démocratie, pour être forme de vie intelligente, et capable de défendre ses acquis, doit avoir conscience de ce principe, de ce qu’il implique en termes de procédures de communication. C’est qu’il faut entrer dans une aventure conjointe, pénétrer dans ce qui intéresse les autres comme eux peuvent le faire pour nous, et accepter des formes d’ajustement réciproque. En particulier, en ce qui concerne le savoir, il faut en finir avec le mythe d’une connaissance confinée dans une conscience individuelle, car toute connaissance est par nature publique, révisable, amendable. Le premier sens du mot « logique » est en effet celui de dialogue, d’échange argumenté en face-à-face.

Si on regarde le même objet du point de vue de l’éducation, de la « croissance » (growth), ou, pour le dire en des termes résonnant mieux en français, de l’enfant qui grandit dans un environnement donné, avec tel entourage également, on voit qu’une reconstruction continue de l’expérience n’est possible que dans un tissu social situé historiquement et géographiquement. On serait tenté de mettre en avant le seul facteur temporel dans ce continu, puisqu’il jouxte la reconstruction, mais il ne faut pas perdre de vue celles et ceux avec lesquels l’enfant échange et crée du lien. La croissance est intimement liée à la communauté, et c’est en menant conjointement des enquêtes, des investigations, que le potentiel individuel de chacun peut être mis en œuvre.

Ainsi qu’on l’aura sûrement vu venir, la présentation que fait Philip Cam de la pensée de Dewey tend à montrer que la philosophie est le troisième terme à prendre en compte pour faire grandir ensemble les enfants, et les initier de la sorte à une vie collective rationnelle. Et c’est là que la notion de pensée critique (critical thinking) apparaît. Certes non pas dans un article général dédié à Dewey, et où la communauté d’enquête demeure avant tout scientifique (la « cité scientifique » aurait dit Bachelard), mais dans un autre contexte, plus précis, où une courte référence faite à M. Lipman est largement exploitée. C’est à cette dernière que je veux désormais en venir.

Dewey puis Lipman comme promoteurs de la pensée critique en classe

La parenté entre Dewey et Lipman se manifeste, en fait, dans la structure même de l’acte de penser. Il s’agit de pénétrer dans la structure même de l’enquête (inquiry, qu’on traduit habituellement par « recherche » dans la locution de « communauté de recherche ») pour voir et l’écho deweyen chez Lipman, et la présence rétroactive (car il s’agit d’un vocabulaire postérieur appliqué rétrospectivement) de la pensée critique, chère à Lipman, chez Dewey. Je me pencherai ici sur un article plus récent consacré à ces deux figures tutélaires de la philosophie pour enfants, pour préciser le point de vue de Philip Cam (2023).

Je vais rappeler sommairement ici quelques éléments du protocole que suit la philosophie pour enfants, lesquels sont, selon Philip Cam, une retranscription par Lipman de la démarche d’enquête théorisée par Dewey. Et des conjectures, hypothèses ou suggestions de pistes peuvent être avancées. Philip Cam, rapprochant les étapes de Dewey dans Comment nous pensons de celles de Lipman en philosophie pour enfants, met encore toutes ces phases initiales sous le chapeau de « phase créative », non sous celui de « phase critique ». A cette dernière ressortissent en effet plutôt l’exploration méthodique des pistes ouvertes, l’examen de leur caractère concluant ou non, et la mise en avant de raisons ou de preuves.

Sur ce dernier point, j’aimerais apporter deux remarques.

La première est que l’opposition que dessine ici Philip Cam entre « phase créative » et « phase critique » pourrait laisser croire qu’il s’agit de deux moments parfaitement étanches. Or le protocole de philosophie pour enfants, qui met l’accent sur la formulation et la cueillette de questions (une fois faite la lecture partagée), doit aussi veiller à ce que les premières questions soient corrigées si elles veulent être les plus pertinentes possibles, les plus à même d’être choisies à l’issue d’un vote collectif. Aussi y a-t-il déjà là une présence d’esprit critique, avec des critères pouvant même être soulignés quand il s’agit de déterminer si, oui ou non, la question est une bonne question philosophique. La philosophie pour enfants ne viserait pas seulement au bon jugement, à la pensée autocorrective après délibération, mais elle commencerait aussi par un bon questionnement, lequel devrait déjà être jugé tel.

La seconde remarque concerne l’emploi au sens large ou au sens strict que l’on fait du vocable de pensée critique. Si l’on n’y met que l’autocorrection selon des critères, on la voit comme l’amendement final d’une création antérieure. N’est-il pas loisible de dire, toutefois, qu’émettre une hypothèse, comme explorer une voie alternative, sont aussi des preuves de pensée critique ? La pensée critique au sens large devient alors, comme dans certains emplois chez Lipman lui-même, un synonyme de pensée complexe. Et on ne peut plus dès lors réellement parler de « phase créative » puis de « phase critique » mais davantage faire fond sur l’enchevêtrement des deux faces, créative et critique. Par exemple, pour réfuter une analogie, on peut en avancer une meilleure, qu’on vient de trouver pour faire voir, sans dire vraiment pourquoi, à quel point celle d’avant était moins bonne. Les chaussures sont-elles aux cordonniers ce que les pensées sont aux penseurs ? Eh bien, telle ou tel dirait plutôt que les chaussures sont aux piétons (qui en usent et les usent) ce que les pensées sont à tout être pensant (qui parfois, comme ici, en abusent).

Ph. Cam, dans l’article que je commente en ces lignes, n’entre pas très avant dans la procédure lipmanienne en philosophie pour enfants, procédure qui, je le rappelle, commence par la lecture partagée d’un texte, passe à la formulation et à la collecte de questions, puis fait entrer dans le cœur de la communauté de recherche, la discussion disciplinée par la logique, avant que de proposer des exercices ou d’autres réinvestissements. Il n’en demeure pas moins que le philosophe australien sait pertinemment l’existence d’une étape critique (critical step) dans la seconde phase du protocole lipmanien, la formulation, ou mise en forme, de questions (question formation).Et ce dernier point semble bien plus propre à Lipman qu’à Dewey si, du moins, on suit la lettre du propos que tient le philosophe australien. Aussi est-ce justement en voyant les réaménagements de la méthode Lipman proposés par Ph. Cam que je souhaite poursuivre mon propos, allant de l’importance de cultiver l’esprit critique des enfants (une finalité de l’éducation) aux moyens concrets, en situation, pour le faire dans le cadre d’ateliers de philosophie pour enfants.

Le questionnement en philosophie pour enfants, au-delà de la collecte et du vote

Après qu’un texte a fait naître chez les enfants de la curiosité, voire de la perplexité, survient le moment de la confection de questions, de leur discussion et de leur choix (un moment qu’on ne pourrait donc que rendre improprement par la seule mention de l’existence d’une cueillette).

Ici, une question est le sondage d’un domaine de problèmes. Poser telle question, c’est mettre le doigt sur un aspect problématique de la situation, aspect qui dirigera le cours de l’enquête. Cela peut être fait en classe entière ou en petits groupes, comme il sied à la situation, et cela débouche sur l’établissement de leur ordre du jour par les élèves[1]. (Cam, 2023, p. 14)

Et c’est juste après cela que des activités sont à même d’être organisées, comme celles qui consistent à lier les questions entre elles au tableau, à rendre visible que l’une est connexe à l’autre, ou la présuppose, ou encore en est la suite directe…

Il peut même se faire, en suivant les riches plans de discussion tels qu’ils ont par exemple été élaborés par M. Lipman et son cercle, que le facilitateur soit amené à en extraire certaines questions explicites, afin de pénétrer plus profondément dans un certain thème. Philip Cam rappelle que le document d’accompagnement de Pixie comprenait toute une batterie d’interrogations, qui pouvaient, au moins pour partie, venir alimenter la réflexion de la communauté de recherche. Cela donne, dans le cas d’une discussion sur ce qui fait ce que nous sommes (2023, p. 15 du pdf) :

Serais-tu encore toi si…

  1. tu portais un autre nom
  2. tu avais un autre visage
  3. tu avais un autre corps
  4. tu avais un autre esprit
  5. tu avais d’autres empreintes digitales ?
  6. tu avais d’autres parents
  7. tu étais né et avais été élevé en Chine
  8. tout le monde te disait que tu étais quelqu’un d’autre

On voit ici que la question peut venir des enfants, ou non, qu’elle peut être élaborée et discutée quant à sa pertinence dans le premier cas, mais prise telle quelle dans le second. La relation avec l’esprit critique se lit soit dans l’évaluation d’un intitulé (bien dit ou non), soit dans l’appréciation d’une pertinence (interrogation centrale ou non, intéressante en général ou non), soit encore dans l’exploration de différents contextes (mon jugement vaut-il sous tous les rapports, dans toutes les conditions ?). Dans tous les cas de figure, le questionnement apparaît comme le réel amorçage de la discussion, même si, traditionnellement, c’est le texte qui est dit jouer le rôle de stimulant, d’aiguillon à la réflexion.

Faire une place au questionnement dans la pratique de classe

Même si Ph. Cam a été très tôt conscient de l’importance de la question dans le processus d’enquête, au cœur de l’activité de la communauté visant à grandir ensemble, son premier manuel à destination des enseignants, Penser ensemble. L’enquête philosophique pour la salle de classe, n’exploite pas encore la thématique de l’interrogation comme il le fera plus tard. En 1995 (cf. p. 15-16), le philosophe rappelle que les questions philosophiques concernent tous les domaines du programme, et qu’elles permettent ainsi d’opérer la jonction entre matières, de faire de la philosophie la discipline qui aide à penser dans les disciplines. En étant une matière permettant de penser aussi dans les autres matières, la philosophie pour enfants ne se met pas elle-même entre parenthèses du programme que suit la classe mais informe le reste de l’activité scolaire.

On aurait pu s’attendre, dès lors, à ce que la dernière partie de l’ouvrage, consacrée aux outils pour l’enseignant, montre des techniques à utiliser en classe pour prendre en charge la phase de questionnement ou permette de l’améliorer. Au lieu de cela, ce sont plutôt des ressources, non pour l’enquête, mais pour la conceptualisation et le raisonnement qui sont fournies. Il ne s’agit pas pour moi de dire que ces dernières sont vaines, mais d’affirmer plutôt qu’elles ne couvrent pas l’ensemble de ce que fait la communauté de recherche, autrement dit qu’elles mettent l’accent sur les dernières phases du protocole de philosophie pour enfants en laissant de côté la phase de questionnement.

C’est dans la deuxième partie, dévolue aux tâches dont doit s’acquitter l’enseignant, que revient succinctement, sous son versant pratique, le questionnement. Le premier élément concerne la sélection des supports, des histoires qui doivent avoir un « regard ouvert sur le monde » (open-minded outlook on life, 1995, p. 27), et permettre d’être perplexe et de questionner, de faire des hypothèses et d’explorer. Le pas initial pour faire une activité critique en communauté de recherche philosophique consiste donc à trouver un support ouvrant à suffisamment de problèmes, pour le dire objectivement, ou plongeant dans suffisamment d’embarras temporaire, pour l’exprimer cette fois subjectivement. La perplexité, puzzlement, est ainsi solidaire de l’ouverture d’esprit, open-mindedness, que la philosophie pour enfants se doit de cultiver. Plus les personnages impliqués, ajoute Ph. Cam, montrent de curiosité, posent de questions ou se montrent embarrassés, plus on est sur la voie d’une activité à même d’atteindre ses objectifs. Pour le dire en peu de mots, quelqu’un qui va faciliter une discussion doit se demander si le modèle culturel qu’il fait entrer en classe sous forme d’histoire est lui-même un bon exemple de discussion critique.

En donnant consistance à sa communauté de recherche, la personne incitant les enfants à poser des questions doit aussi veiller à déjouer certaines embûches. Les jeunes enfants, par exemple, peuvent avoir des difficultés à différencier interrogations et commentaires, questions et assertions. Un facilitateur peut alors lui demander de dire simplement ce qui l’intéresse, prendre un mot ou deux venant de lui, comme noter son nom au tableau, pour transformer en question cet apport à la communauté. Parfois, de jeunes enfants voudront seulement participer à l’activité, et mettre leur nom à côté de celui de leurs pairs. Mais même quand ce n’est pas le cas, et qu’ils souhaitent vraiment apporter une pierre à l’édifice de pensée, la formulation de leurs questions peut encore pécher. Avoir en tête les structures grammaticales disponibles (voire les mettre sous les yeux des enfants, en toutes lettres ou sous une autre forme graphique, pourrais-je ajouter) peut aussi être une bonne remédiation : « comment, pourquoi, qu’est-ce que, qui, où et quand ? », voilà les termes qui peuvent figurer au commencement de l’interrogation magistrale. On notera ici que la question « pourquoi ? », qui semble pourtant l’une des plus philosophiques qui soit, n’est pas particulièrement mise en avant.

C’est finalement en toute-fin de propos, dans une annexe consacrée à l’évaluation des apprentissages réalisés en communauté de recherche, qu’un outil évoque le questionnement comme une de ses entrées. Voici la grille telle qu’elle est fournie, laquelle distingue volets d’enquête (ou d’entrée dans l’investigation), de correction et de rectification, et de respect des règles communes de prise de parole (cf. 1995, p. 101-102) :

A. Habiletés d’enquête (rarement/parfois/souvent/toujours)

  1. Les enfants posent-ils des questions fécondes ?
  2. Prennent-ils en compte les raisons/les preuves ?
  3. Cherchent-ils des explications ?
  4. Explorent-ils des alternatives ?
  5. S’engagent-ils dans l’autocorrection ?
  6. S’en tiennent-ils au sujet ?

B. Habiletés de raisonnement et conceptuelles

  1. Les enfants clarifient-ils les significations ?
  2. Font-ils des distinctions utiles ?
  3. Font-ils des comparaisons convenables ?
  4. Donnent-ils des exemples qui aident ?
  5. Tirent-ils des inférences pertinentes ?
  6. Émettent-ils des jugements bien considérés ?

C. Schémas d’interaction

  1. Les enfants s’écoutent-ils les uns les autres ?
  2. Partagent-ils la parole ?
  3. S’aident-ils les uns les autres ?
  4. Explorent-ils leurs désaccords ?
  5. Montrent-ils du respect pour les conceptions des uns des autres ?
  6. Acceptent-ils une critique équitable de leurs idées ?

Une nouvelle fois, je dirais que la mention unique à l’interrogation ne doit pas abuser. Cette dernière n’est en rien anecdotique, car c’est elle qui attire l’attention sur les concepts et les problèmes significatifs, comme c’est elle qui induit une bonne discussion. Le questionnement est ainsi comme de l’esprit critique in nuce, un commencement gros de promesses plutôt qu’un balbutiement.

Quoique Philip Cam traite plusieurs fois de la question en philosophie pour enfants, et que son schéma procédural en communauté de recherche lui laisse ouvrir le bal, ce n’est pas pour autant une place d’honneur qui lui est constamment attribuée. La comparaison avec la nouvelle mouture de son manuel à destination des enseignants permettra, je pense, de s’en convaincre assez aisément.

Puis l’installer bien plus au centre de l’activité philosophique collective

Dans son ouvrage de 2020, L’enquête philosophique combinant les outils de la philosophie avec l’enseignement et l’apprentissage fondé sur l’enquête, le statut de la question apparaît comme réhaussé. Tout un chapitre est consacré à la question, avec en exergue cette déclaration du chancelier Bacon : « une question prudente est la moitié de la sagesse » (citation dont personne ne connaît la source exacte mais qui a toujours été attribuée à Bacon). C’est que l’investigation ne fait pas que débuter avec des questions, mais que, avant tout, elle consiste à en poser.

Reprenant des déclarations antérieures sur le fait que les éducateurs des jeunes enfants savent bien qu’il faut apprendre à poser des questions de type « quand », « où ? » etc., Philip Cam donne en l’occurrence des précisions importantes : des compléments sur les verbes à employer sont utilement fournis. On apprend ainsi que les indications modales, celles de la possibilité (might, could) et de la nécessité (ought, should), sont déterminantes lorsqu’il s’agit de poser des questions plus réellement philosophiques, débutant par « pourquoi ? » (aucun exemple n’est donné, mais on pourrait penser à des questions comme « pourquoi ne pouvons-nous pas tout dire en toute circonstance ? » ou « pourquoi ne pouvons-nous pas connaître ce qui dépasse l’expérience ? »). Soit on recherche en effet la justification d’une action, soit on s’enquiert de l’explication d’un fait, mais on ouvre un large espace, dans un cas comme dans l’autre, dans l’éventail des réponses.

Plus loin dans le deuxième chapitre, dénommé Questioning (je m’appuie uniquement dans cette partie 6. sur ce dernier, 2020a, 13-36% en format Kindle pour PC), Philip Cam propose une récapitulation des traits distinctifs de ce qui fait qu’une question est bel et bien philosophique : elle est de portée large, est substantielle quoique d’autres disciplines ne la traitent pas ou que le sens commun tienne pour acquise la réponse à y donner, elle est propre à rester ouverte et à ne pas recevoir de solution définitive, elle ne peut être traitée selon des méthodes empiriques, et, enfin, elle requiert qu’on l’analyse et qu’on y réfléchisse. De grands domaines de la philosophie sont esquissés, qu’ils s’appellent logique, théorie de la connaissance, recherche du sens des énoncés, éthique ou métaphysique. Même si ces points semblent peu pertinents pour une opérationnalisation immédiate en classe, ils permettent du moins à des enseignants de se préparer mentalement à entrer dans l’élément de la philosophie, à adopter le tour d’esprit qu’elle demande, comme à envisager des progressions ou des changements de thématique pour renouveler l’intérêt des élèves sur le long terme.

Eu égard à ce dernier point, celui qui concerne les parties de la philosophie, ou ses sous-domaines, Ph. Cam envisage une série de questions pouvant être posées par l’enseignant, vraisemblablement à des élèves assez âgés. A quel domaine, par exemple, les questions suivantes ressortissent-elles : qu’est-ce qui fait qu’une conclusion est justifiée ; que veut dire être vertueux ; comprenons-nous les choses plus avec nos sens ou avec notre esprit ? Un facilitateur, par ailleurs, est dit être quelqu’un qui pose des questions procédurales, concernant le nom et le bon usage des habiletés de pensée. Son rôle est donc multiple, puisqu’il a pour mission tant de dresser une carte, même hâtivement levée, des secteurs de la philosophie, que de faire travailler une liste complète de compétences, de savoir-faire. Et il me semble clair que cette fonction de vigilance métacognitive, d’attention portée à ce que nous faisons de notre esprit pendant que nous en usons (pour ne rien dire ici de la régulation des émotions également présentes dans la notion complexe de métacognition), contribue au développement de la pensée critique. Quiconque sait utiliser son esprit comme un instrument, connaît la mesure de son pouvoir de connaître, c’est-à-dire aussi ses limites, est plus à même d’être circonspect, sur ses gardes, quant aux conclusions qu’il tire ou qu’on lui présente. Déterminer la validité d’un énoncé requiert, autrement dit, de savoir ce que signifient penser et dire sa pensée.

Je prendrai en l’occasion un exemple bien précis d’habileté de pensée, celui justement de poser des questions philosophiques sur un support. Quiconque facilite l’activité de philosophie avec les enfants devra avoir à cœur, déjà à l’orée de la séance, de proposer de bons exercices, de poser de bonnes questions aux élèves afin que, justement, lesdits élèves sachent en poser au texte. Prenons un exemple que l’auteur australien avance en songeant aux premières classes du primaire. Un maître pourrait faire un exercice simple pour qu’on fasse le départ entre interrogations et affirmations, par exemple en lisant l’une après l’autre de courts textes écrits sur des cartes, et en demandant de quoi il s’agit :

  1. Qui a une question ?
  2. J’ai une question
  3. Sur quoi voulez-vous qu’on réfléchisse ?
  4. J’aime penser à mes amis
  5. Je suis en train de penser à mon chat noir au poil tout doux
  6. Quel est son nom ?

Les enfants peuvent se lever s’ils pensent que c’est une question. Après que tout le monde s’est levé ou est demeuré assis, le maître relit la phrase et met la carte correspondante dans un tas devant lui, celui des questions ou celui des affirmations. Une fois toutes les cartes lues, une petite discussion assez libre doit avoir lieu pour savoir comment on sait qu’une phrase est déclarative ou interrogative. Comme cela, on accède à un savoir grammatical, à un contrôle possible des réponses qu’on peut apporter quand on nous demande, justement, si une phrase est interrogative ou non.

Cet exercice élémentaire peut être remplacé par un outil plus puissant, celui que fournit l’espace des questions (question quadrant). Prenons un espace, celui d’une feuille ou du tableau par exemple, et divisons-le en quatre, en faisant donc apparaître quatre parties égales, des quadrants. Voici schématiquement les régions que l’on dessine ce faisant (pour une autre présentation de cet outil inventé vers 2006, voir par ex. Golding, 2018, ou Tozzi, 2022, reprenant Gosselin Kerhom, 2021).

                  [questions auxquelles on répond rapidement]
              Secteur 1.					            Secteur 2.
[questions fermées]								            [questions ouvertes]
              Secteur 3.					            Secteur 4.
                  [questions nécessitant qu’on s’y penche]

En haut à gauche apparaissent 1. Les questions d’information simple. Ex. sur Winnie l’ourson : comment s’appellent ses amis ?
En haut à droite viennent 2. les questions d’interprétation demeurant textuelles. Ex. sur une image montrant Winnie et Porcinet marcher dans la même direction : où peuvent-ils bien aller ? (or, comme Diderot et son Jacques le fataliste nous l’ont appris, si l’on sait toujours d’où on vient, sait-on jamais où l’on va ?).
En bas à gauche se rangent 3. les questions demandant des recherches documentaires ou des prises d’information complexes. Ex. sur Winnie l’ourson : y a-t-il un lien entre son nom et celui de la ville de Winnipeg au Manitoba ?
En bas à droite figurent 4. Les questions d’enquête proprement dite. Ex. sur l’image de Winnie et Porcinet marchant : peut-on demeurer amis toute sa vie ? (j’emprunte ces exemples à Gosselin Kerhom, 2021, p. 181, à qui je sais gré de m’avoir fait connaître le question quadrant).

Il va de soi que les questions d’enquête ne sont pas toutes, en elles-mêmes, philosophiques. « Pourquoi l’eau minérale s’appelle-t-elle ainsi ? » constitue un excellent sujet de réflexion, sûrement de nature plus scientifique qu’autre chose, et « pourquoi boit-on le lait de sa mère ? » (exemple que je tire du mémoire professionnel d’une de mes étudiantes à l’INSPE d’Arras) peut être interprété de manière bien différente, selon qu’on veut parler des mammifères ou des liens humains complexes à notre nourrice (dont nous partageons même quelquefois, comme Descartes, la religion). Il est également notable que des questions de type 2. peuvent assez facilement être retravaillées pour figurer dans le quadrant 4. Si deux personnages vont ensemble dans la même direction en devisant, c’est sans doute parce qu’ils sont amis, ou collègues, ou voisins, ou frères, ou que sais-je encore ; en tout cas, la signification du lien rapprochant deux êtres peut être interrogée.

L’espace des questions est un outil qui s’utilise en petits groupes ou en classe entière, et ce, dès le milieu de l’école élémentaire, pourvu que les questions à ranger soient fournies et qu’elles portent sur des albums illustrés assez simples. Sur l’histoire célèbre d’E. Carle mettant en scène la métamorphose d’une chenille affamée en papillon gracile, toute une liste de phrases, sorties séparément sous forme de cartes, peut être discutée en petits groupes, puis distribuée, chaque élément pour son compte, dans un des quatre sous-espaces présents sur le sol. Reproduisons ici un seul exemple de chaque type, quoique la liste distribuée aux élèves doive idéalement excéder quatre entrées :

  1. Qu’est-ce que la petite chenille a mangé le lundi matin ? (cela va en 2.).
  2. Qu’est-ce qui est sorti du cocon un beau matin ensoleillé ? (1.).
  3. Seras-tu la même personne que maintenant quand tu seras adulte ? (4.).
  4. Comment une chenille se métamorphose-t-elle en papillon ? (3.).

Ph. Cam précise que l’espace des questions peut être utilisé de manière multiple. Il est loisible de songer à des questions que des groupes auraient eux-mêmes posées sur un texte servant d’amorce, et qu’ils devraient par après ranger dans une des quatre régions de l’espace, en justifiant leur choix. Chaque groupe, suite à cela, continuerait d’élaborer sa propre question demandant enquête (de type 4. donc), et viendrait l’inscrire au tableau. Et là aurait lieu, avant la discussion proprement dite, laquelle cherche à définir des concepts ou à raisonner, une phase critique, dans l’évaluation des questions pour elles-mêmes, et à travers l’émission de pistes d’amélioration des formulations. Et si jamais le temps ne le permet pas, ou si la séance a déjà été suffisamment riche en apprentissages, la discussion proprement dite pourra être remise à plus tard.

Dans le cadre du présent propos, il est impossible d’épuiser toute l’extension que donne Ph. Cam à cette utile ressource qu’est l’espace des questions. Il est toutefois important de souligner qu’elle constitue un outil de plus au service du développement scolaire de la pensée critique, puisqu’engageant très tôt des procédures de jugement critérié.

La pédagogie de l’enquête suite à un questionnement, une contribution au développement de l’esprit critique

J’achèverai cet article de présentation en mettant en rappelant le rôle insigne que joue l’art du questionnement à l’école, je veux dire tant celui du maître visant à rendre conscientes et efficaces des habiletés de pensée variées que celui de l’élève apprenant à mener une investigation, du début à la fin, avec un groupe de pairs sur un sujet ouvert, consistant et non traitable scientifiquement.

Dans une entrevue datant de 2020, Ph. Cam revient sur son parcours de formation, qu’il dit lui-même éclectique. Professeur dans le secondaire, il s’est remis aux études, non pour fréquenter une grande université états-unienne, mais pour côtoyer M. Lipman et A.-M. Sharp, ce qui l’a amené ensuite à officier, de retour au pays, auprès d’enfants d’âge scolaire. Sa formation initiale en philosophie analytique l’avait rendu conscient de l’importance des procédures de raisonnement, comme de conceptualisation. Plus tard, suite à son passage en Amérique du Nord, il a incorporé à sa pensée une dimension pragmatique, en mettant l’accent sur l’importance de l’enquête issue d’un questionnement et sur la collaboration nécessaire à sa bonne tenue. Cela fut vrai à un tel point que Ph. Cam ne désire pas parler de compétences douces (soft skills) lorsqu’il parle des habiletés de pensée employées en philosophie pour enfants. Au lieu de cela, il déclare ceci :

« Il est clair que la philosophie est très bonne pour sonder les problèmes et les difficultés, en mettant le doigt sur ce qui demande à être interrogé et en étant apte à poser les questions justes. […] La philosophie t’apprend à raisonner logiquement plutôt qu’à brûler les étapes pour conclure à la hâte, ou à dire tout ce qui te passe par la tête. Elle développe également la capacité à travailler avec des idées. Tu peux les examiner plus précautionneusement, les comparer, les séparer et les rassembler, de façon plus productive. Ce sont toutes là d’estimables compétences de pensée critiques. Quand je dis qu’elles sont critiques, je ne prétends pas ignorer le fait qu’elles sont également créatives. Mettre le doigt sur quelque chose en construisant la question juste, par exemple, est un geste créatif. Avant, la question n’était pas là, et tu l’as fait naître »[2].

On ne saurait mieux dire que toutes les phases de la communauté d’enquête philosophique, depuis la proposition d’un texte en guise d’amorce (stimulus) jusqu’aux exercices faisant suite à la discussion, sont solidaires, et qu’elles regorgent toujours une dimension critique, en plus des dimensions créative et sociale. Si la philosophie pour enfants, avec sa pédagogie du questionnement et de l’enquête conjointe, peut trouver sa place dans les écoles actuelles, c’est parce qu’elle aide à atteindre les grands objectifs de ce qui se nomme en France le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, qu’elle n’est pas un à-côté ou un en-plus dans un programme déjà surchargé, mais bien plutôt une manière complète de faire avancer la pensée complexe, donc l’esprit critique en particulier.

  • Cam, Philip (1995), Thinking Together. Philosophical Inquiry for the Classroom, Sydney, Hale & Iremonger.
  • Cam, Philip (2000), “Philosophy, Democracy & Education: Reconstructing Dewey”, in: In-Suk Cha (ed.), Teaching Philosophy for Democracy, Seoul, Seoul University Press, p. 158-181.
  • Cam, Philip (2008), « Éduquer à la démocratie », Diogène, n° 224, p. 44-59.
  • Cam, Philip (2010), « Matthew Lipman », Diogène, n° 232, p. 163-166.
  • Cam, Philip (2020a), Philosophical Inquiry Combining the Tools of Philosophy with Inquiry-Based Teaching and Learning, (Big Ideas for Young Thinkers), London, Rowman & Littlefield Publishers.
  • Cam, Philip (2020b), “Creative and Critical Thinking in Schools”, a Conversation with Lukasz Krzywon, Oct. 13 https://www.creativetogether.ie/post/creative-and-critical-thinking-in-schools, accès le 18/05/2020.
  • Cam, Philip (2023), “Thinking as Method”, Analytical Teaching and Philosophical Praxis, Vol. 43/1, p. 1-13 https://www.aare.edu.au/assets/Thinking-as-Method.pdf, accès le 18/05/2025.
  • Golding, Clinton (2018), “Thinking together with Philip Cam: Theories for practitioners and assessing thinking”, Journal of Philosophy in Schools, 5/2, p. 17-34.
  • Gosselin Kerhom, Marie (2021), Ouvrir l’enseignement de la philosophie aux élèves des lycées professionnels, thèse de doctorat, E. Chirouter et M. Sasseville (dir.), Nantes et Québec.
  • Tozzi, Michel (2022), « Qu’est-ce qu’une question philosophique ? », Diotime, Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, n° 90, p. 1-22.
Notes
  1. A question here is a probe into a problem domain. To ask such a question is to put your finger on a problematic aspect of the situation that will direct the course of inquiry. This may be done as a whole class, or in small groups, as befits the situation, and results in students setting their agenda (Cam, 2023, p. 14 du pdf). ↩︎

  2. Clearly, philosophy is very good at probing problems and issues by putting your finger on what needs to be asked about and being able to ask the right questions. […] Philosophy teaches you to reason logically, rather than jump to conclusions or say whatever comes into your head. It also develops the capacity for conceptualization and the ability to work with ideas. You can examine them more carefully, compare them, pull them apart and put them together again in more productive ways. These are all valuable critical thinking skills. When I say they’re critical, I don’t mean to ignore the fact that they’re also creative. To put your finger on something by constructing the right question, for example, is a creative move. The question wasn’t there before and you have generated it (Cam, 2020b). ↩︎

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