Revue

La philosophie adolescente : penser au collège, c’est repenser le collège. Le paradoxe de l’émancipation dans un espace institutionnalisé.

Dans cet article, nous proposons d’imaginer une généralisation de la pratique philosophique à partir du collège. Travaillant sur la base de notre propre expérience d’enseignement dans un établissement hors-contrat, nous dédions notre recherche en thèse à explorer une potentielle extension de ces ateliers dans des collèges publics. Nous entrons ici dans les questions de faisabilité d’un tel projet, à partir des différences fondamentales entre les deux milieux scolaires, sur le plan du public d’élèves, de la culture d’établissement, mais aussi de la nature de la relation entre l’enseignant et l’élève. L’enjeu n’est rien moins que la formation à la pensée critique, un terme devenu ambivalent, bien que fréquemment mis en valeur dans les programmes de l’Éducation nationale. Nous nous pencherons donc sur les outils mis en place pour concrétiser cette ambition, et sur leurs limites.

Le terme « philosophie » renvoie à tant de choses qu’il court le risque, bien souvent, d’être sujet aux malentendus. Le mot attire, effraie, intrigue, et n’évoque finalement rien de vraiment précis : on assiste, à la manière du « bricolage religieux » (Fournier, Picard, 2009), à une forme de bricolage philosophique vide de sens. Pourtant, le terme « philosophie » a bien un sens, qui vaut la peine d’être défendu et réaffirmé. Dans cet article, nous explorerons la possibilité qu’une introduction à la philosophie auprès des adolescents s’avère salutaire pour répondre aux difficultés d’une Éducation nationale qui conçoit l’immense majorité de son curriculum sans y faire appel.

L’enjeu est avant tout celui de construire une pensée par la philosophie. Loin de nous l’idée selon laquelle les autres disciplines scolaires échoueraient à nourrir la pensée des élèves, au contraire. La pratique de la philosophie ne peut se déployer qu’en prenant appui sur les autres savoirs et compétences essentiels développés ailleurs, de la richesse de la langue à la structure logique du raisonnement, en passant par la culture historique et une connaissance étendue de notre environnement. L’apport de la philosophie consiste en la proposition d’une pensée sur sa propre pensée, c’est-à-dire le mouvement réflexif le plus éducatif qui soit, étymologiquement parlant : guider hors de soi, faire ce pas de recul essentiel sur les apparentes évidences dont nous subissons l’emprise, faute d’échanges constructifs et d’efforts cognitifs suffisants. Dans sa forme pronominale, « s’émanciper », c’est se libérer de la sujétion, de la dépendance morale ou intellectuelle, mais aussi des erreurs et des illusions par lesquelles nous nous trompons nous-mêmes. En ce sens, « une pratique philosophique émancipatoire » est une expression pléonastique.

Cependant, il est possible que cette vocation émancipatoire s’avère contre-productive au regard d’autres objectifs explicites mis en avant par l’Éducation nationale elle-même. En tant qu’institution, l’école est un organe étatique, républicain. Elle organise et structure aussi bien qu’elle limite (Fourez, 2006). Parmi ses objectifs, on compte notamment la transmission des « valeurs républicaines », en Enseignement Moral et Civique (EMC) ou ailleurs, dans une démarche qui relève essentiellement de la reproduction (Éthier et al., 2018). Les ateliers de philosophie, dans leur nature, interrogent le principe même d’une valeur donnée comme idéal, quand bien-même ferait-elle l’objet d’un débat superficiel comme on peut parfois en observer en classe – nous y reviendrons.

Dans cet article, nous proposons de détailler une expérience d’animation d’ateliers de philosophie menée auprès d’élèves de 10 à 18 ans, une année durant, dans un collège-lycée hors-contrat, l’Archipel. Nous interrogerons ensuite la place de cette pratique dans un établissement particulier, pour questionner sa prolongation éventuelle dans un espace scolaire public, institutionnel. Nous nous pencherons enfin sur le rôle de tels ateliers vis-à-vis de la formation de l’esprit critique, et la tension qui peut exister entre leur caractère para-institutionnel, leur ambition éminemment critique, et leur cadre de réalisation, au sein de l’école de la République.

L’atelier « Philo pour tous », conception d’une philosophie adolescente.

Lorsqu’on s’intéresse à la possibilité de mettre en place des activités de philosophie auprès d’élèves très jeunes, on trouve une littérature foisonnante sur le sujet de la philosophie pour enfants, héritage de Dewey, Lipman, Sharp, maintes fois remanié et développé par un nombre sans cesse croissant de pédagogues, d’enseignants et de chercheurs. On peut parfois lire l’expression : « philosophie pour enfants et pour adolescents », comme une manière de préciser le terme anglais « philosophy for children », qui recouvre des pratiques qui, dès leur conception par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, étaient destinées à des élèves d’âge très divers. Il n’est pas rare d’observer la conception de telles activités sans distinguer l’âge de l’enfance et celui de l’adolescence ; certains revendiquent même une méthode pour mener une pratique philosophique avec des élèves de 5 à 14 ans (Lantier, Leleux, Rocourt, 2021). On serait tenté de dire : pourquoi se limiter à 14 ans, alors ? Y a-t-il un changement décisif dans la manière de concevoir le monde à 15 ans, qui expliquerait que les méthodes mises en place auprès des élèves plus jeunes deviennent caduques, passé ce cap ? Pour Edwige Chirouter, le matériel lipmanien et ses variantes (c’est-à-dire le recours aux contes philosophiques) a le mérite de s’affranchir des limites d’âge. La fiction, espace privilégié pour stimuler les expériences de pensées, fascine tant l’enfant que l’adulte. Il est dès lors possible d’envisager une pratique philosophique d’ambition universelle, sur le principe de la communauté de recherche (Chirouter, 2008).

Si l’usage de la fiction peut constituer une passerelle universelle vers la philosophie, il semble pourtant qu’il existe un cap franchi autour des âges adolescents. Jean-Claude Quentel, docteur en psychologie clinique et en linguistique générale, explique que l’âge adolescent voit apparaître une nouvelle rationalité, un nouveau rapport à la réalité en la construction de la « Personne ». La « Personne » implique qu’étant entré dans une situation sociale, nous ne nous y réduisons pas ; on est à la fois présent et ailleurs. L’enfant, lui, est soit présent, soit ailleurs. Pour atteindre une cohérence dans notre être au cours du temps et des situations, il est ainsi nécessaire de reconnaître notre identité par-delà l’ici et le maintenant. Plus simplement, cela signifie qu’il est question d’accepter la contingence et la relativité de notre être. Nous ne pouvons définir précisément qui nous sommes, mais nous en avons une idée globale, qui nous permet d’échapper à l’illusion d’une réalité nouvelle à chaque interaction. En découvrant cette identité multiple, instable, faite à la fois de présence et d’absence, l’enfant devient adolescent (Quentel, 2008). On comprend alors aisément le mal-être, la fragilité adolescente. Déchiré de l’intérieur, il vit la crise existentielle. Entre l’enfant qu’il a été et l’adulte qu’il est appelé à devenir, il découvre la distance à soi, et ne se reconnaît plus. Dans son rapport au monde et aux concepts, dans sa manière d’appréhender ce tout qui l’entoure et dont il essaie tant bien que mal de faire partie, l’adolescent apprend à exister. Seulement, la recherche ne s’est guère intéressée à la possibilité de concevoir une pratique philosophique spécifiquement dédiée aux adolescents.

En 2022-2023, nous avons mené une expérimentation pour proposer des ateliers de philosophie à des adolescents d’âges divers (en très grande majorité, des collégiens de 11 à 14 ans), au sein d’un collège-lycée hors-contrat Drômois, l’Archipel. Dans cet établissement, de pédagogie dite démocratique, activités et cours sont facultatifs. Tous les mardi et jeudi, de 14 à 15h, l’emploi du temps des élèves indiquait donc, entre autres activités possibles, « Philo pour tous ». Il faut donc imaginer un collège dans lequel les adolescents peuvent choisir de se contraindre à venir à un atelier de philosophie, plutôt que de faire absolument ce qu’ils veulent. Précisons que « ce qu’ils veulent » ne désigne pas la possibilité d’attendre en salle de permanence – cette forme déguisée de garderie étant à l’opposé des ambitions d’autonomisation des jeunes à l’Archipel – mais bien de jouer entre amis, d’aller faire du sport, de pratiquer une autre activité, d’assister à d’autres ateliers qui ont lieu en simultané, d’utiliser un ordinateur ou de ne rien faire du tout. Malgré cette liberté quasi-totale, ce sont près d’une soixantaine d’élèves, soit les deux tiers de l’établissement, qui participaient régulièrement à ces ateliers.

La forme de l’atelier naît d’une intention à la fois personnelle et particulièrement en phase avec la pédagogie démocratique, celle de faire réfléchir les élèves à leur condition. Leur condition humaine, bien sûr, mais aussi leur condition d’élève, et de leur permettre d’interroger ces implicites dans lesquels ils évoluent, de remettre en question les étonnantes évidences dans lesquelles leurs vies s’insèrent. Ces ateliers sont menés sans conclusion préétablie, il ne s’agit nullement de diriger les penser des adolescents vers telle ou telle disposition, mais bien de les inviter à s’émanciper vis-à-vis des multiples chemins de pensée qu’ils ont constitués au cours de leur vie, chemins qui, parfois, s’avèrent être d’étonnants raccourcis. De manière sous-jacente, l’atelier se nourrit du besoin de créer un espace qui plaise aux élèves, qui leur donne envie de revenir, de s’investir dans ces ateliers, de les faire vivre. Lorsqu’on enseigne dans un établissement dont les créneaux sont facultatifs, la conception de l’enseignement change drastiquement : pour peu qu’on accorde de l’importance à l’objet de notre enseignement, il s’agit de s’assurer que les élèves aient envie d’en bénéficier, sans quoi ils choisiront un autre atelier. Cette conjoncture crée une forme de compétition entre les divers créneaux, dont la pérennité dépend directement de l’assiduité des jeunes qui y participent. La difficulté apparaît en ceci que le plaisir éprouvé par les adolescents durant l’atelier de philosophie découle de leur participation, de leur effort, de leur entrée dans une pratique dans laquelle ils acceptent de se jeter à corps perdu. Une activité éducative dont le but serait la recherche de plaisir nuirait à son intérêt et à son sens, comme l’exprime John Dewey, inspirateur des ateliers que développeront plus tard Lipman et Sharp : « le plaisir dérive de l’activité déployée, [il] n’en est pas la force propulsive et la fin dernière » (Dewey, 2004). Dès lors, il existe pour les adolescents un obstacle à l’entrée : celui de l’engagement dans l’activité, du pas supplémentaire que nécessite l’investissement dans cette atelier affublé du nom, parfois effrayant de prime abord, de « philosophie ».

Dans ce contexte pour le moins original, il est essentiel de concevoir un dispositif pensé pour les adolescents, dans la mesure où cet investissement constitue le pilier du bon déroulement de l’atelier. Ainsi, le thème qui y est traité fait l’objet d’un vote, parmi des propositions qui émergent spontanément des élèves eux-mêmes. Ils trouvent ainsi l’espace d’entrer frontalement dans les sujets qui les intéressent, qui les perturbent, qui les inquiètent. C’est également l’occasion de briser des tabous et d’ouvrir un espace de parole sécurisant, dans lequel ils ne se sentent pas jugés. Si la littérature de recherche en didactique parle volontiers d’ « enrôlement » des jeunes dans l’activité (on passera sur le mauvais goût d’une telle expression en matière d’éducation), il ne s’agit pas du tout de cela ici. Par étymologie, l’enrôlement suppose la conformation à un rôle, ce qui s’entend fort bien à propos du « métier d’élève », soit le rôle actif de l’enfant dans sa propre éducation, le travail plus ou moins forcé, le relatif détachement vis-à-vis de l’institution, les objectifs imposés et les stratégies (Perrenoud, 1994), ce qui n’a rien de spontané pour un jeune humain de 5, 10 ou 15 ans. Ici, l’atelier « Philo pour tous » ambitionne au contraire de permettre aux élèves de s’affranchir de ces automatismes, et donc d’offrir un pas de recul, une mise à distance des enrôlements constants que la scolarisation suppose. Au contraire, selon leurs propres dires, ils pouvaient y être eux-mêmes.

Bien que nous ayons eu l’immense chance de ne jamais avoir eu à les énoncer explicitement (il faut croire que les conditions de réalisation étaient chargées de suffisamment d’implicites pour que cela paraisse évident aux élèves), les ateliers étaient soumis à deux règles. La première est qu’il est interdit de se moquer, de discréditer ou de mépriser la parole d’un membre de l’atelier. La seconde est qu’il n’y a aucune censure de forme ou de fond. Les adolescents peuvent exprimer leur idée, leur sentiment, leur raisonnement peu importe son acceptabilité sociale ou la brutalité du choix d’expression. Les deux règles se complètent, parce que si la maladresse est inévitable, chacun est assuré de l’intention inoffensive de la prise de parole…ou en tout cas, chacun en fait le pari. L’adulte n’y exerce aucune censure, et sa capacité de modération ne porte pas sur le sens de ce qui est dit, mais bien sur les éventuelles mésinterprétations entre jeunes. Il y est un facilitateur, qui s’assure, autant que faire se peut, de la conformité de l’atelier à la fameuse « situation idéale de parole » selon l’expression consacrée de Jürgen Habermas. Au cœur de cet idéal se trouve le principe d’égale légitimité de parole entre les participants. Il y est possible de s’exprimer, de répondre à une intervention, d’objecter, de critiquer, de proposer, sur un pied d’égalité. Toute initiative, toute assertion est déposée à la fois comme proposition de vérité, et comme objet critiquable, soumis à l’évaluation du pair, également légitime à y apporter complément, contradiction ou approbation. Le temps de cet échange, tous les acteurs partagent un même but : la recherche de vérité (Habermas, 1992). Nous soignons ici l’absence d’article devant vérité : sans se complaire dans le relativisme des vérités individuelles, nous refusons l’invocation abusive et prétentieuse de la vérité unique. Quelle vérité rechercher, alors ? La vérité d’un croisement, à la jonction entre les parts individuelles de vérité et l’idéal du vrai universel, qui transcende le groupe de parole mis en place.

De ces ateliers émerge donc un nouveau rapport au « vrai », à la fois complexe et remarquablement simple. Complexe, en ce que les mots que l’on employait jusqu’ici, les concepts que l’on mobilisait sans trop y faire attention, gagnent une profondeur, une étymologie, une variété de sens et d’applications qui multiplient la charge symbolique de leur usage. Simple, en ce que l’on découvre qu’une pensée riche ne se nourrit pas nécessairement d’une éclatante érudition, car la sagesse peut émerger de la bouche de n’importe lequel d’entre nous. La notion de « rapport à » constitue le fil rouge du mémoire de recherche que nous avons mené sur ces ateliers, de sorte à analyser cette pratique philosophique au prisme de la création de liens, de connexions. Ce mémoire, sous-titré « rapport à soi, rapport aux autres, rapport au savoir », s’appuie entre autres sur une référence à Bernard Charlot, auteur d’un ouvrage sur le lien entre le rapport au savoir des élèves et leur investissement à l’école, dans les milieux défavorisés. Ses conclusions l’amènent à déduire que le sens que les élèves attribuent à l’école, à ce qu’ils y apprennent et à la manière dont ils l’apprennent a un effet déterminant sur la réussite scolaire de ceux-ci, a fortiori pour les profils dits « défavorisés » (Charlot, 1999). De l’usage de cette référence pour étudier les ateliers de philosophie, on peut relever deux intentions fondamentales qui fondent ce projet.

  • D’une part, la volonté de créer du sens. Et si les ateliers de philosophie constituaient un espace particulièrement propice à générer de l’investissement scolaire ?

  • D’autre part, la recherche d’une forme d’inclusion. Et si la pratique philosophique pouvait permettre à certains élèves de retrouver une place dans une école qui ne leur parle plus ?

Les résultats de notre mémoire de recherche, qui s’appuient sur huit entretiens réalisés auprès d’anciens élèves choisis au hasard, permettent d’affirmer que les ateliers de philosophie ont pu répondre à nos deux intentions premières. Du côté de l’investissement scolaire, nous avons pu recueillir à plusieurs reprises des éléments de langage éloquents vis-à-vis de l’importance que revêtaient ces ateliers dans le parcours des élèves. Ici, une élève de 14 ans à qui l’atelier doit une présence et un taux de participation particulièrement importants :

Alors déjà l’atelier en lui-même, ça a fait que bah les gens, euh, ils, genre, ils savaient qu’ils avaient un moment dans la semaine, ils attendaient un peu, tu vois ? Genre, généralement, les enfants de nos âges et tout, ils ont pas trop envie d’aller en cours, c’est chiant un peu, tu vois ? Enfin, maths, anglais, vas-y flemme quoi. Mais je trouvais que tout le monde, genre attendait le débat philo, c’était vraiment un cours auquel les gens étaient heureux d’aller. Genre, euh du coup bah ça a changé la dynamique parce que les gens avaient plus envie d’aller en cours, et même s’ils allaient qu’en philo, ça leur donnait envie d’aller dans les autres cours.

Ici, une autre de 12 ans, extrêmement assidue mais qui n’a pris la parole qu’une dizaine de fois au cours de l’année :

Ben je sais que moi les jours où il y avait philo, j’étais motivée. J’étais motivée d’y aller déjà, parce que je savais que je serais avec toi en cours, je serais avec mes amis pour débattre sur des sujets qu’on a peut-être déjà abordés, […] tu sais comme l’intérêt d’aller à l’école, tu vois, que ça ait un intérêt, bah là, ça avait un intérêt pour moi, puisque, (rires), puisque ça avait un sens, parce qu’en fait ça nous enrichit, et on apprend des choses et ça développe un peu, bah déjà notre culture générale, ça développe plein de choses et franchement c’était hyper intéressant de pouvoir le faire.

Dans ces deux extraits, il semble bien que « Philo pour tous » participe à donner du sens à leur présence à l’école en général, c’est-à-dire en dehors du cadre strict de l’atelier. Les élèves en parlent en termes simples : cela leur « donne envie », cela les « motive ». Il ne s’agit pas seulement de faire plaisir aux élèves, ce que l’on peut réaliser sans grand mal en vérité, mais bien de conférer du sens à une activité intellectuelle, rigoureuse et néanmoins plaisante sur la durée, tant et si bien que ses effets irradient sur les cours plus traditionnels. Si chaque enseignant, quelle que soit sa discipline, peut parvenir à créer des parenthèses à la fois gratifiantes et épanouissantes pour les élèves, il est pratiquement impossible de s’échapper de la « dialectique entre contrainte et plaisir » que suppose la forme scolaire (Blanchard, Cayouette-Remblière, 2016). L’atelier de philosophie, en sa qualité d’atelier, se permet ce que les cours ne peuvent pas : il rompt avec la forme scolaire, l’ensemble de principes invariants qui caractérisent une éducation centrée sur l’écrit, privilégiant la théorie à la pratique, et séparant l’école et l’enfance du monde réel et de la vie d’adulte (Vincent, 1980).

Pour ce qui est de l’inclusion, par son format autant que par les prises de parole des premiers concernés, il semble que l’objectif soit rempli, ne serait-ce qu’à travers les effectifs de l’atelier, mentionnés plus haut. Chaque élève y trouvait sa place, quel que soit son âge ou sa spécificité.

Ici, un élève de 11 ans s’exprime sur ce phénomène, qui a d’autant plus d’importance que nous nous situons dans un établissement qui regroupe un public très hétérogène. Parmi eux, une surreprésentation d’élèves exclus de leur ancien collège, d’élèves trop atypiques pour suivre un cursus en Éducation nationale, d’anciens harcelés et de phobiques scolaires :

[Les élèves] étaient plus gentils avec la philo, et aussi, genre quand tu connais pas la personne, il est pas forcément direct gentil avec toi, des fois il est un peu…vu qu’il te connaît pas, des fois il peut être agressif, il peut être gêné, du coup il contrôle pas ses émotions, et il contrôle pas ce qu’il fait, et j’ai trouvé qu’en débat philo, eh bah quand au début de 3, 4, 5 cours de débat philo, je trouve que je connaissais mieux les gens, et on était plus gentils entre nous, je trouve.

Il s’agit sans doute du résultat qui nous a le plus marqué lorsque nous étions enseignant : les élèves, le temps de l’atelier, se retrouvaient en dépit des différences d’âge (de 10 à 18 ans, tout de même), des inimitiés, des atypismes divers, pour échanger dans un espace libre, respectueux et profondément bienveillant.

Une expérience philosophique extraordinaire, dans un cadre extraordinaire

Le bref extrait de nos résultats que nous venons de présenter peut inviter à envisager d’ores et déjà une forme de reproductibilité de l’atelier dans d’autres espaces scolaires. Les avantages que présentent l’atelier de philosophie, les résultats encourageants, le plébiscite des élèves, tout cela doit cependant faire l’objet d’une remise en contexte. Nous l’avons mentionné, cette expérience a eu lieu dans un collège-lycée hors-contrat, l’Archipel. Par sa nature, par son ambition, par son exceptionnalité, cet établissement joue une part importante dans le succès de ce travail. Évacuons tout de suite la question de « représentativité » de notre recherche, et ce pour trois raisons : le public d’élèves, l’effet-établissement et la relation prof-élève.

Le public d’élèves de l’Archipel : tous différents, mais tous scolairement inadaptés.

Si une importante proportion des élèves a effectivement connu une scolarisation publique classique, l’arrivée d’un jeune à l’Archipel n’est jamais le fruit d’un hasard. Il est possible de proposer une typologie de ces raisons, sur la base d’une étude des dossiers individuels réalisés lorsque nous y étions enseignant :

  • Ceux qui se sont confrontés au public, et qui y ont rencontré des difficultés d’ordres divers, des cas de harcèlement aux fameux profils HP, allant parfois jusqu’au développement d’une phobie scolaire. Ces élèves ne constituent en aucun cas un groupe homogène. Ils représentent près de la moitié des élèves de l’Archipel.
  • Ceux dont les parents sont adeptes de telles pédagogies, et qui pour la plupart, ont un parcours qui n’a guère fréquenté l’enseignement public. Il s’agit d’une part culturellement très homogène, mais très diversifiée économiquement. Ils représentent environ 30% des élèves de l’Archipel.
  • Ceux que l’on qualifie par généralisation d’« atypiques », c’est-à-dire des jeunes qui ont eu un diagnostic posé sur leur spécificité (autisme, cyclothymie, multi-dys…). Pour des raisons évidentes, ils forment également un groupe très hétérogène. Ils représentent environ 20% des élèves de l’Archipel.

Qu’il s’agisse d’un choix éducatif spontané ou relativement contraint de la part de leurs parents, l’immense majorité des élèves ont été ou seraient en extrême souffrance (on l’observe aussi dans les trajectoires des élèves qui reviennent en établissement public après l’Archipel) dans un cadre plus classique. Ils sont donc habitués aux dispositifs qui sortent de la forme scolaire, et ne s’embarrassent guère, pour la plupart, des codes de communication usuels en vigueur dans un établissement scolaire. Dans le cas de l’atelier de philosophie, cela permet aux adolescents de jouir d’une grande liberté de parole, liberté qui, nous le verrons, a bien plus de mal à éclore dans les collèges publics.

L’effet-établissement de l’Archipel : une pédagogie démocratique, une tête, une voix.

Contrairement au parcours en Éducation nationale, qui à quelques exceptions près, ne génère pas de caractérisation significative d’un collège donné par rapport à un autre, on observe une culture d’établissement très forte à l’Archipel. Tous les adolescents qui y étudient développent une conception active de leur propre éducation, mais aussi un vocabulaire, un ensemble de références, un rapport à eux-mêmes et aux autres spécifiques. C’est qu’il s’agit d’un véritable grand écart par rapport à la conception traditionnelle de ce qu’est l’école : d’inspiration Summerhill, école fondée en 1921 en Grande-Bretagne sur des bases particulièrement novatrices, l’ensemble scolaire se réclame d’une pédagogie dite démocratique. Présentons ici quelques-uns des principes de ces établissements.

En premier lieu, on y valorise une éducation par l’autonomie, en confiant de nombreuses responsabilités aux élèves, parmi lesquelles la gestion de leur temps et de leurs activités. On n’y trouve ni sonneries, ni cours obligatoires, les élèves disposent de l’offre éducative comme ils le souhaitent. Le règlement intérieur, et la quasi-totalité des règles qui régissent la vie de l’établissement sont votées en assemblée, l’une des rares activités obligatoires durant laquelle tous les jeunes et adultes se rassemblent et votent pour adopter telle ou telle proposition (qui peuvent émaner de n’importe quel membre de l’assemblée). Les comportements en assemblée sont par ailleurs codés, par signes de main. Il y a donc un « vocabulaire » gestuel à apprendre, ne serait-ce que pour communiquer durant ces événements, au cœur de la vie de l’établissement. Au-delà de cet apprentissage superficiel, l’idée selon laquelle tout élève peut proposer un ajustement voire une nouvelle règlementation dans son établissement, pour peu qu’elle soit acceptée par le reste de l’assemblée, suppose une reconnaissance de la capacité de chacun à participer de manière pertinente à la vie de cet espace commun. C’est sur la base de cette même reconnaissance que se fonde l’atelier de philosophie, dont se fait écho le psychologue et fondateur des ateliers AGSAS Jacques Lévine, dans son usage de l’expression « d’interlocuteur valable » (Lévine, 2008). Dès lors, on peut raisonnablement supposer que la culture d’établissement joue un rôle majeur dans la réalisation d’une situation de parole idéale lors des ateliers.

La relation prof-élève à l’Archipel : le jeune et l’adulte, l’âge comme seule différence

Les élèves et les professeurs n’ont pas le même nom, ni le même statut, à l’Archipel. On parle plus volontiers de « jeunes » et d’ « adultes », pour rappeler qu’il n’y a pas de différence majeure de statut entre les deux, séparés par le seul âge. Soumis aux mêmes règles, représentant le même poids lors des assemblées, les uns et les autres se tutoient et s’interpellent par le prénom.

S’il nous fallait catégoriser le dispositif « Philo pour tous », nous pourrions le rapprocher de la Communauté de Recherche philosophique (CRP) (Gagnon, 2005, 2015 ; Sasseville, 2018 ; Chirouter, 2008, 2025) en ceci que le rôle de l’adulte s’assimile à une position intermédiaire entre le guide et l’animateur, que l’atelier s’approche plus d’une philosophie avec les adolescents plutôt que pour adolescents, et que les élèves sont engagés dans un projet commun de recherche de vérité. Cependant, l’usage de contes philosophiques, au cœur du principe de la CRP, n’était pas privilégié dans le cadre de « Philo pour tous ». Dans la mesure où les thèmes étaient choisis par les adolescents, tout pouvait être prétexte à entrer dans cette recherche, y compris le quotidien ou le récit individuel de l’un ou de l’autre des membres de l’atelier, pour peu qu’il s’agisse d’une démarche non autocentrée, mais bien visant à ouvrir la réflexion sur la construction de notre pensée, sur les raisons de nos choix, sur le sens des notions mises en jeu.

Dans la mesure où l’un des principes de l’atelier « Philo pour tous » repose sur la participation de l’adulte, et sur le refus d’une posture de « sachant » essentiellement anti-philosophique, le contexte particulier joue encore une fois en notre faveur. L’habitude d’un rapport plus direct, moins symboliquement chargé, autorise ce que la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) de Michel Tozzi et les ateliers AGSAS de Jacques Lévine se refusent à faire : la participation de l’adulte à l’atelier, sans corrompre la liberté de parole des jeunes. Là encore, il est impossible d’envisager une telle situation dans un cadre d’enseignement habituel, car le professeur ne peut se départir de son statut de temps de l’atelier pour le reprendre ailleurs – nous y reviendrons.

Pour toutes ces raisons, notre mémoire de recherche ne porte pas tant sur l’intérêt intrinsèque de tels ateliers que sur l’extraordinaire cohérence entre un dispositif pédagogique et un établissement dans lequel il pouvait idéalement s’épanouir. C’est précisément en aboutissant à ce constat que nous nous sommes résolus à mener un travail de thèse pour nous pencher sur la possibilité d’ajuster ces ateliers au sein de collèges publics, c’est-à-dire auprès d’élèves du même âge, mais, osons le dire, conditionnés par un espace nettement plus contraint.

Nous proposons donc de reprendre nos trois critères précédents pour évaluer la marge considérable qui sépare la situation des ateliers à l’Archipel de ceux que nous avons commencé à proposer en collège public. Pour le moment, notre terrain couvre deux collèges, avec quatre enseignants qui proposent de tels ateliers régulièrement à un total de huit classes, de la sixième à la quatrième.

Le public d’élèves en collège public : liberté de parole de dynamiques de classe

L’une des hypothèses de recherche que nous avions concernait l’auto-censure chez les collégiens auprès desquels nous pourrions mettre en place ce type d’atelier, du moins en début d’année. Nos premiers résultats abondent dans ce sens, avec une difficile acclimatation des élèves à la liberté de parole proposée dans ce cadre. Les premiers ateliers se démarquent avec une participation très active d’un nombre restreint d’adolescents, aux profils de bons élèves. Cela soulève l’un des risques majeurs de corruption de l’atelier, qui en sa qualité d’exception dans l’emploi du temps des élèves, risque d’être assimilé à un cours, avec ses bons et ses mauvais points, ses attendus et son programme. Selon les premiers retours des enseignants avec lesquels nous travaillons, ce phénomène a tendance à se dissiper progressivement, mais il demande un apprentissage et un déconditionnement particulièrement long. Nous en revenons à la question d’émancipation philosophique, qui prend ici une ampleur particulière : l’enjeu n’est pas seulement celui de « faire participer » les élèves qui autrement gardent une attitude mutique, mais bien de donner l’opportunité à chacun d’embrasser une réalité dans laquelle leur parole a une valeur active. L’intervention de l’adolescent lui permet d’imprimer sa réflexion au sein d’une communauté de recherche, de voir cet apport transformer le réel et modifier sensiblement le cours de l’atelier : il n’est plus seulement déterminé, il devient partiellement déterminant.

Par ailleurs, le fait que les ateliers aient lieu en collège public suppose également, faute d’emplois du temps compatible et de souplesse administrative, que l’activité n’est plus multi-âge en se restreignant à une seule classe à la fois. Là encore, l’un des intérêts de l’atelier « Philo pour tous » était la possibilité d’aller au-delà des groupes habituels, des affinités spontanées, pour proposer aux adolescents une expérience de réflexion et d’expression renouvelée. Au bout de près d’un an d’ateliers en collèges publics, les dynamiques de classe semblent se modifier lors de la pratique philosophique. Certains dispositifs permettent de mieux mettre en valeur ce phénomène. L’une des enseignantes avec laquelle nous travaillons a imaginé une disposition de classe en demi-cercle, face à trois chaises sur lesquelles se relaient des élèves qui souhaitent prendre la parole et intervenir. Elle remarque que là où en début d’année, ces trois chaises supposaient un effet groupal habituel (ce sont les groupes d’élèves assis à côté, qui s’entendent bien, qui viennent intervenir ensemble), la formule a progressivement permis de diluer ces mécanismes de sécurité ou de confort, pour que l’on observe des combinaisons d’élèves inimaginables en dehors du dispositif, avec la participation surprenante d’élèves presque mutiques ou désinvestis en classe.

L’effet-établissement en collège public : de la légitimité de l’adolescent à s’exprimer

La pratique philosophique en atelier multiplie les liens avec une pratique fondamentalement démocratique, dans un espace qui ne l’est pas. Au collège, même dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté, « les élèves n’ont souvent aucun des droits qu’ils sont censés apprendre » (Dubet, 2015). Au-delà des droits élémentaires du citoyen, la possibilité de s’exprimer librement et d’être reconnu dans sa compétence est une expérience qui s’éloigne radicalement du quotidien des adolescents, a fortiori au collège. Si par habitude, on associe le mal-être de ces âges à la lourdeur du regard des autres, on oublie souvent que l’adolescent associe ce regard à la manière dont il se voit lui-même (Scharmann, 2011). La pratique philosophique pour adolescents suppose dès lors d’aller à l’encontre de ce rejet, de cette angoisse, en permettant aux élèves de tenir une place, de porter une voix par lesquelles ils seront reconnus. La reconnaissance, telle est l’une des clés que nous avons choisi de développer dans notre travail de thèse. Paul Ricoeur établit, dans une étude sémantique du terme de « reconnaissance », le lien très fort entre la reconnaissance de soi, et le fait de « tenir pour vrai » que je peux, que je suis capable. Or, pour Ricoeur, la priorité du « je peux », est d’abord et avant tout celle du « je peux dire », je peux parler, je peux m’exprimer (Ricoeur, 2004).

L’intégration de telles pratiques au collège suppose de rompre radicalement avec un certain conditionnement scolaire qui ne voit en l’élève « qu’un » adolescent, un être tout juste sorti de l’enfance et qu’il faut cadrer, soumis à des règles auxquelles ne se soumettent pas les adultes, et qui doit demander la permission pour aller aux toilettes. La philosophie pensée pour les adolescents est une pratique qui se départit précisément de la condescendance que suppose habituellement l’expression « pour adolescents ». Et pour cause, lorsque nous soumettions à nos anciens élèves la possibilité de parler de l’atelier « Philo pour tous » en tant que « philosophie pour adolescents », voilà ce qu’ils nous répondaient :

Ici, une élève de 14 ans, déjà citée plus haut :

Parce qu’en fait, euh, en fait la philo, la philo pour adolescents, c’est chelou. Ça serait quoi une philo pour adolescents ? Pour moi, genre, en fait les adultes, ils prennent trop des pincettes quand ils veulent parler avec les enfants. […] Alors que la philo, la vraie philo, pour moi c’est vraiment, tu peux parler des trucs qui te tiennent à cœur, sans avoir de cache, […] comme tu le penses, sans avoir peur d’être jugé.

Ici, une élève de 13 ans :

« Et puis j’aime pas, parce que « philo pour adolescents », on dirait euh, tu sais c’est un petit livre que t’achètes en librairie, genre « philo pour ados, comment faire avec les sujets, comment parler, relations avec papa et maman », et genre, pas du tout ! On a parlé de sujets que tout le monde, enfin tout le monde peut en parler de ces sujets ! Moi j’en parle avec mes parents, et je crois pas que ce soient des adolescents ! »

La relation prof-élève en collège public : l’impossible équilibre entre enseignement et participation ?

Parmi les trois enseignants avec lesquels nous travaillons, et qui mettent en place des ateliers de philosophie dans leurs classes en collège public, chacun tâtonne et expérimente autour de cet équilibre extrêmement fin entre le guidage de l’atelier, la participation à celui-ci et la simple garantie du cadre. Si deux d’entre eux ont progressivement accepté de se mettre en retrait, quitte à déléguer des « rôles » aux élèves, à la manière de la DVDP de Michel Tozzi, une troisième intègre le cercle des élèves pour participer aux échanges, en se soumettant aux mêmes règles et aux contraintes de la distribution de parole. Nos premières observations nous amènent à constater cependant, après chaque participation de l’enseignante, une nette diminution des objections et des prises de parole argumentées chez les adolescents, comme si la parole de l’adulte continuait à faire consensus en tant que telle.

Il est encore trop tôt pour conclure quant à la possibilité effective d’imaginer un atelier de philosophie dans lequel l’adulte parvient réellement à incarner autre chose que « le prof », tant le mouvement d’une posture à l’autre peut s’apparenter au grand écart. Là où « le prof » est celui qui évalue, qui sait, qui contrôle voire qui punit, l’adulte qui participe à l’atelier doit pouvoir encourager la parole, et désinhiber les élèves qui craindraient le jugement d’autrui. Incompatibilité fondamentale ou réconciliation de ce rôle janiforme, la poursuite de nos recherches pourra, nous l’espérons, aider à y répondre.

Formation à la pensée critique et Éducation nationale, anatomie d’une contradiction ? Une émancipation entravée.

L’éducation à la pensée critique fait consensus. Mentionnée de nombreuses fois dans les programmes des cycles 2, 3 et 4[1], largement mise en valeur par le ministère de l’Éducation nationale, elle est également l’un des drapeaux que l’on brandit régulièrement en politique lorsqu’il s’agit de lutter contre la « désinformation », sans s’interroger sur l’ironie paradoxale que suppose la mise en avant d’un discours fiable parce qu’officiel. Si la manipulation de l’information est un fléau dont la pensée critique est le remède, encore faut-il être capable d’employer ce terme à bon escient. Nous proposerons dans cette dernière partie un travail de définition, ou plutôt de redéfinition de ce qui est appelé « pensée critique » au regard des questionnements que nous portons à propos des ateliers de philosophie comme pratique émancipatoire.

Quels sont-ils, ces supports de la formation à la pensée critique ? Selon le site du ministère, on en compte deux : l’éducation aux médias et à l’information (l’EMI) et l’enseignement moral et civique (EMC)[2].

Pour ce qui est de l’EMI, en tant qu’Éducation à… il s’agit d’une proposition transdisciplinaire, dont peuvent se saisir, sur la base du volontariat, les enseignants qui le souhaitent. Dans la mesure où cet investissement s’avère extrêmement inégal entre les enseignants et entre les établissements (là où certains établissements favorisent la liberté pédagogique au regard des Éducation à, d’autres imposent certaines heures d’EMI à leurs enseignants), il paraît extrêmement difficile de s’appuyer sur ces contenus pour parler de formation généralisée à l’esprit critique. Par ailleurs, les travaux les plus récents qui se penchent sur ce module démontrent le détachement voire le rejet de ces enseignements qui s’écartent parfois radicalement des ancrages disciplinaires à partir desquels les enseignants sont effectivement formés. Sur l’échantillon d’enseignants interrogés par Julie Pascau lors de sa thèse, soit 130 personnes, seul un quart d’entre eux déclare avoir eu une formation à l’EMI, et parmi cette faible proportion, tous ne l’enseignent pas en classe (Pascau, 2021).

L’EMC, au regard de son ambition, constitue un candidat sérieux pour le développement d’une pensée critique chez les élèves. Cette ambition, selon le programme publié en 2015, est la suivante :

« L’EMC doit transmettre un socle de valeurs communes : la dignité, la liberté, l’égalité, la solidarité, la laïcité, l’esprit de justice, le respect de la personne, l’égalité entre les femmes et les hommes, la tolérance et l’absence de toute forme de discrimination. Il doit développer le sens moral et l’esprit critique et permettre à l’élève d’apprendre à adopter un comportement réfléchi. »[3]

À première vue, on y retrouve des termes rassurants, on y parle d’esprit critique, de sens moral, de comportement réfléchi. Pourtant, si on s’attache au sens de l’ensemble, ce programme s’apparente à une dangereuse poésie tant il fait la part belle aux antithèses et jongle avec les contraires. On relève dans cet extrait la tension qui apparaît autour du terme pivot, cette fine ligne de transmission, dont on ne parvient à déterminer le sens, entre proposition et imposition. D’un côté, promouvoir un socle de valeurs, de l’autre, développer l’esprit critique. Il y a un véritable paradoxe dans l’idée selon laquelle ce comportement réfléchi serait donné clé en main dans le cadre de cet enseignement. Selon les classes et les modifications des programmes, cette ambition déjà fébrile se heurte parfois à une forme scolaire qui revient au galop, sous forme d’une transmission verticale : au lycée, « d’une façon générale, la construction de l’esprit critique est maintenant mise au second plan au profit de l’inculcation de valeurs et de règles. » (Guéville, 2021). On se situe ici à l’exact opposé du sens du terme « émancipation », qui doit être précisément un affranchissement, un pas de côté qui refuse l’inculcation, pour embrasser l’effrayante liberté de l’indépendance morale.

C’est que l’objectif de l’EMC n’est pas vraiment la formation de l’esprit critique, ou du moins, pas comme nous l’entendons. Et si l’éducation à la pensée critique faisait consensus précisément parce que nul n’y voit la même chose, à la manière du « Je vous ai compris » gaullien ?

L’esprit critique dont il est ici question est une forme de rationalité citoyenne, républicaine, une « culture morale », qui promeut « un certain modèle de moralité personnelle et civique » (Kahn, 2015). Nous ne nous attachons pas ici à interroger le bien-fondé de ce projet, qui peut avoir du sens au sein de l’institution républicaine qu’est l’école. Cette ambition répond à une demande qui s’ancre dans l’urgence d’unifier une France déstabilisée dans ses fondements même par l’attentat de Charlie Hebdo, six mois avant la publication du programme d’EMC cité plus haut.

L’esprit critique auquel nous faisons référence vis-à-vis des ateliers de philosophie ne peut exister via une transmission verticale, ce qui revient à apprendre à chercher dans un espace dans lequel il n’y a rien à découvrir. Il ne s’agit de rien moins que d’apprendre à penser, et plus encore, à penser sur sa propre pensée. Un tel apprentissage ne peut éclore que dans un dispositif beaucoup plus libre, dans lequel les élèves sont gratifiés d’une confiance dont on ne les honore guère lorsqu’on estime utile d’« enseigner » les droits de l’Homme, plutôt que de les faire éclore de l’expérience et de la réflexion.

Comme le dit l’une des enseignantes d’histoire-géographie avec laquelle nous travaillons à mettre en place de tels ateliers :

« Moi je voulais faire de l’EMC différemment, donc éveiller l’esprit critique. Je pars du principe que si je dois enseigner les valeurs de la République, je préfère qu’elles viennent à eux, qu’elles émanent d’eux, plutôt que ce soit quelque chose de descendant. Nos valeurs viennent de la philosophie des Lumières et par définition, il faut les réfléchir, il faut les vivre. »

Pour conclure, la pensée critique que l’Éducation nationale appelle de ses vœux s’éloigne grandement, au moins par sa pratique, de ce qui constitue une pensée réflexive et émancipatoire. Sans présumer d’une volonté réelle de faire semblant, il semblerait que ce sujet ne soit pas pris au sérieux dans la formation des jeunes esprits, et nous laissons à chacun le soin d’en remarquer les conséquences sur l’état de notre monde. Individualisme, relativisme, nihilisme et autres maux de notre siècle en -isme (sans entrer dans les questions liées au racisme et au masculinisme), mais aussi islamo-gauchisme, wokisme, fascisme et autres mots de prêt-à-penser, ou plutôt de prêt-à-ignorer tant leur sens se dilue dans l’émotion immédiate, l’instinct, le confort d’une pensée simple. Cette facilité, c’est ce à quoi la philosophie se refuse, ce contre quoi elle ne cessera d’opposer l’effort de comprendre, d’être précis et juste. L’éducation à la philosophie n’est pas une « innovation pédagogique », lubie passagère amenée à être remodelée au gré des réformes, elle doit être une exigence fondamentale, pour penser le monde de demain.

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Notes
  1. Bulletin officiel du 23 avril 2015 sur le socle commun de connaissances, de compétences et de culture ↩︎

  2. [https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves](https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves ↩︎

  3. Bulletin officiel spécial n° 6 du 25 juin 2015 sur les programmes d’enseignement moral et civique ↩︎

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