Revue

La distinction émancipation et libération dans la philosophie et la pédagogie latino-américaine

Enjeux pour penser des pratiques philosophiques dans la cité dans le centre du système-monde.

L’article part d’une analyse de la distinction entre émancipation et libération dans la philosophie et la pédagogie latino-américaine à partir de trois auteurs (Freire, Dussel et Mignolo). À partir de cette distinction, l’objectif est d’analyser ce que peuvent être des pratiques philosophiques libératrices dans le centre du système-monde. L’article met en lien la notion de libération et celle de « devenir minoritaire » (Deleuze) et de « marges » (Guattari). Il s’agit donc, pour identifier les pratiques de philosophie libératrice dans le centre du système-monde, de se tourner vers des productions en marges du monde académique produites par des vies marginalisées. Deux exemples sont plus particulièrement présentés : la réalisation de brochures diffusées dans les infokiosques et les videos essais philosophiques du BreadTube produites par des personnes transgenres.

La notion d’émancipation a fait l’objet d’un usage en théorie politique, philosophie de l’éducation et sociologie. On peut remarquer que le discours commun, comme les discours académiques, admettent généralement une distinction entre émancipation individuelle et collective sociopolitique. Ainsi, Emmanuel Brassat, dans la revue Le Télémaque, distingue : « L’usage le plus commun d’un tel terme semble appartenir plus au droit qu’à la philosophie. En ce sens, l’émancipation est l’obtention d’un statut de liberté par opposition à la condition d’esclave ou de serf. » (Sens 1) et « le sens moderne de la notion d’émancipation. Elle suppose le renversement des sociétés inégalitaires et hiérarchisées. Émancipation prend le sens d’une délivrance, d’une libération de la domination, de l’inégalité des conditions, et donc signifie l’accès à l’exercice universel d’une liberté de droit. » (Sens 2) (Brassat, 2013). De son côté, le sociologue Albert Ogien, dans un ouvrage de 2023, établit les distinctions suivantes : « Dans son usage le plus général, le terme « émancipation » nomme une démarche qui vise à se dégager d’une tutelle ou d’un joug devenus insupportables. Cette démarche, qui est souvent associée au recouvrement d’une capacité d’agir et de décider de façon autonome, peut être individuelle ou collective. » […] « Dans le premier cas, l’émancipation se réalise au moment où un individu parvient à se soustraire à un état de dépendance légale, de servitude involontaire soumission inavouable dans lequel il se trouve et à regagner l’entièreté des droits attachés à sa condition d’être humain ou à son statut de citoyen. » (Sens 1) […] « Dans le second cas, la notion d’émancipation nomme un projet politique porté par un groupe social qui se mobilise pour s’opposer et mettre fin à la forme d’oppression ou d’ostracisation qui le frappe en raison d’une position d’infériorité qui lui est assignée par un ordre hiérarchique établi. » (Sens 2) La notion d’émancipation, dans la tradition philosophique européenne, est donc perçue comme positivement. En outre, on n’y trouve pas réellement de distinction thématisée entre émancipation et libération, si ce n’est chez Negri et Hardt dans Commonwealth (2012 : 370)[1].

Dans la pédagogie et la philosophie latino-américaine, plusieurs auteurs et autrices insistent pour distinguer entre émancipation et libération. En Amérique latine, à partir de la fin des années 1960, se développe un ensemble de pensées de la libération : sociologie de la libération (Fals Borda), psychologie de la libération (Martín-Baró), philosophie de la libération (Dussel), théologie de la libération (Guttierrez), pédagogie de la libération (Freire)…. Ainsi le philosophe argentin Enrique Dussel écrit : «  Le fils réalise son émancipation vis-à-vis de son père quand il atteint l’âge adulte; l’esclave accomplit sa libération du seigneur libre quand il atteint sa liberté. Aujourd’hui, le mot émancipation est utilisé pour effacer ce qu’il y a de critique et de politique dans le mot libération. La philosophie de la libération n’est pas une philosophie de l’émancipation. » (Dussel, 2014 : 258)[2].

L’objectif de cet article est double. Le premier est de comprendre pourquoi la philosophie et la pédagogie latino-américaine thématisent cette distinction entre émancipation et libération. Sachant que le sens de libération qu’énonce Dussel paraît ressembler, dans la citation ci-dessus, au premier abord, au Sens 2 de la notion d’émancipation que l’on trouve dans la philosophie européenne. Le deuxième objectif est d’étudier la manière dont cette distinction pourrait opérer dans les pratiques philosophiques dans le centre du système-monde[3].

Les deux premières parties de l’article sont consacrées à étudier cette distinction entre émancipation et libération à partir de trois textes philosophiques analysés de manière chronologique. La dernière partie s’intéresse à la manière dont des pratiques philosophiques à visée libératrice peuvent être identifiées dans le centre du système-monde.

Théologie de la libération et pédagogie de la libération

La pédagogie de Paulo Freire est souvent appelée également « pédagogie de la libération »[4]. A titre d’exemple, on ne trouve le mot émancipation que deux fois dans Pédagogie des opprimés (2021), mais 87 occurrences du terme « libération ». Pour étudier la place qu’occupe la question de la libération dans la philosophie et la pédagogie de Paulo Freire durant les années 1970, nous allons nous attacher à un texte plus méconnu de l’auteur : « Education, libération et Eglise » (Freire, 1973) qui permet d’effectuer un lien avec la théologie de la libération. Pour cela, il nous faut néanmoins préalablement présenter quelques éléments de la théologie de la libération.

Contexte de dictatures militaires et théologie de la libération

Le contexte latino-américain, dans les années 1960/1970, se caractérise par l’arrivée au pouvoir de dictateurs à la tête de juntes militaires en Bolivie en 1962, Brésil en 1964, Chili en 1973, Uruguay en 1973, Argentine en 1976… En 1964, Paulo Freire est expulsé du Brésil et c’est en 1968, au Chili, qu’il rédige Pédagogie des opprimés qui est publié en 1970 pour la première fois en anglais aux Etats-Unis. Parallèlement, le théologien Gustavo Gutierrez, publie en 1971, Teología de la liberación: Perspectivas[5]. La question de la libération traverse donc les débats éducatifs, théologiques ou encore philosophiques.

Dans un entretien en 1988, les théologiens de la libération Leonardo Boff et Clodovis Boff présentent la théologie de la libération. Ils abordent entre autres les actions concrètes :

« Je vais vous donner un exemple sur la façon dont les communautés de base[6] qui sont des petits groupes réussissent à entraîner tout un quartier et toute une population, par exemple, pour des causes concrètes. Par exemple, tout près de la capitale du Brésil, il y a une menace d’expulsion de tout un quartier populaire, d’un lieu déterminé de la banlieue. Alors la communauté de base a été la première qui a perçu cette menace. Et alors qu’est-ce qu’elle a fait ? Elle a réussi à regrouper tous les gens, à convoquer toute la population pour résister à cette menace. Elle a organisé la résistance. Ils ont fait des souscriptions. Ils ont fait des marches sur la mairie pour empêcher que la police y aille et expulse les gens » (Leonardo Boff et Clodovis Boff, 1988).

Comme on le voit la théologie de la libération se veut un mouvement religieux engagé dans les luttes sociales. Les deux théologiens reviennent ensuite sur le lien de leur mouvement avec le marxisme :

« Je dirais ceci que notre problème n’est pas le marxisme, le communisme, mais c’est le problème des pauvres, de la pauvreté et de l’oppression […] Alors on emploie parfois quelques catégories marxistes, quelques points méthodologiques du marxisme, pas le système intégral avec son matérialisme, son athéisme : pas du tout. On accepte quelques théories pour interpréter la réalité sociale et pour trouver des issues. Ce n’est pas parce que nous avons quelques catégories marxistes comme, par exemple, exploitation, aliénation, praxis, lutte de classes sociales… que nous devenons pour cela marxistes ». (Leonardo Boff et Clodovis Boff, 1988).

Cette attention aux opprimés et l’emploi de certaines des catégories marxistes se retrouve également dans la pédagogie des opprimés de Paulo Freire.

Paulo Freire et la pédagogie de la libération.

Dans l’article de 1973, « Education, Libération et Eglise », Paulo Freire établit des parallèles entre la question de la libération telle qu’elle est abordée dans l’éducation et l’Eglise. Il souligne dans les deux cas qu’il est nécessaire de tenir compte du contexte historico-politique. Même s’il ne parle pas explicitement du contexte de dictatures, il souligne l’importance de la « prise de risque ». Il écrit par exemple : « Mais à ce moment beaucoup prennent peur : ils n’ont pas le courage d’assumer le risque existentiel d’un engagement historique » (p.523). Nous allons, ci-dessous, mettre en lumière les caractéristiques essentielles de l’éducation libératrice pour Paulo Freire telle qu’elles apparaissent dans ce texte.

Paulo Freire s’oppose aussi bien à la neutralité de l’éducation que de l’Église dans le contexte historique de l’Amérique latine des années 1970. Dans les deux cas, il ne peut être question pour lui d’une action qui porte d’abord sur les « consciences » et reléguant l’« action de transformation du monde » (p. 516) à un deuxième temps. Il faut commencer par agir sur « les structures sociales » (p.517).

L’article revient ensuite sur les mésusages de la conscientisation. Il ne s’agit pas « de soigner les coeurs, sans changer les structures sociales » (p.519). La conscientisation est une notion dialectique qui ne se réduit ni au subjectivisme, ni à l’objectivisme mécanique. La prise de conscience a un rôle à jouer dans le processus de transformation. Ce qui explique la place de l’éducation.

Mais la conscience ne peut se transformer que parce qu’elle est prise dans la praxis. Celle-ci est définie par Paulo Freire comme action-réflexion. Il ne s’agit donc pas d’un pur activisme. Cela renvoie à ce qu’il appelle « la praxis théorique » : « celle que nous réalisons lorsque nous prenons de la distance à l’égard de la praxis réalisée (ou en cours de réalisation) » (p.520). La conscientisation est un mouvement conjoint entre l’éducateur et le peuple. Ce n’est pas l’éducateur qui conscientise le peuple. C’est un mouvement dialectique.

Il en vient alors à présenter ce qu’il entend par « l’éducation comme libération ». L’éducation libératrice n’est pas « un ensemble de méthodes et de techniques » (p.521). Ce ne sont pas ses méthodes qui la caractérise, mais son objectif social : « elle se propose, en tant que praxis sociale, de contribuer à libérer les êtres humains de l’oppression qui les étouffe dans la réalité objective » (p.522)

Dans la partie suivante, il aborde la théologie de la libération. Là encore, il met en avant que la libération des opprimés ne peut pas se faire simplement par une expérience intérieure, mais doit se réaliser dans l’histoire. La libération est définie, par Freire, selon deux axes : « la société dépendante dans son ensemble se libère de l’impérialisme, et les classes sociales opprimées se libèrent des classes sociales oppressives » (p.535). Il y a donc deux axes à la libération sociopolitique : un axe anti-impérialiste et un axe anti-capitaliste.

Il est possible d’essayer, à partir de ce texte, de dégager les caractéristiques de la libération chez Paulo Freire. La libération ne peut pas être seulement un processus intérieur : on ne parle pas ici d’une philosophie de la liberté intérieure. La libération implique une transformation des structures sociales, qui n’est pas une simple modernisation (p.538). La libération est à la fois anti-impérialiste et anti-capitaliste. La finalité de l’éducation libératrice n’est pas seulement la prise de conscience, mais la transformation de la réalité objective.

Dans un article de 2021, Ayrton Armando Trelles Castro propose pour penser la distinction entre émancipation et libération dans la philosophie latino-américaine de reprendre l’idée que Paulo Freire énonce dans la pédagogie des opprimés :

« On a vu que dans la situation d’oppression surgit une espèce de sujet qui, quand il n’est pas conscient de sa situation, en vient à perpétuer les conditions dans lesquelles il vit, c’est pourquoi, Paulo Freire signale que l’opprimé dans une situation de domination prétend parvenir à devenir comme son oppresseur. Cette manière d’agir peut être considérée comme de l’émancipation. Un des problèmes de notre Amérique a été et est celui-ci, c’est-à-dire que l’émancipation semble être un retour à la domination, dont ils se sont libérés antérieurement, maintenant ils reproduisent ces conditions avec d’autres qui les dominent ». (Castro, 2021:10)[7]

En particulier, comme on va le voir ci-dessous avec la philosophie décoloniale latino-américaine, il s’agit bien d’échapper au modèle de l’émancipation qui reproduit l’impérialisme du centre du système-monde capitaliste, pour trouver une voie de libération spécifique.

La distinction entre émancipation et libération dans la philosophie de la libération et la pensée décoloniale.

Le philosophe argentin Enrique Dussel (1934-2023) a commencé à développer sa théorie à partir de la fin des années 1960. Il est l’un des plus importants philosophes latino-américains. Il développe tout d’abord une philosophe de la libération, avant de participer à la fin des années 1990, au Groupe modernité/colonialité auquel participe entre autres également le sémiologue argentin Walter Mignolo qui enseigne à l’Université de Duke au Etats-Unis. L’option décoloniale se veut une réponse interdisciplinaire originale en lien avec le contexte latino-américain. Cette notion de décolonial se distingue de l’anti-colonialisme. En effet, l’anti-colonialisme désigne des mouvements de libération nationale qui luttent pour l’indépendance politique de nations anciennement colonisées. Le mouvement décolonial consiste à supposer qu’en dépit de l’indépendance politique acquise par les anciennes colonies, les relations de dépendance coloniales se maintiennent, mais aussi que les inégalités sociales raciales (le racisme) présentes sous la colonisation continuent de structurer les sociétés actuelles.

Dussel : Philosophie et pédagogie de la libération

Dans son ouvrage Philosophie de la libération (1976/2023)[8], Dussel consacre une partie à la pédagogie.

Il définit la pédagogie de la manière suivante : « La pédagogie ne s’occupe donc pas seulement de l’éducation des jeunes et des enfants au sein de la famille, mais elle s’occupe aussi de l’éducation de l’élève issu de la jeunesse et du peuple au sein des institutions scolaires, universitaires, scientifiques et technologiques et des moyens de communication. Telle est la question idéologique et culturelle. » (Dussel, 2023 : 153)

Nous voudrions ici souligner un point, c’est qu’il est courant que les théoriciens et théoriciennes latino-américaines adoptent une définition beaucoup plus extensive de la pédagogie que celle de la relation d’enseignement adulte/enfant. La pédagogie englobe également l’éducation populaire et la littératie critique des médias.

Or la pédagogie bancaire (celle de l’idéologie dominante) ignore les cultures populaires et périphériques : « Les cultures africaine, asiatique, latino-américaine occupent un domaine propre qui n’a été ni compris ni inclus dans le système scolaire et universitaire ou dans celui des moyens de communication (puisqu’elles sont méprisées comme inculture, barbarie, analphabétisme, sorcellerie). Elles sont interprétées par le système culturel en vigueur, rationaliste et prétendument universel, comme néant, non-être, chaos et irrationalité. » (Dussel, 2023 : 156). C’est ce qu’il appelle le « projet de domination pédagogique ».

La pédagogie de la philosophie de la libération vise à établir une nouvelle pédagogie des opprimés qui prenne appui sur ces cultures jugées par le centre du système-monde comme subalternes : « Les valeurs de ces cultures, qui sont aujourd’hui méprisées et que le peuple lui-même ne reconnaît pas, doivent être soigneusement étudiées ; elles doivent être renforcées en partant d’une nouvelle pédagogie des opprimés afin que ces derniers puissent développer les possibilités propres à ces cultures. C’est dans la culture populaire, encore traditionnelle, que la révolution culturelle trouvera son contenu le plus authentique. » (Dussel, 2023 : 156)

L’objectif de cette nouvelle pédagogie libératrice est formulée par Dussel de la manière suivante : « De la culture révolutionnaire libératrice surgira une nouvelle culture mondiale pluriverselle, une alternative bien plus riche que la culture impériale » (Dussel, 2023 : 161).

Il s’agit donc de produire une nouvelle culture qui dépasse le faux universalisme qui masque en réalité la domination du centre du système-monde, mais qui ne soit pas non plus un simple relativisme passéiste correspondant à un repli identitaire sur des cultures traditionnelles figées. Il s’agit bien de produire une nouvelle culture à partir des cultures subalternes.

L’interprétation de la distinction émancipation et libération selon Walter Mignolo

Dans son ouvrage Désobéissance épistémique (2015), Walter Mignolo revient sur la distinction posée par Enrique Dussel entre émancipation et libération. Pour lui, le choix qu’à fait Dussel de se référer à la notion de libération, plutôt qu’à celle d’émancipation, tient au fait que l’émancipation est liée aux Lumières européennes. Une autre raison, c’est qu’utiliser le terme de libération revenait à se situer dans la lignée des mouvements de libération nationale qui avaient eu lieu en Afrique et en Asie, mais aussi en Amérique latine.

Pour Mignolo, la libération implique deux projets : la libération politique et sociale, mais également la libération épistémologique. Cette dernière, c’est ce que mettait en avant Dussel dans Philosophie de la libération avec la place des cultures périphériques[9].

Pour Mignolo, l’émancipation est une notion revendiquée par la bourgeoisie durant les Lumières. Celle-ci se réfère à trois évènements fondateurs : la Révolution Glorieuse de 1688, l’indépendance des colonies en Nouvelle Angleterre et en Virginie et enfin la Révolution française de 1789.

A l’inverse, selon Mignolo, la notion de libération inclut les peuples racialisés qui ont été colonisés par la bourgeoisie européenne. Au-delà de cela, il s’agit de se libérer de la « matrice coloniale » qui asservit à la fois les colonisés et les colonisateurs.

Dans les projets philosophiques actuels, qui continuent de penser une émancipation universaliste comme chez Habermas en se situant dans la continuité des Lumières, la libération se trouve subordonnée à l’émancipation.

C’est, en effet, entre autres, dans un dialogue critique avec l’œuvre de Karl-Otto Apel, que Dussel a élaboré sa philosophie de la libération et en s’appuyant sur la catégorie de l’Autre issue de la philosophie de Lévinas.

Il est donc possible de mettre en lumière que la distinction entre émancipation et libération, qui revêt une importance aussi grande dans la philosophie latino-américaine, s’inscrit dans un projet de produire une pensée autonome qui rompt avec le modèle de la philosophie bourgeoise des Lumières comme modèle intellectuel.

Néanmoins, on peut se demander ce que cette distinction philosophique peut apporter aux pratiques philosophiques dans la cité dans le centre du système-monde. En effet, il pourrait être possible de continuer cet article en présentant les implications dans des pratiques philosophiques en Amérique latine. Mais cela conduirait à faire de cette production philosophique latino-américaine un pur produit local qui ne saurait avoir d’implication en dehors de son lieu de production.

Néanmoins, la notion de Sud, telle que la définit le sociologue décolonial portugais Boaventura de Sousa Santos peut nous permettre d’ouvrir une voie sur la place que peut prendre la notion de libération dans les pratiques philosophiques dans le Nord Global (ou centre du système-monde) :

« Le Sud n’est donc pas un concept géographique même si la grande majorité des populations concernées vivent dans l’hémisphère sud. Il s’agit plutôt d’une métaphore de la souffrance humaine causée par le capitalisme et le colonialisme à l’échelle mondiale, et de la résistance visant à la surmonter ou à l’atténuer. Il existe, par conséquent, un Sud anticapitaliste, anticolonial et anti-impérialiste. Ce Sud existe également dans le Nord, sous la forme des populations exclues, réduites au silence et marginalisées, comme les sans-papiers, les chômeurs, les minorités ethniques et religieuses, les victimes de sexisme, d’homophobie et de racisme. » (Santos, 2011).

Il s’agirait donc alors, en suivant Boaventura de Sousa Santos, de s’intéresser aux productions de pratiques philosophiques de groupes socialement marginalisés dans le centre du système-monde.

Enjeux de la distinction entre émancipation et libération dans les pratiques philosophiques dans la cité dans le centre du système-monde

En nous appuyant sur la distinction présente dans la philosophie latino-américaine entre « émancipation » et « libération », nous allons considérer que les pratiques philosophiques émancipatrices sont celles qui reproduisent le modèle de l’émancipation bourgeoise : la lecture des textes philosophiques de la tradition académique, le modèle scolaire et universitaire de la philosophie… A l’inverse, nous allons considérer que les pratiques de philosophie libératrices sont celles qui sont développées de manière autonome par des individus et/ou des groupes socialement marginalisés. A ce titre, nous allons retenir deux exemples de cette production : les brochures dans les infokiosques et les vidéos essais développées par certaines personnalités du BreadTube. Mais avant cela, il nous semble nécessaire d’établir un lien entre la libération et le devenir minoritaire.

Marges, minoritaires et libération.

Dans les années 1970 se développe chez des penseurs comme Foucault, Deleuze ou Guattari une attention aux groupes minoritaires et marginalisés socialement comme force de transformation sociale : les prisonniers, les fous, les homosexuels…

Il nous semble que l’on peut mettre en lien la distinction entre émancipation et libération thématisée dans la philosophie latino-américaine et celle entre « étalon majoritaire » et « devenir minoritaire » thématisée par Gilles Deleuze.

Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ?, affirme « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable ». L’émancipation des Lumières, telle que la définit Kant, est donc associée à un devenir majoritaire. L’émancipation se serait pour les opprimés, passer de l’état de minorités à un état de majorité.

Au contraire, la libération renverrait au devenir minoritaire telle que l’énonce Gilles Deleuze : «  En occident, l’étalon que suppose tout majorité, c’est: homme, adulte mâle citoyen des villes. C’est ça, l’étalon. Or, la majorité est par nature l’ensemble qui, a tel moment, réalisera cet étalon, c’est-à-dire l’image sensée de l’homme adulte, mâle, citoyen des villes. Si bien que je peux dire que la majorité, ça n’est jamais personne. C’est un étalon vide. Simplement, un maximum de personnes se reconnaissent dans cet étalon vide. […] Mais à côté de ça, il y a quoi ? Il y a tous les devenirs qui sont des devenirs minoritaires ! Je veux dire : les femmes, ce n’est pas un acquis. Elles ne sont pas femmes par nature. Les femmes, elles ont un devenir femme. Du coup, si les femmes ont un devenir femme, les hommes aussi ont un devenir femme. On parlait tout à l’heure des devenirs animaux. Les enfants, ils ont un devenir enfant. Ils ne sont pas enfants par nature. Tous ces devenirs-là sont des devenirs minoritaires. » (Deleuze, 1988)

De ce fait, si l’émancipation renvoie au devenir majoritaire des Lumières, le devenir minoritaire de Gilles Deleuze pourrait être associé à la libération. Si on pousse encore le raisonnement, si en Occident domine l’étalon majoritaire, pour rétablir des relations plus égalitaires au sein du système-monde, il faudrait que le centre du système-monde entame un devenir minoritaire. On peut ainsi lire la réaction de l’extrême-droite, son angoisse du « Grand remplacement » et de la « colonisation inversée » comme une peur de ce « devenir minoritaire ».

Cet intérêt pour les « devenir minoritaires » chez Deleuze, se traduit chez Guattari pour un intérêt pour les marges. Il déclare ainsi : « Non ! Il n’y a pas une baisse des courants marginaux. Puisqu’aujourd’hui ce sont des continents entiers qui deviennent marginaux ! L’Afrique est une marginalité monstrueuse ! […] Alors si vous dites que la marginalité se résout, elle ne se résout simplement pas en Afrique. Elle ne se résout pas en Amérique Latine, dans les pays d’Amérique Latine, comme le Chili ou l’Argentine » (Guattari, 1992/2009).

Guattari voit ainsi une continuité entre la question des marges dans les métropoles du Centre du système-monde (fous, prisonniers, homosexuels…) et la situation des populations en marge car dans la périphérie du système-monde.

Ce devenir minoritaire deleuzo-guattarien s’incarne, dans les années 1970, par exemple, dans le mouvement des indiens métropolitains en Italie ou du groupe Marge en France avec l’autonomie désirante qui se développe dans le milieu squat.

La brochure comme pratique philosophique marginale

Se situant dans la filiation de cette mouvance des années 1970, les infokiosques sont des espaces, qui dans les milieux contre-culturels autonomes, proposent des brochures[10].

Celles-ci abordent différents sujets, mais plusieurs peuvent relever de réflexions ayant une portée philosophique. Parfois, il s’agit seulement de la reproduction de l’extrait d’un texte existant déjà, mais il peut s’agir également de la production d’un texte collectif. Ces textes sont souvent écrits par des personnes minoritaires, par exemple, en situation de handicap, psychiatrisées, transgenres … sur des sujets les concernant.

Nous allons reproduire ci-dessous un extrait d’un appel à la réalisation d’une de ces brochures qui nous permet de comprendre l’originalité de ce mode de production d’une réflexion théorique collective :

« L’intention de cette brochure c’est de penser collectivement […] entamer la prise en charge de cette question (en se donnant de la force, des ressources, du lexique, des outils) et la mettre à l’agenda de nos espaces politiques et collectifs.
Avec pour moyen de réaliser une brochure regroupant d’une façon cohérente de l’analyse politique, du témoignage, des outils, un répertoire de ressources.
Au fil des discussions avec des copines et des camarades, plein d’axes et de thèmes ont été évoqués. […]
Sur la forme et en terme pratique, ce qui a été défini c’est que : […]
Les contributions peuvent être sous forme de texte comme d’image.
Elles peuvent se composer de lettres, de listes, de collages, de dessins, de gravures, d’essais, de poèmes…
Cette brochure serait imprimable et diffusable sur internet.
Elle sera gratuite.
Si tu veux participer au projet tu peux : […] rejoindre la coordination de ce projet de brochure pour participer à la réception et aux relectures des contributions, la structuration, la mise en page, l’édition et la diffusion de la brochure. »
(Paris Luttes, 2024)

Nous allons énoncer certaines particularités de cette pratique philosophique visant à produire de la philosophie depuis les marges la distinguant des pratiques académiques. Alors que l’émancipation bourgeoise valorise l’émancipation individuelle par la pensée et la figure du grand philosophe homme, il s’agit ici d’une production collective, anonyme, utilisant différents types d’expression, ne reposant pas sur un titre ou une légitimité universitaire, mais appuyant souvent la production théorique sur l’expérience vécue.

Les vidéos essais philosophiques dans le breadtube

Nous allons prendre un autre type de production par les marges : les vidéos essais philosophiques dans le BreadTube. Ces vidéos ne relèvent pas exactement de ce qu’on pourrait appeler le genre de la vulgarisation philosophique présent également sur Youtube. En effet, la vulgarisation se veut une présentation accessible et apparemment neutre d’un contenu. Or dans le cas des vidéos d’essais philosophiques du BreadTube, il s’agit plutôt d’une production qui développe un contenu explicitement engagé. Mais en même temps, par leur usage des médias, ils peuvent être considérés comme une forme de « pop-philosophie » (terme utilisé par Deleuze), ce qui veut dire une mise en relation de la philosophie et de la pop-culture.

L’essai philosophique sous forme vidéos trouve une première expression avec la pratique du détournement chez les situationnistes. On peut prendre l’exemple du film La société du spectacle (1973) de Guy Debord ou plus récemment par exemple De la servitude moderne (2009) de Jean-François Brient.

L’émergence au début des années 2010 du Web contributif, avec des plateformes comme youtube, par exemple a permis de développer toute une culture du Do It your self. Le BreadTube (ou LeftTube) désigne dans le monde anglo-saxon un ensemble de youtuber, classés politiquement à gauche, qui développent une bataille culturelle contre ce qu’ils considèrent comme la domination sur ce type de plateforme des youtuber de l’alt-right (courant de l’extrême-droite américaine). Sans doute parce que particulièrement visés par l’extrême-droite anglo-saxonne, plusieurs personnalités du BreadTube sont des personnes transgenres.

Il est ainsi possible de prendre deux exemples. Le premier est celui de l’états-unienne Natalie Wynn, plus connu sous le nom de sa chaîne youtube, « Contrapoints »[11] et se présentant comme une ex-philosophe (elle a été en effet doctorante en philosophie). Le deuxième est celui d’Abigail Thorn, dont la chaîne s’intitule Philosophy Tube. Le contenu de ses deux créatrices de contenu se situe dans la Critical Theory avec des références à la philosophie. Les vidéos sont longues (entre 30 minutes à 2h). Le montage est élaboré et la mise en scène est théâtralisée. Le discours mêle références théoriques et humour.

On pourrait se demander pourquoi prendre des exemples de production anglo-saxonnes et non pas des productions françaises. N’y a-t-il pas d’équivalent français à ce type d’auto-productions philosophiques ? A notre avis, si certaines productions peuvent s’en rapprocher par certains aspects, en particulier le contenu, on ne trouve pas vraiment d’équivalent en ce qui concerne la scénographie. On peut prendre trois exemples s’en rapprochant, mais dont le visionnage permet de comprendre les différences. Le premier est le « squat philo »[12]. Il s’agit d’une sorte de talk show philosophique qui se déroulait dans un squat et dont les enregistrements étaient diffusés en ligne. Si la forme est moins élaborée que celle des vidéos essais, le point commun tient à la condition marginale des auteurs. En effet, le promoteur des squat philo, Dany Calligula[13], est un ancien étudiant en philosophie, d’extraction populaire, qui vit à ce moment-là une situation de précarité économique importante. Dans cette lignée, le streamer transmasculin Cass_andre lance une émission de plateau en ligne où il discute de sujets à teneur philosophique : Grocervo[14]. Proche de ces deux streamer, la chaîne en ligne Parole d’honneur, qui se présente comme un media alternatif décolonial, propose également des émissions de plateau où la philosophie décoloniale est présentée.

On peut néanmoins remarquer des points communs entre les pratiques philosophiques du BreadTube et du twitch de gauche[15]. Dans le cas par exemple de Dany Calligula, son activité en ligne connaît une réorientation en lien avec une trajectoire de précarité sociale et un harcèlement en ligne par l’extrême-droite masculiniste. Ces pratiques philosophiques peuvent donc apparaître comme une résistance à ce qui est présenté souvent comme l’hégémonie culturelle de l’extrême-droite sur Internet (Brahim, 2023). Ces pratiques philosophiques, produites, depuis les marges (personnes transgenre et/ou d’extraction populaire et/ou racisées) sont à la philosophie académique ce que la pensée féministe noire est à la théorie féministe mainstream :

« C’est la volonté d’explorer toutes les possibilités qui a défini mon approche dans l’écriture de De la marge au centre. Théorie féministe. Une grande partie de la théorie féministe émane de femmes privilégiées qui vivent dans le centre et dont les points de vue sur la réalité incluent rarement la connaissance et la conscience des vies de celles et ceux qui vivent dans la marge […] En conséquence, la théorie féministe manque de complexité, de globalité et d’exhaustivité. Elle manque d’analyses larges et générales qui pourraient inclure une grande variété d’expériences humaines. Et même s’il existe des théoriciennes féministes qui ont conscience du besoin de développer des idées et des analyses qui incluent un grand nombre d’expériences différentes dans le but d’unifier plutôt que de diviser, une telle approche théorique est complexe et lente à construire. Et cette approche la plus lucide et précurseuse émergera d’individu-e-s qui ont une connaissance à la fois de la marge et du centre » (hooks, 2017).

Ce que nous avons voulu mettre en lumière, c’est comment la notion de libération, par rapport à la notion d’émancipation, porte une attention à qui produit les pratiques et les discours philosophiques. La production des pratiques et des discours philosophiques libérateurs au centre du système-monde renvoient donc à une production dans les marges du centre.

Conclusion

Dans cet article, nous sommes partis de la distinction présente dans la philosophie latino-américaine entre émancipation et libération, pour nous interroger sur le fait de savoir quelles étaient les caractéristiques des pratiques philosophiques libératrices dans le centre du système-monde.
Nous avons essayé de mettre en lumière que, pour identifier ces pratiques, il était nécessaire de tourner son regard vers des pratiques produites depuis les marges. La définition de la marge s’appuie en particulier sur le fait, pour ces producteurs et productrices de ces pratiques philosophiques, de vivre une vie marginalisée par rapport à l’étalon majoritaire. Et donc de produire des pratiques qui ne correspondent pas aux canons de la pratique philosophique académique. Cela peut tenir entre autres au fait que l’expérience de ces personnes tient peu de place dans le canon académique[16], que leur situation sociale ne leur permet pas, tout de façon, de s’insérer dans le champ académique ou que leur forme d’expression les délégitiment de la pensée académique dominante.

  • Brahim, A. B. (2023). Pourquoi l’extrême droite domine la toile : le grand remplacement numérique. Editions de l’Aube.
  • Bourguignon-Rougier, C. (2021). Émancipation. Pressbooks. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/chapter/emancipation/
  • Brassat, E. (2013). Les incertitudes de l’émancipation. Le Télémaque, (1), 45-58.
  • Castro, A. A. T. (2021). De la emancipación a la liberación. Disenso. Crítica y Reflexión Latinoamericana, 4(II), 8-16.
  • Deleuze G. (1988). G comme Gauche. Extrait de l’abcédaire de Gilles Deleuze avec Claire Parnet. Transcription de la video: http://palimpsestes.fr/gauche/deleuze_gauche.html
  • Dussel, E. (1976/2023). Philosophie de la libération. PUF.
  • Dussel, E. (2014). 16 tesis de economía política. Mexico : Siglo XXI.
  • Freire, P. (1973). Éducation, Libération et l’Église. Parole et Société. 1(1).
  • Guattari F. (1992/2009), Guattari, F. (2009). Entretien à la télévision grecque. Chimères, 69(1), 51-63.
  • hooks, B. (2017). De la marge au centre: théorie féministe. Cambourakis.
  • Mignolo, W. (2015). La Désobéissance Épistémique: rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité. PIE Peter Lang.
  • Negri, A., & Hardt, M. (2012). Commonwealth. Stock.
  • Paris Luttes (2024), Appel à contribution pour une Brochure sur la domination d’âge dans les relations de séduction. https://www.infolibertaire.net/appel-a-contribution-pour-une-brochure-sur-la-domination-dage-dans-les-relations-de-seduction-2/
  • Santos, B. D. S. (2011). Épistémologies du sud. Études rurales, (187), 21-50.
  • Saviani, D. (2021). Pedagogia histórico-crítica e pedagogia da libertação: aproximações e distanciamentos. Germinal: marxismo e educação em debate, 13(3), 170-176.
  • Wallerstein, I. (2011). Le capitalisme historique. La Découverte https://doi.org/10.3917/dec.walle.2011.01
Notes
  1. Nous ne détaillons pas la distinction de ces deux auteurs car elle leur est spécifique et nous éloignerait de l’objet de notre article qui est la distinction émancipation/libération dans la philosophie et la pédagogie latino-américaine. ↩︎

  2. Nous reprenons ici la traduction proposée par Bourguignon-Rougier (2021). L’article constitue une bonne introduction à la distinction entre libération et émancipation dans la philosophie latino-américaine. ↩︎

  3. La notion de « centre du système-monde capitaliste » sert dans la pensée Immanuel Wallerstein (2011) à désigner l’Europe du Nord-Ouest et l’Amérique du Nord. C’est une notion qui est reprise en particulier dans la philosophie décoloniale latino-américaine. ↩︎

  4. On peut le voir par exemple dans cet article de Saviani (2021) où il discute sa pédagogie comparativement à celle de Freire. ↩︎

  5. Sur la théologie de la libération, nous recommandons la lecture des travaux du sociologue marxiste Michael Lowy. ↩︎

  6. Il s’agit des communautés ecclésiastiques de base sur lesquelles s’appuie la théologie de la libération. ↩︎

  7. Traduction de l’autrice depuis le portugais. ↩︎

  8. 1976 : correspond à la date du coup d’État militaire en Argentine et à l’exil vers le Mexique de Dussel. ↩︎

  9. Ici la notion de périphérie se réfère à la périphérie du système-monde capitaliste telle que théorisé par Wallerstein. ↩︎

  10. On peut trouver des exemples de ce type de brochures en ligne sur : https://infokiosques.net ↩︎

  11. https://www.youtube.com/user/ContraPoints ↩︎

  12. Pour visionner un exemple de squat philo : https://www.youtube.com/watch?v=pyQeHG-f4Xc&t=98s ↩︎

  13. En mars 2025, au moment où nous écrivons cet article, Dany Calligula est accusé publiquement par une de ses ex-compagnes d’être à l’origine d’une relation toxique, entraînant alors un certain nombre de controverses dans le milieu internet (streamers, youtuber) de gauche sur la manière de gérer politiquement ce type de situation de « call-out ». ↩︎

  14. Il est possible de visionner la première sur « travail, mérite, paresse » : https://www.youtube.com/watch?v=B6W-OcwFEBY&t=683s ↩︎

  15. Plateforme de streaming en live où les contenus de Dany Calligula, Cass_andre ou de Parole d’honneur sont diffusés avant que des morceaux choisis soient mis sur Youtube. ↩︎

  16. On peut penser aux textes souvent sexistes, voire racistes, de la tradition philosophique académique. ↩︎

Télécharger l'article