Comment émanciper ?
Martine Boncourt : Pendant plusieurs années, j’ai animé des discussions à visée philosophique (DVP) sous la forme de débats ou d’ateliers, dans un quartier de Mulhouse qui abritait une population mixte au plan social. Cela se passait un mercredi par mois. Y venaient des enfants de 5 à 13 ans.
Dans la première DVP, le thème portait sur les différences entre hommes et femmes. J’ai décrit ainsi ce qui s’était passé :
Grandir en humanité
Après avoir rapidement survolé leurs différences physiques manifestes, les enfants poursuivent en décrivant des comportements, attitudes, gestuelles qui relèveraient « naturellement » des deux genres. Les stéréotypes y vont bon train. Et très vite, ils glissent vers les tâches qui, s’appuyant sur ces différences physiques ou comportementales – par exemple, les femmes sont plus tendres, plus douces, plus câlines, plus attentionnées envers les enfants –, incombent aux unes ou aux autres « naturellement » : le soin aux enfants, la cuisine, etc.
Et c’est là que le « débat » s’enclenche car, évidemment, tout le monde a un avis bien tranché, bien façonné par son expérience familiale.
Christophe raconte que ses deux parents travaillent mais qu’en rentrant le soir, le père, entrepreneur, s’installe devant la télé tandis que sa mère, secrétaire dans l’entreprise, prépare le repas. Samir dit que chez lui, c’est pareil et qu’il ne voit pas comment il pourrait en être autrement.
Plusieurs enfants acquiescent, des garçons, pour la plupart. Tiens donc !
Mais Amélia prend la parole et dit que chez elle, quand ses parents, ouvriers, rentrent du travail, ils préparent ensemble le repas, ce qui fait bondir Samir.
Une discussion enflammée s’engage sur la « norme ». Jusqu’à ce que Stéphane dise que sa mère est fatiguée quand elle rentre, et comme il n’y a pas de père à la maison, il l’aide parce qu’il l’aime.
« Oui, c’est pas juste que le père se repose et que la mère continue à travailler », dit Josépha (6 ans). Et, en s’adressant à Samir : « Tu aimes ta mère ? – Ben naturellement ! », répond-il sur la défensive. Mais il n’ajoutera plus rien.
Jusqu’à présent je ne suis pas intervenue une seule fois, sauf pour donner la parole.
J’observe Samir. Il fait une drôle de tête, ne regarde personne comme si toute sa concentration était dirigée vers l’intérieur. Et j’ai presque envie de réagir parce que je vois bien que le bouleversement intérieur est douloureux. Mais pour dire quoi ?
Je songe à Jacques Lévine qui préconisait de créer à l’école « un espace hors menace pour affronter la menace », celle que représente, entre autres, la remise en question de ses représentations mentales.
Ai-je suffisamment sécurisé cet espace pour accueillir certaines douleurs, nécessaires pour grandir en humanité ?
Voici un extrait du script d’un deuxième débat réalisé dans les mêmes conditions :
Un temps pour tout ?
– Moi, dans ces cas-là, je cogne, dit Jérôme (12 ans). Et fort. Je me contrôle pas et j’ai pas envie de me contrôler.
– Mais t’es costaud et tu peux faire drôlement mal aux autres, lui rétorque Lucinda (10 ans).
– Et puis nous on est petits, toi tu es grand, c’est pas bien de s’attaquer aux petits ! dit Farid (6 ans).
– Peut-être ! Mais je m’en fous.
– Mais alors, si tu fais vraiment très très mal, on te met en prison, ajoute d’une toute petite voix Émeline, le regard halluciné par l’indignation.
– Ah non ! Parce que je suis mineur et qu’on ne met pas les mineurs en prison ! dit-il, le ton assuré de qui se sait dans « son bon droit ».
– Nan, mais c’est tes parents qui vont en taule ! conclut Alexandre (11 ans).
Jérôme observe alors un long moment de silence. Que se passe-t-il dans sa tête ? Perplexité ? Recherche d’une parade ? Confusion ? Déstabilisation ? Sans doute un peu de tout cela, mais ce qui paraît évident, c’est que ça cogite dur dans son esprit… D’autant que ces remarques émanent de pairs et non de l’adulte, dont le monde est, de toute évidence, associé dans son esprit à langue de bois et machine à moraliser.
Jérôme est un pré-adolescent. Comme ses camarades, il passe ses jours de congé devant un écran. Comme eux sans doute, pendant la journée, il se mesure aux copains, se mesure à des savoirs, est sans cesse évalué. Nulle part il ne peut expérimenter sa parole, ses opinions avec ses pairs autrement qu’aidé de ses poings. Nulle part il ne peut entendre les autres enfants réagir dans un cadre sécurisé par la présence d’un adulte, et peut-être le faire évoluer. Nulle part il ne peut consolider des fondations identitaires qui l’aideraient à ne pas partir à la dérive, quand il sera adolescent.
Eh bien si.
Il vient aux débats philo du mercredi. Il a l’air d’y tenir. Ici on le prend pour un grand qui a quelque chose à dire. Et il y est entendu. Quoi qu’il dise. Ici il apprend à dissocier la parole du geste, à argumenter, à prendre en compte l’opinion de ses pairs. À bouleverser un peu ses représentations. Et sans le savoir, il apprend déjà à s’armer petit à petit contre le grand chambardement qui l’attend dans deux ou trois ans.
« L’adolescence est une odyssée périlleuse avec un risque de naufrage. L’issue dépend des préparatifs, de l’équipement de base, des constructions de l’enfance », dit le psychanalyste François Marty.
Le débat, ou l’atelier philo, prend en compte la parole, l’expression spontanée de l’enfant, et progressivement la fait évoluer, construit ces fondations identitaires qui permettront de garder le cap et de ne pas s’échouer dans la tempête.
Oui, il y a bien un temps pour tout. Pour tout consolider : celui de l’enfance.
Ces deux histoires se ressemblent. Elles décrivent un même processus de cheminement interne qui conduit à la même sidération d’un enfant chez qui les paroles d’autres enfants ont ébranlé des certitudes bien ancrées par des habitus familiaux et faisant système.
Bien évidemment, on ne saurait prétendre être déjà au stade de l’émancipation, qui est le terreau de l’esprit critique.
Cependant, si l’on se réfère à l’analyse de Sébastien Charbonnier, dans le sillage de Jacques Rancière, les conditions sont réunies pour conduire à l’émancipation. En effet, selon cet auteur, nul ne peut s’émanciper seul. Nul ne peut non plus, seul, émanciper quelqu’un – au mieux, un maître à penser peut remplacer chez l’élève les préjugés à combattre par les siens propres, mais ce faisant il le rend dépendant, ce qui est le contraire de l’émancipation. Seul, disent ces auteurs, un groupe bienveillant, à l’écoute, coopératif, peut émanciper. Le débat philo, ou l’atelier philo, est la situation idéale. La multiplicité des points de vue ébranle les convictions, libère des préjugés, des déterminismes.
On est là au premier stade, celui du doute.
François Galichet : Ces scripts illustrent parfaitement à quelles conditions un atelier philo peut avoir une valeur émancipatrice. La première et la plus importante est celle que tu énonces dans ta conclusion : nul ne peut s’émanciper seul, ou simplement sous la tutelle d’un adulte enseignant ou éducateur. « Seul un groupe bienveillant, à l’écoute, coopératif, peut émanciper », parce que seule « la multiplicité des points de vue ébranle les convictions, libère des préjugés et des déterminismes ».
Je ne puis qu’être d’accord. On pourrait aisément montrer que cette démarche rejoint celle de tous les grands philosophes. Aucun d’entre eux ne développe une pensée unique, monolithique, univoque. Tous font place, dans leur réflexion, à une pluralité de points de vue qui s’affrontent, se critiquent, se mettent en questions, au sens propre. C’est évident chez les auteurs qui pensent sous forme de dialogues, comme Platon, Hume, Berkeley. Mais même chez les auteurs qui tiennent un discours apparemment monologique, la pluralité est toujours présente. Chez Descartes, les Méditations articulent plusieurs pensées qui s’entremêlent jusqu’aux conclusions finales : celle des scolastiques qu’il s’agit de disqualifier au profit du « bon sens » ; celle du malin génie qui agit comme une menace longtemps présente ; celle de la perception commune sujette aux illusions, etc. En outre, Descartes a entretenu de nombreuses correspondances dont chacune constitue un dialogue écrit.
Chez Kant, la réflexion morale sur la loi envisage successivement plusieurs positions possibles : celle du sentiment, celle de la métaphysique dogmatique, celle de la religion qui fait de l’amour de Dieu le principe du devoir. Elle est accompagnée d’une « casuistique » présentant des situations qui offrent plusieurs réponses possibles. Chez Hegel, la dialectique est au centre de sa philosophie de l’esprit ; elle consiste à confronter une thèse et son antithèse de telle sorte que seul leur affrontement permet de les dépasser vers une vérité plus profonde.
L’atelier philo, qui est constitutivement dialogique et pluriel, dévoile donc une vérité de la philosophie qui n’est pas toujours reconnue, y compris par les philosophes eux-mêmes. Mais j’ajouterai à cette remarque plusieurs questions.
On estime souvent que l’atelier philo serait en soi émancipateur, de par sa démarche même. Or les effets critiques et réflexifs que tu soulignes dans tes scripts – la « sidération » d’un enfant dont les certitudes sont ébranlées par l’expression d’autres expériences qui les contredisent – se seraient-ils produits si l’atelier n’avait rassemblé que des Samir ou des Jérôme, c’est-à-dire des enfants partageant les mêmes préjugés et les mêmes déterminismes familiaux ? Les situations que tu décris montrent que l’atelier philo n’est émancipateur – et même simplement philosophique – que s’il y a un minimum de diversité chez les participants – diversité culturelle, sociale, psychologique. Mais l’animateur ne maîtrise pas toujours la composition de l’atelier – pas plus que l’enseignant celle de sa classe. Cette « condition de diversité minimale », comment l’assurer ? Et que faire si elle n’est pas remplie ? Comme tu le dis bien, l’animateur adulte ne saurait à lui seul y suppléer, ni apporter le point de vue décalé ou contradictoire qui provoquerait le décentrement critique, car son statut n’est pas celui d’un pair. Comment résoudre la difficulté ?
Martine Boncourt : Tout d’abord, il existe un autre facteur de différenciation entre les enfants, c’est l’âge. Un facteur que l’on retrouve aussi dans ces ateliers du mercredi (je reprécise entre 5 et 13 ans). Et il ne faut pas croire que seuls les plus jeunes bénéficient de ces échanges par la maturité réputée supérieure des plus grands. En réalité, leur questionnement, souvent naïf, peut ébranler ce qui paraît évident aux plus grands. Tout comme leur positionnement plus centré sur l’affectif et qui ouvre donc une autre direction à la réflexion. Josépha, 6 ans : « Tu aimes ta mère ? » ! C’est une des raisons pour lesquelles nous, enseignants Freinet, préconisons les classes multi-âges.
Par ailleurs, à l’école, des classes véritablement homogènes, on n’en trouve jamais ! Chaque enfant, heureusement, est différent, surtout aujourd’hui où les différences de classe sociale, contrairement à ce qui se passait au moment où Bourdieu situait l’essentiel de la distinction au niveau du capital culturel, s’opèrent davantage au plan économique (c’est en tout cas ce que prétendent bon nombre de sociologues aujourd’hui). Et là, l’éventail des représentations est beaucoup plus large.
Émotion et émancipation
François Galichet : Je reviens sur ta première observation. Tes scripts montrent que dans tout questionnement philosophique, quel qu’il soit, il y a toujours une dimension émotionnelle. Bien pointée ici par Josépha, ou pour Jérôme la perspective que ses parents puissent « aller en taule » à cause de lui. Ce retentissement affectif fait évoluer les enfants. Une idée n’est pas seulement une thèse à argumenter ou une évidence à démontrer. C’est un soutien, un étai dans un équilibre psychique plus ou moins fragile. Comment prendre en compte l’émotion dans un atelier philo ? Alors que les idées peuvent s’exposer librement et revendiquent d’être affirmées, l’expression des émotions suscite la pudeur, la gêne, parfois la honte. Samir comme Jérôme, après la remarque qui les déstabilise, s’enferment dans le mutisme (Samir « n’ajoutera plus rien » ; Jérôme « observe un long moment de silence »).
Comment, dans les ateliers philo, gérer les émotions ? À quelles conditions ont-elles une vertu émancipatrice ? Ne peuvent-elles pas aussi avoir l’effet inverse et provoquer un blocage empêchant toute évolution ?
Martine Boncourt : Le mot « sidération » que j’ai utilisé à propos de Samir et de Jérôme est toujours un peu ressenti comme péjoratif. Pourtant, je crois qu’il faut le prendre autrement. Pour moi, il renvoie d’abord à ce que le LRC (Laboratoire de recherche coopérative de l’ICEM-pédagogie Freinet) reconnaît comme indispensable, à savoir le moment où l’enfant « rencontre sa solitude », un moment fécond, riche de potentialités précisément parce qu’il permet d’ébranler les positions figées. Ce moment n’a rien de triste, au contraire, même si le corps, statufié, immobile, exprime alors autre chose que la jubilation. Une posture aujourd’hui rare, donc précieuse ! Cette sidération-là s’apparente aussi à ce que nous, au LRC, nommons « un instant crucial », soit un moment où s’acquiert en soi une avancée cognitive ou affective importante. En prendre conscience, la laisser se décanter, en mesurer les implications, tout cela prend du temps dans l’esprit de l’enfant. Pourquoi penser qu’il est « bloqué » ? N’attendons pas toujours des réactions immédiates.
François Galichet : Oui. Cela rejoint ce que dit Michel Tozzi dans son dernier ouvrage, lorsqu’il fait « l’éloge des temps longs ». Tout processus émancipateur implique une certaine lenteur, la possibilité d’une maturation, de tâtonnements et d’errances permettant le dépassement des résistances, la dissolution des blocages. Comme le dit Rousseau, « on obtient très sûrement et très vite ce qu’on n’est pas pressé d’obtenir ». Faut-il accepter des animations d’ateliers qu’on sait ponctuels ? Est-il souhaitable d’enclencher des processus potentiellement émancipateurs mais qu’on ne pourra pas poursuivre ? C’est là une question qui se pose à beaucoup d’animateurs, surtout hors du contexte scolaire.
Martine Boncourt : D’accord. Tout apprentissage demande des confirmations, des reprises pour l’ancrage. Mais je crois aussi, comme je l’ai dit plus haut, à ces « instants cruciaux » qui trouveront des échos dans la vie même de l’enfant, sans l’intervention « scolastique ». Chacun de nous n’a-t-il pas des souvenirs de moments capitaux, déterminants dans sa vie, survenus le plus souvent d’ailleurs dans sa prime jeunesse ?
Développer l’imagination pour émanciper
Un goûter philo entre réel et imaginaire
Hier, débat philo sur « merveilleux, réel et imaginaire », dans le cadre du festival Ramdam de Wittenheim (banlieue de Mulhouse).
Arrivent les cinq petits loups habituels, ceux que je rencontre une fois par mois dans ce centre de ressources mulhousien pour des goûters philo. S’adjoignent à ce noyau quatre autres enfants dont un petit de quatre ans – que la mère a vraisemblablement laissé là en garderie –, deux de six ans et un de sept ! On se regarde avec les responsables du centre Drouot, organisateur du débat, et on se dit qu’il y a sûrement eu une erreur de casting ! Mais je suis là, ça durera une heure, faisons pour le mieux…
Je commence par fixer les règles de fonctionnement (prises de parole organisées, écoute encouragée, interdits – notamment de la moquerie). Je note quand même avec une heureuse surprise la réaction de Yannick : « Quand on se moque de nous, ça nous brise le cœur ! », puis celle de Jacinthe : « Les petits, ils nous regardent, ils font comme nous, on ne doit pas se moquer, sinon ça les empêche. » Puis je continue par la lecture de l’album Train de nuit de Rodolphe et Louis Alloing, histoire du rêve nocturne d’un enfant qui se passe dans un train qu’il va peupler d’animaux de rencontre.
Surprise ! À la première question que je leur pose sur le rêve dont il est question dans l’histoire, un petit de sept ans affirme que dans les rêves nocturnes, on revit des choses de la journée, tout mélangées, et que si on veut avoir des beaux rêves la nuit, il faut s’arranger pour vivre des trucs sympas dans la journée. J’en tombe à la renverse…
Et puis, le reste suit. Passionnant. Ce petit Louis a ouvert une brèche par laquelle les autres se faufilent : et tout jeunes qu’ils sont, réfléchissent, tentent de débusquer les lieux communs, s’écoutent, s’interpellent, se contredisent, opinent, « cherchent » en un mot.
Tout y passe sans que j’aie besoin de ramener à la thématique : pourquoi on rêve ; la différence entre le rêve endormi – « quand on rêve la nuit, le cerveau il fonctionne tout seul » – et le rêve éveillé (je donne le mot “rêverie”) ; la douleur des cauchemars et comment, enfant, on les utilise pour vérifier le pouvoir qu’on a sur papa et maman ; où est le merveilleux (peuplé de monstres et de personnages irréels), où est l’imaginaire (qui ne va pas nécessairement vagabonder dans le fantastique mais peut reconstruire le réel au gré de ses envies). Pour finir, je dessine sur une grande feuille le tableau à double entrée proposé dans le manuel de François Galichet Pratiquer la philosophie à l’école (quand on se sent en insuffisance de culture philosophique, ce genre d’ouvrage ouvre bien des perspectives, et rassure). Beaucoup de finesse dans les réponses aux questions du tableau – notées après concertation et accord –, des nuances, auxquelles même je ne m’attendais pas :
Quand on est dans le rêve…
On le sait | On le choisit | On est tout seul | Ça reste | |
---|---|---|---|---|
Rêve endormi | oui | non/oui | oui | oui |
Rêve éveillé (rêverie) |
oui | non/oui | oui | non/oui |
LA réalité | oui | non | non | non/oui |
La question « Comment savoir que je ne rêve pas ? » était trop difficile pour ce public. Mais pour le reste…
Il va sans dire que nous, adultes, ne répondrions pas toujours à ces questions de la même manière. Par exemple, je leur ai demandé si, quand on rêve la nuit, on sait qu’on rêve ou bien on croit vivre réellement.
Ils sont tous d’accord pour dire qu’on sait qu’on rêve ! À la question reformulée plusieurs fois différemment, ils répondent toujours que non, ILS SAVENT qu’ils rêvent !
Ça interroge, bien sûr. Je me demande si ce n’est pas une mise à distance, un vœu pieux quoi, pour évacuer la charge traumatisante de certains cauchemars…, car il est bien évident que lorsque je rêve, moi, je vis intensément les événements, sans le moindre recul, avec les mêmes émotions, les mêmes angoisses, les mêmes plaisirs que si je les vivais réellement. C’est bien la preuve… Eh bien non, pas pour eux…
Frappant aussi de les entendre dire que dans la rêverie, il y a un moment où les choses nous échappent, comme si la machine s’emballait et se mettait en pilotage automatique. Qu’à ce moment-là on rejoint le rêve endormi. En d’autres termes, c’est un moment où l’inconscient reprend le dessus. Incroyable, non ?
Les conséquences du rêve, dit Constance, ne restent pas dans la réalité, une fois qu’on est réveillé (« J’ai rêvé que mon chien était mort et ouf ! quand je me suis réveillée, il était toujours là »), mais ce qui reste quand même assez longtemps – d’où la réponse oui/non du tableau –, c’est l’impression forte, l’émotion (« J’y ai pensé toute la journée et à chaque fois j’aimais pas… »).
Enfin, dans la réalité, on ne choisit pas toujours ce qui se passe, parce que dans ce cas, peu d’entre eux iraient à l’école…
Le petit Oscar, quatre ans, n’a rien dit mais, assis sur sa chaise les pieds à trente centimètres du sol et les bras ballant de part et d’autre, il a écouté les grands, la bouche souvent ouverte. Il n’a pas perdu une miette de leurs discours. À chaque intervention, sa jolie petite tête se tournait vers l’orateur qu’il buvait des yeux. La séance a duré une heure sans qu’il manifeste de signe d’impatience.
À la fin il a sauté au bas de sa chaise et a couru vers sa mère qui venait d’arriver, comme pour dire « un temps pour tout ».
François Galichet : Dans le script sur le rêve et la rêverie, une réponse étonne : les enfants « sont tous d’accord pour dire qu’on sait qu’on rêve ». Cette unanimité contraste avec le point de vue adulte, qui est opposé : dans le rêve endormi « on vit intensément les événements, sans le moindre recul ». Est-ce, comme tu le dis, « une mise à distance pour évacuer la charge traumatisante de certains cauchemars ? ». Valider cette hypothèse supposerait que les enfants aient une capacité introspective leur permettant d’expliquer leurs propres convictions. L’ont-ils ?
Martine Boncourt : Pas certaine qu’ils puissent toujours expliciter leur ressenti ou les raisons profondes de leurs actes. Mais, à mon avis, et je vais énoncer là un truisme, les enfants sont agis tout comme nous par leur inconscient ; et celui-là est toujours drôlement « finaud », au sens où le psychanalyste Jean Oury disait des enfants qu’ils « avaient des antennes » pour percevoir bien des « choses » qu’on croit pouvoir leur cacher.
François Galichet : Les scripts montrent que dans toute démarche philosophique, il est impossible de dissocier le « spéculatif » du « pratique ». C’est évident pour les discussions sur la différence des genres ou sur la violence : tout part des comportements supposés normaux. Les questions théoriques (qu’est-ce qu’un homme ? qu’est-ce qu’une femme ?) dérivent de ces habitudes ressenties comme des évidences.
On retrouve cette intrication dans le débat sur la réalité et le rêve. Ce n’est pas une question gratuite. La première intervention est d’emblée pratique : pour faire de beaux rêves la nuit, il faut vivre « des trucs sympas » le jour. Les suivantes aussi : comment combattre les cauchemars, comment on peut s’en servir pour vérifier son pouvoir sur les parents, etc.
Ce qui rend la philosophie émancipatrice, c’est précisément cette impossibilité de dissocier le théorique du pratique. Il n’y a pas de question philosophique désintéressée. On ne philosophe pas pour connaître, mais pour agir. S’émanciper, ce n’est pas d’abord critiquer les fausses croyances, mais développer un « pouvoir d’agir » qui se substitue progressivement à une impuissance primordiale.
L’émancipation comme puissance d’agir
Martine Boncourt : Cela rejoint une autre condition à l’émancipation qu’évoque Sébastien Charbonnier dont j’ai parlé plus haut. Il évoque deux dangers qui conduisent à des impasses dans l’éducation à l’émancipation (il s’appuie sur les études de Bourdieu) : le premier est la stérilité des apprentissages théoriques détachés des pratiques réelles, ou des situations vécues par les enfants, comme c’est le cas dans nos scripts.
François Galichet : Si l’atelier philo, dans la mesure où il est émancipateur, développe une capacité d’agir, celle-ci ne peut s’exercer qu’ailleurs, dans l’action réelle. Donc hors de portée de l’animateur, qui n’a pas (heureusement) la possibilité d’accéder à la vie des participants. Il y a des aspects qui lui échappent et qu’il ne peut vérifier. Ainsi par exemple Stéphane et Amélia disent-ils vrai quand ils décrivent le quotidien de leur famille ? Et inversement Samir ou Jérôme sont-ils aussi « machistes » qu’ils le prétendent ? Ne tiennent-ils pas ces propos pour se faire valoir ou défendre une conception à laquelle ils adhèrent sans pour autant la mettre en pratique ?
Ces exemples posent la question de la sincérité dans les ateliers philo. Spontanément, on fait confiance aux participants ; on suppose que ce qu’ils disent est véridique, authentique, spontané, et que chacun adhère aux positions qu’il défend. Or n’y a-t-il pas, dans les ateliers philo, une dimension théâtrale qui fait qu’on est tenté parfois de jouer un rôle, de défendre une thèse juste « pour voir », pour susciter des réactions, pour le plaisir de soutenir un paradoxe, de provoquer ? Comment déceler cette dimension ? Comment la prendre en compte ?
Martine Boncourt : Je ne sais pas. Et tu as raison, c’est une dimension qui nous échappe. Mais au bout du compte, l’éducateur n’a pas d’autre choix que la confiance… Et je retrouve encore Charbonnier pour qui le second obstacle à l’émancipation est le « manque-à-être-libre » chez l’autre. C’est-à-dire que si nous ne postulons pas la liberté de l’enfant, nous ne pouvons pas viser l’émancipation. Ce qui revient également à cette foi absolue dans l’éducabilité de l’apprenant dont parle Philippe Meirieu.
Prendre au sérieux la normativité de l’enfant
François Galichet : Je suis d’accord avec toi : toute discussion philosophique, éthique ou politique suppose une « confiance a priori » en l’autre, en ce qu’il affirme, en sa volonté de rechercher la vérité, de participer avec sincérité à la confrontation aux idées divergentes des siennes.
Cela pose le problème du statut à accorder aux convictions et aux croyances qui s’expriment dans la DVP.
On peut les expliquer par leurs conditionnements empiriques : origine sociale, éducation, tempérament, caractéristiques génétiques et biologiques, etc. Cela revient à les réduire à des effets, des représentations sur lesquelles on peut agir pour les modifier. C’est une approche instrumentale qu’on rencontre chez beaucoup d’enseignants : ils font de l’apprentissage un ensemble de techniques pour modifier les mentalités. On parlera « d’obstacles épistémologiques » à dépasser, de « préjugés » à combattre, de « handicaps socioculturels » à surmonter, etc.
On peut, d’autre part, en faire des stades sur le chemin d’une rationalité supérieure commune à tous. Ici encore, cela revient à considérer les idées, les goûts, les opinions exprimées comme des insuffisances provisoires, les étapes d’un cheminement dont on connaît d’avance l’aboutissement. C’est là aussi une mentalité qui imprègne beaucoup d’enseignants et d’animateurs.
Si ce que nous avons dit est exact, il faut renoncer à ces deux statuts. Ils ont en commun de considérer la normativité exprimée par les enfants ou les adolescents comme dérivée ou secondaire : dans le premier cas, par rapport aux facteurs empiriques qui la déterminent ; dans le second cas, par rapport à une raison supérieure englobante et surplombante dont elle serait un aspect partiel.
Renoncer à ces deux statuts revient à considérer que la normativité qui s’exprime dans les discussions philosophiques est originaire. Ce qui signifie qu’elle ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même ; elle doit être déconnectée de toute condition ou situation supposée. D’une certaine manière, dans un atelier philo, il faut oublier à qui on a affaire ; il faut assumer une ignorance délibérée quant aux participants de l’atelier. Alors que dans toutes les autres situations éducatives il est recommandé de connaître ses élèves, de les « étudier », comme dit Rousseau, pour mieux les enseigner, dans l’atelier philo, il y a une cécité volontaire de l’animateur qui décide de prendre au sérieux, et pour ainsi dire au pied de la lettre ce qui est dit, sans rechercher des arrières-pensées, des prérequis, des facteurs explicatifs à ce qui s’y déroule. Alors que partout ailleurs la psychologie vient au secours de la pédagogie, en philosophie, il faut refuser la psychologie, assumer une forme de naïveté, oublier qu’on a affaire à des enfants de tel âge, de tel milieu, de tel tempérament, etc. En fait, on ne devrait pas parler de « philosophie pour enfants » ou « avec les enfants », car dans un atelier philo il n’y a plus d’enfant ou d’adulte, de garçon ou de fille, de prolétaires ou de bourgeois, de natifs ou d’immigrés. Il n’y a que des sujets raisonnables discutant dans une relation d’égalité. C’est à l’opposé de la « pédagogie différenciée » qui est (à juste titre) prônée dans toutes les autres situations d’ enseignement.
Qu’en penses-tu ? Dans une classe où c’est l’enseignant lui-même qui anime les ateliers philo, est-il possible d’assumer ces deux attitudes contradictoires ? Est-ce que cela ne justifie pas la prise en charge des deux types de situation par deux personnes différentes, c’est-à-dire l’animation des ateliers philo par un intervenant extérieur qui ne connaît pas les enfants ? Toi-même, dans les débats que tu relates, tu intervenais dans une médiathèque, dans l’ignorance des enfants participant à l’atelier. Par rapport aux débats que tu as faits dans ta classe avec des élèves que tu connaissais bien, ce statut « étranger » ou « extérieur » te semble-t-il un avantage ou un inconvénient ?
Faut-il connaître l’enfant pour l’émanciper ?
Martine Boncourt : Voilà véritablement une question importante et délicate, pour laquelle je n’ai pas de réponse tranchée. Bien connaître ses élèves, est-ce important pour les aider à progresser individuellement ? On aurait tendance à penser que oui, comme semblent le démontrer les monographies d’enfants en Pédagogie Institutionnelle qui racontent des parcours singuliers en mettant en synergie leur vécu, leurs paroles, leurs textes, leurs productions de tous ordres et même leur positionnement dans les institutions, par exemple le choix du « métier » de classe, en lien avec sa charge symbolique (comme le responsable de la porte, de la lumière, du tableau, etc.). Quand un enfant prend la parole au cours d’une DVP, connaissant son histoire, tu peux l’aider à aller plus loin…
Mais par ailleurs, faire table rase du passé de l’enfant ou n’en rien connaître, comme ce fut mon cas à Mulhouse, « l’autorise » aussi, notamment à se départir des déterminismes familiaux, car tout regard porté sur quelqu’un l’enferme d’une manière ou d’une autre. Et ceci est vrai bien entendu de ses tentatives de réflexion, de ses « audaces », de ses désirs de « sortir » de « l’autrement que prévu », comme on dit à l’AGSAS.
François Galichet : Ne pourrait-on pas alors dire que la formule idéale, au moins dans le cadre scolaire, serait celle de la double animation – à la fois par l’enseignant de la classe et par un intervenant extérieur ? Le premier apporterait sa connaissance des enfants ; mais il resterait en retrait par rapport à l’intervenant, dont l’ignorance permettrait aux élèves de prendre la parole sans se sentir étiqueté ou catalogué.
C’est ce qui s’est passé lors de ma toute première expérience d’atelier philo, pendant deux ans dans la même classe d’une banlieue « chaude » de Strasbourg, à raison d’une séance par semaine. Le président de séance était un enfant (c’était une classe Freinet, ce qui facilitait beaucoup les choses !) ; le maître et moi levions la main pour demander la parole et attendions notre tour comme les autres. Visiblement, cette soumission des adultes à un protocole commun impressionnait beaucoup les enfants ; ils sentaient qu’en philosophie, contrairement à toutes les autres situations d’enseignement, les adultes n’ont aucun privilège, pas même celui du savoir. L’expérience de cette égalité radicale transgénérationnelle me paraît essentielle pour engager un processus d’émancipation.
L’émancipation suppose la confrontation de l’inégalité pédagogique et de l’égalité philosophique. Contrairement à ce que dit Rancière, la présupposition de l’égalité des intelligences ne suffit pas, et d’ailleurs elle n’exclut pas l’inégalité pédagogique. Le « maître ignorant », pour être ignorant, n’en est pas moins toujours un maître : à aucun moment Rancière ne pense cette contradiction. Il critique ce qu’il appelle la « pédagogie » comme s’il n’y en avait qu’une seule et qu’elle était tout entière du côté de l’assujettissement. Or même dans les pédagogies les plus actives et coopératives il y a toujours une dénivellation : le maître, dans la pédagogie Freinet, construit des dispositifs, explique leur fonctionnement, garantit le respect les lois fondamentales qui régissent l’ordre scolaire (ne pas se moquer, parler chacun à son tour, etc.). Chez Jacotot lui-même, le maître met en place toute une didactique. Comme le montre Jean-François Garcia, il « fournit à l’élève le matériel sur lequel vont pouvoir s’effectuer toutes les opérations qui élargiront et augmenteront la connaissance »; « il oblige l’élève à réfléchir sur ce qu’il a appris par cœur et à distinguer clairement les mots et les rapports qui s’établissent entre les idées »; et « sous la direction du maître l’élève utilise les matériaux dont il s’est enrichi dans les deux premières démarches » (Garcia, 1997, p. 50-51). « Il fournit », « il oblige », il dirige : on est bien loin de l’égalité prétendue par Rancière !
La démarche émancipatrice ne consiste donc pas à présupposer une égalité imaginaire qui n’existe dans aucune éducation, même « démocratique ». Elle consiste bien plutôt à exposer les enfants à la coexistence d’une inégalité nécessaire et d’une égalité exigée. Seul l’atelier philo peut être le théâtre d’une telle confrontation réflexive, parce que seul il ne présuppose aucune des inégalités de connaissance, de compétence ou de puissance qu’implique la situation éducative.
- Boltanski, L. (2009). De la critique. Gallimard.
- Boncourt, M. (2013). L’autorité à l’école, mode d’emploi. ESF.
- Galichet, F. (2014). L’émancipation, se libérer des dominations. Chronique Sociale.
- Garcia, J.-F. (1997). Jacotot, PUF.
- Kant, E. (1991), Qu’est-ce que les Lumières ? GF-Flammarion.
- Maurel, C. (2010), Education populaire et puissance d’agir, Les processus culturels de l’émancipation. L’Harmattan.
- Tozzi, M. (2011). Penser par soi-même, Chronique Sociale.