Revue

L’esprit critique comme vertu intellectuelle : la preuve par l’exemple

Cet article vise à présenter aux enseignants de philosophie dans quelle mesure la théorie des vertus épistémiques est susceptible d’éclairer la formation à l’esprit critique. Tout d’abord, les traits saillants du concept de vertu sont rappelés, ainsi que sa pertinence pour aborder l’enseignement de l’esprit critique. Ensuite, une définition de la vertu d’esprit critique est proposée, puis illustrée avec une micro-séquence pédagogique dans laquelle le professeur a l’occasion de mettre en œuvre cette disposition intellectuelle. Enfin, les conséquences épistémologiques qui découlent de cette façon de concevoir l’esprit critique sont examinées en vue de la départager d’une approche fondée sur une conception déontologique de la méthode.

« Ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est afin de devenir vertueux, puisqu’autrement cette étude ne servirait à rien. »

Aristote, Éthique à Nicomaque, II ; 2, 1103 b 25.

Développer l’esprit critique est au centre des missions assignées au système éducatif français. La tâche ne manque ni de grandeur, ni d’à-propos, néanmoins, les difficultés se multiplient dès lors que l’on cherche à définir ce qu’est, précisément, l’esprit critique et ce qu’il convient, concrètement, de transmettre sous ce nom aux élèves. Quelques auteurs, comme J. Baehr (2011) ou D. Caroti (2022), afin de clarifier ces questions, ont commencé à explorer la piste consistant à aborder l’esprit critique à partir de la théorie des vertus épistémiques qui, depuis plus d’une trentaine d’années, s’est développée dans le débat analytique sur la connaissance. Cet article propose une présentation, destinée aux enseignants de philosophie, de ce champ de réflexions dont le but est de montrer dans quelle mesure celui-ci peut éclairer leur pratique.
Dans une première partie, nous rappelons les traits saillants du concept de vertu et ce qui fait sa pertinence pour aborder l’enseignement de l’esprit critique. Nous proposons, dans un deuxième temps, une définition de la vertu d’esprit critique que nous illustrons, ensuite, avec une micro-séquence pédagogique dans laquelle le professeur a l’occasion de mettre en œuvre cette disposition intellectuelle. Enfin, nous tirons les conséquences épistémologiques qui découlent de cette façon de concevoir l’esprit critique et qui permettent de la départager d’une approche traditionnelle fondée sur une conception déontologique de la méthode.

L’éthique des vertus : une morale des agents et des actions

La vertu est un des thèmes les plus anciens et des plus respectables de la philosophie morale. Socrate présentait sa démarche comme une recherche portant sur la nature de la tempérance, du courage, de la piété ou encore de la justice, dont le but était de mener une vie bonne. Son disciple Platon, dans ses premiers dialogues, comme le Lachès ou l’Euthyphron, a reconstruit ces examens visant à trouver la véritable définition des formes de l’excellence humaine (arétè). Contrairement à la vision communément répandue qui fait de la vertu une contrainte sociale imposée à l’individu, elle est avant tout l’expression d’un souci d’accomplissement de soi et de l’humanité.
Toutefois, l’idée d’une « éthique des vertus » implique une spécification de l’enquête morale qui trouve sa source chez Aristote. En effet, ce dernier reprochait à Platon et Socrate une définition trop intellectualiste de la vertu comme savoir ou « droite règle ». La théorie des vertus qu’il expose dans l’Éthique à Nicomaque insiste, au contraire, sur le fait que la vertu est avant tout une disposition acquise à agir et à sentir conformément à cette droite règle. Être vertueux, ce n’est pas seulement posséder la sagesse pratique, ou prudence (phronésis), qui permet de déterminer le juste milieu entre les excès vicieux, c’est aussi avoir intériorisé les capacités à désirer et à accomplir ce qui est bon (Éthique à Nicomaque, VI, 13, 1144 b 25). Pour cette raison, les vertus pratiques (èthikaì aretaí), telles que le courage ou la générosité, ont besoin, pour être acquises, que l’on commence par accomplir des actes vertueux et que ceux-ci deviennent une habitude (éthos). Les vertus intellectuelles (dianoètikaì aretaí), au nombre desquelles nous allons essayer de ranger l’esprit critique, sont quant à elles le fruit d’une éducation. L’éthique des vertus n’est donc pas une théorie générale du Bien, dont Aristote pointe les limites, elle est une réflexion attentive aux circonstances particulières de l’action et aux déterminations concrètes de la personne qui agit.
Cette spécificité de l’éthique des vertus a retrouvé toute son acuité avec l’article de 1958 d’Elizabeth Anscombe, « Modern Moral Philosophy», qui a été le point de départ d’un vaste mouvement de réflexion sur la vertu en philosophie analytique. Anscombe y indiquait les carences des approches qui dominaient la philosophie morale de l’époque, dont la préoccupation centrale était de proposer une théorie fondant la valeur morale des actes, que ce soit sous la forme d’un calcul des conséquences, dans la tradition utilitariste, ou de règles universelles d’esprit kantien. D’une façon plus générale, elle faisait apparaître l’insuffisance d’une philosophie morale comprise essentiellement comme une méta-éthique, c’est-à-dire comme une analyse de la signification des termes et de la logique des jugements moraux. Cela ne veut pas dire que ces différentes écoles traditionnelles ne se préoccupaient pas de la question de la vertu, mais elles la subordonnaient à une théorie plus fondamentale cherchant à définir ce qui peut être dit bon. À l’inverse, l’éthique des vertus fait porter son attention sur les facettes multiples, complexes et antagonistes du bien-être humain incarné dans des situations réelles (Nicholas Dent, 2001). Comme chez Aristote, raisonner en termes de vertus revient à insister sur l’importance des dispositions et des émotions pratiques qui nous font évaluer positivement la façon d’agir d’une personne, il s’agit davantage d’une doctrine de l’action que d’une théorie du Bien, et c’est ce qui fait son intérêt pédagogique.
Aborder l’esprit critique comme une vertu intellectuelle présente trois types d’avantages. Premièrement, dans la mesure où les vertus sont toujours intégrées aux actions qui les réalisent, elles prêtent moins le flanc aux objections que suscitent les discours méta-éthiques. Confrontés à un cas d’injustice, les élèves réagissent avec vigueur, tandis que si l’on entreprend de développer une théorie rationnelle de la justice, ils adoptent une posture relativiste. Ainsi, le professeur a intérêt à faire la démonstration de l’esprit critique par la résolution de difficultés concrètes, plutôt que de se lancer dans un exposé sur ce qu’est la bonne façon de penser qui risque de l’enfermer dans un débat contre les sceptiques. Deuxièmement, cette attention aux cas concrets n’est pas forcément la marque d’une faiblesse épistémique, au contraire, la pédagogie des vertus est susceptible d’intégrer des éléments importants de la connaissance, tels que le rôle de la personnalité et des émotions du chercheur, alors que ces points sont généralement tenus à l’écart d’une approche centrée sur la méthode et les procédures (Pouivet, 2008). Tout enseignant qui a quelques années de recul a pu éprouver que ses anciens élèves gardent le souvenir de qui il était, de quel type de personnage intellectuel il incarnait, bien plus que de ce qu’il a pu leur enseigner. Enfin, troisièmement, l’éthique des vertus permet d’aborder une des missions fondamentales assignée à l’enseignement de l’esprit critique qui est de former des citoyens. Pour cela, il n’est pas possible de raisonner seulement en termes de connaissances, de compétences et de savoir-faire, il faut pouvoir répondre à la question « quel type de personnes souhaitons-nous former ? » (Charbonnier, 2015).

L’esprit critique comme vertu intellectuelle

Pour caractériser l’esprit critique tel qu’il est entendu par l’Éducation nationale française, nous prendrons comme référence le document mis à disposition par le Ministère sur le site Éduscol, « Former l’esprit critique des élèves »[1]. Selon celui-ci, l’esprit critique est un « état d’esprit », une exigence qui « naît et se renforce par des pratiques ». Cet état d’esprit est saisi à partir des qualités que sont la curiosité, l’autonomie, la lucidité, la modestie, et l’écoute. Les pratiques auxquelles il correspond sont : s’informer, évaluer l’information, distinguer faits et interprétations, confronter les interprétations, évaluer les interprétations (Éduscol 2023). La notion de vertu intellectuelle semble taillée sur mesure pour cette description. Nous retrouvons, d’une part, l’idée d’une disposition acquise dont le point de départ et le point d’arrivée sont dans la pratique. D’autre part, une dimension normative et téléologique est clairement affirmée au travers de qualités qui sont recherchées, à la fois, pour elles-mêmes et pour leurs conséquences positives, tout comme l’est la vertu (Dent, 2001).
Nous définirons l’esprit critique comme l’ensemble des dispositions intellectuelles acquises qui nous font rechercher, face à un problème qui suscite un débat, la position la mieux étayée rationnellement. Cette définition inscrit l’esprit critique dans la catégorie des vertus épistémiques, un champ d’études qui s’est considérablement développé depuis une quarantaine d’années, et qui désigne les qualités cognitives qui contribuent à la découverte de la vérité, telles que l’humilité ou le courage intellectuel[2]. Les théoriciens des vertus épistémiques distinguent parmi celles-ci, d’un côté, les vertus-facultés qui qualifient le bon fonctionnement de notre outillage cognitif, comme une bonne perception ou une bonne mémoire, et, d’un autre côté, les vertus-traits qui désignent des dispositions acquises du caractère jugées moralement bonnes, comme l’honnêteté intellectuelle (Turri et al., 2021). L’esprit critique appartiendrait à cette deuxième catégorie car, s’il mobilise de nombreuses compétences, telles que trouver et évaluer les bonnes informations, il ne se limite pas à la maîtrise de savoir-faire cognitifs. Il suppose que la mise en œuvre de ces aptitudes soit coordonnée par une attitude, une motivation, un attachement émotionnel à la découverte de la vérité perçue comme un bien (Zagzebski, 1996 in Dutant et Engel, 2005, p. 396). La personne intellectuellement vertueuse éprouve de la satisfaction à bien exercer son jugement et du déplaisir face aux conclusions hâtées, partielles et abusives (Dent, 2001).
Néanmoins, cette approche normative de l’esprit critique ne fait pas consensus. Peter Facione a mené aux États-Unis, à la fin des années 1980, une consultation au sein d’un panel d’experts afin de définir l’esprit critique[3]. Selon une minorité des personnes interrogés, soit un tiers de celles-ci, l’esprit critique se définirait uniquement par des compétences cognitives, telles que l’interprétation des données ou les aptitudes inférentielles, et non par des dispositions pratiques, telles que la curiosité ou l’ouverture d’esprit. Ce dissensus a conduit Facione à séparer l’esprit critique de l’évaluation éthique de son usage, à sa suite, Caroti propose de distinguer l’« esprit critique », axiologiquement neutre, et le bon « penseur critique », mettant en œuvre des dispositions vertueuses (Caroti, 2022, p. 59). Cette solution, pour légitime qu’elle soit, n’est pourtant pas inévitable et il se peut que nous passions à côté d’une composante essentielle de l’esprit critique en le coupant de sa dimension normative. Une expérience de pensée pourra le faire sentir : supposons, par exemple, que je sois un skieur de randonnée et que je rêve d’aller tracer une pente. Elle est en très bonnes conditions mais elle présente un danger d’avalanche fort qui rend ce choix risqué. J’utilise mes compétences analytiques afin de convaincre mes amis d’aller tenter l’aventure et écarter leurs arguments ; la nivologie a ce charme qu’il est toujours possible de trouver, pour une situation donnée, des signaux positifs et des signaux négatifs. Nous allons skier la pente, une avalanche se déclenche, un de mes compagnons et moi-même sommes rescapés, tandis que les autres décèdent. Le survivant, les proches des victimes ou même la Justice estimeront-ils que j’ai fait preuve de discernement, que j’ai mené une réflexion critique accomplie ? Non, ici notre intuition est que l’exercice de la pensée critique est indissociable d’une évaluation réflexive de nos croyances, de nos motivations et des conséquences de notre choix. Il est vrai que, dans notre exemple, la délibération a une dimension normative du fait de ses conséquences pratiques clairement négatives, on pourrait donc nous objecter qu’il n’y a rien de tel dans l’exercice de l’esprit critique qui serait, en quelque sorte, une activité cognitive « en fauteuil », ou plutôt uniquement « sur chaise de classe ». Néanmoins, cette objection ne tient pas dès lors que l’on admet un principe pragmatiste minimal, selon lequel posséder et transmettre des croyances vraies ou rationnelles a toujours, de près ou de loin, des conséquences pratiques.
Définir l’esprit critique comme une vertu implique donc de le distinguer d’une compétence technique, ou de la maîtrise d’un savoir scientifique qui peuvent être perçus par beaucoup comme axiologiquement neutres. Un expert peut se conduire de façon négligente, voire malintentionnée, il peut mettre ses connaissances au service de la propagande d’un lobby, cela remet en question sa probité mais non son expertise. À l’inverse, celui qui use de ses facultés d’analyse et de raisonnement pour désinformer ses semblables, les induire en erreur, ne peut pas être qualifié d’individu doué d’esprit critique. De cette façon, l’esprit critique entre dans le sous-ensemble des vertus intellectuelles sociales. Il n’est pas seulement orientée vers l’accomplissement cognitif individuel, comme peut l’être la persévérance, il demande des dispositions d’écoute et de communication dirigées vers la pensée d’autrui (Turri et al., 2021). La vertu d’esprit critique qualifie une personne capable de coopérer, de participer à l’action collective d’une communauté dans laquelle la production et la transmission de connaissances fiables est conçue comme un bien.
Notre proposition de définir l’esprit critique comme une vertu intellectuelle peut soulever une autre difficulté. Est-il vraiment une vertu individualisée ou un faisceau vertus intellectuelles, telles que l’humilité, l’ouverture d’esprit, l’impartialité ? Cette question n’est pas propre à l’esprit critique, les théoriciens des vertus intellectuelles ont souvent remarqué l’unité de ces dernières ou leur caractère « grossièrement individualisé » (Zagzebski, 1996, p. 399). L’esprit critique ne peut exister sans les autres dispositions épistémiques vertueuses ; en revanche, il se distingue par le type de questions auquel il s’applique, c’est-à-dire des points sur lesquels un débat est possible car ils ne font pas l’objet d’une preuve formelle. Il se distingue aussi par la position de l’agent par rapport au sujet abordé, il reste un « honnête homme » soucieux de se faire une opinion rationnelle. Un chercheur spécialiste du domaine fera preuve d’esprit critique face à une publication surprenante, il s’interrogera sur son auteur et ses sources, mais le terme de sa démarche sera de parvenir à une preuve en bonne et due forme permettant de faire avancer la connaissance. Nous pourrions, mutatis mutandis, rapprocher l’esprit critique de ce qu’Aristote appelait súnesi et eusunesía, la compréhension et la perspicacité (Éthique à Nicomaque, VI, 11).

La preuve par l’exemple : comment répondre à une objection sceptique ?

Définir l’esprit critique comme une vertu intellectuelle suppose que celui-ci ne puisse pas s’enseigner comme un savoir : il doit se transmettre par l’exemple du professeur qui met en action les dispositions, les facultés et les émotions qui le constituent. Dans cette perspective, il peut être pertinent de privilégier, autant que possible, la survenue de situations pédagogiques dans lesquelles celui-ci va pouvoir être mis en pratique. Nous avons choisi ici de nous appuyer sur une interaction qui ne manque jamais de se produire au cours d’une année d’enseignement de la philosophie, à savoir l’expression d’une objection sceptique du type : « Mais qu’est-ce qui nous dit que la terre est ronde ? », « Mais qu’est-ce qui prouve que Jésus a existé ? », « Mais est-ce qu’on peut être certain que l’homme est allé sur la lune ? » La confrontation avec le scepticisme présente cet intérêt, pour qui veut réfléchir à ce qu’est l’esprit critique, que ces deux attitudes sont souvent rapprochées, voire confondues, et qu’il est difficile de les distinguer exactement, alors que l’on perçoit bien qu’elles sont profondément différentes quant à leurs conséquences.
Nous développerons, pour notre exemple, le cas de l’existence historique de Jésus, car il a le mérite de présenter une véritable difficulté épistémique. Il n’y a, en effet, aucune preuve archéologique ou épigraphique directe de l’existence de l’individu à l’origine de la secte juive des Chrétiens (nous parlons ici exclusivement du « Jésus historique » et non des constructions théologiques élaborées par la suite). Il semblerait donc que, en la matière, l’attitude critique et rationnelle serait d’écarter celle-ci comme étant douteuse. Pourtant cette position, appelée « mythiste », a été rejetée, depuis les années 1930, par les milieux académiques spécialisés et elle n’est plus diffusée que dans des circuits parallèles sur internet, ou par le relais d’auteurs non spécialistes, tels que Michel Onfray. Comment, dans ce cas, distinguer la vertu critique du vice hypercritique ? Le réflexe du professeur pris au dépourvu par la question est de se ranger du côté de la « science » et de discréditer l’argument sceptique en le qualifiant de « conspirationniste ». Une telle attitude ne peut être que contre-productive car elle ne répond pas aux questions légitimes que les élèves peuvent se poser, elle fait du savoir en ensemble de connaissances extérieures à la réalisation de leur vie intellectuelle qui ne leur apprend pas à adopter, par la suite, des croyances justifiées.
La pédagogie des vertus doit procéder tout autrement. Le professeur commence par mobiliser la première des vertus épistémiques qui est l’humilité ou l’ouverture d’esprit, il doit aborder les différents arguments en présence avec impartialité et être à l’écoute de ceux de son contradicteur. Il peut même les préciser en effectuant une recherche sur Wikipédia : les principaux documents concernant la vie de Jésus sont les Évangiles qui ont été rédigés dans différentes communautés chrétiennes, entre 65 et 110, vraisemblablement à partir de sources antérieures expliquant leurs similitudes. Le consensus académique actuel au sujet de ces textes est qu’il ne s’agit pas de comptes-rendus objectifs faits par des témoins directs, mais plutôt de récit destinés à exprimer la foi de croyants déjà éloignés d’une ou deux génération des événements relatés, ce qui peut rendre compte de leurs nombreuses incohérences (Wikipédia, « Jésus de Nazareth »). Ce moment doit être l’occasion de stimuler la curiosité des élèves, émotion cognitive qui est le moteur de l’esprit critique. Il faut donc, dans un premier temps, accorder un point au sceptique : on peut douter de l’existence de Jésus. Toutefois, parvenu à ce stade le professeur doit faire remarquer que l’on manquerait de cohérence si l’on en tirait la conclusion qu’il faut douter de l’existence de Jésus, voire que l’on doit la tenir pour erronée. L’impartialité implique aussi de faire subir une évaluation critique à l’antithèse, « Jésus n’a pas existé ».
L’esprit critique, en tant que trait de personnalité, se manifeste par goût et le sens de ce que John Dewey appelait l’enquête, la confrontation des hypothèses et la recherche des faits susceptibles de les mettre à l’épreuve. Au lieu de se précipiter sur la conclusion sceptique ou la position mythiste, il faut prendre le temps d’évaluer leur vraisemblance. Les choses alors s’éclairent sous un autre jour. En effet, s’il n’y a pas de preuve directement contemporaine de l’existence de Jésus, il faut faire remarquer que cela est le cas d’un grand nombre de personnages de l’Antiquité, à commencer par la majorité des philosophes dont la vie n’est connue que par des sources postérieures. Ainsi, si le sceptique était cohérent, il devrait aussi douter de leur existence.
De plus, il existe aussi des preuves indirectes qui rendent peu vraisemblable la position hypercritique. La première d’entre elles étant le témoignage de Flavius Josèphe, historien juif né en 37 ou 38, qui, dans ses Antiquités judaïques (93-95), évoque à plusieurs reprises l’existence d’une secte se réclamant de Jésus et des tensions qui existaient entre elle et les autres courants du judaïsme. Dans ce contexte, on ne comprend pas comment les premiers chrétiens auraient pu inventer de toute pièces la figure de leur messie, alors qu’ils étaient entourés d’adversaires qui auraient eu beau jeu de leur objecter que personne ne se souvenait de lui. À cela s’ajoute, enfin, que la mort infamante par crucifixion, point commun à tous les Évangiles, même si elle a eu par la suite le succès théologique que l’on sait, n’est pas le genre de détails que l’on invente lorsque l’on cherche à donner une origine divine à la foi que l’on professe. Ceci étant rappelé, ni la position sceptique, ni la thèse mythiste ne peuvent apparaître comme compatibles avec des dispositions intellectuelles propices à la découverte de la vérité. La première pèche par excès de scrupule et ne distingue pas ce dont on peut douter et ce dont on doit douter, tandis que la seconde fait preuve de partialité et de précipitation en transformant le doute en certitude.

De la vertu à l’épistémologie : scepticisme et doute raisonnable

Parvenu à ce stade, on pourra nous accorder que notre définition décrit convenablement ce que l’on entend par « esprit critique » dans le système éducatif français, néanmoins, le lecteur sera encore en droit de se demander quel est le gain intellectuel de cette théorie, ce qu’elle est susceptible de nous apprendre et que les conceptions concurrentes ne nous enseignent pas. Plus précisément, parce que nous sommes sur le terrain de l’épistémologie où la découverte de la vérité est le critère d’évaluation ultime de nos considérations, il nous faut indiquer en quoi les dispositions intellectuelles que nous venons d’illustrer sont épistémologiquement pertinentes et sont, à ce titre, plus susceptibles de conduire à l’adoption de jugements vrais que les caractéristiques mises en avant par les approches rivales. Pour le dire dans les termes du débat sur l’épistémologie des vertus, il faut que la vertu de caractère qui définit, selon nous, l’esprit critique soit aussi fiable quant à l’établissement de la vérité (Zagzebski, 1996, p. 397).
Comme le suggère l’exemple que nous avons développé, le terrain sur lequel l’approche en termes de vertus est la plus susceptible de faire une différence significative est celui des réponses à apporter au scepticisme. L’épistémologie des vertus est directement pertinente pour traiter ce sujet puisqu’il s’agit d’une question normative : quand devons-nous douter et quand faut-il croire ? La position alternative la plus répandue, lorsqu’il s’agit de prendre en charge ce point d’éthique de la croyance, est celle que l’on qualifie de déontologique et qui, comme en philosophie morale, propose de raisonner en termes de règles et de devoirs. Selon cette dernière, on ne doit croire que ce qui a été prouvé de façon légitime et il faut tenir le reste pour douteux ou, selon la célèbre formule de William Clifford, « on a tort, toujours, partout et pour qui que ce soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve insuffisants » (Clifford, 1999, p. 77). Il existe une très grande diversité dans les justifications qui peuvent être apportées à ce principe (conséquentialisme ou universalisme), ainsi que dans les conceptions de ce qu’est une preuve valide (fondationnalisme, cohérentisme, externalisme). Néanmoins, toutes les doctrines qui admettent cette déontologie de la croyance ont en commun ce que l’on peut appeler « vulnérabilité au scepticisme », c’est-à-dire qu’elles doivent répondre aux arguments sceptiques afin pouvoir disposer de raisons suffisantes de croire. Or, la tâche est loin d’être aisée : d’une part, nous manquons de preuves sûres pour une masse considérable de nos croyances, comme le fait qu’il existe un monde extérieur ou que nous ne sommes pas victimes d’un malin génie (argument sceptique de type cartésien) ; d’autre part, l’idée d’une preuve valide soulève des objections liées à la régression à l’infini, ou à la circularité de la preuve, ainsi qu’à la fiabilité des fondements et des outils de la connaissance (arguments sceptiques de type pyrrhoniens). Les théories épistémologiques contemporaines se sont en grande partie définies par le type de réponse qu’elles tentaient d’apporter à ces objections.
L’approche en termes de vertus, quant à elle, voit dans ces débats une impasse et propose de faire un pas de côté (Sosa, 1991, p. 143-178). Selon elle, la légitimité d’une croyance ne vient pas seulement des règles qui servent à la prouver, elle découle aussi de la démarche intellectuelle vertueuse qui la garantit. L’épistémologie des vertus suppose que nos capacités intellectuelles peuvent être tenues pour fiables, tant qu’aucune raison d’en douter ne se manifeste. Elle n’accorde donc pas de légitimité a priori au doute ; plutôt que de devoir à tout prix réfuter les sceptiques, elle se contente de « les remettre à leur place » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Greco, en 2000). S’il est légitime d’avoir recours à des arguments fondés sur la possibilité du doute, du type malin génie, dans le cadre d’une analyse du concept de connaissance où les arguments modaux ont une pertinence, cette possibilité ne donne aucune raison de croire qu’il y a, effectivement, de telles failles de notre appareil cognitif et, à plus forte raison, dans une quelconque connaissance en particulier. De la même façon, nous pouvons tenir pour logiquement valide l’argument du spectre inversé, sans imaginer un seul instant que nous ne voyons pas les couleurs de la même façon que nos semblables, ou que nous nous trompons sur l’identification de tel objet coloré. Dans le domaine de la recherche des contenus de connaissances, le scepticisme n’a plus sa place, il faut lui préférer la notion de doute raisonnable, c’est-à-dire un doute étayé qui ne remet pas en question la possibilité de discerner le vrai du faux mais qui, au contraire, n’a de sens qu’à l’intérieur d’une démarche d’enquête dont la finalité est l’établissement de la vérité. Les vertus intellectuelles, facultés et dispositions, doivent alors nous porter à la meilleure explication, cette dernière n’étant souvent que probable, elle sera tenue pour vraie jusqu’à ce qu’un élément de preuve vienne la remettre en question, ce qui est en accord avec le caractère révisable de la connaissance qui fait l’objet d’un large consensus chez les épistémologues contemporains.
Savoir si la théorie des vertus est une réponse pertinente aux débats fondamentaux de l’épistémologie va bien au-delà de notre propos, cela ne nous est pas même nécessaire : quand bien même elle échouerait à rendre compte de façon totalement satisfaisante du problème de la connaissance, le concept de vertu épistémique n’en resterait pas moins disponible pour la didactique et il y garderait de sérieux atouts à faire valoir. En effet, la vulnérabilité au scepticisme des approches déontologiques pose de réels soucis pédagogiques. Tout d’abord, elles introduisent un risque de confusion entre scepticisme et esprit critique : si le devoir d’un penseur critique est de douter, celui-ci ne doit-il pas être un sceptique ? Bien sûr, la plupart philosophes qui ont abordé cette question ont fait une différence tranchée entre doutes critiques et doutes hypercritiques, ou scepticisme modéré et pyrrhonisme. Néanmoins, pour cela, ils doivent introduire des dispositions et des attitudes qui s’apparentent beaucoup à des vertus, ou poser des règles supplémentaires afin d’éliminer les formes exagérées de doute. De plus, ces barrières se révèlent fragiles face aux formes contemporaines du doute auxquelles nos élèves sont confrontés. En effet, notre époque se caractérise par une multiplication, sans équivalent dans l’histoire de l’humanité, des informations, des moyens d’y accéder et des acteurs susceptibles de les diffuser. Dans ce contexte, il devient extrêmement complexe, y compris pour les experts, de procéder à un examen en bonne et due forme déontologique de tout ce que nous sommes censés savoir, ce qui rend possible de nombreuses stratégies du doute consistant à neutraliser des connaissances bien établies, par exemple sur la nocivité d’un produit, en leur opposant des recherches de diversion, voire des « faits alternatifs » (Girel, 2017). La seule solution à adopter, en accord avec la position déontologique, serait alors de procéder à une évaluation complète des preuves, mais celle-ci est particulièrement longue, coûteuse, elle doit être sans cesse recommencée et elle n’est accessible qu’aux spécialistes ; dans l’intervalle, l’honnête homme serait condamné au doute.
À l’inverse, la vertu d’esprit critique est plus susceptible de nous faire acquérir des connaissances vraies, car elle oppose aux stratégies du doute une disposition affective acquise qui est l’intérêt pour la vérité (Pouivet, 2020, p. 29). L’expert malhonnête qui contribue sciemment à retarder l’instauration d’un consensus scientifique, le communiquant qui a recours à des « faits alternatifs », l’internaute rebelle qui accumule les arguments en faveur du platisme, tous ont en commun, non pas un déficit de rationalité ou de maîtrise des normes épistémiques, mais un désintérêt pour la vérité (Girel, 2017). Cette absence de considération pour la vérité est un des principaux facteurs explicatifs de la diffusion d’informations fausses (Meyer, Alfano et de Bruin ,2021). Pour cette raison, former des élèves rationnellement performants, mais indifférents à la vérité, ne serait pas suffisant pour en faire des esprits critique efficaces. Il faut, en outre, leur donner le goût de l’enquête, de la curiosité, de l’accomplissement intellectuel et, réciproquement, leur faire éprouver le caractère vicieux de la frivolité et du manque d’honnêteté intellectuelle qui font se complaire dans le doute ou adopter des positions fantaisistes. Toutes ces choses ne se résument pas à des compétences d’administration de la preuve, elles ne s’enseignent pas non plus par des leçons de vertus, elle sont ce que le professeur transmet par son exemple.

Notre propos était de suggérer aux enseignants de philosophie l’intérêt que peut avoir la théorie des vertus intellectuelles dans leur travail de formation à l’esprit critique. Nous avons montré que nous pouvions, de cette façon, rendre compte adéquatement des attentes que l’institution et la majorité des professeurs associent à cet enseignement. Plus encore, former les élèves à la vertu critique semble pouvoir leur donner de meilleures chances d’adopter, par la suite, des croyances vraies, de faire progresser la connaissance, alors qu’une approche uniquement fondée sur des procédures épistémiques peut se révéler moins efficace face aux stratégies du doute. En revanche, le philosophe déjà familier du sujet aura sans doute une foule d’objections à l’esprit, il sait que l’épistémologie des vertus a fait l’objet de nombreuses attaques et il est légitime de se demander si celles-ci ne mettent pas en péril notre définition de l’esprit critique. Le dossier est fourni, il demande un examen détaillé qui ne peut trouver sa place que dans un article plus technique que celui-ci. Néanmoins, ce travail pourra aussi être de quelque intérêt pour les praticiens de l’enseignement car, s’il peut révéler que la notion de vertu n’est, en définitive, pas bonne candidate pour définir l’esprit critique, il est aussi possible que cette enquête fasse apparaître que ce dernier fait bien partie des vertus épistémiques et, alors, les objections contre celles-ci pourraient faire apparaître des failles et des limites dans le projet de former des citoyens excellents.

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  • Éduscol, Former l’esprit critique des élèves (mise à jour mai 2023), https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves
  • Facione, P. (1990), Critical thinking : A statement of expert consensus for purposes of educational assessment and instruction, Newark, American Philosophical Association. https://philpapers.org/archive/FACCTA.pdf
  • Girel, M. (2017) « Ignorance stratégique et post-vérité », Raison présente, 2017 | 4, p. 83-96.
  • Greco, J. (2000). Putting skeptics in their place, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Meyer, M. Alfano, M. et de Bruin, B. (2021), « The Development and Validation of the Epistemic Vice Scale », Review of philosophy and psychology, 25 juin 2021.
  • Pouivet, R. (2001). « Vertus épistémiques, émotions cognitives et éducation », Éducation et didactique, 2-3 | 2008, p. 123-139.
  • Pouivet, R. (2020) L’Éthique intellectuelle. Une épistémologie des vertus, Paris, Vrin,.
  • Sosa, E. (1991). Knowledge in perspective, Cambridge, Cambridge University Press, trad. fr. in Dutant et Engel (2005).
  • Sosa, E. (2007). A Virtue Epistemology, Oxford, Clarendon Press.
  • Tiercelin, C. (2016) Les vertus épistémiques, cours et séminaire au Collège de France de l’année 2015-2016, https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/les-vertus-epistemiques
  • Turri, J. Alfano, M. et Greco, J. (2021). “Virtue Epistemology”, The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2021 Edition), Edward N. Zalta (ed.), https://plato.stanford.edu/archives/win2021/entries/epistemology-virtue/
  • Zagzebski, L. (1996). Virtues of the Mind, Cambridge, Cambridge University Press.
Notes
  1. Éduscol, Former « l’esprit critique des élèves » (mise à jour mai 2023), https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves ↩︎

  2. La littérature sur l’épistémologie des vertu est immense et elle s’insère dans le débat plus vaste encore de la théorie de la connaissance contemporaine. Pour une bonne présentation d’ensemble, en anglais, voir Turri, Alfano et Greco (2021), le lecteur francophone qui souhaite entrer dans ces questions pourra commencer par Dutant et Engel (2005), puis approfondir avec Pouivet (2020) et Tiercelin (2016). ↩︎

  3. Facione 1990 ; dans la littérature française, ce document a été analysé et exploité par Caroti 2020 p. 39-44. ↩︎

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