Revue

Le développement des Compétences Psycho Sociales (CPS) et la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents : quels liens, quels enjeux, quelles modalités de mise en œuvre ?

L’essor récent du développement des compétences psychosociales (CPS), notamment dans le domaine de l’éducation, interpelle la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents (PPEA) à plusieurs titres : d’une part parce que l’approche par compétences est généalogiquement liée à la didactique que cette pratique a initié en philosophie ; d’autre part parce que les « ateliers philo » semblent constituer des dispositifs exemplaires pour cultiver et développer la triple dimension – cognitive, émotionnelle et sociale – des CPS. Cet article proposera tout d’abord une réflexion critique sur l’origine, le sens et les limites du développement des CPS avant de revenir sur le lien originel entre la PPE et l’approche par compétences pour proposer un tableau d’analyse des CPS mobilisées dans une Discussion à Visée Philosophique. Il étudiera enfin les conditions de mise en œuvre possible d’n développement des CPS par la PPEA.

Introduction

L’essor récent du domaine des compétences psychosociales (CPS) dans le champ éducatif – entrées dans les programmes, politiques interministérielles, demandes institutionnelles de développement et de mise en œuvre – interpelle le développement de la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents à bien des égards. L’approche par compétences fût en effet, la matrice de la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents (PPEA) depuis sa naissance aux Etats-Unis avec Lipman et Sharp, puis en France avec Michel Tozzi. La triple dimension – cognitive, émotionnelle et sociale – des CPS est en quelque sorte inscrite dans l’ADN de la PPEA, de sorte qu’elle peut, sans occuper une position de surplomb, légitimement prétendre à une expertise sur la question, en particulier à propos des enjeux pédagogiques d’une approche par compétences. Elle bénéficie par ailleurs d’une assise plus ancienne encore si l’on considère qu’un certain nombre des finalités assignées au développement des CPS – la santé, le bonheur, le bien vivre ensemble – sont des objets de réflexion, relevant cette fois du domaine éthique et politique, qui sont réfléchis, médités, discutés depuis l’origine même de la philosophie. Autant dire que l’intérêt porté au développement des CPS, voire l’engouement qu’elles suscitent[1], comme si leur arrivée inaugurait une ère nouvelle en éducation, peut faire sourire – voire agacer – les praticien.ne.s et chercheurs.euses en philosophie. Mais on peut tout aussi bien voir dans cet essor une aubaine et/ou un soutien pour une pratique qui a depuis longtemps mis en avant le fait qu’elle convoque et cultive un très grand nombre des compétences qui sont aujourd’hui rassemblées sous le sigle « CPS ». On pourrait même avancer que la PPE – quelle que soit la forme du dispositif : CRP, DVP, DVDP, Agsas, etc. – a le mérite de proposer un dispositif unique et complet pour développer chez les enfants, comme chez les animateurs.trices, la triple dimension des CPS, tandis que le travail sur les différentes CPS suppose une multitude de dispositifs et de pratiques dont la cohérence et l’articulation sont complexe et difficiles à intégrer, notamment dans le quotidien scolaire.
Je propose donc d’ouvrir un espace de réflexion sur les liens que peuvent entretenir la pratique de la PPE et le développement des compétences psychosociales : permet-elle de développer les CPS telles qu’elles sont nommées et définies par le récent référentiel ministériel de Santé Publique France (Arwidson et al., 2022) ? Si oui, lesquelles et selon quelles modalités de mise en œuvre ? La PPEA doit-elle s’aligner sur la sémantique et les injonctions programmatiques des référentiels ministériels pour profiter d’une fenêtre d’opportunité favorable à son propre développement ou s’affranchir de leur dimension normative et réductrice pour conserver son originalité et sa richesse ?

Après un rappel historique des origines politiques et éducatives du développement des CPS, je proposerai tout d’abord une analyse critique sur le sens et les limites de ce développement. Dans un deuxième temps, je reviendrai sur le lien originel entre la PPEA et l’approche par compétences pour présenter un tableau d’analyse des CPS mobilisées dans une Discussion à Visée Philosophique[2]. Dans un troisième temps, j’initierai une réflexion sur la mise en œuvre possible du développement des CPS par la PPE.

L’article ici proposé se présente comme un laboratoire de réflexions, une ébauche qui appelle des analyses à venir, plutôt que comme un apport d’expert sur le sujet[3]. Je remercie chaleureusement Michel Tozzi qui a porté son regard précieux et aiguisé sur la préparation de cette intervention lors des RINPP 2023 au Mans et qui a contribué à l’élaboration du tableau d’analyse des CPS développées par la PPEA.

Les Compétences Psycho Sociales

Les CPS : de quoi parle-t-on ?

Par compétences psychosociales, j’entends ici un ensemble de compétences rassemblées dans un document publié sous l’égide de Santé Publique France (SPF) en 2022 (Arwidson et al., 2022), s’adressant « aux décideurs et aux acteurs de terrain », et qui vient proposer à la fois une synthèse de l’état des connaissances scientifiques sur le sujet et un référentiel qui les classifie et les nomme : il vise explicitement le déploiement éducatif.
Ce document rappelle que, dans le cadre de la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) met en exergue, dès 1986, l’importance de renforcer les « aptitudes indispensables à la vie » (ou « Life skills » en anglais) pour favoriser la santé globale, et atteindre « un état de complet bien-être physique, mental et social »[4].
Selon la définition actualisée du référentiel de Santé France Publique, « « Les CPS constituent ainsi un ensemble cohérent et interrelié de capacités psychologiques (cognitives, émotionnelles et sociales), impliquant des connaissances, des processus intrapsychiques et des comportements spécifiques, qui permettent d’augmenter l’autonomisation et le pouvoir d’agir (empowerment), de maintenir un état de bien-être psychique, de favoriser un fonctionnement individuel optimal et de développer des interactions constructives[5] ».
En France, les CPS sont mentionnées dans diverses politiques publiques, principalement dans le domaine de la santé et de l’éducation. Ce déploiement se justifie par de nombreuses recherches qui ont montré les bienfaits du développement de ces compétences pour prévenir les addictions, les comportements sexuels à risques, mais aussi améliorer la santé mentale et éviter l’échec scolaire[6]. Dans l’Education Nationale, les CPS se retrouvent dans le domaine 3 du socle commun de connaissances consacré à « la formation de la personne et du citoyen » (2015), le Parcours Educatif de Santé (2016) et la feuille de route Santé Mentale et Psychiatrie (2018).

Ces compétences sont désormais regroupées en 3 catégories : cognitives, émotionnelles, sociales. Le référentiel de SPF a conservé cette triple dimension pour les décliner chacune selon trois items de verbe d’action, eux-mêmes déclinés en sous-compétences. Le schéma ci-dessous en donne une présentation synthétique :

Schéma des compétences psychosociales

Le philosophe pourrait s’étonner ici de la psychologisation de ces compétences. À quoi faut-il attribuer ce réductionnisme psychologique : à une emprise territoriale d’un domaine de recherche - la psychologie positive -, voire à la revanche de la psychologie sur la psychanalyse, jusqu’ici dominante en France et en particulier dans l’école ? À la suprématie d’un régime de vérité, celui de la positivité scientifique, ici dans le domaine des sciences humaines ? Il s’agit d’une affaire bien connue dans le champ épistémologique : de même que Kant décrivait la métaphysique comme un champ de bataille, Nietzsche, puis Bourdieu nous alertaient déjà sur le fait que les sciences n’étaient pas seulement à la recherche de la vérité, mais aussi des champs de force traversés par des conflits et des intérêts qui n’avaient pas toujours le vrai comme seule finalité. Je préfère pour ma part utiliser l’expression de « compétences cognitives, émotionnelles et sociales », laquelle est plus fidèle à la triple dimension de celles-ci et évite un réductionnisme psychologique illégitime.

De quoi le développement des CPS est-il le signe ?

Il faut chercher l’origine de leur développement dans un texte phare de l’Europe[7], en 2006, qui définit « les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » et qui va orienter les politiques éducatives. Ce développement témoigne d’une tendance lourde qui a bousculé l’Ecole depuis quelques années : repenser les finalités de l’école et le contenu des savoirs transmis pour l’adapter au monde complexe qui est aujourd’hui le nôtre. Il s’agit de donner à l’école de nouveaux objectifs transversaux avec un souci de cohérence d’ensemble de la formation. Les notions de « compétences » et de « socle commun » apparaissent alors. Ce changement s’est traduit par la succession (et l’affrontement) de deux approches :

  • L’approche académique/traditionnelle par connaissances : il s’agit, à l’école primaire, d’apprendre à lire, écrire, compter ; l’enseignement secondaire (collège et lycée) s’organise ensuite sur la base d’une juxtaposition de disciplines tirant leur légitimité de contenus scientifiques ou culturels dans le secondaire (français, maths, histoire-géographie, etc.). La réussite scolaire est alors définie comme la juxtaposition de réussites disciplinaires autonomes, supposées complémentaires, mais non articulées à une fin commune, si ce n’est l’idée d’une éducation culturelle non utilitaire.

  • L’approche curriculaire (de curriculum : parcours, ici de formation) par compétences : il s’agit d’une approche qui entend dégager les compétences fondamentales que les disciplines ou matières doivent éventuellement développer. Cette éducation se veut plus utilitaire, fonctionnelle et cherche à répondre à de nouvelles attentes sociales.

Pour certains, il s’agit d’une régression sans précédent, une obsession de la compétence, une emprise du patronat, une idéologie du rendement ; pour d’autres, il s’agit au contraire d’une adaptation salutaire de l’école à l’évolution de la société, et aux exigences de la « vie réelle » pour permettre aux élèves de construire à la fois leur trajectoire personnelle, professionnelle et citoyenne.
Un premier socle commun apparaît en 2006[8] : il est encore essentiellement disciplinaire en listant explicitement cinq disciplines majeurs : français, langues, mathématiques, sciences, technologie, informatique, histoire-géo. On y voit apparaître des compétences, mais elles sont encore clairement commandées par une approche disciplinaire traditionnelle.

La bascule s’opère avec la promulgation d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture en 2015[9]. Le socle de 2015 est radicalement différent : il n’est plus une sélection a priori des éléments indispensables des programmes, mais une définition a priori des missions de l’École, que les programmes auront pour mission de satisfaire. C’est la première fois que l’on tente de définir de manière explicite les objectifs de la scolarité obligatoire, au-delà de la liste des disciplines/matières qui la composent et de la liste des connaissances qu’elles sont supposées dispenser. On y distingue deux groupes de compétences : les compétences fondamentales (lire, écrire, compter) et les compétences transversales (capacité d’apprendre, d’initiative, compétences émotionnelles et sociales, civiques, etc.).

Cette approche bouleverse l’approche traditionnelle sur de nombreux points. Il n’y a plus de correspondance directe entre chaque compétence et une discipline scolaire ; cette approche invite à s’appuyer sur des situations de vie ; elle mobilise des méthodologies différentes (pédagogie de projet, initiative des élèves, travaux pluridisciplinaires, etc.) ; elle entretient un rapport au savoir différent en cultivant des savoirs d’action plutôt que des connaissances ; elle constitue enfin une remise en questions de la posture et de la formation traditionnelles de l’enseignant.e.

Il y a une tension ici entre les savoirs académiques – fondés en vérité, qui visent d’abord le développement de la raison – et les savoirs (faire) visés par les compétences qui ont pour but des utilités personnelles, sociales, ou professionnelles. Le développement de ce qu’on appelle les « Éducation à… », dont certains sont anciennes tandis que d’autres ont fait leur apparition plus récemment, témoigne de ce mouvement de fond : éducation à la sexualité (1973), à l’environnement (1977), à la santé (1989), à la défense (1997), aux médias et à l’information (2006), à l’égalité fille-garçon (2006), à la prévention des violences sexuelles et sexistes (et les LGTBphobies), enseignement moral et civique (2015), prévention du harcèlement et des cyber violences (programme pHARe) 2021.

Quelles sont les causes de ce tournant ? On peut en dénombrer quelques-unes. La complexité du monde humain et naturel supposerait aujourd’hui de développer davantage qu’hier la capacité de s’adapter à des situations inédites : « l’accélération » du monde (Rosa, 2010), qui rend les expériences passées de plus en plus rapidement obsolètes, compresse le présent et produit des horizons d’attentes de plus en plus incertains, suppose de forger chez les humains de demain des capacités d’adaptation nouvelles. Ainsi nos sociétés exigeraient que l’École apprenne aux élèves à faire face à de nombreuses situations de vie (entreprendre, consommer), à maîtriser de nouveaux objets (médias, numérique), à adopter de nouveaux comportements (santé, développement durable), et à adapter des anciens comportements dont les contenus et/ou forme doivent changer, par exemple dans le domaine de la citoyenneté (Audigier, 2012).

Le passage d’une ère du commun, qui se construisait sur le partage d’une culture commune, antérieure et transcendante, à celle de l’individu et de ses droits à l’autonomie, produirait des besoins nouveaux. Le projet démocratique supposerait le rôle central de l’action individuelle et collective des citoyens pour inventer l’avenir de sorte qu’il faut outiller le futur citoyen. Le souci de la démocratisation scolaire qui en découle supposerait une approche différente de celle, académique, jusque-là dédiée à la sélection des élites (Bourdieu et Passeron, 1970). L’écart croissant entre culture scolaire et les formes de vie de la jeunesse contemporaine, enfin, expliquerait les difficultés, pour une partie de la nouvelle population scolaire, à s’emparer des savoirs académiques et exigerait une autre méthode.
Il s’agirait donc d’assigner une nouvelle finalité aux savoirs scolaires en préparant à la vie professionnelle et sociale plutôt qu’en visant la seule éducation intellectuelle pour former l’esprit et faire advenir l’humanité dans l’humain. Le philosophe Michel Fabre considère ce tournant comme un changement de paradigme éducatif :

« L’éloignement entre la culture scolaire et les formes de vie de la jeunesse, la progression de la violence dans la société et à l’école même, la montée d’un certain relativisme à l’égard des savoirs, tout ceci conduit la pensée pédagogique à privilégier le souci du Bien sur celui du Vrai. Ainsi, face à une éthique de l’excellence pour laquelle les barbares sont des incultes, se développe une éthique de la sollicitude qui réfère plutôt la barbarie à la violence qui fait primer le souci de la paix sur celui du savoir » (Fabre, 2011, p. 148).

Longtemps l’École a visé la conversion de l’opinion vers le vrai ou de l’ignorance au savoir chez Platon. On assisterait depuis quelques années à un tournant éthique de l’École dont le développement de l’approche par compétences et les « éducations à » témoignent : l’augmentation de la violence – à moins que ce ne soit une montée de l’intolérance à l’égard de la violence ? – conduirait à un primat de la quête du Bien sur celle du Vrai dans la postmodernité. Le souci de l’Autre l’emporterait sur celui de l’Être et de sa connaissance. La Shoah, Hiroshima, Auschwitz, Tchernobyl et le 11 septembre auraient-ils entraîné un divorce du rationnel et du raisonnable ? Assiste-t-on au déclin de la métaphysique et au retour de l’origine religieuse de l’école ? Quand l’héritage judéo-chrétien surpasse l’héritage grec… Le but de l’École est toujours la conversion, mais elle est sécularisée : il s’agissait de former des bons chrétiens et des loyaux sujets ; il faut maintenant former des citoyen.ne.s responsables pour un monde complexe et incertain.

Réserves et critiques à l’égard de l’approche par compétence

Je passe rapidement sur les réserves et critiques adressées à l’approche par compétences : caricaturale en ceci qu’elle considèrerait les savoirs traditionnels comme figés et abstraits alors même que la transversalité des compétences pourrait leur valoir le même reproche, celui d’être désincarnées de toute territorialisation culturelle ; déficitaire et emprunte de résignation démissionnaire parce qu’elle accepterait l’idée que certains élèves ne pourraient pas accéder à des contenus trop élaborés et proposerait des objectifs plus accessibles ; sous emprise enfin des exigences d’adaptabilité, de performance et d’évaluation de la loi des marchés.
Loin d’être une attention pédagogique enfin portée sur des garanties effectives des apprentissages des élèves, l’approche par compétences révèlerait une soumission aux impératifs d’évaluation et de performance du capitalisme (Rosa, 2023). La recherche incessante de la quantification et de la mesure obéirait à des injonctions de rendement et d’efficacité[10]. Elle s’insèrerait dans une logique d’optimisation constante et de plus en plus systématisée des paramètres de nos existences (mesure de nos pas, de notre poids, du nombre d’amis, de like, de followers, etc.) pour s’améliorer et participer à la course généralisée à la performance et à la compétition – avec autrui, avec soi-même.
Elle recèlerait enfin une visée normative et comportementaliste qui ne dit pas son nom tandis que l’approche traditionnelle, malgré ses défauts, visait la liberté de pensée[11]. Elle conduirait ainsi à une normalisation étatique des conduites de santé, de citoyenneté, voire de mœurs.

Cette critique peut légitimement être adressée aux CPS. Les définitions initiales établies par l’OMS[12] recèlent en effet un vocabulaire de la « performance », de « l’adaptation », de la « productivité », de la « gestion » au travers duquel la vie est perçue comme un ensemble de « défis » qu’il faudrait affronter de manière « saine » et grâce à des comportements « positifs » et « adaptés ». Qu’est-ce qui fonde ces normes comportementales ? La notion de « santé », entrée initiale et fondamentale des CPS, mériterait en particulier d’être davantage problématisée. Sans remettre en cause le bienfondé, notamment à l’école, du développement de compétences cognitives, émotionnelles et sociales, on peut toutefois poser un regard critique et distancié à l’égard d’une vulgate qui, pour l’heure, ne semble pas, dans la force de son déploiement, s’adresser suffisamment d’objections philosophiques de cet ordre. On imagine pourtant Foucault ou Canguilhem lever la main du fond de la salle en nous invitant à conceptualiser la notion de « biopouvoir », à rediscuter la distinction entre « normal et pathologique » et à demander de quoi finalement les CPS sont-elles le nom[13] ?

Quels liens entre les CPS et la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents ?

Avant de répondre à cette question, il est grand temps de préciser ce qu’il faut entendre par « compétence », en particulier lorsqu’il s’agit de pratique de la philosophie. Michel Tozzi la définit comme une capacité à « mobiliser de façon intégrée des ressources internes et externes pour accomplir dans son activité un type de tâche déterminé dans une situation complexe et nouvelle », Tozzi (2012, p. 25), par exemple réaliser une dissertation de philosophie. Il précise bien que les compétences ne s’opposent pas aux connaissances puisqu’elles supposent la mobilisation de savoirs (connaître des auteurs, des concepts, des doctrines), des savoir-faire (conceptualiser, problématiser, etc.), des savoir-être (réguler ses émotions, adopter une posture relationnelle d’enseignement si l’on est professeur, etc.). Toutefois les connaissances ne suffisent pas à définir une compétence. Ainsi réciter la doctrine d’un auteur sans la mettre en perspective de la question posée ne convient pas dans une dissertation philosophique. Une compétence s’accomplit dans l’action (c’est un “savoir agir”). Ce qui compte, c’est la mobilisation en acte – en situation, en contexte, par exemple le jour de l’examen – de savoirs, de procédures, de processus. La compétence est un “savoir mobiliser” (Guy Le Boterf, 1994)

Un lien originel : la PPE, matrice d’une approche par compétences

Il faut rappeler le lien originel entre l’approche par compétences et la PPE, laquelle se présente, dès son origine, comme une didactique du « philosopher » qui identifie des habiletés de pensée. Au-delà des compétences langagières, scolaires (plan, introduction, etc.), des expériences personnelles, des connaissances culturelles (littérature, art, science, etc.) ou philosophiques (histoire, des idées, notions, etc.), il faut plus précisément savoir mobiliser des habiletés de pensées spécifiques : conceptualiser, problématiser, argumenter, interpréter, distinguer, illustrer, créer des idées, questionner, critiquer, raisonner, dialoguer, etc. Tous.tes les chercheurs.euses et praticien.ne.s semblent s’accorder sur ce point, les désaccords portant plutôt sur le nombre et la nature de ces habiletés.

la DVP est un dispositif complet de développement en acte de la triple dimension des CPS

Toutefois, si la PPEA reconnaît d’emblée l’importance de la dimension cognitive des compétences ou habiletés de pensée mobilisées par sa pratique, elle ne s’y réduit pas. Elle intègre également la dimension émotionnelle et sociale. Ainsi Lipman considère, contre toute une tradition philosophique qui les oppose à la raison et au philosopher, que les émotions, dans une Communauté de Recherche Philosophique (CRP) sont indissociables de la pensée elle-même :

Au lieu de prendre les émotions pour des tempêtes psychologiques qui détraquent la raison claire et limpide, on pourrait les considérer comme (…) des formes de pensée (…) L’approche éducative de l’enseignement de la pensée se doit d’inclure la pensée affective », (Lipman, 2003, p. 254).

Quant à Sharp, elle prétend qu’aucune pensée critique ou créative n’est possible sans y ajouter une pensée bienveillante ; ses réflexions sur le caring thinking (Hawken, 2024) insiste notoirement sur l’importance de la dimension affective pour philosopher, tant dans notre rapport au monde, pour apprendre à juger de ce qui importe à nos yeux et selon nos valeurs, que dans notre rapport à autrui, pour mettre en œuvre les dispositions éthiques indispensables à une CRP (écoute active, attention aux personnes et aux idées, coopération).

Les liens entre la PPEA et les compétences sociales, enfin, ont été largement mis en évidence et étudiés, que ce soit dans le registre de la citoyenneté (Leleux, 2005 ; Pettier, 2008 ; Tozzi, 2018), de l’empathie – par exemple avec l’usage de littérature de jeunesse (Chirouter, 2024) –, de la coopération (Connac, 2004), de l’ouverture d’esprit (Hawken, 2016), de la fraternité et des valeurs de la République (Budex, 2020).

Ainsi la PPEA mobilise bien la triple dimension – cognitive, émotionnelle et sociale – des CPS telles qu’elles sont classifiées par le référentiel de Santé Publique France. Bien que ce référentiel utilise une sémantique particulière, il nous paraissait utile de tenter une lecture de cette grille de compétences à la lumière de la PPEA pour voir quelles sont les compétences du référentiel que la PPEA sollicite[14].

Quelles sont les CPS du référentiel de SFP mobilisées par une DVP ?

Procédons donc à une revue des items et des sous-items de compétences telles qu’elles sont répertoriées par Santé Publique France et voyons si ces compétences sont à l’œuvre, d’une façon ou d’une autre, dans une DVP. Michel Tozzi propose pour sa part d’identifier :

  • Les CPS qui sont dans le cœur de cible d’une DVP ;
  • Les CPS visées de façon partielle ou médiate ;
  • Les CPS visées de façon latérale par une réflexion ou une métacognition au cours de la DVP ;
  • Les CPS qui ne sont pas mobilisées par une DVP.

Nous présentons donc ici les compétences selon les items et les sous-items de la classification de Santé Publique France (avec une police de couleur) en indiquant, pour chacun, les compétences ou les expériences (avec une police noire) qui nous semblent, dans une DVP, pouvoir nourrir ou cultiver cette compétence. Bien sûr, ce tableau reste très superficiel et non exhaustif ; il n’est qu’une ébauche qui mérite d’être développée et approfondie, tant il y aurait à dire à propos de chacune des correspondances ici initiées, nonobstant les difficultés sémantiques soulevées par le choix et le sens des mots utilisés par la classification.

Les compétences cognitives

Nous l’avons dit, il s’agit là des compétences qui sont souvent considérées comme étant au cœur de la pratique de la philosophie, en général, bien au-delà de la seule pratique avec les enfants et les adolescents. On ne pourra s’empêcher de sourire à l’égard de l’ambition de développer les capacités à « avoir conscience de soi », à la « maîtrise de soi », à « prendre des décisions constructives ». De Socrate à Foucault, c’est finalement toute l’histoire de la philosophie qui ambitionne le développement de telles « compétences », la critique normative en plus. On imagine en effet un Foucault sans doute assez suspicieux à l’égard de la volonté de promouvoir une politique étatique de la santé et un Platon ou un Sénèque très impatient de découvrir de nouveaux moyens de parvenir à une « maîtrise de soi ». Reste qu’on ne saurait reprocher de telles ambitions à un projet éducatif, tant la philosophie les a inscrits dans son programme dès sa naissance. Ann Margaret Sharp insistait beaucoup sur le fait que la communauté de recherche philosophique avait prioritairement pour objectif la transformation de soi par la connaissance de soi grâce au dialogue avec autrui (Sharp, 2023b).

Avoir conscience de soi

  • Connaissance de soi : expérience de la finitude et de la vulnérabilité (limites de l’existence, de nos désirs, de nos puissances), réflexion sur les valeurs morales, politiques, esthétiques, se situer dans un monde complexe, etc.
  • Savoir penser de façon critique : développement des habiletés de pensées, expérience d’ouverture d’esprit, de tolérance, de discernement, d’analyse réflexive, etc.
  • Capacité d’auto-évaluation positive : estime de soi, être considéré et se considérer comme un interlocuteur valable ;
  • Capacité d’attention à soi : introspection, élaboration silencieuse, méditation philosophique, pratique de l’attention[15], etc.

Capacité de maîtrise de soi

  • Capacité à gérer ses impulsions : lien pensée-affect, tolérance, réaction à la critique, tact, débat-mouvement, différer la prise de parole (DVDP), etc.
  • Capacité à atteindre ses buts (définition, planification[16]) : apprendre à changer d’avis, réflexion moyen/fin, sagesse[17] ;

Prendre des décisions constructives

  • Capacité à faire des choix responsables : problématisation, réflexion morale, politique, esthétique etc.
  • Capacité à résoudre des problèmes de façon créative : pensée créative (Lipman), ateliers d’auto-défense intellectuelle, Philoart, etc.

Les compétences émotionnelles

Malgré une opposition réductrice prêtée à Descartes et selon laquelle les émotions seraient un obstacle à la pensée, il faut reconnaître que les émotions sont particulièrement présentes dans une DVP. Dans la mesure où celle-ci porte sur des sujets qui possèdent une forte dimension existentielle, elle implique émotionnellement les participant.e.s dans leurs valeurs et les convictions qui y sont attachées. On peut même considérer les ateliers philo comme étant particulièrement appropriés pour apprendre à travailler le lien entre affects (émotions, sentiments) et pensées (Budex, 2023b). Si l’on considère que les humains ont des valeurs, c’est-à-dire sont affectivement attachés à certaines idées qui leur servent de norme ou d’étalon pour évaluer leurs jugements et leurs actions, alors leurs émotions sont nécessairement au cœur de leurs discussions lorsque ces valeurs sont en jeu, ce qui est inévitable dans une discussion qui porte sur l’amour, la mort, le bonheur ou la liberté. On ne saurait donc trouver meilleur terrain pour apprendre à réguler ses émotions. Il s’agit d’une pratique qui mobilise des compétences émotionnelles, a fortiori, pour certaines d’entre elles, si la discussion porte sur le thème des émotions. Il s’agira alors, non pas de les réguler, mais d’en prendre conscience et de les identifier par un classique travail de conceptualisation et de problématisation.

Avoir conscience de ses émotions et de son stress[18]

  • Comprendre les émotions et le stress : conceptualiser, problématiser, argumenter, illustrer (dans des ateliers qui porte sur le thème des émotions) ;
  • Identifier ses émotions et son stress : débat interprétatif à partir de la littérature de jeunesse[19] ;

Réguler ses émotions
(Apprendre à dissocier les pensées et les affects, travailler ce lien)

  • Exprimer ses émotions de façon positive : tact, empathie, tolérance, argumentation ;
  • Gérer ses émotions (notamment les émotions difficiles : colère, anxiété, tristesse) : reformuler, distinguer les personnes de leurs idées, éviter la dérive du conflit socio-cognitif en conflit socio-affectif, éviter les « passions tristes », etc.

Gérer son stress

  • Réguler son stress au quotidien : apprendre la patience dans l’intervention ;
  • Capacité à faire face en situation d’adversité[20] : savoir problématiser, défendre une position face au groupe ;

Les compétences sociales

Dans la mesure où la DVP est un dispositif de discussion et de réflexion en commun, sa dimension sociale est évidemment prégnante à bien des égards. Qu’il s’agisse de former une communauté de recherche (Lipman, 2003 ; Sharp, 2023b), de favoriser des conflits socio-cognitifs ou d’introduire une visée démocratique[21] (Tozzi, 2018) – voire d’éduquer à la fraternité (Budex, 2020) –, la pratique de la philosophie avec les enfants met en jeu, par principe, dans la plupart de ses dispositifs, des compétences sociales.

Communiquer de façon constructive

  • Capacité d’écoute empathique : écoute active, empathie cognitive et émotionnelle, dialogisme, reformulation, synthèse ;
  • Communication efficace (valorisation, formulation claire) : tact, reformulation, synthèse, argumentation, visée de la compréhension (par autrui) de sa pensée, etc.

Développer des relations constructives

  • Développer des liens sociaux : connaissance d’autrui, dialogue, intersubjectivité, échange et partage d’idées, de fenêtre de perception, tolérance et ouverture d’esprit, plaisir de penser ensemble, etc.
  • Développer des comportements et des attitudes pro-sociaux (acceptation, collaboration, coopération, entraide) : respect des personnes et des idées, protocole de soin philosophique (Hawken, 2019), éthique communicationnelle, coopération, tolérance, solidarité, communauté de recherche, sentiment d’appartenance, fraternité, etc.

Résoudre des difficultés

  • Savoir demander de l’aide : coopération et solidarité ;
  • Capacité d’assertivité (affirmation) et de refus (résistance à la pression sociale) : argumenter, défendre un point de vue, objecter, apprendre à penser seul / contre et avec les autres, apprendre à changer d’avis ;
  • Résoudre des conflits de façon constructive : problématiser, douter, médiatiser les conflits et désaccords par le dialogue (visée démocratique et philosophique), dimension non-violente du dialogue philosophique.

La mise en œuvre : modalités et chantiers à venir

Stratégie d’éclairage des CPS mises en œuvre dans les ateliers philo

Mobiliser des compétences dans un dispositif pédagogique est une chose, permettre aux acteurs.trices d’en faire l’acquisition en est une autre. Il existe plusieurs stratégies d’éclairage des compétences mise en œuvre dans une DVP (Gagnon et Maihlot, 2021). Il peut s’agir d’une simple stratégie par « immersion » : les habiletés sont pratiquées par les enfants sans être particulièrement nommées ; du moment que les enfants conceptualisent, problématisent et argumentent, on part du principe que ces compétences sont travaillées et acquises. La stratégie par « infusion » considère que l’immersion n’est pas suffisante ; il faut, non seulement mobiliser les compétences, mais aussi développer un réel apprentissage de celles-ci par une opération de métacognition afin que les enfants prennent conscience des opérations qu’ils effectuent. L’animateur.trice doit donc nommer les habiletés mobilisées pendant la discussion, voire, mieux, demander aux élèves de mobiliser, en la nommant, une compétence qui pourrait être utile à la recherche en cours – par exemple chercher un contre-exemple. L’animateur.trice peut également attribuer des rôles d’observation ou de mobilisation de certaines compétences à des enfants qui seront chargés d’intervenir lorsqu’ils seront sollicités (pour donner un exemple, ou un contre argument, etc.). La stratégie par « enseignement explicite » consiste, quant à elle, à dédier une séance entière à une compétence, par exemple « argumenter »[22]. Il s’agit là de faire travailler les enfants sur une habileté qui sera ensuite mobilisée dans les discussions en claire connaissance de cause. La stratégie la plus efficace, sans doute, est la « stratégie mixte » qui consiste à alterner la stratégie « par infusion » et celle par « enseignement explicite ». Elle suppose toutefois de pouvoir mener un grand nombre de séances avec le même groupe, par exemple sur la totalité d’une année scolaire.

Les chantiers de la philosophie pour les enfants et les adolescents autour des compétences

Il serait sans doute utile de pouvoir identifier et classifier les différentes compétences émotionnelles et sociales mobilisées spécifiquement par la PPEA, chez les élèves, comme chez les animateurs.trices. Il s’agirait en somme de reprendre le tableau que nous avons initié, en s’affranchissant de la sémantique du référentiel des CPS, tout en s’inspirant et en conservant sa triple dimension, afin de lister les compétences propres à une DVP. Si, comme nous l’avons vu, la dimension cognitive est bien identifiée dans la PPEA, ce n’est pas forcément le cas pour ce qui concerne la dimension émotionnelle. Alors que les habiletés de pensée ont été repérées, classifiées et font l’objet à la fois de discussions entre chercheurs, et d’exercices pratiques pour les animateurs.trices, il n’en va pas de même pour la dimension émotionnelle et sociale. Ce travail permettrait peut-être d’envisager le même effort pédagogique de métacognition sur des compétences mobilisées, mais pas toujours identifiées. Il pourrait déboucher également sur la création d’exercices dédiés à celles-ci pour les développer plus particulièrement.

En ce qui concerne la dimension émotionnelle, il pourrait être utile de proposer des exercices aux enfants et aux adolescents afin de travailler le lien particulièrement central entre la pensée et les affects (émotions et sentiments). Il y a une dimension psycho-affective de notre rapport aux valeurs et aux idées en général que la philosophie a trop souvent une perspective anthropologique trop intellectualiste risque de passer à côté du rôle des émotions et des sentiments dans l’attachement que les individus peuvent avoir à leurs opinions ou croyances. La DVP constitue donc un laboratoire idéal renforcer la capacité à distinguer une idée des émotions qu’elle provoque ou des attachements qu’elle génère. Non pas pour nier leur rôle, mais par exemple pour distinguer la valeur d’une idée de l’effet émotionnel qu’elle produit sur nous. On pourrait donc envisager des interventions de l’animateur.trice pour proposer un temps d’analyse, par exemple lorsqu’une idée semble provoquer de la colère, du dégoût – mais aussi de l’enthousiasme ou de la tristesse. Les enfants seraient invités à verbaliser cette émotion, à l’accueillir, puis évaluer la valeur de l’idée indépendamment de l’effet affectif qu’elle a produit. Cette dissociation pourrait contribuer à une éducation à la tolérance, à l’instar de celle qu’on effectue pour distinguer la valeur d’un acte de la valeur d’une personne, et permettre d’ouvrir son horizon de pensée à des idées qui sont d’emblée considérées comme choquantes, ou qui créent un « conflit de loyauté » émotionnellement trop déstabilisant pour permettre une réflexion sereine et attentive.

En ce qui concerne enfin la dimension sociale des compétences en jeu dans la PPEA, il nous semblerait utile d’envisager des exercices dédiés, en stratégie d’infusion ou d’enseignement explicite, aux compétences relationnelles qui sont à l’œuvre dans une DVP, là encore pour les enfants comme pour les animateurs.trices. Si certaines sont déjà clairement identifiées et mises au travail – l’empathie et le dialogisme par le rôle de synthétiseur.euse ou de reformulateur.trice –, d’autres, par exemple l’écoute active, pourrait s’inspirer des exercices de la Communication Non Violente pour proposer des activités (le jeu de la non-écoute) dédiées au renforcement de compétences centrales pour la pratique de la philosophie.

Bénéfices partagés

En quoi l’essor des CPS peut-elle servir la PPEA ? Il soutient, d’une part, l’approche par compétences, native dans les pratiques philosophiques et qui a beaucoup compté pour initier une didactique de la philosophie dont l’enseignement philosophique traditionnel n’était pas friand[23]. Or la compréhension et la connaissance de ce que signifie l’acte de philosopher sont décisives, à la fois pour déjouer un complexe d’infériorité nourri par beaucoup au moment de se lancer dans les ateliers philo - « ciel, je ne suis pas philosophe ! » –, mais aussi pour se former et acquérir les indispensables compétences nécessaires à l’animation d’ateliers philo. Le second apport du développement des CPS réside selon nous dans l’identification explicite d’une triple dimension des compétences à l’œuvre dans la PPE : cognitive, émotionnelle et sociale. Bien que déjà repérée par la recherche et la pratique depuis plusieurs années, elle a toutefois le mérite de la clarifier, pour les enfants comme pour les animateurs.trices, et d’en relancer le chantier pour permettre de lister les compétences propres à la PPE et travailler l’articulation entre ces trois domaines.
Quel peut être l’apport de la PPEA pour le développement des CPS ?

L’apport le plus important consiste à identifier la DVP comme un dispositif pédagogique particulièrement complet pour développer les trois domaines de compétences référencées. Notre tableau d’analyse a pu montrer qu’une DVP permet de solliciter quasiment tous les items et les sous-items de compétences. C’est un argument de poids pour soutenir la mise en œuvre de la DVP comme pratique holistique dont les mérites, par ailleurs, ne se limitent pas au développement des CPS, mais les excèdent largement sur certains points. L’un des plus précieux sans doute, réside dans la puissance critique du dispositif qui, comme dans le champ de la transmission des valeurs, ne se contente pas de cultiver la dimension conative des compétences qu’une DVP met en œuvre, mais permet de les discuter, de les évaluer, de les critiquer ! Ainsi une DVP pourra examiner les concepts de « santé » ou de « bonheur » et les problèmes qu’ils soulèvent, de sorte que le soupçon d’injonction normative présent dans le développement des CPS pourra bénéficier de l’esprit critique consubstantiel à la PPEA.

Conclusion

Pour conclure, nous proposons de penser l’articulation entre PPEA et CPS selon quatre approches possibles.

  1. On peut considérer, selon une approche spécifique ou partielle que la PPE est particulièrement adaptée pour développer les seules compétences cognitives, qui restent son cœur d’origine ;
  2. On peut considérer, selon une approche séparatiste, que la PPE est une pratique pédagogique irréductible à la sémantique catégorielle des CPS telles qu’elles sont référencées par Santé Publique France ;
  3. On peut considérer, selon une approche holistique, que la DVP est un dispositif pédagogique particulièrement exemplaire, comme il en existe peu[24], pour cultiver la triple dimension des CPS, pour les enfants comme pour les animateurs.trices ;
  4. On peut considérer, selon une approche intégrative, que la classification des CPS permet d’accompagner, sans l’y réduire, le nécessaire travail à poursuivre d’identification des compétences propres à la PPEA.

Cette dernière approche a notre préférence. Elle permet de poursuivre le travail d’identification des compétences mobilisées par la PPE dans les trois domaines identifiés pour faciliter le travail de métacognition et de formation. Elle offre enfin le mérite de conserver à la PPE une indépendance salutaire à l’égard de certains aspects idéologiques, épistémologiques, sémantiques et psychologiques du référentiel qui sont discutables. Or la philosophie aime la discussion.

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Notes
  1. La tentation existe même, pour certain.e.s praticien.ne.s de la philosophie ou pour des associations, de recouvrir leur pratique d’un « vernis » de CPS pour mieux coller à l’ère du temps, obtenir des financements ou voir des portes institutionnelles s’ouvrir pour leur propre développement. ↩︎

  2. Bien conscient qu’il existe des formes et des dispositifs variés (CRP, DVDP, etc.), j’emprunte ici à Jean-Charles Pettier cette dénomination générique de Discussion à Visée Philosophique. ↩︎

  3. Je renvoie tout de même à mon travail de recherche en thèse sur l’éducation à la fraternité ; il a conduit à l’identification de compétences qu’on pourrait nommer émotionnelles et sociales mais que je ne nommais pas ainsi, plus intéressé que j’étais par la notion de fraternité et la richesse des problèmes qu’elle permet d’aborder (Budex, 2020). ↩︎

  4. Arwidson et al., 2022, p. 9. ↩︎

  5. Idem, p. 12. ↩︎

  6. Idem, p. 22. ↩︎

  7. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32006H0962 ↩︎

  8. https://www.education.gouv.fr/bo/2006/29/MENE0601554D.htm ↩︎

  9. https://www.education.gouv.fr/bo/15/Hebdo17/MENE1506516D.htm ↩︎

  10. La logique de l’accumulation de compétences pour s’adapter et performer serait privilégiée par les politiques publiques éducatives parce qu’elle est aussi plus facile à mesurer et à évaluer que la transmission d’une culture humaniste (l’avoir et l’être). ↩︎

  11. Il faut toutefois rester prudent : l’histoire de l’enseignement n’est pas exempte d’exemples de disciplines normatives. A l’inverse, il n’y a pas de fatalité à l’enfermement comportemental et normatif dans les « éducations à », comme le montre, par exemple, le potentiel subversif de la DVDP malgré les injonctions institutionnelles de l’Enseignement Moral et Civique (Tozzi, 2018). ↩︎

  12. Awidson, (2022), p. 12. ↩︎

  13. Il ne faut pas confondre de souhaitables aménagements éducatifs avec des pratiques servant un néolibéralisme tout à fait opposé aux finalités d’une école démocratique et républicaine (Haag et al. 2020). Voir ici cet article très instructif : https://blogs.mediapart.fr/gmarais/blog/010720/la-psychologie-positive-cheval-de-troie-du-neoliberalisme ↩︎

  14. Il faut toutefois distinguer les compétences mobilisées et développées par les participants et celles qui sont à l’œuvre chez les animateurs.trices d’ateliers philo. Nous nous intéressons ici principalement aux compétences mobilisées chez les enfants et les adolescents qui participent à des Discussions à Visée Philosophique. Pour s’intéresser aux compétences mobilisées chez les animateurs.trices, voire Hawken (2020), Budex (2023a). ↩︎

  15. On pensera notamment ici à la pratique initiée par Frédérique Lenoir et l’association SEVE qui intègre la pratique de l’attention à différents moments de l’atelier philo. Voir aussi le travail de Anne-Marie Laffont et Michel Tozzi : Méditation, expérience de pensée et ateliers philo (Diotime, n°94). ↩︎

  16. Il faut toutefois rappeler que la DVP n’est pas une instance délibérative soumise à l’exigence d’une action. Si la DVPD intègre une dimension démocratique grâce à la présence des rôles attribués à certain.e.s participant.e.s, elle reste une pratique réflexive. ↩︎

  17. Ici la « sagesse » est une façon d’indiquer que « la capacité à atteindre ses buts » embrasse l’ensemble de la pratique philosophique entendue comme capacité à penser sa vie et vivre sa pensée. Ce genre d’item signale à la fois la démesure et l’audace du projet de lister des « compétences de vie » (life skills). ↩︎

  18. Le terme de « stress » renvoie ici à une préoccupation d’ordre psychologique assez éloignée de la pratique philosophique, même si celle-ci comprend, pour peu qu’il soit l’objet d’une verbalisation ou d’une métacognition explicite, un réel travail de « mise en je » public propre à générer du stress. ↩︎

  19. L’usage des supports de médiations culturelles, par exemple la littérature de jeunesse (Chirouter, 2024) sollicite des compétences cognitives, émotionnelles et sociales qui débordent la sémantique et la classification du référentiel de Santé Publique France. ↩︎

  20. Pour cette dernière compétence, la PPE semble en retrait, à moins de considérer que le développement de l’esprit critique et l’apprentissage coopératif d’une communauté de recherche apprend aux enfants à faire face à l’adversité. Ici, c’est l’expression elle-même qui mérite une analyse plus rigoureuse pour clarifier et préciser ce qu’on entend par « faire face à l’adversité ». ↩︎

  21. Dans la DVDP, les « métiers » ou « rôles » sollicitent des compétences démocratiques dont la richesse – et ce dans la triple dimension cognitive, émotionnelle et sociale – déborde, là aussi, la sémantique et la classification du référentiel de Santé Publique France. ↩︎

  22. Voir à ce propos les activités proposés par Johanna Hawken (Hawken, 2019) ou Amélie Pinset (Pinset, 2022). ↩︎

  23. Pour comprendre ce paradoxe, voir Sébastien Charbonnier dans Que peut la philosophie ? (2013). ↩︎

  24. Il répond notamment au besoin, identifié par la recherche comme prépondérant dans le développement des CPS, de proposer une approche « intégrée » plutôt que « décrochée » : intégrer à l’activité de la classe et des apprentissages disciplinaires le travail sur les CPS plutôt que multiplier des activités séparées et « décrochées ». Voir Damien Teissier : https://podeduc.apps.education.fr/video/28461-conference-approche-integree-des-competences-psychosociales-a-lecole-damien-tessier-151123/ ↩︎

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