Penser le rire en milieu hospitalier peut sembler contre intuitif voire impudique. Surtout lorsqu’il s’agit d’enfants souffrants et en situation de soin. Pourtant, le rire sait éclater en ces lieux aussi, et dans le cadre d’un atelier de philosophie. Nous verrons, à partir de l’étude d’un cas particulier, quelles sont les conditions de possibilités de l’émergence du rire auprès d’un public dit vulnérable, et pris en charge dans le cadre d’une institution où la priorité est évidemment le soin. Que permet la création de cet espace, et quelles sont ses limites ?
Nous tenterons de mener cette réflexion en miroir de l’œuvre du philosophe et comédien Yves Cusset, parrain de ces deux journées d’études des Nouvelle Pratiques philosophique à l’inspé du Mans.
« Rire est tout simplement une manifestation, peut-être la manifestation suprême, de la joie, comme sentiment d’augmentation de notre puissance ».
Rire, Yves Cusset.[1]
Penser la philosophie du soin, la philosophie dans le soin, est devenue une approche incontournable dans le champ philosophique, qui se manifeste en pratique par l’existence de la chaire de philosophie à l’hôtel Dieu, lieu où l’on pense philosophiquement les différentes pratiques de soin. Inviter la philosophie à l’hôpital est en soi un acte. Il s’agit d’oser passer les murs de cette institution tant décriée par le philosophe Ivan Illich dans la Némésis médicale[2] et par Michel Foucault, qui qualifie cette institution dans son livre éponyme de « Machines à guérir »[3]. Or si dans ce lieu, qui s’inscrit dans la cité, il y a des soignants et des soignés, il y a avant tout des citoyens. Ma démarche a donc été de franchir ces murs pour aller à la rencontre des enfants et adolescents hospitalisés pratiquer la philosophie avec eux. J’ai commencé à fréquenter cet espace dans le cadre de mon stage de DU (Diplôme Universitaire « Formation à la pratique d’ateliers philosophiques avec les enfants et les adolescents dans la cité »), stage que j’ai effectué dans trois structures hospitalières différentes. D’abord, dans un centre de rééducation à Montreuil qui accueillait des enfants et des adolescents en rééducation suite à un problème purement physique ou neurologique, pour une rééducation motrice ou psychomotrice. Ensuite, dans une unité d’hospitalisation pour adolescents à Boulogne, adolescents qui traversent des troubles psychiques, trouble de l’addiction, idées noires, suicidaires, trouble du comportement alimentaire, communément appelés TCA, etc. Dans ce cadre, mon public était constitué essentiellement de jeunes adolescents atteints d’anorexie mentale. Enfin, je suis intervenue dans une unité pédiatrique au Kremlin Bicêtre qui accueillait des enfants atteints de pathologies neurodégénératives et hépatiques. De prime abord, nous pourrions penser que le rire est difficilement compatible avec le sérieux qu’impose l’hôpital, la maladie, les soins, quand il s’agit d’enfants. Faire dialoguer rire et hôpital semble contre-intuitif, et pourtant, il y a des rires à l’hôpital, aussi. Ainsi, j’ai sélectionné une expérience qui me semble parlante à plusieurs niveaux concernant l’articulation entre le rire et la pensée, et les conditions de possibilités de celle-ci, dans ce contexte particulier qu’est l’hôpital.
Puisqu’il s’agit, dans cet exercice, de rester au plus près de notre pratique pour la faire dialoguer avec le concept en jeu, je vous propose de partir d’une expérience d’atelier menée auprès d’un groupe d’adolescents hospitalisés dans le centre de rééducation EPABR (aujourd’hui Hôpital Pédiatrique de Réadaptation Alice Blum-Ribes). Je conduirai ma présentation et mon analyse avec l’objectif de mettre en perspective ce moment de réflexion en communauté de recherche qui a généré du rire, pour le faire résonner – raisonner - avec les réflexions sur ce « concept-phénomène » du parrain de ces deux journées, le philosophe et comédien Yves Cusset. En effet, son essai sur le rire paru en 2016 et intitulé Rire, Tractatus philo-comicus[4], m’a paru offrir un éclairage tout à fait pertinent pour mieux saisir les différents enjeux du comique qu’engage un atelier de pratique philosophique, et particulièrement en milieu hospitalier.
Pour ce faire, il me semble nécessaire de commencer par présenter mon contexte d’intervention afin que vous puissiez mieux saisir ce qui se joue dans ce cadre. Je vous présenterai ensuite le déroulé de l’atelier, la méthode et le thème choisis, lesquels ont permis une mise en scène improvisée par les participants, mise en scène qui a tourné à la farce faisant rire aux éclats participants et soignants, mais pas à l’unanimité. Nous verrons pourquoi et ce que cela implique. Enfin, un retour réflexif sur cette séance nous permettra d’interpréter où se situait le comique, les conditions même de son existence pendant le moment de l’atelier, et les différents enjeux qu’il nous propose.
Contexte général.
Mon intervention a eu lieu dans un centre de rééducation à Montreuil, en banlieue proche de Paris. Comme cela est précisé en introduction, ce centre accueille des enfants et adolescents de 0 à 18 ans atteints de différentes pathologies, somatiques, neurologiques, mais jamais psychiques. Mes ateliers sur ce site se déroulaient une fois par semaine, le jeudi après-midi, le matin étant essentiellement réservé aux examens lourds. Il faut savoir que certains hôpitaux bénéficient de la scolarité pour les enfants et adolescents via l’éducation nationale, avec des institutrices et des professeurs de différentes disciplines. Ces professeurs ont validé un diplôme d’enseignement appelé CAPPEI (Certificat d’Aptitude Professionnelle aux Pratiques de l’Education Inclusive) qui leur permet en particulier d’exercer auprès d’élèves en difficulté. C’est le cas pour cet hôpital. Mes séances étaient généralement encadrées par au moins un soignant. Étant donné que les participants étaient en soin permanent, il fallait faire la place à certaines contraintes telles que : arrêter une perfusion en cours, prendre des médicaments à une certaine heure, etc. Assez souvent les instituteurs participaient en spectateurs aux ateliers, mais ce jour-là il n’y en avait aucun. Étaient présents à cet atelier un soignant et cinq patients : Mariam, 11 ans, Chloé, 6 ans, Mehdi, 12 ans, Louise, 11 ans, et Clara, 13 ans, qui est arrivée dans les dernières minutes de l’atelier. Seules Mariam, Mehdi et Louise étaient présents du début à la fin de la séance, et Chloé est arrivée à mi-chemin. J’ai instauré deux principes : celui d’accueillir tout le monde, même en cours de route, ce qui constitue par ailleurs l’occasion de se ressaisir de la réflexion en cours en proposant à l’un des participants de résumer où nous en sommes ; et celui de dire au revoir collectivement à celui qui quitte la salle car il quitte un groupe auquel il a, un temps, appartenu.
L’atelier se déroule toujours dans une des salles de classe. Tout le matériel nécessaire est disponible. Les participants s’installent en cercle de sorte à se voir et à pouvoir se parler directement. L’atelier est un véritable moment de rencontre pour les participants car au sein de l’hôpital, ils se croisent mais ne se parlent pas, chacun vacant à ses soins, se retirant dans sa chambre, ou allant à ses séances de cours scolaires qui souvent se font en individuel, en « groupe classe » (très réduit), parfois même au chevet du « malade ». Je pense chaque séance comme une séance unique car souvent, et pour différentes raisons, je ne vois les patients qu’une fois.
Le contexte est donc posé. Il est important de retenir que nous avons affaire à un public dit « vulnérable », sous traitement, souvent, douloureux parfois. Ce moment de soin peut être vécu comme un moment d’exclusion de leur milieu ordinaire, de vie partagée avec leurs amis, leurs familles. Ces enfants vivent un événement qui survient dans leur construction personnelle, car souvent les pathologies qui nécessitent ce type d’hospitalisation sont lourdes et auront des conséquences sur leur chemin de vie. Pratiquer un atelier dans ce cadre nécessite une adaptation de tous les instants. Nous (les soignants et moi-même) ne sommes jamais sûrs du nombre de participants avant la séance, nombre qui lui-même peut changer à tout moment de la séance. La présence d’au moins un soignant, ou un encadrant, est impérative pour se décharger de l’inquiétude (et de la responsabilité) de voir survenir un problème d’ordre médical pour lequel nous n’aurions pas de solution.
C’est donc dans ce contexte que prennent vie nos ateliers.
Atelier pratiqué : l’anneau de Gygès.
Abordons la séance de l’atelier en question.
La méthode principale que j’utilise est la CRP, Communauté de Recherche Philosophique, développée par Ann Margaret Sharp et Matthew Lipman, pour favoriser le dialogue et la construction d’une pensée collective. Je conçois toujours mes séances en utilisant différentes méthodes. La méthode ARCH (Ateliers de Recherche sur la Condition Humaine, fondée par Jacques Lévine), car elle a pour particularité d’ancrer, en début de séance, le cadre bienveillant, une définition de la philosophie, la prise de parole à tour de rôle, la réflexion partagée ou gardée intérieure, etc. La méthode Edwige Chirouter[5] qui consiste à faire démarrer la réflexion collective sur la base d’un support de littérature de jeunesse. La pratique artistique en fin d’atelier pour prolonger la réflexion via une pratique qui engage le corps, comme le suggère Chiara Pastorini[6] dans sa pratique artistique de la philosophie, etc.
Une fois Socrate présenté, le cadre posé, le maître du temps désigné, la lecture commence. En général, je fais de ce moment de lecture de l’histoire un moment fort de l’atelier. J’appuie la diction, je montre les images, je pose des questions. J’essaie de faire en sorte que ce soit une lecture participative, pour commencer à les engager dans la présence à l’atelier, et maintenir leur attention.
Rappelons le récit du mythe de Gygès ainsi que le procédé utilisé. Il s’agit de l’histoire d’un berger qui était au service du Roi. Un jour, par un violent orage, il croise un géant mort à qui il prend la bague en or qu’il avait au doigt. Alors qu’il rejoint ses camarades, il se décide à la porter et se rend compte qu’elle le rend invisible aux yeux des autres. On arrête l’histoire ici. On la résume pour être sûrs que l’on a bien compris la même chose (et cela est d’autant plus important dans ce contexte car certains enfants peuvent avoir, pour diverses raisons, des troubles de l’attention). Et je leur pose la question : « à votre avis, que va faire Gygès avec son pouvoir d’invisibilité ? » (Photo tableau 1). Je continue alors l’histoire. A la fin de celle-ci, je leur demande ce qu’ils pensent de l’attitude de Gygès. (Photo tableau 2). Des personnalités se dessinent dans le groupe et chacun propose son argument.
Ensuite, je passe à l’expérience de pensée et je les invite à imaginer qu’eux aussi sont en possession de la bague qui rend invisible (J’ai en ma possession une grosse bague que je leur tends pour matérialiser la scène dans leur esprit). (Photo tableau 3). Je les sens timides au début, c’est fréquent, donc je renchéris et insiste sur le fait que personne, mais personne ne les voit. Ils s’en assurent me demandant si l’invisibilité n’est pas éphémère, s’ils ne risquent pas de redevenir visibles d’un coup. Je leur réponds que non, qu’ils n’ont rien à craindre, tant qu’ils ont la bague et qu’elle est retournée à l’intérieur de la main, ils sont tranquilles. Ils se regardent, se jaugent, regardent le soignant, me regardent. Je rajoute : même les professeurs ne sont pas là, ils ne pourront pas vous juger… Alors que feriez-vous si vous étiez invisibles ?
Quand la communauté de recherche joue la comédie…
C’est à partir de ce moment que l’intéressant commence.
C’est Mariam qui ouvre le bal : (Tableau Photo 3). Elle se fait plaisir et dit avec des yeux espiègles qu’elle rentre dans des endroits interdits, va au cinéma et prend des pop-corn, et, comme Medhi et Louise le diront aussi plus tard, elle se venge des méchants, elle veut voyager, prendre des vêtements en magasin, elle veut « PRO-FI-TER ! ». Louise veut aussi aller voir les stars, et prendre des photos avec eux… sans être vue, ce qui pose la question de sa visibilité sur les photos, et dès lors tout le monde rit, cherche des astuces. On énumère les stars chacun aimerait aller voir. Louise savoure son sentiment de liberté… Elle veut faire le bonheur des gens et pour cela dévaliser des banques et se baigner dans une piscine emplie de billets. Elle mime l’acte, elle y est, tout le monde entend le crépitement de ce précieux papier qui l’entoure. Mehdi quant à lui écoute ce déchainement des passions et s’autorise plus tardivement à faire partie du jeu, entrainé par Mariam qui lui demande sans cesse : « et toi Mehdi tu fais quoi ? » Il veut une grosse voiture… C’est à ce moment-là qu’arrive la jeune Chloé, 6 ans. On l’accueille. J’avais déjà eu cette jeune personne en atelier, très vive d’esprit et particulièrement mûre pour son âge. Sa maman « vit » avec elle à l’hôpital pour l’accompagner le temps de ses soins. On lui résume rapidement l’histoire, c’est Louise qui s’en charge. On lui demande ce qu’elle ferait avec cette bague invisible. Elle affirme de manière catégorique : « je n’en veux pas ! ». Je note sa réponse au tableau pour manifester que sa parole a été entendue. Je la sens contrariée. Je lui fais un résumé de la projection des personnages invisibles en présence : Louise, Mehdi et Mariam ont dévalisé une banque, ils ont plein d’argent. Louise baigne dans une piscine pleine de billets de banque, Mehdi achète une grosse voiture et passe prendre Louise et Mariam pour aller au cinéma sans être vus et manger du pop-corn. « Et toi Chloé, qu’en penses-tu ? » Elle ne répond pas. Louise lui demande : « c’est quoi ton rêve ? », elle répond fermement « j’ai pas d’ rêve ! ». Un petit froid s’est immiscé dans le groupe… on calme le jeu, On résume en riant notre butin d’invisibilité et on passe tranquillement à la catégorisation des actions (Tableau photo 4). Au fur et à mesure que l’on pose l’étiquette « bien » ou « mal » devant chaque proposition, on explique pourquoi, ce qu’est le bien ou le mal relativement à chaque action, on évoque les règles, les lois, et la fin de la séance s’annonce doucement avec la retombée lente de l’euphorie de la séance. On change de pièce pour passer à l’étape artistique. Je leur demande de dessiner ce qu’ils feraient s’ils avaient une baguette magique. Je n’ai pas tous les dessins car les enfants ne vous les présentent pour les photographier que s’ils le veulent. J’en ai donc trois. (Photos 5/6/7).
Mariam en sortant de la séance, étourdie et un sourire aux lèvres, s’est exclamée : « ouuuuf, on a voyagé ! », et Louise de renchérir.
Retour réflexif sur l’atelier : que s’est-il passé ?
Que s’est-il passé ? Prenons le temps de l’analyse réflexive.
L’intérêt de l’expérience de pensée.
Jérôme Richard, dans son travail universitaire de master en philosophie à l’université de Sherbrooke en 2021 intitulé Le statut des expériences de pensée en philosophie[7], propose une définition de l’expérience de pensée : « Dans un premier temps, la notion « d’expérience » est à l’occasion comprise dans un sens très large comme un processus qui mène à la connaissance »[8]. Il ajoute plus loin : « Les expériences de pensées sont considérées comme un formidable outil pour illustrer des situations arbitraires ou même vulgariser une situation complexe. L’objectif de cette méthode vise à clarifier, expliquer et critiquer des théories et des concepts. »[9] C’était en effet le but recherché dans le cadre de cet atelier. Poser une hypothèse, illustrée auparavant par un texte lu en groupe, s’appuyer sur cet outil pour poser une question et lancer l’imagination collective. Le pouvoir de l’invisibilité va poser la problématique de la liberté, de la transgression, du bien, du mal, etc.
Plusieurs points sont à noter sur ce retour d’expérience.
L’espace de l’expérience de pensée est devenu un petit « théâtre comique » où les participants ont inventé une farce dans laquelle ils se sont constitués comme acteurs puissants.
Dans un premier temps, la fertilité de l’imagination, qui s’accroit dans le cadre collectif, était remarquable dans cet atelier. Nous avons vu comment Mariam a commencé, timidement, à lancer des idées espiègles, vite suivies par Louise, et rattrapées par Mehdi, ce dernier ayant réagi aux encouragements de Mariam qui voulait l’entrainer dans son « voyage », comme elle le dit elle-même.
Notons aussi l’enthousiasme du groupe, généré par ce sentiment de dépasser les possibles du réel, d’inventer des situations, et de s’inventer ou de se réinventer dans ces situations. On peut souligner que de ce fait deux espaces sont en présence, et on peut esquisser, à l’instar du sociologue Erving Goffman, dans sa réflexion sur Les cadres de l’expérience[10], l’enchevêtrement des cadres en présence : 1/Nous sommes dans une structure hospitalière, cadre principal, 2/ j’interviens dans le cadre de l’école à l’hôpital, deuxième cadre, pour 3/ proposer mon atelier philosophique, troisième cadre, dans lequel s’invente, par le pouvoir de l’imagination des participants, 4/ un monde où, grâce au pouvoir de l’invisibilité, tout est permis. Cette « oasis de pensée »[11], ce temps que permet l’atelier, permet aussi cette autre oasis de pensée qui est celle de l’expérience de pensée. C’est leur monde, il est à eux, je n’y ai assisté qu’en tant que spectatrice, je n’y étais pas invitée, j’étais seulement garante du cadre bienveillant et sécurisant qui leur permettait de s’élancer haut et loin, de rire fort et bien. Cela leur a permis de dépasser, par l’imagination, ce réel étriqué qui les enferme, du moins pour un temps, dans une institution, dans leur corps, dans un système de soin parfois très lourd. Ni Louise ni Mehdi n’ont parlé de leur fauteuil roulant dans ce pays imaginaire, Mariam semblait en pleine santé et disposée à accomplir tous ses désirs. Comme écrit Yves Cusset en parlant du moment du rire : « Que la vie puisse, même ponctuellement, ne plus être une poids »[12]. L’expérience de pensée qui a déclenché ces fous rires collectifs était un pied de nez au cadre du réel : « Le réel, c’est quand ça cogne »[13] dit Yves Cusset en citant Lacan. Rire deviendrait, selon lui, je cite, « non une manifestation de joie, mais un déni de réalité »[14] : « Je peux, donc je ris » … Dirons-nous.
Yves Cusset décrit une forme du rire qu’il qualifie d’hilaritas. Je le cite : « Pris en tant que tel et indépendamment de sa cause, l’hilaritas est le sentiment de la joie rapportée à la fois à l’esprit et au corps, où toutes les parties du corps sont partiellement affectées (au contraire du simple plaisir où une affection locale d’une partie du corps prédomine sur les autres affections), et la joie elle-même n’est rien d’autre que le sentiment d’augmentation de notre puissance d’agir, qui définit tout simplement pour chaque substance le bon ou l’utile, dans la terminologie de Spinoza. (…) Cela est bon, non pas pour la santé, ou pour toute autre raison extérieure, mais tout simplement bon ou utile en soi, comme la joie est bonne, comme tout ce qui augmente la puissance d’agir d’une substance. »[15] « Pour Spinoza, dit-il, le rire, loin d’être témoin de notre chute, est un indice de notre augmentation. »[16] Plus loin il renchérit « Rire est tout simplement une manifestation, peut-être la manifestation suprême, de la joie, comme sentiment d’augmentation de notre puissance »[17].
S’il y a un concept moteur dans la dynamique de cette expérience de pensée, c’est bien celui de la transgression que nous avons déjà évoqué brièvement. Yves Cusset précise le lien entre le rire et la transgression. Je cite « (…) Le rire n’est jamais le contraire du sérieux, mais son ombre portée, il est décharge transgressive, au premier sens du mot. C’est une onde de choc qui traverse le domaine prétendument du sérieux pour le faire trembler sur ses fondements même. Il éclate d’autant plus vivement qu’il est contenu, interdit, tabou, il a besoin de l’interdit comme son eau vive, et en tant que tel, il n’est rien de moins que l’envers du sacré, pour autant que celui-ci est entièrement structuré autour de l’interdit. La transgression du rire est impensable sans la sacralisation de l’interdit »[18]. Cette abolition des frontières par la transgression conduit à une élasticité du réel. Notre auteur parle de la joie qu’elle procure précisément pour, je cite, « nous offrir la grâce d’être à un moment plus que nous-mêmes, de déborder les limites de notre être et l’ouvrir sur l’immensité du dehors pour mieux sentir son extension[19] (…). Redonner de l’élasticité à la vie en nous déchargeant un instant de la tension de la société, et du risque de raideur machinique qu’elle comporte : telle est aussi la fonction sociale du rire, voilà pourquoi il vient « répondre à certaines exigences de la vie en commun »[20].
Relativement à la référence à cette vie en commun, soulignons l’importance du rire dans la construction de la communauté de recherche. Dans l’atelier que je vous ai présenté, le rire a rebondi d’un participant à l’autre. Il a été entretenu et soutenu dans ce cadre. Yves Cusset développe cette importance du rire qui n’existe véritablement qu’en communauté, je cite : « Plus le public est nombreux, plus les rieurs sont à même de s’entraîner mutuellement, et surtout d’entraîner ceux qui ne rient pas »[21]. Il ajoute une idée fondamentale : « Et ce n’est pas le rire à lui tout seul qui nous sauve du désespoir, mais bien son partage »[22]. Cette expérience de partage a en effet permis aux participants de se rencontrer et de partager un moment d’atelier dans le réel, ce qui a permis le partage une expérience qu’il ont co-construit dans le virtuel, pour ainsi s’embarquer dans une aventure qui les a fait rire, ensemble.
Point de rupture : quand la communauté ne parvient pas à faire communauté.
Mais voilà, nous avons eu le cas de cette petite Chloé, 6 ans, qui est arrivée en cours d’atelier. Nous l’avons accueillie, nous avons pris le temps de l’intégrer. Lorsqu’il lui a été demandé « que ferais-tu avec la bague du géant qui rend invisible ? », nous avons vu qu’elle avait répondu qu’elle ne prendrait pas la bague. Louise l’invite à rejoindre le monde imaginaire de l’expérience de pensée dans lequel ils étaient tous en train de rire et de s’amuser à réaliser leurs rêves en lui demandant : « c’est quoi ton rêve ? », Chloé lui répond froidement « j’ai pas d’rêve ». J’apprendrai plus tard par l’infirmière que normalement elle devait quitter l’hôpital dans la semaine mais que ses derniers examens annonçaient une récidive de la maladie qui la maintenait hospitalisée. Pour son jeune âge, elle tenait des raisonnements très construits. Elle était très lucide sur ce qui lui arrivait. Cette situation de transgression et de rires ne semblait pas compatible avec ses peurs et ses déceptions du moment. Ce qui ne l’a pas empêché, même difficilement, de nous faire part de ses réflexions, sérieuses, sur le comportement de Gygès (cf. tableau 2, lorsqu’elle dit que Gygès agit mal car « il n’a pas écouté sa voix intérieure »).
Enfin, bien évidemment, et c’est le but de notre atelier de philosophie, vient le moment où l’on pense. Moment où les rires s’estompent et où l’on prend conscience de ce que l’on s’est autorisés à faire. Yves Cusset parle du rire comme fondateur de la conscience : « Rire produit l’écart, l’espace, le jeu, où la pensée vient se glisser. Ce tout petit écart qui fait qu’un idiot est toujours plus intelligent qu’on le croit (…) « Je ris donc je pense » Le choc du rire produit cette soudaine attention à soi sans laquelle il n’y a pas de pensée »[23].
C’est là que l’animateur se pose en miroir de la communauté de recherche pour interroger ses membres sur l’expérience de pensée vécue et partagée. Son rôle est de faire résonner-raisonner ces rires pour conduire les participants à la conscience réflexive. Redéfinir les concepts au regard d’une expérience de pensée. Si ce moment est, certes, un peu plus sérieux, il n’en n’est pas moins joyeux. Les participants ont eu parfaitement conscience de tous ce qu’ils transgressaient, ils en ont ri, et reviennent dans le monde réel avec cette expérience en héritage qui les a familiarisés avec les concepts en jeu. Il se sont essayés à la liberté, au non-respect de certaines règles, donc au concept de règle, au non-respect de la loi donc au concept de loi. Comme nous l’avons cité plus haut, Yves Cusset rappelle que l’on se familiarise avec un concept en expérimentant son contraire. Et la pensée produite ensemble les réjouit, car ils ont pensé ensemble. Nous terminerons sur cette réflexion de notre auteur miroir :
« Et si la conscience naît du rire, c’est que la pensée est fondamentalement joyeuse. »[24]
Cet atelier a effectivement, le cas de Chloé mis à part, été un véritable moment de joie partagée.
Pour conclure, intervenir en milieu hospitalier impose certes des contraintes dont il faut tenir compte pour permettre à l’atelier de se dérouler dans les meilleures conditions possibles. Ceci étant posé, peuvent survenir des moments extraordinaires auprès de ce public de jeunes enfants qui, parce qu’ils se retrouvent dans une situation qui les saisit au plus près de leurs corps et de leurs vies, peuvent nous offrir des manières d’être au monde singulières qui partent de leur expérience propre en ce lieu. Cet atelier a eu lieu il y a maintenant presque deux ans, et pourtant, la puissance de leur rire et de leur joie les rapproche dans le temps et me donnent l’impression qu’il a eu lieu hier.
Pour ouvrir à un champ de réflexion plus grand, je voudrais souligner la dimension politique qu’il me semble avoir discerné dans l’analyse du rire dans le cadre de cet atelier.
Castoriadis, philosophe franco-grec, dans son œuvre intitulée l’institution imaginaire de la société[25], insiste sur le « potentiel politique de l’imagination ». C’est bien ce que nous avons saisi dans notre travail réflexif sur cet atelier. Toujours en ce sens, la philosophe de terrain Christiane Vollaire dans son essai Pour une philosophie de terrain[26], dans lequel elle défend la nécessité de partir du terrain comme condition à une réflexion philosophique, rappelle et développe la sentence de Lacan : « Le réel, c’est l‘impossible », en disant que, je cite, que « cela signifie à la fois l’opposition entre un potentiel et sa réalisation, mais aussi l’impossibilité d’accéder à un réel en soi. Et le fait que le réel est toujours configuré par la relation qui fait que nous entrons en rapport avec lui. Cette relation, c’est la représentation, produisant une « réalité » qui relève de l’imaginaire autant que du symbolique »[27]. C’est de cela qu’il s’agit dans l’expérience de pensée, et en l’occurrence celle que l’on a proposé au groupe en présence. J’aurais aussi pu m’attarder sur certaines de leurs réponses, et examiner avec eux pourquoi ils aimeraient braquer des banques pour donner l’argent aux pauvres. Il est ici question de justice sociale, rêvée, imaginée, pour parer -réparer- à une injustice sociale qu’ils connaissent, voire expérimentent déjà, ou dont ils ont entendu parler. Vouloir aller au cinéma ou dans « des endroits interdits » pose la question de savoir quels espaces sont interdits et pourquoi ? Pourquoi un enfant ne peut-il pas aller seul au cinéma ? Qu’est-ce qui l’en empêche ? Et pourquoi ? Veut-on le protéger ? De quoi ? Toutes les lois protègent-elles ? Toutes les lois sont-elles justes ? Autant de questions qui dessinent un positionnement politique car inscrites dans la cité. De là où je parle, voici comment je vois le monde. Et le monde vu par les enfants (a fortiori quand ils vivent une expérience comme la maladie et l’hospitalisation), plus que de leur poser question à eux, nous pose question à nous, si l’on sait les écouter et les considérer vraiment, comme des interlocuteurs valables, pour s’émerveiller, trembler parfois, et rire avec eux, souvent.
« Le sage ne rit qu’en tremblant »
Charles Baudelaire,
De l’essence du rire.
- Arendt, Hannah. (2013). La vie de l’esprit : la pensée et le vouloir. PUF, Paris.
- Baudelaire, Charles. (2021). L’essence du rire. Folio, Paris.
- Bellis, Delphine, Brun-Rovet, Etienne (dir.). (2009). Les détours du savoir, Expérience de pensée, fiction et réalité. Nouveau monde édition, Paris.
- Bergson, Henri. (2012). Le rire. PUF, Paris.
- Chirouter, Edwige. (2016). Ateliers de philosophie à partir d’albums de jeunesse. Hachette éducation, Paris.
- Cusset, Yves. (2016). Rire, tractatus philo-comicus. Flammarion, Paris.
- Foucault, Michel. (1979). Machines à guérir. Aux origines de l’hôpital moderne. Collectif. Pierre Mardaga, Bruxelles.
- Goffman, Erving. (1991). Les cadres de l’expérience. Ed. de minuit, Paris.
- Illich, Ivan. (1975). La némésis médicale. Seuil, Paris.
- Lipman, Matthew (2008). L’école de la pensée. De Boek, Bruxelles, 2e édition.
- Pastorini, Chiara. (2019). Une année d’ateliers philo-art. Nathan, Paris.
- Vallée Catherine, Schepers Jacinta. (2010). L’anneau de Gygès. D’après l’œuvre de Platon. Editions du Cheval Vert, Paris.
- Vollaire, Christiane. (2017). Pour une philosophie de terrain. Créaphis éditions, Paris.
- Richard, Jérôme. (2021). Le statut des expériences de pensée en philosophie. Mémoire de maîtrise en philosophie, sous la direction de Yves Bouchard. Université de Sherbrooke, faculté des lettres et sciences humaines, département de philosophie et d’éthique appliquée : https://savoirs.usherbrooke.ca/bitstream/handle/11143/18248/Richard_Jerome_MA_2021.pdf?sequence=3&isAllowed=y
Contexte d’intervention EPABR Montreuil.
Centre de réeducation EPABR Montreuil.
Tableaux 1-2-3-4 et dessins 5-6-7
Tableau 1
Tableau 2
Tableau 3
Tableau 4
Dessin 5
Dessin 6
Dessin 7
Cusset, Yves. (2016). Rire, Tractatus philo-comicus. Flammarion, Paris.P.88 ↩︎
Illich, Ivan. (1975). La némésis médicale. Paris. Seuil. ↩︎
Foucault, Michel. (1979). Machines à guérir. Aux origines de l’hôpital moderne. Collectif. Bruxelles : Pierre Mardaga. ↩︎
Cusset, Yves. (2016). Ibid. ↩︎
Chirouter, Edwige. (2016). Ateliers de philosophie à partir d’albums de jeunesse. Hachette éducation, Paris. ↩︎
Pastorini, Chiara. (2019). Une année d’ateliers philo-art. Nathan, Paris. ↩︎
Richard, Jérôme. (2021). Le statut des expériences de pensée en philosophie, Mémoire de maîtrise en philosophie, sous la direction de Yves Bouchard. Université de Sherbrooke, faculté des lettres et sciences humaines, département de philosophie et d’éthique appliquée : https://savoirs.usherbrooke.ca/bitstream/handle/11143/18248/Richard_Jerome_MA_2021.pdf?sequence=3&isAllowed=y ↩︎
Op. Cit. p. 7. ↩︎
Op. Cit. p. 8. ↩︎
Goffman, Erving. (1991). Les cadres de l’expérience. Ed. de minuit, Paris. ↩︎
Arendt, Hannah. (2013). La vie de l’esprit : la pensée et le vouloir. PUF, Paris. ↩︎
Cusset, Yves, Op. Cit. p. 7. ↩︎
Op. Cit. p. 81. ↩︎
Op. Cit. p. 82. ↩︎
Op. Cit. p. 80. ↩︎
Op. Cit. p. 84. ↩︎
Op. Cit. p. 88. ↩︎
Op. Cit. p. 178. ↩︎
Op. Cit. p. 89. ↩︎
Op. Cit. p. 147. ↩︎
Op. Cit. p. 147. ↩︎
Op. Cit. p. 203. ↩︎
Op. Cit. p. 159. ↩︎
Op. Cit. p. 160-161. ↩︎
Castoriadis, Cornélius. (1999). L’institution imaginaire de la société. Seuil, Paris. ↩︎
Vollaire, Christiane. (2017). Pour une philosophie de terrain. Créaphis éditions, Paris. ↩︎
Op. Cit. p. 46. ↩︎