Dans cet article, je plaide pour une approche pédagogique par l’humour appliquée à la pratique philosophique avec des publics de jeunes (enfants et adolescents) vulnérables.
Je tente de démontrer que cette approche favorise le jaillissement de la pensée critique tout en présentant de nombreux autres effets positifs : Installation d’un climat de confiance et détendu, Adhésion rapide des participants au dispositif, Goût pour la confrontation d’idées, Développement d’une conscience politique, Favorisation du lien social, Renforcement de l’estime et de la confiance en soi, Amélioration du bien-être et apaisement de la souffrance psychologique.
Dans le sillage de la thématique des RNPP auxquelles j’ai participé, au Mans en novembre 2023, dont l’objectif était d’explorer les liens entre comédie et acte de penser, j’ai trouvé une résonance intime entre mon approche théâtrale et ma pratique de la philosophie.
C’est en effet très naturellement que j’ai mis en place une approche théâtralisée par l’humour dans ma pratique philosophique, approche qui s’est ensuite modélisée et précisée au fil du temps rendant plus lucide mon geste pédagogique. Parmi les multiples bienfaits constatés, celui d’entrer plus joyeusement dans l’acte de penser me semble intéressant à développer.
Le préambule de ces rencontres soulignait que : « Penser la philosophie par le rire, c’est peut-être (re)penser l’éthique relationnelle déployée dans les pratiques philosophiques auprès de personnes vulnérables ». Cette perspective résonnant profondément en moi, je partagerai ici mes observations, auprès des publics d’enfants et d’adolescents vulnérables que je rencontre quotidiennement en ateliers.
Sur le plan formel, mon approche pédagogique résulte d’années d’observations et d’une réflexion sur mes objectifs, ma posture, la structuration même de mes débats et la création d’un espace théâtralisé : autant de techniques pensées avec l’humour en filigrane.
Quant au fond, j’entends ici les différentes visées, fonctions et dimensions d’une approche par l’humour, dont j’ai découvert qu’elles favorisent d’une part, l’émancipation des jeunes et d’autre part, leur mieux-être dans la longue et complexe construction de leur pensée autonome. Pour résumer, mon approche poursuit plusieurs visées : philosophique, démocratique, et thérapeutique, bien que cette dernière ne fût pas pour moi, au départ, l’objectif premier.
La philosophie, une médecine de l’âme
L’intégration d’une dose subtile d’humour dans ma technique d’animation me permet de créer des espaces de coopération et de non-jugement dans lesquels la joie et l’auto-dérision contribuent au sentiment de mieux-être.
L’humour stimule la pensée et lui confère une existence palpable qui peut conduire à une forme de guérison. Dans la construction souvent douloureuse de leur identité, les jeunes sont invités à questionner la complexité du monde sans supporter le poids et la gravité que cette recherche peut générer. Ils peuvent ainsi cheminer à la rencontre d’eux-mêmes de façon plus sereine. Dans cette investigation introspective dans laquelle ils pénètrent souvent seuls et démunis, ils découvrent timidement une forme de résonance avec les grandes interrogations existentielles de l’humain comme dans une danse intime avec leur propre pensée déployée.
Le rire en philosophie : une boussole…
En s’ouvrant aux autres, ils se confrontent à l’altérité et s’inscrivent plus facilement dans la communauté de recherche philosophique permise par le dispositif. Et c’est dans cette perspective qu’ils trouvent, atelier après atelier, une forme de guérison, une réparation, une restauration de leur identité déboussolée.
L’approche par l’humour recherche surtout l’engagement volontaire de tous au protocole du débat philosophique. Elle espère que le sourire, et parfois le rire agiront comme une boussole dans la touffeur d’un monde anxiogène pour eux. Elle essaie d’éclairer les recoins les plus sombres de leur perplexité, installant quasi-instantanément du réconfort. Enfin, elle rend possible la fluidité des échanges en apportant un supplément de sens aux questionnements.
« Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves » disait Deleuze.
Nos sociétés modernes comptent de nombreux adeptes du développement personnel qui cherchent dans la philosophie pratique des réponses au marasme ambiant. De plus en plus de praticiens en philosophie se voient ainsi sollicités dans de nombreux secteurs de la société afin d’animer des temps d’échanges réflexifs : du monde de l’éducation à celui de l’hôpital ou de l’entreprise, des enfants jusqu’aux séniors. On voit même fleurir des consultations philosophiques qui se présentent comme une consultation « chez le psy ». Cette tendance démontre à tout le moins le besoin de trouver du sens à son existence.
Cependant, l’approche volontairement humoristique de cette pratique reste encore méconnue, voire sous-estimée. Pourtant, cette démarche est soigneusement pensée et elle a s démontré ses bienfaits auprès de ces publics vulnérables. Ces ateliers de fabrication de la pensée fonctionnent comme des parenthèses rassurantes où chacun se sent légitime à aiguiser son esprit critique sans jugement, de façon enjouée et toujours désintéressée. Est-ce si étonnant quand on sait que la philosophie, dans son ADN même, nous invite à nous moquer avec détachement et auto-dérision de nos propres paradoxes ? Platon lui-même avait appris de Socrate combien cette discipline entrevue avec auto-dérision et joie malicieuse est une « médecine de l’âme ».
Philosopher pour affirmer sa dignité
C’est parce que la philosophie tend à apaiser les angoisses existentielles qu’il est légitime d’évoquer ses vertus thérapeutiques. Toutefois, ces vertus vont bien au-delà de la simple exaltation de la joie ; elles touchent à la notion même de dignité humaine. Romain Gary, dans son roman, La promesse de l’aube, développe cette idée : « J’ai découvert l’humour, cette habile stratégie qui désamorce le réel au moment précis où il menace de nous engloutir. (…) Nul n’a jamais réussi à m’arracher cette arme, et je la retourne avec d’autant plus de volonté contre moi-même, car à travers le “je” et le “moi”, c’est à notre condition fondamentale que je m’adresse. L’humour est une affirmation de dignité, une déclaration de supériorité de l’homme face aux épreuves de la vie. ».
Ces « épreuves de la vie » que vivent bien des enfants, adolescents, étudiants, actifs ou encore, séniors. En novembre 2023, se tenait la trente-quatrième Edition des Semaines d’Information sur la Santé Mentale (SISM), déployées à travers toute le pays, invitant les habitants dans chaque commune à une réflexion sur l’état de la santé mentale en France. La définition de la santé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) nous dit quant à elle, que : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Quant à la santé mentale, elle est décrite comme « un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». La philosophie a donc toute sa place dans la gamme des disciplines qui œuvrent pour le bien-vivre.
D’autre part, en mars 2023, le Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge (HCFEA) a émis un rapport mettant en lumière une augmentation alarmante de la prescription de psychotropes chez les jeunes de 6 à 17 ans, ainsi que la prévalence croissante de situations de détresse psychologique chez ce public.
Confrontée chaque jour à la détresse de nombreux enfants et adolescents, ce phénomène me touche tout particulièrement. C’est pourquoi en l’expérimentant au quotidien, j’en suis venue à comprendre que l’approche pédagogique par le prisme de l’humour déclenche d’une part, la pensée critique sans en compromettre la rigueur, et d’autre part, dénoue les tensions psychologiques et restaure une forme de mieux-être chez les jeunes les plus vulnérables.
Toutefois, il faut rappeler que manier l’humour, faire rire, cela ne se décrète pas. En effet, l’animateur qui décide de s’engager dans cette approche ne doit pas seulement aspirer à susciter le sourire, voire le rire chez les discutants qu’il accompagne. Cette disposition doit, et c’est là toute sa complexité, surgir naturellement, authentiquement, presque comme une seconde nature. Il s’agit d’éliminer le risque de créer des séances où l’humour sonnerait faux et serait plaqué artificiellement, ce qui compromettrait ainsi l’objectif de départ, à savoir la création d’un climat détendu et propice à la réflexion. Forcer le rire engendre toujours de la gêne et entravera les échanges. Ainsi, tact et subtilité sont de rigueur, comme toujours en matière d’éducation où chaque geste ou parole doivent se justifier absolument.
Je suis en outre, tout à fait consciente que mon approche n’est pas la seule à apporter du mieux-être, loin de là. Cependant, c’est celle que je pratique et maîtrise depuis longtemps et qui fonctionne lors de mes interventions à l’école et dans la cité.
Je ris donc je pense…
Lorsque l’exercice réflexif est en cours, une pédagogie imprégnée d’humour sincère et authentique empêchera l’écrasement de la pensée critique et insufflera une bouffée d’oxygène à l’acte de philosopher, autorisant la pensée à jaillir.
À l’école de Socrate : rire de soi pour mieux penser
Déjà dans l’Antiquité, nous trouvons une illustration de cette approche à travers l’attitude malicieuse de Socrate. Célèbre à Athènes et au-delà, pour son humour subtil et sa propension à se moquer de lui-même, sa « Maïeutique » consistait en un questionnement incessant, visant à mettre en lumière, mais toujours de manière détachée, les failles de raisonnement des Athéniens qu’il adorait taquiner. De nombreux témoignages rapportent qu’il aimait rire de ses propres paradoxes, ce qui le rendit particulièrement populaire auprès de la jeunesse athénienne. Jusqu’à son dernier souffle, il pratiqua cet Art de questionner le monde de manière légère, ironique et drôle à la fois. Dans son Phédon, d’ailleurs, Platon rapporte que juste après avoir bu la ciguë, ses derniers mots furent : « Criton, nous devons un coq à Esculape. Payez cette dette, ne soyez pas négligent. », démontrant s’il le fallait, qu’une plaisanterie peut avantageusement remplacer un syllogisme et un bon mot, toute une philosophie. C’est pourquoi il est possible de rire de la mort, surtout de la sienne, sans pour autant traiter la question de notre finitude avec désinvolture ou cynisme.
Par ailleurs, l’humour est une discipline intellectuelle à part entière. En révélant certaines réalités cachées, il en facilite le dévoilement tout en mettant en lumière les fausses croyances et les illusions. Cette propension à la raillerie légère invite à l’autoréflexion et permet de dégonfler l’ego, rappelant que même les esprits les plus éclairés sont susceptibles de se tromper. Philosopher, n’est-ce pas d’abord douter et savoir qu’on ne sait rien ? Face à notre finitude, comment ne pas rire lucidement ?
Retour d’expériences sur le terrain
Ce que j’observe quotidiennement lors de mes interventions, c’est que cette approche singulière opère une transformation intérieure chez les jeunes, facilitant l’assimilation des concepts, surtout chez ceux qui se sentent injustement inaptes à exercer leur pensée autonome, chez ceux qui manquent de mots pour l’exprimer ou chez ceux encore, qui se sentent exclus, discriminés ou incompris. C’est donc un levier très efficace pour qu’ils se sentent légitimes à philosopher. Le protocole facilite le surgissement de la réflexion chez ces jeunes qui se perçoivent eux-mêmes, trop souvent comme inaptes. En abordant avec confiance l’ironie intrinsèque à l’existence et en cultivant une aptitude à rire des dilemmes existentiels, les apprentis philosophes découvrent un moyen de transcender leur mal-être. Cette perspective soulève donc de façon légitime la question d’une approche didactique et pédagogique par l’humour en tant que stratégie d’adaptation au stress, qualifiée dans la littérature spécialisée de « mécanisme de coping ».
Dans cette optique, l’animateur est un facilitateur qui guide les discutants avec entrain et distanciation dans l’exploration de leur identité. Mais, rappelons que cette méthode qui opère comme un détournement intentionnel, ne peut se construire que progressivement et humblement dans le temps long. Elle implique de trouver l’équilibre subtil entre sagesse et légèreté.
D’ailleurs, pour prévenir toute dérive qui conduirait à des débats stériles ou des séances de pseudo-psychothérapie de groupe, il convient aussi de considérer que cette approche agit davantage comme une boussole que comme un but ultime à atteindre. L’atelier philo n’étant pas un atelier de rigolothérapie.
Nietzsche, considéré comme « Le philosophe du rire » soulignait « la nécessité de désapprendre la mélancolie et de dénoncer le culte de la souffrance ». Il écrit aussi : « J’oserai même établir une hiérarchie des philosophes d’après la qualité de leur rire ». Etre sérieux, toujours oui, mais sans se prendre trop au sérieux… Dans cette perspective, l’humour devient une forme de politesse du désespoir, une catharsis et un moyen de donner à chacun le goût de philosopher.
Il existe une grande diversité dans les publics que je côtoie : jeunes scolarisés, porteurs d’un trouble du sceptre autistique, (Asperger), diagnostiqués à haut potentiel intellectuel (HPI), ou à haut potentiel émotionnel (HPE), souffrant d’un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), mineurs en situation de délinquance, souvent en proie à des ruptures familiales, scolaires, socio-économiques et psychologiques mais aussi victimes de harcèlement. J’interviens aussi très souvent auprès de jeunes en apparence « sans histoires », scolarisés dans des établissements sans problématique particulière mais qui pourtant, au détour d’une conversation, rendent compte d’histoires personnelles complexes et douloureuses.
Toutefois, n’imputons pas aux seuls événements marquants de l’actualité la détresse de notre jeunesse. En effet, prenons aussi en compte les préoccupations intrinsèques à l’adolescence, lesquelles, bien que déconnectées des enjeux immédiats, s’en voient pourtant exacerbées. C’est souvent lors de moments « Off », en dehors des ateliers que je recueille des témoignages de profonde détresse. Ill y a chez ces jeunes, un réel besoin de mettre en mots leurs tourments, de les nommer et d’exprimer leurs peurs, leurs questionnements, ainsi que leurs difficultés, à trouver leur place dans ce monde. J’en veux au poids du regard de l’autre, du jugement d’autrui : que ce soit à l’école, dans la société ou sur les réseaux sociaux, cette pression sociale et cette quête incessante de popularité exercent un poids considérable sur leur équilibre psychologique en construction. Ils peinent à s’en libérer et se retrouvent trop souvent seuls face à cette pression, sans parvenir ni à la comprendre ni à oser en discuter ouvertement.
En pratique : quels objectifs ?
Ainsi, m’apparait chaque jour davantage, l’intérêt pédagogique d’animer des ateliers philosophiques par une approche humoristique, ne serait-ce déjà que pour le climat serein et détendu qu’elle permet. Cela me permet en tant que praticienne d’établir plus facilement un lien entre les concepts abstraits examinés et la réalité quotidienne de ces enfants et des ces adolescents en leur permettant déjà de se sentir en confiance. Mais comment cela fonctionne-t-il concrètement ?
Tout d’abord, il s’agit de susciter leur intérêt pour l’investigation philosophique. Grâce à la mise en place d’une atmosphère tranquille et joyeuse à la fois, on favorise l’engagement quasi-immédiat des participants, ce qi crée un climat propice au déploiement de la pensée. Ils sourient, parfois même ils rient de bon cœur à ma façon volontairement drôle d’animer et quelque chose se produit qui les fédère et leur donne envie de participer. Il s’agit aussi de faire de ces espaces de réflexion, des moments dénués d’attentes ou d’enjeux, des espaces où tous les thèmes, même tabous, peuvent être abordés de manière distanciée et apaisée.
Cet effet est particulièrement observable, avec les mineurs délinquants que je rencontre mensuellement depuis 7 ans dans les UEMO (Unité éducative en milieu ouvert) de la PJJ du Finistère, ainsi qu’avec ceux qui se retrouvent incarcérés au Quartier des mineurs de la Maison d’arrêt à Brest. Dans ce contexte particulier, l’étayage humoristique fonctionne comme un exutoire efficace qui leur permet d’oublier un peu, l’environnement carcéral en facilitant de fait, leur plein engagement dans l’activité réflexive.
Pour mettre en place cette approche originale, j’installe en premier lieu une bonne distance, et leur explique qu’à travers l’atelier philo, il n’y a « rien à réussir ou à rater », mais juste à s’exprimer avec leurs propres mots de façon argumentée. Je leur explique en quoi c’est une chance de pouvoir réfléchir ensemble sur les grandes questions que tous les humains se posent. En leur donnant quelques exemples de questions métaphysiques, ils intègrent l’idée qu’ils sont complètement concernés par ces interrogations et que leur point de vue est attendu !
Mes objectifs principaux sont donc : stimuler le goût pour la confrontation d’idées dans le respect des règles du débat démocratique, capter leur intérêt, stimuler leur curiosité, et encourager leur désir d’exploration afin qu’ils ne se replient pas sur eux-mêmes et bien-sûr, travailler les habiletés de pensée indispensables au philosopher. C’est dans ce contexte que le rôle de ma première séance est capital.Haut du formulaire La première phase de l’intervention consiste donc toujours en une prise de contact théâtralisée puis à l’introduction vulgarisée, adaptée et non magistrale de la discipline. En effet, il est indispensable qu’ils acquièrent un minimum de connaissances sur l’histoire et les fondements de la discipline, qu’ils puissent l’ancrer dans le temps et l’espace, qu’ils en comprennent les tenants et les aboutissants, de façon à s’engager en conscience dans le process. Cette étape n’est jamais du temps perdu. Le ton non professoral leur montre à voir que la philosophie est une pratique joyeuse et loin d’être austère. Parfois, je n’hésite pas à adopter une attitude clownesque, en créant une mise en scène exagérément décalée, axée sur l’auto-dérision. Cela permet de désamorcer les aprioris et les crainte . L’objectif étant de limiter les déclarations récurrentes du type : « J’sais pas quoi dire ! J’ sais pas comment le dire, De toute façon, ce sera nul ce que je vais dire, Je ne sais pas… etc. »
Lorsqu’ils finissent par comprendre que leur pensée sera accueillie sans jugement ou évaluation, ils esquissent un début de sourire puis osent enfin s’exprimer. Là, un premier pas important a été franchi. La glace a fondu et la pensée peut se déplisser.
Posture, étayage et outils
Concernant ma posture et mon étayage, je reprendrai les questions soulevées dans le préambule du chantier PhiloSoin : quelle posture l’animateur doit-il adopter ?
Personnellement, celle qui me convient le mieux est celle du Maître ignorant, qui a sonné comme une évidence pour moi lors de la lecture de l’ouvrage éponyme de Jacques Rancière. Engagée dans l’éducation populaire au sein des Francas depuis plusieurs années, cette dimension émancipatrice guide ma pratique et m’oblige à ne pas entraver le cheminement de la pensée, d’éviter de l’aplatir, de l’orienter ou de l’influencer.
« Ne me libère pas, je m’en charge ! », ce slogan de l’éducation populaire que j’ai fait mien encourage l’émergence d’une pensée en gestation, souvent timide et parfois maladroite et fait confiance en la capacité de chacun à penser par lui-même dès lors qu’il s’en sent légitime, même si bien-sûr, cette disposition a besoin d’être cultivée.
Jusqu’à quel point l’animateur doit « faire l’idiot », en accord avec la posture chère à Gilles Deleuze, et suspendre son savoir livresque et expérientiel face aux participants ?
L’analyse de Philippe Mengue à propos de la pensée de Deleuze me parle. Deleuze chez qui, « Faire l’idiot, signifie adopter une position de penseur privé qui s’oppose ainsi à celle du professeur public, celui dont c’est le métier ». Pour Deleuze, « Philosopher, c’est forcément faire l’idiot », dans le sens où l’idiot est celui qui n’a pas de réponse toute faite. Cette idée résonne d’ailleurs puissamment avec celle développée par Joseph Jacotot à propos de son concept « d’égalité des intelligences » : « Je n’y connais rien et c’est pour cela que je peux vous former. Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre».
L’animateur doit-il recourir au jeu d’acteur, se mettre en scène ou jouer la comédie ?
Nourri par ma pratique théâtrale, je suis poussée naturellement à user de ruses pédagogiques que je prends soin de théâtraliser. D’abord, je confesse que cette démarche me procure un vrai plaisir personnel car dans la vie, j’aime rire et faire rire. Et je sais qu’on est plus convaincant quand on est soi-même convaincu. L’impact est davantage significatif. La tonalité du discours, le choix d’un lexique adapté, une certaine énergie ainsi que la gestuelle mais surtout la joie de celui qui anime termine de rendre ces ateliers plus dynamiques et moins mornes…
Les outils que j’utilise sont notamment ceux de la dérision, de l’autodérision, de l’ironie voire de la moquerie mais uniquement dirigée vers ma propre personne. Il s’agit là de créer une forme d’exemplarité et cela s’avère particulièrement efficace. En effet , il existe une véritable contagion de la joie. Ainsi, à la question de savoir si l’animateur peut se mettre en scène, jouer la comédie et endosser un rôle d’acteur, je réponds oui.
La théâtralisation de la posture ne compromet jamais la profondeur des échanges, ni la rigueur de l’exercice. Au contraire, cette scénarisation insuffle la bonne distance et une énergie supplémentaire, une dimension humaine essentielle à l’instauration d’un climat serein. Qui souhaite saboter l’atmosphère fraternelle et conviviale qui s’est coconstruite au cours d’un atelier ? Au contraire, chacun se sent investi du devoir de la préserver : il est incroyable de voir combien cette approche suscite de l’exaltation et une grande fierté chez les enfants et les adolescents.
Je n’oublie jamais, pour les avoir subis moi-même au cours de ma scolarité, les risques inhérents à une posture trop rigide ou trop sévère : on perd rapidement l’attention des participants et on les condamne à l’ennui voire au rejet de la pratique, perçue alors comme trop scolaire au sens péjoratif du terme. Afin d’éviter ce risque, il s’agit de veiller à ce que chacun se sente écouté, de rappeler régulièrement que tous sont des interlocuteurs dignes et valables et que leur pensée comme leurs paroles ont la même valeur que la nôtre. Faisons nôtre la déclaration du Zarathoustra de Nietzsche : « Hommes supérieurs, apprenez donc à rire ».
D’autre part, certains concepts intrinsèquement anxiogènes peuvent écraser émotionnellement la pensée des enfants. Ici, la possibilité de dénouer les tensions n’est rendue possible que grâce à l’approche humoristique.
Des concepts, tels que la mort, l’exclusion, la solitude, la guerre, la violence, l’effondrement de la biodiversité, le harcèlement ou encore le handicap, pour ne citer qu’eux, peuvent susciter une profonde perplexité, de la solastalgie voire le réveil de souvenirs douloureux.
Bien-sûr, certains thèmes résistent à un traitement humoristique mais pour bon nombre, cette approche offre des bienfaits tangibles et mesurables. Outre la réduction de la charge émotionnelle, elle crée une dynamique collective, l’occasion de vivre une expérience de connexion unique qui aide à surmonter le sentiment d’isolement.
On pourrait croire aussi qu’animer un atelier philosophique de façon humoristique perturberait la sérénité des débats, comme si l’humour engendrait le désordre. Or c’est justement cet apparent désordre, savamment maîtrisé qui fait le sel des débats philo. Ainsi, concernant la gestion et le placement de l’autorité, aspects souvent redoutés par les animateurs débutants, je m’appuie sur les préceptes de Lipman et Sharp, selon lesquels, l’autorité n’est plus monopolisée par l’adulte, mais se décentre et se partage entre tous les participants de la discussion. Comme avec les principes de la DVDP inspirés par Michel Tozzi, l’autorité est répartie entre tous, à travers plusieurs métiers, rendant le protocole moins pyramidal. Cette redistribution de l’autorité du vertical vers l’horizontal vise avant tout à encourager la responsabilisation, l’engagement, la coopération au sein du groupe et à éduquer à l’exercice de la démocratie.
Les retombées de ce dispositif se révèlent si bénéfiques pour l’animateur et les participants qu’il serait absurde de le rejeter simplement car il comporte une part de risque et d’inconnu. Tout acte éducatif n’en comporte-t-il pas de fait ? Certes, on ne sait jamais d’avance si notre humour fonctionnera mais au moins, les jeunes en perçoivent-ils l’intention et peuvent en ressentir les vertus.
Quant aux supports déclencheurs, ils seront humoristiques. Innombrables, ce peut être des dessins, des photographies, des albums de littérature jeunesse, des photolangages, des extraits de films, des bandes dessinées, des sketchs, des aphorismes, des citations, des œuvres artistiques, du street-art, des caricatures, de la musique et des chansons. Leur choix dépend de la sensibilité de l’animateur, du groupe de jeunes et du thème abordé.
La dimension guérissante de l’humour appliquée au philosopher
Le rire est protéiforme : tantôt tonitruant, bienveillant, discret, tantôt sarcastique, badin, moqueur, jaune, méchant, forcé, convenu, ou nerveux. Il peut aussi parfois refléter une réaction à la souffrance. Ici, il n’est plus une expression de la joie ; il dissimule des émotions complexes, confuses, paradoxales voire douloureuses et nous éloigne ainsi d’une recherche de vérité et de connaissance authentiques.
Dimensions démocratique et politique de l’approche humoristique en philosophie
Dans sa pratique, l’animateur s’efforcera donc du mieux qu’il peut, de susciter le sourire ou le rire sincère et spontané, identifiable par sa simplicité car seul ce type de rire favorise la création d’une communauté fondée sur la fraternité et la coopération. Il est donc essentiel de distinguer ce rire sincère et bon enfant du rire méchant ou moqueur, défini par Spinoza comme une forme de haine : « Le rire est une joie pure et simple et, à condition d’être sans excès, il est bon par soi » mais il ajoute : « La raillerie qui participe de la haine est condamnable ». Le rire, cet affect qui contribue à accroître et à renforcer notre puissance d’action. C’est dans cette optique que la sincérité constitue l’attribut essentiel d’un rire authentique, dépourvu de toute dissimulation ou arrière-pensée, un rire qui se suffit à lui-même en tant qu’expression joyeuse de l’existence même.
Par ailleurs, le rire ainsi déclenché constitue également une forme d’intelligence car l’éclat de rire correspond à un moment suspendu d’extrême lucidité et de compréhension du monde, un moment où l’on saisit pleinement le sens d’une situation, celui des mots.
Dans cette seconde de clarté intellectuelle, notre sentiment de présence au monde se renforce et notre puissance d’être se voit augmentée.
Cette approche remplit également des fonctions essentielles : d’abord, elle joue un rôle socialisateur en renforçant notre capacité à nous ouvrir aux autre et à les écouter, à développer nos empathies émotionnelles et intellectuelles et à nous à l’altérité dans un esprit de franche camaraderie.
Enfin, parce qu’on cherche à développer une conscience citoyenne, cette démarche est un fabuleux catalyseur pour construire une conscience politique car elle propose de questionner joyeusement les normes sociales, les lois, les croyances et l’autorité en les mettant en mots, en les discutant, voire en les raillant ou en les parodiant, révélant ainsi leur nature parfois absurde. Cette approche revêt donc une fonction démocratique puisqu’elle encourage les jeunes à exercer leur esprit critique et à trouver leur place dans la cité.
En somme, l’humour ne peut être réduit à un simple acte d’amusement ; il est cet outil puissant qui autorise et favorise l’émancipation intellectuelle et sociale de l’individu. Ainsi, lorsque j’éprouve la joie dans mon corps et dans ma tête, je perçois le monde dans toute sa clarté et je ressens pleinement mon existence d’être humain libre et agissant. Gilles Deleuze l’avait dit et je partage son analyse : « Le système nous veut triste et il nous faut arriver à être joyeux pour lui résister ».
La comédie pour résister
Concernant le genre de la comédie n’est pas qu’une simple forme d’expression. La comédie a souvent été un moyen pour les auteurs de nous tenir vigilants sur nos libertés et un parti-pris intellectuel contre ceux qui cherchent à les étouffer. Vectrice de critique envers les normes et l’autorité, la comédie contourne subtilement la censure par des alibis littéraires ou artistiques et cherche à dévoiler que d’autres points de vue existent : justement un des objectifs que l’on veut à atteindre dans la pratique du philosopher.
Que ce soit sur les planches ou à l’écran, la comédie aime ridiculiser, caricaturer et dénoncer les incohérences et les injustices de notre société. Finalement quand on applique cette approche par l’humour, on initie petit à petit, une forme de praxis dont les finalités sont libératrices et émancipatrices. En riant des situations burlesques ou absurdes de leurs contemporains, les auteurs de comédies nous renvoient le reflet de la société sans nous écraser par sa monstruosité parfois et ses dérives.
Par ailleurs, cette approche revêt quatre grandes dimensions qui nous aident à décrypter les rapports de domination, à prendre conscience de notre place dans la société, à nous constituer collectivement en contre-pouvoir et à expérimenter notre capacité à agir sur le monde.
Enfin, quant à la question de savoir si l’approche par l’humour a des vertus thérapeutiques, nul doute qu’elle encourage les jeunes à cultiver une forme de résilience émotionnelle face aux défis émotionnels intenses auxquels ils sont confrontés. C’est pourquoi il est tout à fait légitime de se demander si cette approche a une fonction thérapeutique.
Je ris et je guéris
On a pu voir que le rire nous aide à penser en présentant à des publics juvéniles et novices le philosopher d’une manière moins rébarbative que ne le ferait un enseignement philosophique traditionnel. Comment expliquer que cette approche leur permet d’examiner le monde avec un esprit plus curieux et plus analytique ? Comment expliquer que le lien avec leur joie intrinsèque se manifeste, se répare, s’il s’était fracturé ? C’est le résultat de la création de cette atmosphère propice à l’expression de la pensée. C’est ici à mon sens, que se joue la fonction guérissante du philosopher. Les mécanismes sous-jacents sont multiples : tout d’abord, on observe un désarmement de la résistance intellectuelle car l’humour brise les barrières mentales et émotionnelles qui pourraient entraver l’exploration de sujets philosophiques complexes. Ensuite, l’environnement ainsi créé favorise le surgissement d’idées novatrices et audacieuses. C’est en ce sens que l’autodérision est une condition essentielle au développement de la pensée autonome et critique. En riant de soi-même et de ses propres limites, on s’engage dans la déconstruction de ses propres schémas de pensée et on cultive l’humilité intellectuelle, préalable indispensable à toute investigation philosophique.
Avec ces publics vulnérables, c’est aussi une approche pédagogique qui est résolument plus participative et délibérative.
Cependant, tout le monde ne réagit pas de la même manière à l’humour et il est essentiel de respecter la sensibilité de chacun lorsqu’on décide d’utiliser cette approche. Il est nécessaire de faire preuve de tact, de délicatesse et de nuance en reconnaissant aussi les limites que cette approche peut parfois présenter. C’est bien là toute la complexité du geste pédagogique.
Enfin, la capacité de mémorisation des idées qui ont circulé pendant les échanges est considérablement amplifiée grâce à cette approche car l’humour a ce pouvoir non seulement d’impliquer activement les participants dans leur processus réflexif mais aussi de créer une expérience cognitive remarquable : les concepts philosophiques ont effectivement tendance à s’ancrer plus profondément dans la mémoire quand on a partagé des rires. Ce faisant, on favorise un possible et souhaitable prolongement de la réflexion, après la clôture de l’atelier.
Encourageant la pensée divergente, on tisse de nombreuses connexions entre des idées en apparence très éloignées voire opposées et ces associations inattendues conduisent souvent à des interprétations avant-gardistes, à des fulgurances intellectuelles significatives. Ces effets de l’humour sur nos capacités cognitives et émotionnelles sont d’ailleurs corroborés par les recherches en Sciences humaines et en médecine, notamment par l’effet de catharsis émotionnelle : libération des émotions, renforcement du soutien mutuel entre les participants, réduction du stress par la libération d’endorphines, amélioration de l’humeur, diminution de l’anxiété et de la colère, création d’une pause mentale et mise en action d’un processus de résilience face aux tempêtes adolescentes.
Comment mettre en œuvre cette approche, ? J’utilise pour ma part l’organisation de débats mouvants, l’exploration de paradoxes, la mise en scène de saynètes ou de sketchs improvisés, le partage d’histoires personnelles drôles, des exercices qui favorisent la célébration des différences d’opinion de façon moins morose et plus joyeuse.
En conclusion, l’approche pédagogique et didactique par l’humour dans ma pratique philosophique m’offre un moyen exceptionnel de relier les participants entre eux, de créer une communauté de fraternité joyeuse, de leur apporter un apaisement émotionnel, une restauration de l’estime d’eux-mêmes. Ce faisant, on favorise l’engagement, l’émancipation, on leur permet de développer leur pensée critique de façon efficiente. On promeut par là-même la démocratisation de la discipline en la rendant plus désirable au plus grand nombre et particulièrement aux publics fragiles.
- Chirouter, E. (2023). Préambule NPP 2023. Le Mans.
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- Nietzsche. (1885). Par delà le bien et le mal.
- Nietzsche. (1885). Par-delà Bien et Mal.
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