Revue

Humour et pensée, des étincelles de sens dans l’Atelier de Philosophie AGSAS

Définir la comédie

Selon l’encyclopédie Larousse, une comédie est une pièce de théâtre en vers ou en prose, destinée, en général, à faire rire les spectateurs. A priori, peu de lien avec la philosophie !

Mais le théâtre n’est-il pas un miroir du monde ? Il le reflète, et à travers la comédie, il le déforme, et peut aussi le réformer dans certaines pièces engagées. Et c’est un acte collectif, qui présente, comme nous le verrons, des analogies avec l’Atelier de Philosophie AGSAS, même si celui-ci n’est pas destiné à faire rire les participants. Il les invite à penser. Il peut rejoindre la définition de la comédie dès lors qu’un enfant ou un adolescent fait une satire des mœurs contemporaines ou évoque les travers inhérents à la nature humaine.

L’écrivain Éric Emmanuel Schmitt écrit : « La philosophie prétend expliquer le monde, le théâtre, le représenter. Mêlant les deux, j’essaie de réfléchir dramatiquement la condition humaine, d’y déposer l’intimité de mes interrogations, d’y exprimer mon désarroi comme mon espérance, avec l’humour et la légèreté qui tiennent aux paradoxes de notre destinée ».

Rire c’est très sérieux !

Rire est-il le propre de l’homme, comme l’ont affirmé Aristote, puis Rabelais ?
Selon les groupes, les cultures, on ne rit pas pour les mêmes choses. Et rire de la philosophie n’est pas incongru, car selon Blaise Pascal, « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher, car la philosophie exige un esprit critique permanent. »

Le rire circule parfois dans un atelier de philosophie, il est un moyen de communication, et il réunit. L’AGSAS a invité Yves Cusset, philosophe et comédien, à son colloque en octobre 2018. Selon lui, rire et réflexion ne sont pas antithétiques, même s’il y a dans le rire des raisons que la raison ignore. Il décrit cette prédisposition à déceler la drôlerie qui se cache derrière l’apparent sérieux : « Rire produit l’écart, l’espace, le jeu, où la pensée vient se glisser » et il ajoute : « Une société où le rire aurait cessé d’être cultivé, serait une société mûre pour la disparition de ce minimum de distance qui rend possible une pensée personnelle » (2016).

Dans le spectacle qu’il nous a proposé, Yves Cusset nous a montré comment cultiver ce rire, et chacune et chacun a pu prendre ce qu’il voulait pour élaborer une pensée personnelle.
L’humour qui provoque le rire propose un regard neuf sur une situation, il permet une mise à distance du réel et peut favoriser la recherche de sens, voire une éclosion de sens. L’humour permet d’associer, de substituer, de symboliser, de jouer avec les mots, les idées, les situations. L’humour a à voir avec un certain type de fonctionnement du langage. « On pourrait définir l’humour comme la liaison du signifiant d’un autre signifié avec le signifié d’un autre signifiant. C’est là ce qui fait sa duplicité́. » (Dominique Noguez,1969, Structure du langage humoristique, Revue d’esthétique, n° 22, p. 42)

L’atelier de philosophie avec les enfants et les adolescents permet de tisser des pensées, entrelacement de réel et d’hypothèses, où l’onirique, la poésie et l’humour ont toute leur place.
Dans « La folle allure », Christian Bobin (1997) nous dit qu’il nous faut mener double vie dans nos vies, la joie avec la peine, le rire avec les ombres. C’est pour cette raison que toutes ces formes d’expression émergent souvent simultanément dans un atelier de philosophie. Dans des ateliers intergénérationnels que nous animons, les adultes sont souvent étonnés de voir que chez les enfants et les adolescents il est souvent question de la mort, et qu’elle est abordée avec une certaine légèreté. Tout comme au théâtre, l’atelier de philosophie ouvre un espace où toute question interpelle l’humain dans ce qu’il a de plus profond, des thématiques que l’on inhibe parfois en grandissant.

Image d'illustration

De nombreux ouvrages témoignent de l’importance du rire, de l’humour dans le développement de l’enfant et de l’adolescent. Une des plus belles illustrations est proposée par l’association « Le Rire Médecin » qui intervient dans les services de pédiatrie pour faire s’exprimer les enfants, par la mise en scène des émotions et le jeu. Si le rire est une forme de philosophie, il a des valeurs thérapeutiques incontestables. Et ce n’est pas le rire seul qui permet de mettre à distance des situations compliquées, c’est le rire partagé, car il crée une forme de communion entre les êtres, une connivence qui perdure.

Mais nous modulerons notre propos, car face à certains traumatismes et dans le cas de troubles de désorganisation de la pensée, cette faculté de se distancier est difficile, voire impossible. L’appareil psychique ne peut pas traiter le traumatisme avec humour, puisqu’il est tellement pris dedans qu’il ne peut rien en faire du tout.

Dans « Le livre du rire et de l’oubli » (Folio, 1987) Milan Kundera nous entraîne dans les différentes étapes d’un voyage qui conduit à l’intérieur d’une pensée où il évoque les souvenirs, l’oubli, mais aussi l’infinie complexité du rire et de ses significations, car le rire peut être fédérateur ou discriminatoire, effet des anges ou effet du diable !

De la philosophie avec humour

Nous parodions ici le titre d’une des dernières œuvres de Janusz Korczak « De la pédagogie avec humour » paru en 1939 et réédité en 2012. Dans cet ouvrage, nous trouvons de quoi faire des liens avec nos Ateliers de philosophie AGSAS
– Au niveau des valeurs : Korczak considère l’enfant comme un être humain à part entière, à l’égal de nous-même. Nous le qualifions, nous, d’interlocuteur valable et lui rappelons, au début de chaque atelier, son statut de « personne du monde ».
– Au niveau des pratiques pédagogiques : comme dans nos ateliers, Korczak invite à la cogestion démocratique et il vise à susciter la réflexion, sans fournir de recette : il fait confiance à chacune des personnes - et au groupe. L’animateur de l’atelier n’interviendra donc pas.
– Au niveau théorique : dans les Causeries du Vieux docteur à la radio polonaise, Korczak utilisait ce que Jacques Lévine appelait un langage intermédiaire, où il expliquait ce qui fondait sa pratique avec des mots accessibles à tous.
Lors d’une émission, il répondait à un journaliste : « Vous me demandez si les docteurs savent tout ? Tout comme vous, nous cherchons, nous devinons, nous supposons et comme vous, parfois nous avons raison et parfois nous avons tort. »

L’animateur de l’Atelier de Philosophie AGSAS fait vivre aux enfants le fait qu’il ne détient pas le savoir et qu’eux-mêmes peuvent chercher, avoir raison ou avoir tort, mais grâce au groupe, chacun a la possibilité de remettre en question ses certitudes ou de découvrir de nouveaux domaines d’exploration.

Retournons quelques siècles en arrière, pour rencontrer certains philosophes autour de cette question du rire, mais aussi en lien avec la philosophie et le soin. Voici un tableau de Moeyaert (1636) représentant Hippocrate (Médecin) rendant visite à Démocrite (philosophe)

Tableau de Moeyaert (1636) représentant Hippocrate (Médecin) rendant visite à Démocrite (philosophe)

Démocrite étant atteint de fou-rire, les citoyens convoquent le médecin Hippocrate pour qu’il pose un diagnostic sur cette soudaine folie. Après cette rencontre d’Hippocrate et Démocrite – Ne boudons pas la contrepèterie – le verdict du médecin fut le suivant : la cause du rire de Démocrite est la lucidité. Il rit de voir les hommes courir en tous sens, sans raison, courant à leur perte sans avoir pris le temps de s’arrêter pour s’en rendre compte.
L’hilarité de Démocrite n’est donc pas pathologique, mais hors norme.

Tout est question de point de vue, « Les philosophes versent rarement dans le rire, nous rappelle Yves Cusset, ce n’est pas qu’ils trouvent cela bête ou vulgaire, indigne de ce qu’exige leur propre hauteur de vue, c’est au contraire qu’il y a dans le rire une forme d’intelligence, mais une intelligence qui échappe au contrôle de l’entendement et de la réflexion, et qui vous saisit avant qu’on ait pu s’en saisir soi-même en suivant fidèlement les règles pour la direction de l’esprit » (Cusset Yves, 2016, Rire Flammarion).

Reprenons certains éléments du dispositif des Ateliers de Philosophie AGSAS que l’animateur rappelle à chaque fois : le statut de chaque participant comme « personne du monde » et comme « interlocuteur valable », la non-intervention de l’animateur pendant le premier temps. Quand il fait cela, l’animateur est un scénographe qui s’occupe de la création et de l’organisation de l’espace scénique, où la pensée et l’attention à la pensée de l’autre pourront se développer en toute sécurité. Enfin, il annonce un déroulement en deux temps, en deux actes pourrait-on dire !

L’annonce du thème se fait alors sous la forme d’un mot inducteur, et après une ou deux minutes de réflexion, le premier acte commence.
L’animateur pratique alors ce que Michel Serre appelle la retenue. Tout en restant présent et garant du cadre, il se retire du cercle pour permettre aux participants de vivre en autonomie ce temps de réflexions. Il se met à l’écoute du groupe.

Chacun des participants part alors en voyage dans son monde personnel … souvenir de rencontres diverses avec ce thème… rencontres intimes, familiales, sociales, littéraires, cinématographiques… expériences personnelles qui vont faciliter sa rencontre avec ce même thème dans l’Instance Monde.

Ce voyage commence toujours seul, dans les souvenirs de chacun, grâce au silence du groupe. Puis chacun pourra, s’il le souhaite, prendre la parole. Pour cela il devra avoir le bâton de parole du groupe, objet qui rappelle celui qu’utilise le régisseur pour frapper les trois coups annonçant le début du spectacle.
L’espace est alors ouvert : on assiste chaque fois, à une succession de rencontres diverses avec le thème, d’expériences personnelles, de croyances… et la rencontre avec l’expérience des autres va venir questionner.
La réflexion se poursuit, elle est souvent intense !
Lorsque le temps de cet acte est écoulé commence le second acte où l’animateur se remet en jeu… Mais revenons sur ce mot inducteur, déclencheur d’un théâtre d’improvisation

Le mot inducteur comme déclencheur d’un théâtre d’improvisation

À partir du moment où le mot inducteur est annoncé, la pensée va se développer.
Comme dans un théâtre d’improvisation, il n’y a pas de préparation (hormis la première minute ou chacun réfléchit dans sa tête), ni de répétition préalable et pas de texte pré-écrit.
Comme au théâtre, il y aura des silences, des répliques, des tirades, des gestuelles, des émotions exprimées.
Comme au théâtre, il y aura de l’humour, des rires…
– Des rires joyeux et spontanés quand le sujet s’y prête : l’amitié, la famille…
– Des rires nerveux ou d’évitement parce qu’on peut être embarrassé et qu’on ne sait pas quel comportement adopter.
– Des plaisanteries ou des pointes d’humour, pour faire rire et détendre face à un sujet grave ou dramatique et faire retomber la pression.
Le mot inducteur ouvre à chaque fois des portes sur le monde. Chaque atelier est une aventure humaine, marqué par la singularité des participants, dans un contexte singulier.

Au début de chaque séance, les règles de fonctionnement sont reprises. Comme il est dit qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses en philosophie, le rire est contrôlé, il a des limites. La moquerie ou l’ironie, n’ont pas leur place.
Quand, dans le premier temps de l’atelier, au moment du partage des pensées, le rire a surgi, les enfants et les adolescents, peuvent être invités, dans le deuxième temps, à parler de la manière dont ils ont vécu ou interprétés ces rires.

S’agissait-il de rires ironiques ou moqueurs, de blagues, de traits d’humour ? Il est quelquefois utile de rappeler que le rire est pluriel, qu’il peut gêner certains participants, que tous les rires n’ont pas la même valeur. C’est quelquefois le cas dans les classes où les jeunes se connaissent bien et où se jouent des habitudes relationnelles (amitiés ou inimitiés) en dehors de l’atelier.
Le rire est parfois provoqué par un lapsus, qui vient souligner certaines incongruités, certains paradoxes, qui donnent à penser et ouvrent de nouvelles pistes de réflexion. En Grande section de maternelle, la signification du terme CP, Cours préparatoire, avait été expliquée. Quelques jours plus tard dans un atelier de philosophie, Mathieu déclare que ce qui lui fait le plus peur, c’est d’aller au Cours aléatoire. Pas de moquerie de la part des autres, mais une jubilation sur l’association possible entre les mots. Un Cours préparatoire peut-il être aléatoire ? Cette proposition de Mathieu a provoqué une poétique de la surprise qui a rendu le groupe joyeux, sans moquerie. Il a donné à réfléchir, d’autant qu’il a amené le groupe à cerner la notion d’aléatoire ! Passer de Préparatoire à Aléatoire a permis de passer d’une représentation à une autre, donné au groupe une liberté d’expression et de pensée, de jongler avec les rimes, de donner du nerf à la langue.
Le rire peut naître d’un jeu de mot, de l’humour, d’un mot d’esprit. Il dépend de la culture, mais aussi de l’âge des enfants ou adolescents. Tous n’accèdent pas à une même compréhension des traits d’humour ou des rires qui surgissent dans les ateliers. Sur le thème de « la confiance », après plusieurs prises de paroles très sérieuses, Jérémy ose : « Quand un chat tourne le dos, c’est qu’il a confiance », provoquant les rires des participants.
Le rire peut venir aussi d’un exemple pris dans une référence culturelle commune, comme un dessin animé, un film, le vécu de la classe…
Lucie a évoqué la mort de sa grand-mère dans un atelier de philosophie : « J’ai de la peine, c’est comme un vide, parce qu’elle était drôlement gentille ma mamie ». Dans le deuxième temps de l’atelier, une petite fille lui a dit : « ça m’a pas rendu triste quand tu as parlé de ta grand-mère, parce que je ne sais pas si tu l’as fait exprès, mais tu as dit qu’elle était drôlement gentille. C’était drôle que tu aies dit les choses comme ça. » Et ces enfants de CE1 ont échangé sur la manière dont ils avaient reçu ce partage émotionnel de Lucie. Il fut question de la vie et de la mort, mais aussi du langage et de la qualité des mots employés et de la manière dont on les recevait.

On remarque souvent qu’au fil des ateliers, certains jeunes prennent une place dans le groupe, jouent un rôle librement choisi. Certains recentrent sur le thème, d’autres apportent la contradiction, d’autres encore argumentent ou font une pointe d’humour, alors que certains participants utilisent les expériences de vie dont ils sont porteurs.

Le masque social

L’atelier de philosophie permet progressivement de laisser tomber le masque social que l’enfant ou l’adolescent donne à voir aux autres.

Le masque social c’est ce qui protège de la part intime, ce qu’on ne veut pas montrer aux autres. C’est un intermédiaire entre la vie en société et le monde interne. C’est ce qui permet d’entrer dans les interactions sociales et d’entrer dans la communauté humaine.
Dans les classes, certains enfants et adolescents, veulent à tout prix se conformer à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. L’atelier de philosophie permet à certains de tomber les masques, parfois après plusieurs ateliers, pour livrer une pensée authentique, parce que le cadre le permettait. C’est alors que le regard des autres participants et de l’adulte sur eux change, que leur propre regard sur eux-mêmes se modifie et qu’ils peuvent prendre une autre place dans le groupe.

Dans les ateliers de philosophie, certains enfants et adolescents, alors qu’ils sont mis en difficulté dans les disciplines scolaires, trouvent matière à témoigner de leurs intelligences multiples, (développées par Jacques Lévine dans l’école des quatre langages et mis en application dans l’école J.Lévine près de Lyon).

La place de l’humour dans les ateliers de philosophie

L’humour, qui correspond à une certaine forme de pensée, est une prise de liberté avec la logique du langage. Il se traduit parfois par des énoncés incongrus, ou des quiproquos qui interrogent.
Dans l’atelier de philosophie, quand un enfant joue avec la langue, avec le mot-inducteur, cela entraîne de la joie, voire quelquefois une certaine jubilation, en tout cas un plaisir visible.
En pratiquant l’humour, l’enfant ou l’adolescent prend conscience de l’impact de la pensée, de sa pensée et de celle des autres, il joue avec la langue dans des jeux de mots et se sent appartenir à la communauté des personnes du monde qui pensent ensemble et réfléchissent sur le monde. C’est une manière de prendre du recul par rapport à la réalité et d’être dans l’observation de ce qui est vécu au quotidien. Et quand la vie est compliquée, ce pas de côté peut aider.

L’humour peut surgir pour dédramatiser ce qui a été dit précédemment. Il provoque une distance amusée, en réconciliant la pensée avec une réalité qui peut être difficile à admettre telle quelle. Il permet de remettre à leur juste place certaines choses qui ne méritent pas l’attention qu’on leur porte, de mettre à distance des événements douloureux dont on veut se protéger.
Lors d’un atelier de philosophie sur le bonheur, un enfant de CM2 a dit d’un ton très léger : « Le bonheur, c’est de posséder plein de choses, et moi je ne possède rien ». Cette phase était assez lourde de sens avec une réalité dure à vivre, mais la manière dont il l’a dit, avec une certaine théâtralisation, a fait rire le groupe, qui n’a pas pour autant suspendu sa réflexion. Un élève a enchaîné : « Ma mère dit toujours que l’argent ne fait pas le bonheur ». Un autre : « Tu as des gens très riches qui ne sont pas heureux, et d’autres qui vivent dans la rue et qui sont heureux parce qu’ils sont libres ». Et les pensées qui se sont enchaînées ont amené les enfants à une pensée très philosophique, à savoir une réflexion sur ce qui primait pour le bonheur : l’avoir ou l’être. Le ton léger, empreint d’humour d’un enfant a permis d’évacuer la réalité, de supporter ce qui pourrait paraître insupportable.
Dans le deuxième temps de l’atelier de philosophie AGSAS, l’animateur va pouvoir évoquer cette question pour que ce mode d’expression, soit un vecteur de sens qui procure du plaisir à penser ensemble.
Parler de l’humour en Atelier de Philosophie est une manière d’ouvrir une réflexion, d’accéder à un esprit critique sans jugement.
À la suite de l’assassinat de Samuel Paty en 2020, lors d’un atelier, des adolescents avaient évoqué les caricatures. Dans le deuxième temps de l’atelier, il y a eu un débat sur cette forme d’humour. On peut aimer ou ne pas aimer ce mode d’expression, de représentation qui existe depuis fort longtemps. La caricature est une image qui exagère, déforme, pour donner à rire et dénoncer. Elle a sa place comme mode d’expression dans notre pays. Les jeunes ont été invités à aller sur le site de la BNF qui retrace l’histoire de la caricature en France. Les bouffons, à la cour des princes, qui raillaient certains codes sociaux par la caricature, ont été présenté aussi. Les adolescents ont évoqué les Guignols de l’info qui passaient sur Canal + et dont ils avaient connaissance par YouTube, et d’autres ont parlé du Jamel Comedy Club qui traite par le rire, les problèmes des jeunes de banlieue.
Cet humour fait sens pour eux, et en parler dans l’atelier de philosophie a permis de sortir des imprégnations passionnelles qui pouvaient les animer à ce moment précis.
Cet humour, qui implique une certaine connivence, a aussi une fonction sociale dans le groupe. Il introduit parfois une scansion, libère des tensions, permet d’agir sur les peurs et les résistances. Il permet parfois une prise de distance avec la fatalité du réel, et favorise une recherche de sens. Il ouvre des chemins de traverse pour la pensée.

EN QUOI L’ATELIER DE PHILOSOPHIE AGSAS PEUT-IL ÊTRE THÉRAPEUTIQUE ?

Nous allons essayer de montrer, à partir d’une vignette, comment, le rire, l’humour et le cadre des Ateliers de Philosophie AGSAS peuvent en se combinant faire d’un atelier, un lieu thérapeutique pour un jeune collégien

1. Avant-propos : la désappartenance généralisée

Jacques Lévine définit la relation d’une personne au monde de la forme triadique suivante : chacun tient, avec lui-même, le dialogue suivant :

  • Je suis un petit Tout
  • Je suis un moyen Tout
  • Je suis face au grand Tout

Nous allons métaphoriser cela par trois cercles concentriques (schéma ci-dessous)

  • Le petit Tout est celui que je forme avec moi-même
  • Le moyen Tout est celui que je forme avec mes groupes d’appartenance (famille, école, profession…)
  • Le grand Tout correspond à mon inscription dans l’univers, pris dans sa globalité.

Schéma d'illustration

Dans leur livre « Pour une anthropologie des savoirs scolaires, de la désappartenance à la réappartenance », Jacques Lévine et Michel Develay décrivent la société de la fin du 20ème siècle comme une société caractérisée par la rupture générale des liens et les difficultés qui en découlent[1].
Cette déliaison est représentée par le schéma ci-dessous.

Schéma d'illustration

On y voit :

  • Un Petit Tout brisé : le Moi a subi quelques défaites faisant suite à ces déliaisons.
  • Un Moyen Tout qui est quasiment aussi important que le Grand Tout : le Moi groupal qui correspond à la place que l’on prend dans les groupes (être le caïd, le chef de bande…) devient le centre des préoccupations. Les réseaux sociaux sont un exemple parlant de cette hypertrophie du Moyen Tout : afficher un très grand nombre de « followers » est devenu un enjeu capital.
  • Cet ensemble s’est décentré par rapport au Grand Tout, faisant de la relation au monde une affaire de second ordre par rapport à l’importance qu’on accorde aux groupes d’appartenance.

2. Les Ateliers de Philosophie AGSAS : un des moyens de lutter contre la désappartenance

Une des finalités des Ateliers de Philosophie AGSAS va être alors de créer un cadre qui permette aux enfants et aux adolescents de dialoguer de la façon la plus directe possible avec « l’Instance Monde [2]», de redonner à la relation au monde, au Grand Tout, la place qui lui revient.
Et pour ce faire, mettre chaque participant dans un cadre sécurisé pour réfléchir sur le monde, sur la vie, sur la condition humaine. Un cadre où on lui reconnaît le statut d’interlocuteur valable, pour réfléchir avec d’autres, pour philosopher. Ainsi, cette prise de conscience d’être le siège d’un appareil à penser les pensées, va avoir un haut pouvoir de restauration de l’image de soi.
C’est en quoi on peut dire que l’Atelier de Philosophie AGSAS® tout particulièrement, peut être thérapeutique.

Après ce préambule, nous allons à présent, puisque le thème de ces journées tourne autour du rire, vous conter une histoire qui mêle atelier de philosophie, rire et image de soi.

Elle raconte comment Kévin, un jeune adolescent, va se saisir du cadre de ces ateliers pour laisser parler, au travers de l’humour, les faces cachées de son Moi profond et dans l’après coup, changer de comportement dans sa vie scolaire.

3. Analyse d’une vignette : atelier de philosophie, rire et image de soi

a. La partie visible : les faits

Kévin, collégien qui participe avec sa classe aux Ateliers de Philosophie installés depuis le début de l’année à raison d’une fois par semaine, décide ce jour-là, alors que le groupe réfléchit sur le mot « exister », de se mettre debout, de gonfler le torse et de parler en créole, langage qu’il n’avait jamais utilisé ni en classe, ni dans la cour de récréation, ni dans son quartier.
La surprise qu’il a déclenchée, a fait rire tout le monde. Comme il était drôle ! nous dit l’enseignante. Dans le deuxième temps de l’atelier qui commence par la question « comment ça s’est passé pour vous ? » le rire a repris lorsqu’un camarade lui demande ce qu’il lui a pris de les faire rire ainsi, avec cet accent. Voici ce qu’il a répondu : « je viens de passer le week-end avec mon père qui parle uniquement créole. Alors, j’ai eu envie de faire pareil que lui et vous parler, moi aussi en créole ». Et qu’as-tu voulu nous dire, nous n’avons pas tout compris ? demande le professeur. J’ai dit : « Exister, ce n’est pas forcément avoir un nom, ça se peut qu’il y ait des enfants qui ne savent pas leur nom et ils existent quand même ».
Ce qu’ils avaient trouvé drôle aussi, disaient les autres participants, c’était qu’il s’était mis debout, avec son bâton de parole à la main, qu’il a gonflé le torse, les a tous regardés en silence avant d’ouvrir la bouche pour parler.

b. Du côté du « métro sous le boulevard »

Et si l’on faisait ce que l’on fait en Soutien au Soutien : aller voir du côté du « métro sous le boulevard[3] » ?
Voici ce que nous apprenons : cet enfant était un élève difficile, rageur, cherchant la bagarre sauf en atelier de philosophie. Il ne s’investissait pas beaucoup dans les apprentissages et sa maman avait dû, plusieurs fois être reçue par le professeur principal.
Il n’avait pas vu son père depuis l’âge de 3 ans, il en avait 11 au moment de cet atelier. Il porte le nom de sa mère.

Nous faisons l’hypothèse que ce qui a permis à cet élève de réaliser son acte humoristique drôle et profond à la fois, c’est avant tout qu’il s’est saisi du cadre hors menace de l’atelier. Il savait que malgré sa surprise son professeur n’interviendrait pas. Elle intervient seulement si on ne respecte pas le cadre mais là, ce n’était pas le cas : il a attendu d’avoir le bâton de parole pour s’exprimer et la seule infraction – il en fallait bien une pour avoir l’impression de transgresser et que ce soit drôle - c’est qu’il s’était mis debout. En était-ce vraiment une ? Et parler en créole ? Ce ne devait pas être interdit ?
Il savait aussi que s’il avait fait cela en dehors de l’atelier de philosophie, en classe, on aurait pensé, comme d’habitude, qu’il voulait perturber le cours en faisant rire les autres, on lui aurait demander son carnet de correspondance et on aurait écrit un énième mot à sa mère.
En atelier de Philosophie, il l’avait bien compris, il ne craignait pas les punitions. On ne punit pas en ateliers de philosophie, avait dit le professeur en début d’année, mais si ça ne va pas on arrête et on le reportera à une prochaine fois.

Au regard de sa situation, que peut vouloir dire son acte d’humour ? N’était-ce pas pour lui une façon de détourner ce qui le déstabilisait dans la vie, l’absence de son père, en une occasion de dire : « je l’ai enfin vu, il m’a parlé en créole, je l’ai compris, je suis capable de parler comme lui et je sais que ça va vous faire tous rire, parce que je vais vous surprendre »
Se démontrer que ce qui a pu lui infliger un traumatisme - porter le nom de sa mère sans savoir qui est son père – devenait une occasion de plaisir ? Je vais vous faire rire en parlant comme mon père ! Et que choisit-il de dire ? « Exister, ce n’est pas forcément avoir un nom, ça se peut qu’il y ait des enfants qui ne savent pas leur nom et ils existent quand même ».
Et par ce rire qu’il déclenche chez ses camarades, il va se sentir exister d’une autre manière que celle qu’il utilise habituellement quand il ne le fait rien que pour se faire remarquer et empêcher les autres de travailler.
Là, il a acquis une sorte de respectabilité dans la normalité d’avoir un père, de nouvelle présentabilité.
Il n’avait plus besoin de continuer à être celui qu’il était.

Depuis ce jour où son acte d’humour, fait dans la confiance et la sécurité que propose le cadre hors menace de l’atelier, accueilli par une enseignante capable de le considérer comme un interlocuteur valable malgré tout, ce garçon s’est assagi en classe et a pu mener sa scolarité avec beaucoup moins de difficultés.

4. Conclusion

On entend dire que le fait de rire avec d’autres ou de les faire rire nous rapproche d’eux et favorise le bonheur et l’intimité. Certains pratiquent la rigologie1 pour développer le bien être. Les Ateliers de Philosophie AGSAS®, par la finalité qu’ils se donnent pour remettre de l’ordre dans notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde et les fondements qui soutiennent leur cadre, peuvent être considérés comme ayant un pouvoir thérapeutique potentiel.
N’est-ce pas le cas pour Kévin ?

Conclusion générale

Nous avons intitulé notre intervention : « Humour et pensée, des étincelles de sens dans l’Atelier de Philosophie AGSAS ». Nous espérons avoir partagé avec vous notre conviction que le rire n’est pas un obstacle à la réflexion philosophique, mais que l’humour qui provoque le rire peut favoriser la recherche de sens.
Vladimir Jankélévitch a déclaré : « On peut vivre sans philosopher, sans musique, sans joie, et sans amour. Mais pas si bien ». N’est-ce pas encore plus vrai aujourd’hui pour faire face aux angoisses qui traversent la vie sociale ? Pour transmettre de l’optimisme aux enfants et aux adolescents qui vont construire le monde de demain, hâtons-nous de philosopher et de faire des mots d’esprit car l’humour est l’adrénaline des optimistes !

  • Bergson Henri. 1900 Le rire.
  • Bernard Héliane. 2009 C’est quoi le rire ? Phil’Art. Milan jeunesse.
  • Collectif. 2016 Tu vas rire ! le rire médecin. Ed Thierry Magnier.
  • Cusset Yves. 2016 Rire. Tractatus philo-comicus. Flammarion
  • Devos Raymond. 1993 Matière à rire. Plon.
  • Freud Sigmund. 1988 L’inquiétante étrangeté et autres essais. Poche.
  • Garitte C. et Legrand F. 2003 Compétences humoristiques et compétences sociales chez les enfants de 8-10 ans. In Les émotions ; cognition, langage et développement. Mardaga.
  • Klein Jean-Pierre. 2007 L’envers du savoir : le voir-ça. In Actes du XXIème congrès de la FNAREN.
  • Korczak Janusz. 2012 De la pédagogie avec humour. (éd originale en 1939). Fabert.
  • Saint-Dizier Marie. 2006 Le rire raconté aux petits curieux. Syros.
Notes
  1. Le concept de désappartenance. Assistons-nous à la naissance d’un nouveau peuple scolaire ? Jacques Lévine, Michel Develay, Pour une anthropologie des savoirs scolaires. De la désappartenance à la réappartenance. 2003, ESF. ↩︎

  2. L’Instance-monde. Revue Je est un autre n°15
    « Instance définie par Jacques Lévine comme apparentée au lieu des représentations totémiques »
    « Si l’instance-Monde pouvait s’imposer à l’humanité, pourrait-on espérer que le Moi du Petit Tout ne serait plus, dans ce contexte un Moi rétréci à conscience restreinte » p.9 ↩︎

  3. Expression chère à Jacques Lévine pour dire qu’on allait explorer ce qui ne se voit pas de l’extérieur mais qui fait quand même vibrer cet extérieur. ↩︎

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