Revue

L’improvisation comme reconstruction du collectif

Introduction

À l’heure où nombre de manuels de développement personnel nous exhortent à nous renforcer individuellement face aux aléas et coups durs de la vie ; une autre thématique semble, elle aussi, gagner de plus en plus de terrain : l’improvisation théâtrale. Aux antipodes des approches individualisantes que nous proposent les best-sellers de la recherche du bonheur et de l’épanouissement, l’improvisation semble ouvrir la voie à une revalorisation du développement de l’individu par le collectif, une forme de développement que certain.es qualifient d’im-personnel. Non pas dans le sens où l’individu ne serait pas le lieu de l’épanouissement ou du bonheur mais bien en tant qu’il n’en serait pas forcément la seule porte d’entrée ou le moyen absolu. Comment l’improvisation nous aide-t-elle à nous développer (im)personellement ? Comment permet-elle de reconstruire du collectif à une période où la tâche semble se complexifier ? Cet article, né d’une conférence donnée aux RNPP de novembre 2023 au MANS, propose de décomposer les mécanismes et techniques de l’improvisation théâtrale, de les exposer et les expliquer afin de les mobiliser, ensuite, dans des champs différents de l’artistique tels que le développement de l’individu, l’éducation permanente et la pratique philosophique.

L’improvisation : une définition ?

Pour bien comprendre de quoi on parle, il semble nécessaire de définir la discipline dont il est question.
“L’improvisation, c’est l’art subtil de faire croire que tout était prévu”[1]
Cette définition, même si elle nous permet de comprendre globalement l’intention des improvisateur-ices, se doit d’être appliquée à un objet ou un domaine pour être entièrement pertinente. Faire croire que “tout était prévu”, c’est très bien… Mais qu’est-ce qui était prévu ? En improvisation musicale, ce sont les notes, les rythmes et les mélodies. En prise de parole, le thème du discours que nous allons déclamer.
En improvisation théâtrale, ce sont des scènes ou saynètes dont il est question.
L’improvisation théâtrale, c’est la co-création d’une scène spontanée, nue et située. Et nous créons cette scène en “faisant croire que tout était prévu”.

  • Co-création car nous allons, proposition par proposition, créer la scène avec autant de personnes que de partenaires présent.es sur scène. Une proposition à la fois.
  • Spontanée car aucun texte, mise en scène, canevas ne soutient ou ne préexiste à la scène qui est en train de voir le jour. Les dialogues se créent au fur et à mesure.
  • Nue car très souvent, les scènes se jouent sans aucun décor ou accessoire. Tout (sauf les chaises) est mimé, “manipulé” par les comédien-nes.
  • Située car les scènes sont majoritairement clairement situées dans un cadre spatio-temporel ou registre/style précis.

Cette définition est générale et il existe pléthore d’improvisations qui mobilisent certains critères et pas d’autres. Cependant, c’est la définition qui semble la plus adaptée car tous les spectacles ont en commun le critère de spontanéité couplé à certains des autres critères présents…

La co-création spontanée : quels mécanismes pour la rendre possible ?

Lorsque nous avons défini l’improvisation théâtrale, il nous reste encore à déterminer comment la rendre possible. Il nous faut définir les dispositions et étapes nécessaires à la réussite d’une telle entreprise. Pour se glisser dans l’attitude adéquate, il nous faut passer par 6 moments, chacun permettant au prochain de se déployer pleinement.

L’indulgence (la bienveillance)

La première étape de la pratique de l’improvisation est l’indulgence. L’indulgence envers les autres mais aussi envers soi-même. On ne juge pas la qualité de ses propositions ou celles d’autrui. Sauf si, évidemment, ces-dernières représentent un danger pour quelqu’un. Ne pas se sentir jugé.e est une étape centrale dans la tentative de spontanéité au centre de l’improvisation. Bien que l’indulgence ne recouvre pas exactement la même signification que bienveillance, utiliser un autre mot permet d’éviter d’utiliser le signifié galvaudé de “bienveillance”. Lorsque l’on utilise indulgence, on l’entend au sens d’accueillir les autres ainsi que leurs propositions sans jugement aucun et avec grand soutien et empathie. Le mot indulgence laisse penser qu’on “tolère” les propositions des autres là où la bienveillance les accueille sans restriction et avec envie d’en savoir plus. C’est cet accueil à l’œuvre en improvisation. Plus récemment, la signification du mot bienveillance a été progressivement décalée dans le chef de certain.es qui y assignent maintenant une attitude uniquement mielleuse, où aucune critique ou remise en question ne pourrait être émise. Ce n’est pas ce que l’improvisation mobilise. On propose donc d’utiliser “indulgence” en gardant en tête le sens premier de “bienveillance”.

Le jeu

L’étape suivante est celle du jeu. En effet, comme l’exprime Huizinga avec l’idée de cercle magique, le jeu est un moment qui s’oppose à la vie courante. « [Le jeu] offre un prétexte à s’évader de celle-ci [la vie courante] pour entrer dans une sphère provisoire d’activité à tendance propre »[2] nous dit-il. On peut apprendre du jeu et en tirer des effets de manière indirecte mais le jeu n’a jamais d’impact direct sur le monde. Comme le dit Huizinga : « Parmi les traits formels du jeu, la séparation locale de l’action par rapport à la vie courante en constituait le plus important. Un espace fermé est isolé, soit matériellement soit idéalement, séparé de l’entourage quotidien »[3]. L’acte de jouer doit aussi être libre, éclairé, réversible, enthousiaste. On accepte de se soumettre tous.tes aux mêmes règles que l’on connaît quand on joue, ce qui nous met au même niveau (on ne prend évidemment pas en compte les compétences différentes des individus avant de se soumettre au jeu).
En plus d’y accéder de manière libre et séparée de la vie courante, on pratique l’improvisation avec une approche ludique car on en ressent l’envie, sans aucun objectif de performance, de résultat. Jouer comme finalité, et non pas un moyen vers autre chose. Le rapport au jeu devient possible lorsque l’on sait qu’on se trouve dans un cadre indulgent (2.1) et supposément égalitaire.

Le rapport à l’erreur

Lorsque nous sommes dans un cadre indulgent et que l’on peut jouer sans aucun autre prétexte que le jeu lui-même, on peut alors dévoyer notre rapport usuel à l’erreur. Comme expliqué juste avant, la performance ne s’impose plus comme priorité. Ce n’est alors plus la seule chose qui change, l’erreur semble aussi se transformer. L’erreur en improvisation devient une occasion de faire autre chose, d’emprunter un autre chemin, de réaliser une itération jusque-là impensée. L’erreur devient donc étape de création et ne signe plus la fin d’une tentative. Autrement dit, l’erreur devient un moteur, et non plus une paralysie. Au pire, on recommence ; au mieux, on avance et on s’amuse. L’erreur est dédramatisée par son absence de conséquences directes sur le monde courant. On a donc accès à une attitude d’expérimentation, idéale pour la suite.

La présence totale

Puisque l’erreur n’est plus un obstacle, que le ludique est notre moteur et que je soutiens autant mes partenaires que ce qu’iels me soutiennent ; on peut enfin se concentrer sur la seule chose qui importe dans ce contexte : le moment présent. En effet, on se retrouve tout entier tourné.e vers la chose en train de se construire. On écoute son envie de jouer avec l’autre et puisque l’on doit se concentrer pour créer quelque chose avec autrui, rien d’autre ne compte. On ne pense plus à ce que l’on a fait avant dans sa “vraie” vie ou bien ce que l’on doit encore faire après, lorsque le moment de création sera fini. L’autre et notre création attirent toute notre attention. Par l’absence de jugement, on s’autorise à s’ouvrir à l’autre plutôt que de se concentrer sur soi pour se sécuriser.

L’écoute

Lorsque toutes ces conditions sont réunies, nous touchons enfin la possibilité d’écouter vraiment nos partenaires. C’est là que la possibilité de co-construction émerge. On n’a plus peur de l’erreur, on ne juge pas l’autre et l’autre ne nous juge pas. On ne sert et pense pas à un autre but que le jeu et cela nous permet d’être tout entier ouvert à l’autre et à ses propositions. La création d’une scène improvisée est similaire à la construction d’un mur de briques. Chaque personne pose une brique -par sa proposition, son action, sa réplique- qui servira à autrui de base pour sa proposition. On construit donc ensemble une même structure dont chaque élément s’appuie sur le précédent. On accepte d’emprunter un cheminement de pensée que l’on n’aurait pas emprunté seul.e, et nous y allons pleinement, sans résistance; car nous savons que l’échec n’est pas un problème et que notre partenaire est là pour nous soutenir coûte que coûte. On s’autorise à ne pas tout contrôler, à se laisser guider, et aussi à participer à la création de la scène. Les idées de nos partenaires ne sont plus nos idées ou les leurs, mais bien les idées de la scène. L’idée numéro 1 a mené à la 2 qui a mené à la 3 et ainsi de suite. En écoutant l’autre, en prenant ses propositions sans concession, on l’accepte tel qu’iel est. Et nos partenaires font pareil avec nous. Tout cela endéans nos limites physiques, morales et psychologiques évidemment.
L’improvisation théâtrale permet ainsi d’expérimenter un rapport particulier à l’autre, à l’altérité, et aussi à soi. Chaque proposition de l’autre vient modifier notre propre perception et compréhension de la scène. Ce processus dynamique souligne que notre projection de la suite de l’improvisation est constamment redéfinie par tout ce que fait l’autre. Pour le dire autrement, en improvisation, l’altérité n’est pas seulement une donnée théorique ; elle est vécue concrètement à chaque instant, car chaque nouvelle idée, geste ou parole de notre partenaire bouleverse nos anticipations et nous oblige à réajuster notre propre comportement/projection. Cette ouverture à l’autre dans un cadre improvisé est une expérience directe de l’interaction phénoménologique, où l’altérité devient une force créative qui redéfinit constamment les horizons d’attentes (le mien, celui de ma.on partenaire et celui du public).
S’aventurer dans l’improvisation théâtrale et expérimenter, c’est découvrir ce que l’on aime ainsi que ce que l’on n’aime pas, ce que l’on projette plus facilement, et ce qui nous est moins familier. C’est donc se découvrir soi à travers les propositions et univers des autres.

La découverte de la créativité, la capacité de réponse.

Enfin, on découvre la créativité comme moment et non comme compétence. Dans un cadre aussi propice à l’expérimentation, à la découverte de soi et des autres ; notre individualité paraît enfin être une richesse pour le collectif. Chacun.e, par ses expériences, son vécu, ses hobbys et passions, apporte quelque chose au groupe. Nos spécificités et nos intérêts particuliers ne sont pas raillés en improvisation mais bien célébrés. Un intérêt pour les séries prenant place dans le cadre médiéval devient une formidable occasion de jouer des scènes d’une autre époque et de faire découvrir cela au collectif. Au sein de ce dispositif, on s’autorise donc à mobiliser notre imaginaire plutôt que de le garder cloîtré en nous. Le collectif nous offre la possibilité d’explorer notre créativité. Tout le monde est créatif-ve mais s’autoriser à l’être demande un cadre particulier. Tout le monde a de la répartie, tout le monde a une idée en tête. Par exemple, si on nous demande de penser à un lieu insolite pour une prochaine scène, tout le monde s’en figure un en tête. Toutefois, on pourrait ne jamais le dire. Par peur de ne pas donner un lieu suffisamment drôle ou insolite, par peur de la réaction des gens, par peur de l’erreur et de la performance ; on pourrait refouler cette proposition et ne pas la communiquer. Ce que propose le cadre de l’improvisation théâtrale, c’est de libérer cette créativité par un moment particulier, conditionné par les étapes vues ci-dessus.

Pour produire le contexte nécessaire à la co-création spontanée d’une scène nue et située, il faut donc se mettre en “mode” improvisation que l’on peut résumer comme suit :
Au sein d’un groupe désireux de pratiquer l’improvisation ensemble, nous mettons en place six étapes. On ne juge pas les autres ou leurs propositions, et on ne se juge pas soi non plus. On retrouve le ludique uniquement par l’idée même de jouer, sans motivation ultérieure. Dans ce cadre, on se rend alors compte que l’erreur n’a pas d’impact et n’est qu’une occasion d’explorer autre chose. Tout cela nous permet de rester au présent et d’être tout entier tourné.e vers ce qui se crée et l’autre. Notre attention peut donc être mobilisée pour écouter l’autre et construire avec elle.lui… Si on écoute l’autre et qu’on mobilise sa proposition entièrement, sans négocier, iel fait pareil avec nous, ce qui nous permet d’explorer notre créativité et de nous autoriser à mobiliser ce qui fait notre individualité pour nourrir le groupe. On offre un moment de vulnérabilité où l’on se livre, ce qui permet encore plus l’empathie et l’indulgence. Enfin, on se rend compte que l’on a des idées, et qu’il “suffit” de les communiquer au collectif pour avancer dans la création de l’histoire et de la scène.

La confiance et l’adaptation

Lorsque l’on pratique l’improvisation théâtrale régulièrement, de nouvelles choses émergent. En effet, à force de répéter l’exercice de construire en fonction de ce que l’autre nous propose, notre capacité d’adaptation s’améliore. Faire face à ce que l’on n’a pas prévu, à quelque chose dont la création ne dépend pas que de nous, devient de plus en plus aisé. Nous sommes plus ouvert.e au possible, à l’inconnu.
D’un autre côté, on développe une confiance en l’autre. L’autre est capable de me soutenir, de me suivre et de proposer des choses pertinentes. Petit à petit, si ce n’était pas déjà le cas, on est témoin de la richesse des autres individualités au sein du collectif.

L’improvisation comme outil

Maintenant que l’improvisation a été définie, ses pré-requis décomposés et expliqués, voyons comment elle peut être appliquée à d’autres champs du réel.

Du développement de l’improvisation au développement (im)personnel

La première application évidente que nous allons évoquer est celle du développement (im)personnel, de la création du lien social pour renforcer l’individu. L’improvisation ne demande pas à ses pratiquant.es de faire face aux imprévus du collectif et du monde en renforçant uniquement l’individu, en le rendant bullet-proof à ce qu’iel ne peut contrôler. L’improvisation fait précisément l’inverse. Elle propose de renforcer l’individu grâce aux imprévus du collectif. Non pas de se sentir comme une individualité qui existerait “malgré” et “dans” un groupe mais bien comme un individu qui existe grâce et au travers d’un groupe, et d’un groupe qui existe au travers des personnes et de leur individualité. En improvisation, on ne refuse pas ce que l’on ne peut pas contrôler, on l’accepte et on fait avec, comme si c’était une occasion de créer quelque chose. En improvisation théâtrale plus précisément, on ne se ferme pas à autrui et à ce qu’on ne peut pas contrôler, on considère l’autre comme une possibilité de découvrir quelque chose de nouveau et d’apprendre. On s’ouvre à la créativité de l’autre pour enrichir la sienne. Brique par brique, on construit notre structure ensemble, parce que les briques que nous proposent nos partenaires sont inattendues, nouvelles, intéressantes et pertinentes. On fait en sorte de rendre compétent.e et pertinent.e notre partenaire en acceptant sans concession ses idées. L’improvisation cherche à mettre le focus sur l’autre, à élever l’autre par notre travail et enthousiasme. Prendre soin de l’autre, c’est prendre soin de soi de manière indirecte. En effet, si l’autre a des propositions si pertinentes, peut-être que nous aussi. Et donc, en aimant l’autre et ses propositions, on s’aime un peu plus aussi. On s’explore soi à travers le collectif et on découvre, on apprend, on se renforce grâce à celui-ci. C’est en ce sens que l’improvisation est un outil de développement (im)personnel.

De l’improvisation au monde : outil de transformation

Le développement de l’individu n’est pas la seule application possible de l’improvisation. On peut aussi la mobiliser dans le cadre de l’éducation permanente et citoyenne.
En improvisation, pour nous faire comprendre rapidement et se connecter efficacement au public ainsi qu’à nos partenaires, nous mobilisons et puisons dans l’imaginaire collectif. Cet imaginaire collectif est construit à l’image de notre société et n’est donc pas exempt de discrimination. On peut donc souvent voir surgir lors de cabarets d’improvisations des propositions profondément clichées. Le milieu de l’improvisation étant majoritairement blanc, cisgenre, hétéro, et validiste, les “propositions” font mouche et ne souffrent souvent que de très peu d’oppositions. Le constat est donc assez déprimant : l’impro semble être condamnée à perpétrer la violence symbolique et les discriminations sur scène.
Trois possibilités se créent alors devant nous. Certain.es continuent de mobiliser les clichés discriminants sans prêter attention ou se révoltent même à l’idée de devoir se remettre en question. D’autres regardent la discipline d’un air inquiet quant aux représentations qu’elle véhicule et préfèrent la garder loin d’eux.
Toutefois, l’improvisation, comme le cliché et le genre, est ontoformative[4], C’est-à-dire qu’elle produit d’elle-même les représentations qui construisent la norme produisant ces mêmes représentations. Elle crée la réalité dans laquelle elle évolue. Elle se nourrit par toutes les instanciations et représentations qui voient le jour et en reproduit d’autres. La pratique et la représentation présentes dans l’improvisation ne viennent pas de nulle part, elles sont conditionnées par nombre de structures présentes dans notre société (la culture, l’éducation, l’économie, les discrimination systémiques et donc soutenues par l’état, …). Nous sommes donc “imbibés” de ces représentations, et pratiquer un mouvement réflexif sur celles-ci demande un effort. Si la question de notre culpabilité dans la création de représentations néfastes est débattue, notre responsabilité est quant à elle, indubitablement engagée.
En effet, il est heureusement possible d’ouvrir une troisième voie ! Si l’improvisation détermine et produit elle-même les représentations qui font modèle et norme ; si la norme se crée par multiplications des instanciations de représentations, alors nous pouvons faire bouger les lignes en produisant d’autres choses. Mobilisons l’improvisation comme transformation des représentations. Prenons acte de la non diversité des narratifs et laissons la place aux histoires et vécus pluriels qui ne sont pas ceux que l’on voit inlassablement. Modifions l’horizon d’attente du public et son encyclopédie[5] à travers nos scènes et improvisations. Ouvrons et laissons la scène à d’autres personnes et récits et construisons un imaginaire collectif plus ouvert. L’improvisation nous permet d’écouter pleinement et sans concession l’autre pour renforcer le collectif et l’individu, utilisons cela à bon escient pour écouter avec autant d’attention les vécus des autres. Faisons évoluer les représentations en nous faisant évoluer nous-mêmes par le même biais. L’improvisation forum, qui est une revisite du théâtre forum ou théâtre de l’opprimé par l’improvisation, prend acte de ce constat et tente d’agir. On voit aussi des spectacles d’improvisation à propos ou militants se développer ; permettant de questionner le fonctionnement actuel de la discipline et, par extension, de la société et de ses mécanismes.

De l’heuristique à l’apprentissage actif : l’improvisation comme outil de pratique philosophique

La dernière application présentée dans cet article est l’improvisation au service de la pratique philosophique. La structure et les conditions requises au bon fonctionnement de l’improvisation sont autant de concepts qu’il pourrait être pertinent de mobiliser dans le déroulement d’un atelier de pratique philosophique, ou de débat. Plusieurs grandes idées semblent fertiles pour la pensée philosophique :

  • Utiliser l’improvisation comme méthode heuristique de pratique philosophique
  • Renoncer à l’idée de propriété de nos idées
  • Favoriser l’apprentissage actif par le cercle magique, l’“expérience” et la présence totale

L’improvisation comme méthode heuristique de pratique philosophique

L’improvisation peut être considérée comme une méthode heuristique en philosophie. C’est à -dire comme un outil permettant de découvrir de nouvelles pistes de réflexion et d’explorer des concepts sous un angle inédit. En suspendant temporairement la recherche de certitudes, elle favorise une pensée plus fluide, créative, où les idées émergent spontanément dans un échange ouvert. Comme nous l’avons discuté plus haut, l’improvisation nous permet de redéfinir notre horizon d’attente de manière constante par le biais des autres, du collectif.
En ne considérant pas l’erreur comme un obstacle et comme un rebutoir, mais comme une chose par laquelle passer pour découvrir un peu plus de territoire, on se permet de créer une carte de compréhension beaucoup plus complète d’un concept ou d’un argument. Faisons des erreurs, explorons tous les recoins possibles d’une idée, retournons là dans tous les sens, et faisons confiance à nos collègues et étudiant.es pour nous amener dans des contrées dont nous ne connaissions pas l’existence.
Que cela soit par la forme d’une carte heuristique, d’un dialogue socratique, d’un jeu de rôle où chacun défend la thèse d’un.e auteur.ice; éprouvons notre connaissance à l’épreuve de celles des autres et voyons comment elles se redéfinissent constamment. En acceptant les idées, tours et détours de nos collègues sans concessions, il semble évident que nous enrichirons notre compréhension des concepts.

Renoncer à l’idée de propriété de nos idées

Dans le même mouvement, soustrayons-nous à la peur de la performance et de la pertinence. En faisant des idées que l’on propose les idées du débat et non pas mes idées ou ses idées, le traitement de celles-ci sera plus apaisé et calme. L’idée 1 fera fleurir en nous des idées 2,3 et 4 qui elles-mêmes parleront à nos collègues et les mèneront vers les idées 5 et 6. Utilisons-les toutes si on le désire, sans concession et sans prétention. En installant un cadre où il n’existe pas d’erreurs (toujours dans la mesure du raisonnable) mais bien des expériences, les langues et les esprits se délieront, et l’itération philosophique pourra s’exprimer peut-être encore plus pleinement.

Favoriser l’apprentissage actif par le cercle magique, l’”expérience” et la présence totale

Enfin, l’improvisation théâtrale peut aussi nous aider à redynamiser la pratique philosophique et à favoriser un apprentissage actif des participant.es à celle-ci.
Comme vu précédemment, l’improvisation théâtrale crée un cadre d’égalité entre les participants. En improvisation, chaque personne est un.e contributeur.ice égal.e à la scène qui se crée, indépendamment de son statut ou de ses compétences initiales puisqu’on y accède de manière libre et séparée de la vie courante C’est le fameux cercle magique d’Huizinga dont nous avons discuté plus haut, En calquant l’improvisation en pratique philosophique, on pourrait favoriser un échange plus horizontal, où chacun.e est à la fois acteur.ice et penseur.euse, contribuant à la co-construction des idées dans un cadre égalitaire et ouvert. Par ce sentiment d’horizontalité, où il n’y a pas d’erreur et où tout le monde suit les mêmes règles, la participation à la pratique philosophique pourrait être décomplexée et favorisée.
Lorsque nous posons un cadre bâti sur ces trois derniers paramètres, l’improvisation se rapproche également de l’idée d’un apprentissage expérientiel. Mise en place en philosophie, cette approche pourrait permettre aux participant.es d’atelier de non pas seulement théoriser des concepts, mais de les manipuler et de les explorer en temps réel à travers l’échange. Cet apprentissage actif, basé sur la participation et l’interaction, pourrait transformer la réflexion en une véritable pratique philosophique. Pour le dire encore autrement, transformer une abstraction théorique en une expérience vécue.
En ce sens, ce processus expérientiel permettrait à la philosophie de se reconnecter avec la vie “quotidienne” et “concrète” des participant.es. Là où la réflexion théorique peut parfois apparaître déconnectée des réalités vécues, nous pourrions directement impliquer les participant.es dans un acte philosophique incarné. Chaque idée ou concept devient alors une occasion de mise en situation, permettant un ancrage aussi bien corporel qu’intellectuel de la pratique. Et puisque l’improvisation théâtrale crée une présence totale chez le.a participant.e, on peut imaginer une conséquence similaire dans l’apprentissage et la pratique philosophique.
Suivant cela, on dégagerait alors une pratique philosophique plus accessible, plus inclusive, car elle permettrait à chacun.e de participer activement à la création d’un savoir commun produit en partie par leurs propositions. On pousserait encore un peu plus la pratique philosophique et ses ateliers comme des actes collaboratifs et créatifs.

Conclusion

Pour finir sur une ouverture à la question au niveau académique, une proposition un peu surprenante pourrait suivre le même esprit. À l’ère de l’exhortation à publier en son nom, à générer un maximum de publications signées, ne pourrions-nous pas nous réunir derrière le moment de la création, le congrès au cours duquel l’idée a émergé plutôt que derrière un nom ou plusieurs noms qui prendraient le dessus ? Les participante.s pourraient évidemment signaler leur présence par une signature mais le focus ne serait plus sur l’individu mais bien sur l’idée, le collectif. Parler du moment de la création et de ses idées plutôt que de chercher un.e propriétaire ? On aurait alors tout intérêt à collaborer et à construire ensemble, à produire et rechercher en collectif, plutôt qu’en individuel. Il semble évident que l’idée soit plus que difficile à mettre en place en vue de la conjoncture de la recherche et la manière dont les publications personnelles comptent pour déployer une carrière pérenne. Mais pourquoi ne pas imaginer, ne serait-ce que pour le plaisir du jeu uniquement, qu’un pas de côté est possible ?

  • Huizinga, J. (1951). Homo Ludens, Éditions Gallimard, coll. «Les essais»
  • Eco U. (2002). Le Signe, LGF/Livre de Poche, coll. «Le Livre de Poche Biblio»
  • Kosik K. (1988), Dialectics of the concrete, Springer Dordrecht
  • Connell R. (2014). Masculinités ; enjeux sociaux de l’hégémonie, Éditions Amsterdam
  • Johnstone K. (2013). Improvisation et Théâtre, Ipanema. Paris
  • Jane M. (2018). Jeux et enjeux : la boîte à outils de l’improvisation théâtrale, Dixit
  • Leviste N. (2018). Improvisation théâtrale : la fabuleuse science de l’imprévu, Editions L’Harmattan
  • Jouannot O. (2023). Spontanément.org (Site web)
  • Morris D. (2011). The Way of Improvisation (Youtube)
  • Lovegrove T. (2018). How the skills of improvisation can free us to be ourselves (Youtube)
  • Emanuele G. (2013). Improv to be a “better” human being (Youtube)
Notes
  1. Définition de l’école liégeoise d’improvisation théâtrale Improvise ! que l’on peut aussi retrouver sous une forme similaire dans Leviste N. (2018), Improvisation théâtrale : la fabuleuse science de l’imprévu ↩︎

  2. Huizinga, 1951, Homo Ludens, 24 ↩︎

  3. Ibid, 40 ↩︎

  4. Kosik, 1976, Dialectics of the concrete ↩︎

  5. Eco, 1988, Le Signe ↩︎

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