Aujourd’hui le terme « nouvelles pratiques philosophiques » regroupe une variété de façon de pratiquer, d’expérimenter, de vivre et de faire vivre la philosophie. De nouveaux espaces de discussion sont investis et deviennent autant de laboratoires pour y développer de nouveaux outils. C’est dans ce contexte, que nous vous proposons de découvrir ce que l’improvisation théâtrale permet pour explorer philosophiquement un concept, celui de personnage.
Le mercredi 15 novembre 2023, nous avons, en effet, proposé un atelier d’improvisation théâtrale au sein du chantier Philo-Art des Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques de l’Unesco. L’improvisation théâtrale y a servi de marchepied à une réflexion philosophique autour du concept de personnage. Nous y avons proposé de pratiquer des jeux d’improvisation pour en récupérer le potentiel philosophique et éveiller le questionnement. Les participants y ont été invités à jouer, à incarner, à faire vivre des personnages au travers de différents dispositifs issus de l’improvisation théâtrale pour mieux penser ensemble et offrir un ancrage corporel aux échanges philosophiques qui ont suivi.
Le présent article présentera le dispositif d’animation et ensuite étoffera cette présentation par une réflexion sur les enjeux philosophiques et méthodologiques du dispositif exposé.
Le dispositif d’animation
Un panel de quatre questions philosophiques a été présenté aux participants. Il a d’emblée été indiqué que, dans un second temps, un vote serait organisé pour sélectionner la question qui ferait l’objet d’une discussion philosophique. Le critère pour accorder sa préférence devait porter sur la prégnance du lien entre la question et les expériences vécues / vues durant les jeux d’improvisation. Nous avons fait découvrir 3 jeux théâtraux différents pour permettre d’expérimenter les questions proposées par différents prismes. Il existe bien d’autres exercices permettant le développement de personnage, c’est d’ailleurs un axe de travail important en improvisation théâtrale. Notre sélection repose sur des aspects pratiques, mais surtout sur l’intensité, dans les dispositifs présentés ci-après, des questionnements philosophiques qui y affleurent. Nous détaillerons dans un premier temps les exercices proposés et dans un second temps leur traitement philosophique.
À la croisée des chemins
Les participants sont divisés en deux groupes qui se font face. Chaque groupe est disposé en ligne aux extrémités de la salle et reçoit un personnage différent à incarner uniquement par le corps, sans paroles ni bruitages. Le personnage à faire vivre est tenu secret pour l’autre groupe. Les deux groupes doivent avancer progressivement et sans précipitation en incarnant au mieux le personnage qui leur a été attribué tout en observant l’autre groupe qui fait de même. Au croisement, les deux groupes vont devoir reprendre pour la suite du chemin le personnage de l’autre groupe, ou du moins ce qu’ils en ont compris. L’objectif est donc de se rendre attentif au personnage que l’on joue tout en restant à l’écoute des autres pour pouvoir à mi-parcours se « réincarner ». Les deux groupes font ensuite des hypothèses à propos du personnage qu’ils ont dû reprendre.
Switch
L’animateur commence par former des duos. Chaque duo reçoit le même personnage à faire vivre. Ce second jeu se joue en deux temps. D’abord, pour nourrir et être enveloppés par leur personnage, les participants vont entrer dans un « couloir de la construction de soi ». L’animateur leur demande d’imaginer un couloir qu’ils vont progressivement traverser et qui va permettre petit à petit de marquer son personnage jusqu’à le faire paraître de façon éventuellement très caricaturale. Les improvisateurs peuvent cette fois-ci, en plus du corps, utiliser des sons. L’animateur insiste sur le fait que chaque pas doit permettre de laisser le personnage gagner en ampleur pour prendre progressivement possession de soi. L’objectif est donc de pousser à son paroxysme le personnage et marquer au fil des pas une progression dans l’emprise du personnage sur le comédien. On peut éventuellement proposer aux participants de refaire l’exercice en marche arrière en diminuant progressivement et graduellement la part du personnage qui va petit à petit perdre en intensité jusqu’à disparition complète. Plusieurs duos se sont succédés avec différentes personnes qui ont ainsi pu prendre forme sous le regard soutenant des spectateurs.
Ensuite, le public a pu voter à l’applaudimètre pour le titre de l’improvisation qui allait se jouer. Une fois ce titre connu, les duos ont été séparés. En effet, une première équipe de jouteurs avec des personnages bien distincts démarrent l’improvisation tandis que les autres se tiennent en réserve prêts à reprendre la scène laissée par leur binôme. Au signal de l’animateur, les duos vont s’échanger. Les improvisateurs en réserve gagnent la scène et viennent reprendre la position laissée par leur binôme qui se positionnent en coulisses. Au second signal, l’improvisation reprend.
Dans le cas présent, les spectateurs ont opté pour « Monstre de compagnie » comme titre parmi une sélection et nous avions les personnages suivants : un fantôme, un vampire, un loup garou, un géant, un zombie et un ogre. L’improvisation a donc été jouée en deux temps par des jouteurs différents mais en conservant les mêmes personnages incarnés par chacun des membres d’un binôme.
Je suis ce que tu veux que je sois
On forme également des duos. L’animateur indique que chaque membre du duo va recevoir une œuvre d’art présentant le personnage qu’il s’apprête à rencontrer sur scène. Chacun des partenaires de jeu connaît donc qui est l’autre mais pas qui il est soi-même. Seul le comportement de l’autre à son égard pourra servir d’indice pour identifier qui on incarne. Les improvisateurs sur scène vont donc devoir s’ajuster à leur partenaire de jeu et faire comprendre à l’autre qui il est. L’animateur dévoile une fois que tous les jouteurs sont passés, les différentes œuvres présentées. Le public et les jouteurs découvrent donc une galerie de personnages. Le but est d’identifier celui que l’on devait incarner grâce à la manière dont son partenaire a interagi avec soi.
Voici les références des œuvres utilisées :
- Vincent Van Gogh, Vieil homme en pleurs, huile sur toile, 81 cm x 65 cm, 1890, Musée Kröller-Müller.
- Franz Xaver Winterhalter, Portrait de la reine Victoria, huile sur toile, 157.5 x 241.9 cm,1859.
- Théo Mercier, Le Solitaire : Monstre en spaghetti, sculpture en spaghetti séchés, 170 x 200 x 230cm, 2010.
- Jean François Millet, La Mort et le bûcheron, huile sur toile,77 cm x 100 cm, Glyptothèque Ny Carlsberg, 1859.
- Jean Auguste Dominique Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial, huile sur toile, 263 × 163 cm, Musée de l’Armée, Paris, 1806.
- Falconet Etienne Maurice, L’Amour menaçant, sculpture en marbre, 0,915 m x 0,5 m x 0,62 m, Musée du Louvre, Paris, vers 1757.
- Franz Marc, Chat sur le coussin jaune, huile sur papier, huile sur papier, 60 cm × 49 cm, Halle, Museum Moritzburg, 1912.
- Pierre Pivet, Le serveur, huile sur toile, 102 cm x 76 cm, 2021.
- Jean Jacques Feuchère, Satan, bronze à patine sombre, 34,5 cm x 15,5 cm x 8,6 cm, Louvres, Paris, 1833.
Cet exercice permet donc à un monstre en spaghetti de rencontrer la Mort, à un ange d’échanger avec un veille homme triste et à un chat de tourmenter Napoléon Ier. Ces rencontres fortuites donnent naissance aux personnages au fur et à mesure des interactions.
Les œuvres d’art à l’origine des personnages sont toutes dévoilées et chacun essaie de s’y reconnaître.
Choix de la question philosophique
Après les différentes expériences d’improvisation théâtrale, les participants ont pu voter pour une des quatre questions sélectionnées.
- Que signifie incarner un personnage ?
- Pour quelles raisons joue-t-on un personnage ?
- Ce que je montre définit-il qui je suis ?
- Peut-on choisir qui nous voulons être ?
Nous aurions également pu en proposer d’autres :
- Jouons-nous tous des rôles dans la vie ?
- Que signifie rester soi-même ?
- Peut-on être pleinement soi-même avec les autres ?
- Choisit-on ce qu’on montre de soi ?
- Que signifie incarner un personnage ?
- Avançons-nous tous masqués ?
- Qu’est-ce que l’authenticité ?
- Peut-on jouer à être un autre ?
- Que signifie jouer le jeu ?
- Peut-on se camoufler pour devenir soi-même ?
- Laissons-nous une part de nous-mêmes dans les personnages que nous jouons ?
- Joue-t-on toujours à partir de soi ?
- Y’a-t-il des liens entre personne et personnage ?
- Peut-on changer ce que l’on est ?
Une fois la question choisie par les participants, nous avons opté pour une entrée dans la discussion avec une consigne particulière. Nous avons indiqué aux participants que nous allions mener la discussion en 2 temps. D’abord, l’animateur a proposé aux participants d’essayer de voir quels éléments de réponse apportaient les différents jeux d’improvisation expérimentés à la question choisie. Pour le dire autrement encore, si ces expériences d’impro autour du personnage étaient des réponses ou des pistes de réponses, que diraient-elles à propos de la question du jour ? Un premier temps de discussion a été consacré à cette consigne. Les participants ont ensuite été invités à apporter des réponses par elleux-mêmes lors d’une discussion philosophique.
Retours réflexifs et intérêts du dispositif :
Improviser et philosopher : une synergie à cultiver
Nous voudrions revenir sur certains aspects importants de la démarche présentée ci-avant.
Le corps en mouvement dans l’improvisation théâtrale au service du questionnement philosophique
Premièrement, il nous apparaît important d’indiquer aux lecteurs et aux lectrices ce que permet le recours au corps par l’improvisation théâtrale pour l’exploration de questionnements philosophiques. Le corps est souvent identifié comme le contraire de l’esprit mais il se révèle être une ressource précieuse pour faire l’expérience d’une pensée en mouvement. « Penser par le corps » est une expression qui suggère une approche philosophique qui intègre le corps comme un aspect central de la cognition et de la compréhension du monde. Plutôt que de considérer le corps comme une entité distincte de l’esprit, penser par le corps implique une reconnaissance de l’interconnexion entre la pensée, le ressenti corporel et l’expérience sensorielle. Pratiquer la philosophie et improviser c’est renoncer à un idéal de perfection pour se risquer tout entier dans une aventure collective permettant à chacun de disposer d’un médium d’expression dont on peut tous et toutes disposer à mesure de ses capacités et de ses moyens : le corps. Penser à partir du corps et par le corps permet de s’adapter à des publics variés et à des contextes différents, ce qui permet à la fois de proposer une expérience accessible au plus grand nombre et de poser toutes les questions en vivant dans sa chair une exploration de différents possibles. Improviser ne nécessite pas nécessairement la maîtrise de la langue de l’atelier, il sera donc plus aisé pour certains participants d’y prendre une part plus active en y trouvant un mode d’expression plus accessible et en mettant en lumière des talents peu valorisés dans l’espace scolaire traditionnel. L’improvisation offre une plateforme unique pour explorer différentes modalités du soi en temps réel dans un contexte qui autorise à expérimenter, à se tromper, à trébucher.
Jouer, c’est se permettre de vivre des expériences communes qui permettent de penser ce qu’on a vécu et de vivre ce qu’on pense. Par une invitation au mouvement et au travail du corps, on donne vie aux questionnements et tous les participants peuvent puiser dans une expérience commune pour nourrir la communauté de recherche autour d’une question philosophique. Il est en effet important de rappeler que le corps est un support inducteur parfois sous-estimé dans le contexte des pratiques philosophiques, comme si elles ne s’adressaient qu’à l’esprit détaché de toutes les contingences liées à la corporéité. Notons aussi que les questionnements philosophiques abordés lors des ateliers philosophiques sont, pour la plupart des participants une terre vierge et peut-être hostile. Donner du corps à ces questionnements par un jeu d’improvisation permet de nourrir le propos et de se donner par le vécu les ressources pour pouvoir se lancer dans l’enquête philosophique. Un support inducteur qui insiste sur la place du corps permet de donner vie à des questionnements plus affutés puisqu’ils s’ancrent dans un vécu personnel et collectif. L’improvisation comme geste créatif immédiat sans plan favorise une forme d’étonnement proprement philosophique en rendant réceptif à l’instant. Donner du corps à la pensée, c’est (se) rappeler que nous sommes aussi un corps qui pense et pas uniquement une pensée qui s’incarne. Penser au travers de son corps permet d’expérimenter l’abstraction, d’en prendre la mesure, de lui donner des contours. La phénoménologie, développée par des philosophes tels que Edmund Husserl et Maurice Merleau-Ponty, se concentre sur l’expérience vécue. Merleau-Ponty, en particulier, a souligné l’importance du corps dans la perception du monde. Selon lui, le corps n’est pas simplement un objet parmi d’autres, mais plutôt le moyen par lequel nous engageons le monde[1]. L’improvisation, en ce sens, permettrait un engagement dans le monde pour mieux le penser et s’y engager davantage. La relation entre le corps et l’identité personnelle est également un domaine d’exploration philosophique. Nous pourrions suggérer ici aux lecteurs et aux lectrices la découverte de l’expérience de pensée proposée par le philosophe empiriste Locke[2] qui pense le problème de l’identité, en se demandant ce qu’il adviendrait de l’âme d’un prince dans le corps d’un savetier. Comment le corps influence-t-il notre compréhension de qui nous sommes et de notre place dans le monde ? Jouons-le pour mieux en cerner les enjeux.
Enfin, penser par et avec le corps permet également de s’intéresser une forme d’esthétique corporelle en explorant la beauté et la signification esthétique du corps. Cela peut inclure d’autres formes d’expression artistique centrées sur le corps.
Improviser et philosopher, une expérience partagée de création collective
Nous voulions également souligner la dimension collective des jeux d’improvisation. Les improvisateurs et improvisatrices se doivent de jouer ensemble en intégrant positivement chaque idée proposée par ses partenaires. Dans l’atelier philo comme sur la scène d’impro, ce qui est visible c’est le dévoilement d’un effort de réalignement des individualités à l’instant et au collectif. Proposer des jeux d’improvisation c’est avant tout offrir une expérience partagée de création collective. Pour le dire encore autrement, improviser et pratiquer la philosophie ne sont possibles qu’au contact d’autrui. L’enjeu en improvisation n’est pas d’occuper le devant de la scène mais de servir les partenaires de jeu pour tirer tout le potentiel des propositions de chacun. Même en travaillant seul, l’idée de l’autre est sous-jacente. Pratiquer la philosophie, c’est mettre sa pensée au service d’une construction collective qui se fait et se défait au contact du collectif. Penser et improviser, c’est dialoguer avec soi-même et avec les autres en temps réel. Les participants sont coresponsables de l’avancée de la discussion et de ce qui se joue sur scène. Il s’agit d’inventer les cadres dans lesquels nous allons jouer ensemble. La responsabilité est conjointement engagée. Il s’agira donc de voir comment la pensée mise au service du collectif peut me transformer et m’animer. Ceci exige de s’autoriser à se mettre en jeu en acceptant de considérer sa pensée comme un objet extérieur à soi. Il faut accepter de prendre une distance critique par rapport à nos certitudes, permettre à nos idées de nous échapper pour être testées, vouloir se mettre en doute. Il faut accepter que les certitudes puissent se fissurer en étant collectivement inspectées sous tous les angles. L’improvisation et la pratique philo permettent donc de générer une culture de l’altérité en se réadaptant à l’instant pour façonner une création commune dont la nature est certes différente, mais il s’agit, dans les deux cas, de penser et créer ensemble dans l’instant.
Précautions
L’exercice peut sembler complexe à appréhender pour certains participants. Pourtant, la pratique de l’improvisation théâtrale ne nécessite pas de préparation et aucun prérequis. Il n’y a aucun texte à mémoriser, pas de matériel spécifique nécessaire, tous les types de personnalités peuvent improviser. Nous pointerons cependant quelques difficultés et précautions pour créer les conditions propices. Plusieurs facteurs peuvent bloquer et stresser les participants : une impression de perte de contrôle, l’imprévisibilité, la nouveauté et enfin, la situation présente une menace potentielle pour l’égo du participant. Pour limiter les effets stressants, il faudra donc veiller à mettre en place un cadre rassurant qui fasse tomber les barrières qu’on s’impose à soi-même. L’animateur peut par exemple proposer des exercices qui sont progressifs et qui impliquent à chaque fois davantage les participants sans trop les exposer d’emblée. Par exemple, en jouant d’abord uniquement avec son corps, éventuellement assis, et puis progressivement en y adjoignant les bruitages et puis la parole et le mouvement. Il sera également important d’instaurer quelques règles d’or pour permettre le lâcher-prise afin que le regard de l’autre soit porteur et non stigmatisant. La force du groupe permet de s’y dépasser individuellement mais aussi collectivement. Improviser, c’est donc avant tout se faire confiance, à soi-même mais aussi entre individus. Nous proposons les quelques règles d’or suivantes à nos participants :
- Droit de dire non à une activité.
Les participants disposent d’un joker s’ils ne souhaitent pas prendre part à un exercice. - Ne pas chercher à tout prix l’originalité.
Nous luttons contre notre propre imagination quand nous essayons d’en avoir. Ne vous rajoutez pas l’exigence d’originalité. - Pas d’autocensure. Nous ne sommes pas responsables du contenu de notre imagination. Explorez tous les possibles !
Il est important de ne pas rejeter ses propres idées et de se montrer ouvert à l’exploration de tout ce qui vient. - Ne vous comparez pas.
En improvisation, on joue avec les autres, pas en compétition avec les autres. - Restez dans le moment présent. Soyez disponible à vous –même et aux autres.
Faites-vous confiance, la force de l’improvisateur réside dans sa capacité à écouter, à sentir ce qui se joue. - Remplacez-le « oui mais… » par « oui et… ».
Mettez-vous au service des propositions des autres.
Personnage et authenticité : pistes de réflexion philosophique
Les questionnements philosophiques proposés aux participants permettent de mettre en avant différents concepts philosophiques dont nous voudrions donner un aperçu non exhaustif aux lecteurs pour qu’ils puissent avoir quelques balises philosophiques pour mener à bien l’animation du dispositif.
Les jeux d’improvisation sélectionnés renvoient en priorité à la notion de personnage. La notion de personnage en philosophie peut être abordée à partir de différentes perspectives que nous allons effleurer ci-après. Nous voulions attirer l’attention dans ce contexte sur l’étymologie du mot « persona ». Venant du latin, du verbe personare, ce mot signifie « parler à travers ». Il désigne à l’origine le masque que portaient les acteurs de théâtre. Ce masque avait pour fonction à la fois de donner à l’acteur l’aspect du personnage qu’il interprétait, mais aussi de permettre à la voix de son porteur d’être audible au loin. Ce mot peut également désigner la manière dont chacun doit plus ou moins se fondre dans un personnage socialement prédéfini afin de tenir son rôle social. Il indique qu’il est possible de s’identifier à la « persona », conduisant l’individu à se prendre pour celui qu’il est aux yeux des autres en oubliant qui il est réellement. La « persona » peut se rapprocher de l’idée de masque social.
Cette conception du personnage renvoie donc à l’idée de masque que l’on peut travailler sous différents aspects en philosophie. « Larvatus prodeo », qui signifie « j’avance masqué », est une formule attribuée à Descartes[3]. Nous serions, si nous suivons Descartes, libres d’ôter et de remettre notre masque sans craindre de ne plus pouvoir s’en départir. « Comme un acteur met un masque pour ne pas laisser voir la rougeur de son front ; de même, moi qui vais monter sur le théâtre de ce monde où je n’ai été jusqu’ici que spectateur, je parais masqué sur la scène. [4]». Présenter un visage découvert expose à autrui. Reprenant la formule d’Épictète dans ses Entretiens[5] le monde se concevrait comme un immense théâtre où chacun peut se donner en spectacle. Pour se protéger, il vaudrait donc mieux avancer masqué.
La notion de personnage pourrait être aussi abordée au travers du prisme de la philosophie politique en particulier en relation avec la notion de citoyenneté et de responsabilité sociale : comment nos personnages interagissent-ils sur la scène du monde ? La différence entre le public et le privé est-elle poreuse ? Y-a-t-il un impératif de transparence ? Peut-on être authentique sur la scène sociale ? Jouons-nous tous un rôle sur la scène du monde ? Que veut-on dire quand on parle de scène du monde ?
Le dispositif d’animation recourant aux jeux d’improvisation mettant en scène des personnages présentés ci-avant permet aussi et dans la lignée de ce qui vient d’être exposé de convoquer le concept d’authenticité. L’authenticité en philosophie est un concept qui revêt différentes significations en fonction du contexte philosophique particulier. Cependant, de manière générale, l’authenticité est souvent associée à l’idée de vivre en accord avec ses propres valeurs, convictions et véritables aspirations, plutôt que de suivre simplement des normes sociales ou des attentes externes. Jean-Jacques Rousseau qui dénonce les masques que l’on porterait en société. Le théâtre serait l’« art de se contrefaire, de faire revêtir un autre caractère que le sien » . Pour le dire encore autrement, ce serait un « trafic de soi-même […] servile et bas [6]». En perpétuelle représentation de soi, on en oublierait d’être soi. En appelant à faire tomber les masques, Rousseau invite à penser l’authenticité en contre-plongée. Ce concept ainsi que celui de l’identité apparaissent de manière récurrente dans les questionnements initiés à l’issue des jeux d’improvisations autour de la (dé)construction de personnages. L’art de se contrefaire, de se grimer pour prendre d’autres traits n’impliquent-ils pas déjà de s’être posés la question du soi si on conçoit l’idée d’incarner un personnage comme le fait de revêtir d’autres atours que les siens, de paraître différent de ce qu’on est ?
Dans la tradition existentialiste, des penseurs tels que Jean-Paul Sartre et Albert Camus ont exploré l’importance de l’authenticité dans la vie individuelle. Sartre, par exemple, a souligné le concept de « mauvaise foi[7]» comme une forme d’auto-duperie où les individus évitent la responsabilité en suivant simplement des rôles sociaux préétablis. Être authentique, dans ce contexte, implique de faire face à la liberté et à la responsabilité de créer sa propre existence. Dans le domaine de l’éthique, l’authenticité est souvent liée à l’idée de vivre en accord avec ses propres principes moraux. Cela implique d’agir de manière cohérente avec ses convictions éthiques plutôt que de suivre des normes morales externes.
Les penseurs contemporains, comme Erving Goffman, ont appliqué des idées phénoménologiques à la compréhension de la vie sociale. Goffman a exploré la notion d’« authenticité dramaturgique » pour décrire comment les individus présentent différentes facettes d’eux-mêmes dans des situations sociales, soulignant ainsi la complexité de l’authenticité dans un contexte social[8]. L’authenticité en philosophie est souvent associée à la recherche de la vérité de soi, à la responsabilité personnelle et à la cohérence avec ses propres convictions.
Enfin, il serait également possible de travailler philosophiquement les enjeux pédagogiques liés à la production de stéréotypes. Incarner un personnage et le rendre visible pour le spectateur nécessite de grossir les traits, de forcer certaines caractéristiques, d’exagérer certaines idées reçues autour du personnage, de sélectionner certains éléments qui permettront de mieux révéler ses intentions de jeu. Ces aspects peuvent donc également faire l’objet d’une discussion.
En conclusion :
Pour conclure, le présent article vous a présenté le déroulement de ce dispositif ainsi que des pistes de réflexion didactique et théorique. Nous espérons avoir donné le goût au lecteur d’explorer ensemble l’improvisation et la philosophie. Elles peuvent être sillonnées ensemble de bien des manières. Nous en avons effleuré quelques-unes, mais nous aurions également pu nous arrêter sur les dimensions éthiques de l’improvisation. En effet, certains principes philosophiques peuvent être appliqués à l’improvisation, tels que l’éthique de la communication et l’éthique de la responsabilité. Comment les improvisateurs interagissent, écoutent et réagissent les uns aux autres pourrait être questionné à la lumière de théories éthiques. Nous aurions également pu nous arrêter sur les thèmes de la liberté et de la détermination qui sont souvent explorés en philosophie. L’improvisation met en lumière la liberté artistique et créative, mais elle peut également révéler des contraintes et des structures sous-jacentes, ouvrant ainsi la voie à une réflexion philosophique sur la nature de la liberté. Nous nous sommes surtout concentrés, dans le dispositif ci-avant, sur la manière dont l’utilisation de jeux d’improvisation permet d’explorer des concepts philosophiques (personne – personnage – authenticité – identité) de manière ludique. Nous avons essayé d’illustrer comment l’improvisation et la philosophie peuvent s’entrelacer pour offrir des expériences enrichissantes sur le plan conceptuel et artistique. Explorer ces connexions offre une perspective différente sur la manière dont la créativité spontanée peut être liée à la réflexion philosophique. Nous y voyons une opportunité de travailler de manière conjointe les pensées créative, attentive et critique, à l’œuvre dans la pensée complexe. Nous faisons ici référence à Mathieu Lipman qui va mettre en avant trois dimensions essentielles de la pensée. Michel Sasseville parle également de « trépied de la communauté de recherche philosophique »[9]. Nous espérons que le lecteur aura pu trouver dans ces quelques lignes de quoi nourrir de futurs ateliers et donnera l’envie d’exploiter davantage les activités d’ordre corporel
Par ordre d’apparition
- MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1985.
- LOCKE J., Essai sur l’entendement humain, Livre II, Chapitre xxvii, Trad. Étienne Balibar, revue par G. Brykman, Seuil, 1998.
- STAQUET A., Descartes avance-t-il masqué ?, L’Académie en poche, 2015.
- DESCARTES R., Cogitationes privatæ, Œuvres de Descartes, vol. x, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin.
- ÉPICTÈTE, Entretiens, Paris, Les Belles Lettres, coll. « des Universités de France », trad. Joseph Souilhé, 1945.
- ROUSSEAU J-J., Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, Paris, Hachette, 1896.
- SARTRE J.-P., L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1976, coll. Tel, pp. 95-96.
- GOFFMAN E., La Mise en scène de la vie quotidienne, La Présentation de soi, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1973.
- SASSEVILLE M. et GAGNON M., Penser ensemble à l’école, PUL, 2012.
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1985. ↩︎
LOCKE J., Essai sur l’entendement humain, Livre II, Chapitre xxvii, Trad. Étienne Balibar, revue par G. Brykman, Seuil, 1998. ↩︎
STAQUET A., Descartes avance-t-il masqué ?, L’Académie en poche, 2015. ↩︎
DESCARTES R., Cogitationes privatæ, Œuvres de Descartes, vol. x, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin. ↩︎
ÉPICTÈTE, Entretiens, Paris, Les Belles Lettres, trad. Joseph Souilhé, 1945
Le philosophe Épictète introduit la notion de rôle à jouer pour l’homme dans le monde, rôle que l’homme ne doit pas outrepasser et qui constitue pour lui comme un devoir envers les dieux. On y retrouve également la métaphore du masque théâtral. ↩︎ROUSSEAU J.-J., Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, Paris, Hachette, 1896. ↩︎
SARTRE J.-P., L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1976, coll. Tel, pp. 95-96.
Nous pensons ici à l’exemple du garçon de café qui joue à être garçon de café, à se fondre dans ce rôle comme s’il n’était plus que ça. Ses gestes sont machiniques. Il mime le garçon de café, oubliant d’être lui-même. ↩︎GOFFMAN E., La Mise en scène de la vie quotidienne, La Présentation de soi, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1973. ↩︎
Nous invitons le lecteur désireux de creuser cet aspect à la lecture de l’ouvrage de SASSEVILLE M. et GAGNON M., Penser ensemble à l’école, PUL, 2012 ↩︎