Revue

L’existence humaine est-elle une tragédie ou une comédie ?

22e Colloque NPP Le Mans 16 novembre 2023 Chantier
Philo Cité

Atelier philo proposé par Michel Tozzi, didacticien de l’apprentissage du philosopher

L’existence humaine est-elle une tragédie ou une comédie ?

Cet atelier de trois heures avait un double objectif :

  • Faire expérimenter par des adultes une Discussion à Visées Démocratique et Philosophique (DVDP), en explicitant préalablement les tenants et aboutissant de ce dispositif (accessoirement en le comparant aux démonstrations de DVDP avec les enfants des années précédentes), puis après la discussion analyser son fonctionnement.
  • Orienter le contenu de la discussion sur le thème du colloque : la comédie, pour réfléchir sur sa dimension existentielle.

Sur le premier point, on trouvera une description complète du dispositif sur le site philotozzi.com : https://www.philotozzi.com/2011/03/439/
Merci aux différents volontaires : Patricia Langoutte pour être Présidente de séance, Johanna Hawken pour tenir le rôle de reformulatrice, Elisabeth Bussienne pour faire une synthèse de la discussion ; merci aussi aux participants et aux retours des observateurs de la discussion dans la phase d’analyse après la discussion.
Sur le second point, on trouvera ci-dessous le résumé de ma communication, mon introduction à la discussion et la synthèse de la discussion.

C’est une tragédie, car la vie est une suite d’épreuves, « entre souffrance et ennui » (Schopenhauer), une vallée de larmes ponctuée par la mort, un « inconvénient d’être né » (Cioran), une « douleur d’être » (Lacan), une « fatigue d’être soi », confronté à l’entropie, la « cruauté du réel » (Rosset), le mal et l’absurde (Camus), une brève parenthèse entre deux néants, qui ne vaut guère la peine de d’être vécue … Et c’est une comédie, car la vie est une opportunité, un kairos à saisir, un cadeau, la pure « joie d’exister » (Spinoza), nourrie par la puissance du désir, la possibilité de créer, d’engendrer, de jouir, d’aimer, d’être artiste, « héros, sage ou saint » (Bergson), de viser le beau, le bien, le juste, le bonheur individuel et l’utopie collective, l’émancipation … Peut-on, doit-on choisir entre ces deux visions de l’existence ? Et si on refuse de choisir, le « en même temps » n’est-il pas une facilité métaphysique ? Alors ?

Introduction à la discussion

C’est une tragédie parce que cela finit mal ?
Une comédie par la joie même d’exister ?
Une tragi-comédie : beaucoup de joie mais avec une fin tragique ?

Il y a quelques présupposés dans la question à interroger :

  • Il s’agit d’une comparaison de la vie humaine à un théâtre. Ou même l’affirmation qu’elle est un théâtre (C’est la conception stoïcienne).
  • On définit dans la question la vie à partir de catégories littéraires. Y a-t-il un bien-fondé de cette métaphore en philosophie ?
  • On présente la question sous forme alternative, binaire. La vie pourrait aussi être ni l’un ni l’autre, ou à la fois l’un et l’autre (tragi-comédie ?).
  • La question pourrait être mal posée … indécidable ou insoluble (impasse pour la pensée).

Tentatives de définition

La question n’a de sens que si l’on définit les notions de tragédie ou de comédie, pour voir si ces attributs s’appliquent à la vie.

Tragédie.

C’est un genre théâtral inventé en occident par les Grecs (Sophocle, Eschyle et Euripide), et développé au 17e. Il présente un double objectif pour les grecs : plaire et instruire (placere et docere).
La tragédie met en scène un personnage hors du commun en proie à un destin exceptionnel, mais malheureux. Elle évoque une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité, qui inspire une émotion intense, par un caractère effrayant ou funeste. La tragédie suscite, selon Aristote, « la pitié et la crainte », la crainte pour soi-même, la pitié pour autrui.
Le registre tragique a pour but d’émouvoir le lecteur en présentant des situations sans issue. Des passions et des dilemmes tourmentent les personnages jusqu’à un dénouement malheureux, généralement la mort. La situation est conflictuelle, dramatique, douloureuse : une personne est prise comme dans un piège dont elle ne peut s’échapper.
– Dans un autre contexte culturel, on trouve aussi le « c’était écrit » musulman, formule narrative évoquant la destin, la fatalité, le sort auquel on ne peut se soustraire : cela devait arriver.

Comédie (Aristophane)

Elle est née, durant l’Antiquité grecque. Des processions burlesques (kômos) se déroulaient lors de fêtes de Dionysos : des gens au visage barbouillé se lançaient, et adressaient en direction des badauds, des plaisanteries lestes, des apostrophes violentes, et improvisaient des batailles verbales. La comédie est une pièce de théâtre destinée à provoquer le rire par le traitement de l’intrigue, la peinture satirique des mœurs, la représentation de travers et de ridicules. D’origine populaire, elle a pour but de divertir et de faire rire, tout en dénonçant des vices, des abus. Son dénouement est généralement heureux. Elle cherche aussi à dénoncer certains travers de la société. Elle peut enfin avoir une fonction politique, par la critique des mœurs. « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant » disait Molière. Son dénouement est heureux (mariage, retrouvailles, réconciliation, intrigue résolue). Parmi ses thèmes de prédilection : l’avarice, l’hypocrisie, l’infidélité, la prétention, etc.

Eclairages philosophiques et thèses soutenues

2.1. Un certain nombre de philosophes pensent que la vie est une tragédie, et soutiennent cette thèse. Par exemple :

  • les tragiques grecs : le tragique grec, c’est l’ananké, le destin, qui arrive quoi que l’on fasse pour y échapper (Œdipe, pourtant prévenu par Tirésias, tue son père et épouse sa mère).

  • Schopenhauer, le plus pessimiste des philosophes, développe une « neurasténie métaphysique ». Il pense que la souffrance est omniprésente dans l’existence parce que le monde est Volonté, définie comme l’essence intime de la vie, la force qui meut toute chose. Le désir fait de l’existence une souffrance perpétuelle, le vouloir vivre est une douleur. La satisfaction de nos désirs est insuffisante au bonheur ; par conséquent, la condition de l’homme est inévitablement malheureuse. En effet, quand on désire quelque chose que l’on n’a pas, on souffre de ne pas l’avoir. Mais si on finit par l’obtenir, la satisfaction n’est que momentanée : très vite, on veut satisfaire un nouveau désir. Le bonheur nous manque quand nous souffrons, et nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. Quand le désir reste trop longtemps insatisfait, c’est la souffrance proprement dite (famine, frustration extrême, etc.)/ Mais quand il est trop rapidement satisfait, c’est l’ennui : « La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ».

  • On pense aussi à Cioran. De l’inconvénient d’être né est un ouvrage publié en 1973 par le philosophe roumain Emil Cioran. Sous forme d’aphorismes, il développe l’absurdité de la condition humaine. L’ouvrage porte sur ce qui serait si l’on était resté à l’état de non-être. Il pratique l’ironie, l’autodérision et la désillusion : « Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance ». Nous nous démenons, rescapés qui essayons de l’oublier. La peur de la mort n’est que la projection dans l’avenir d’une peur qui remonte à nos premiers instants. Le paradis serait alors un état prénatal sans incarnation. « J’aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort-né ».

  • La vie est remplie de désillusions et de déceptions. Nous avons souvent l’impression que nos rêves ne se réaliseront jamais.

  • Et il est vrai que la vie, ça finit par la mort, c’est à dire mal pour des croyances non religieuses, ce qui est le propre d’une tragédie. Mort définitive et anéantissement de l’être, du point de vue athée, à cause de la nature matérielle de l’humain.

  • Pour certains croyants, la prédestination de Calvin peut être désespérante pour ceux qui ne seront pas sauvés, même si elle peut être joyeuse pour les autres.

  • La vie est souvent injuste. Les bonnes personnes ne sont pas toujours récompensées et les mauvaises personnes ne sont pas toujours punies.

  • La présence du mal est au cœur de la vie humaine : péché originel, avec la peur des souffrances de l’enfer, erreur, échec, accident, maladie, mort.

  • C’est pourquoi l’espérance humaine s’effondre selon Nietzsche avec la « mort de Dieu », et les croyances liées à la religion, d’où le nihilisme…

  • Cette mort de Dieu nous confronte à l’absurde, qui est pour Camus tragique : Sisyphe est condamné pour toujours à remonter un rocher qui redévale la pente ! Il n’y a pas de sens apparent à la souffrance et à la mort.

  • La vie est remplie d’injustices et d’inégalités. Nous vivons dans un monde où les riches sont riches et les pauvres sont pauvres.

  • La tragédie est-elle pessimiste ou réaliste, lucide ?

2.2. Mais la mort n’est pas forcément tragique : même pour un athée, elle peut être apaisée : poussière, nous retournons à la poussière, c’est dans l’ordre des choses !
« Oh mort, où est ta victoire ? », dit Paul dans sa première lettre aux Corinthiens en citant Isaïe. Il y a selon les croyances la résurrection (Christianisme), la métapsychose, la réincarnation (la roue du Karma) etc.
Et c’est la liberté qui tranche en fonction des valeurs (Antigone) et en assume les conséquences : elle choisit d’enterrer son frère, tout en connaissant les conséquences mortifères de son acte.
C’est la liberté qui permet de changer et d’avoir un regard positif sur le monde, et de bien jouer en tant qu’acteur le rôle qui nous a été attribué (Stoïciens).
C’est la liberté et les « œuvres » (Saint-Paul) qui permettent pour un catholique le salut en dépit du péché originel.
C’est la liberté qui éloigne par la connaissance adéquate les « passions tristes » et cultive la joie (Spinoza).
C’est la liberté qui permet l’émancipation individuelle et collective malgré les déterminismes socio-économiques (Marx).
C’est la liberté qui donne un sens à un monde qui n’en a pas (Camus).

Peu de philosophes ont pensé que la vie est une comédie qui fait rire.

Il y a pourtant Dyonisos, le dieu du vin, qui embellit l’existence par la fête. Et les cyrénaïques, avec la dérision et l’auto-dérision de Diogène, qui ne se prend guère au sérieux. Epicure propose de se satisfaire des seuls désirs naturels et nécessaires pour atteindre le bonheur, Bentham de l’arithmétique des plaisirs. Et le rire, le grand rire de Nietzsche : de quoi est-il le nom ? Spinoza parle lui plutôt du conatus, de la joie d’exister.

  • En nommant l’œuvre de sa vie la Comédie, Dante fait référence à un sens précis du terme indiquant un récit avec une fin heureuse. Bien qu’elle raconte un voyage physique, La Divine Comédie est une allégorie de la progression de l’âme à travers le péché (l’enfer), la pénitence (le purgatoire) et la rédemption (le paradis), la dernière étant la fin heureuse promise dans le titre.
  • Balzac parle de « comédie humaine » : pourquoi ce nom ? Le titre a été choisi en référence à la Divine Comédie de Dante. Mais au lieu d’une entreprise théologique, l’auteur s’est voulu « sociologue » et a créé un univers non manichéen, où l’amour et l’amitié tiennent une grande place, et qui met en lumière la complexité des êtres et la profonde immoralité d’une mécanique sociale où les faibles sont écrasés tandis que triomphent le banquier véreux et le politicien vénal : drôle de comédie !
    La tragi-comédie de Corneille est un genre littéraire nouveau.
    Si le tragique parait être une catégorie philosophique, et pas seulement littéraire, par sa façon de définir l’existence humaine, la question se pose pour le comique. Le comique est un genre littéraire, est-ce une catégorie philosophique ? Le rire, pour le philosophe, est d’abord un phénomène anthropologique et social qu’il convient d’analyser en tant que tel. L’humain est une espèce qui rit : qu’est-ce que cela change ? Bergson définit les procédés de fabrication du rire : Le rire est du « mécanique plaqué sur le vivant ». Il y a aussi beaucoup d’affinités entre le clown et le philosophe. Le premier tend à nous renvoyer de façon spéculaire les traits grossis de la condition humaine (Il est d’ailleurs parfois triste !). Les humoristes nous montre souvent la vie d’une façon comique.
  • On peut relever dans une conception optimiste que la vie est pleine de beauté et de merveilles. Nous sommes entourés de nature et d’art, qui nous apportent de l’émerveillement. La vie est pleine de moments de bonheur et de joie. Nous avons la chance de vivre, d’aimer, d’apprendre et de grandir. Nous créons aussi des liens profonds avec les autres, qui nous apportent du soutien, de la solidarité et de l’amour. La vie humaine est un voyage plein de moments heureux. Elle est remplie de possibilités et de promesses. Nous naissons avec la capacité d’apprendre, de grandir et de nous développer…

Synthèse de la discussion par Elisabeth Bussienne

Cette interrogation pose la question de la place du curseur entre les deux termes, tragédie et comédie.
La réflexion du groupe s’est, pour l’essentiel, déployée selon quatre axes :

  • Axe universel / subjectif.

Au niveau individuel, on a pu bénéficier des circonstances favorables (ou non) qui font pencher la réponse côté tragédie ou comédie. Le hasard joue un rôle et aussi l’endroit où, à titre individuel, le sujet place la distinction entre les deux.
L’échelle de temps choisie joue aussi : le « pendant », le parcours de vie, peut pencher vers la comédie et la fin vers la tragédie.
Mais il y a l’échelle de chaque vie et celle de l’humanité, il y a « ma » vie et « la » vie.
Le positionnement sur la mort aide à passer de l’un à l’autre puisque tous les parcours de vie, cabossés ou non, ont en commun leur finitude : « de toute façon, ça finit mal » ! Il faut cependant nuancer avant d’en conclure que l’existence est une tragédie parce qu’elle finit mal : « mal finir » désigne-t-il l’ensemble de la fin de vie ou la mort proprement dite ? Celle-ci peut être vécue comme une libération ; sa perspective peut aussi rendre l’existence plus légère : savoir que tout finira limite la responsabilité de chacun, permet (voire impose) de donner du sens à sa vie, nourrit la pulsion de vie. Du reste, nous ne savons rien au fond de la mort : est-elle tragédie ou comédie ?
Le regard peut varier aussi selon qu’on évalue sa vie personnelle ou qu’on regarde le monde actuel, qui n’engendre pas l’optimisme. On peut ainsi être individuellement heureux et voir la vie plutôt comme une comédie, et collectivement pessimiste et pencher plutôt du côté de la tragédie.
Ce qui conduit à examiner un second axe :

  • Axe de l’articulation comédie/tragédie.

L’opposition est peut-être caricaturale. Tragédie et comédie peuvent coexister. On n’est jamais que souffrance, d’autres couleurs s’y mêlent. La comédie n’est pas toujours gaie et le tragique n’est pas forcément un obstacle à la comédie : il rend même plus forts les aspects positifs, heureux, la conscience du bonheur. Et le désir d’éviter la tragédie conduit à viser le bonheur (et un bonheur pas seulement individuel mais avec et pour autrui), la joie d’exister. La sagesse serait alors d’accepter qu’il ait à la fois comique et tragique, « d’accepter joyeusement la cruauté du réel » (Spinoza et Clément Rosset).

  • Axe de la liberté.

Si tragédie et comédie ne s’opposent pas de manière irrémédiable (quand elles servent de métaphore pour l’existence humaine) c’est peut-être grâce à la marge de liberté du sujet.
Dans la tragédie, il y a une part d’arbitraire, de destin, de hasard : c’est comme si le scénario était écrit d’avance. Mais on peut aussi vivre les difficultés et les échecs comme une expérience de vie, renaître après la souffrance, s’ouvrir au monde et s’émerveiller devant lui, surmonter nos limites, refuser que le hasard, les circonstances, la chance régissent seuls l’existence avec ce que cela entraîne d’inégalités : nos actions et le regard que nous choisissons de porter sur notre vie peuvent transformer du positif en négatif. On peut incarner le rôle assigné par le hasard (pôle du tragique) ou jouer le rôle qu’on choisit (pôle de la comédie). C’est le sujet qui a la liberté de faire de sa vie plutôt une comédie ou une tragédie, ou de la considérer plutôt comme l’une ou l’autre.

  • Axe de la métaphore théâtrale et de ses limites.[1]

L’auteur de théâtre décide de traiter des faits et choisit de les traiter en auteur comique ou en auteur tragique : les faits peuvent toujours être interprétés. On retrouve ici la notion de liberté du sujet qui peut mettre en scène sa vie pour qu’elle devienne une pièce, « sa » pièce. Dans la comédie, on est acteur alors que la tragédie se déroule implacablement vers une fin négative (On y est plutôt agent !).
Cependant certains discutants proposent de casser la métaphore théâtrale : soit implicitement (en estimant que l’existence est à la fois tragédie et comédie ou qu’elle peut évoluer de l’une à l’autre), soit explicitement en faisant l’hypothèse que l’existence humaine n’est peut-être ni l’une ni l’autre.

Notes
  1. NDLC : on remarquera que la discussion n’a pas traité, ou très allusivement et implicitement, du sens des mots « tragédie/comédie » quand ils sont employés par métaphore pour dire l’existence humaine par comparaison au sens bien cadré qu’ils ont en littérature. ↩︎

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