Revue

Les thèmes sensibles dans une discussion à visée démocratique et philosophique : analyse des pratiques enseignantes dans l’application de PhiloJeunes

PhiloJeunes offre des formations pour préparer le personnel enseignant à animer des discussions démocratiques et philosophiques en classe. Nous avons interviewé des enseignants.es, des conseillers.ières pédagogiques et des animateurs.trices de vie spirituelle et communautaire qui ont suivi cette formation pour comprendre leur expérience de l’application de l’approche en classe. Ils.Elles ont souligné l’utilisation de cette approche pour aborder divers thèmes sensibles dans différents contextes d’enseignement. Ils.Elles ont également exprimé leur préoccupation face aux dérapages lors de ces discussions, notamment les commentaires racistes, et leur volonté de réagir de manière appropriée.

Dans cet article, nous présenterons PhiloJeunes, les approches que l’organisme préconise, le concept de thèmes sensibles et les défis auxquels les enseignants.es sont confrontés.es. Nous examinerons ensuite les observations des participants.es concernant leur expérience en classe. Enfin, nous analyserons la contribution de l’approche PhiloJeunes quant au traitement des thèmes sensibles en classe.

Introduction

Bien que pratiquer la philosophie avec les élèves a plusieurs bienfaits certains, les approches utilisées pour l’implémenter soulèvent des défis autant pour les élèves que pour le personnel enseignant qui animent ces discussions. C’est pour cette raison que plusieurs organismes offrent des formations aux personnes qui veulent mettre en œuvre les approches de philo pour enfants et philo pour ados en classe. PhiloJeunes est un de ces organismes. Il collabore depuis 2015 avec différents Centres de services scolaires en proposant des formations continues à des conseillères et conseillers pédagogiques (CP), aux animatrices et animateurs de vie spirituelle et d’engagement communautaire (AVSEC) ainsi qu’au personnel enseignant pour mettre en place cette approche. L’organisme voit dans l’implantation de l’approche à l’école secondaire une manière de prévenir la radicalisation menant à la violence, encourageant les jeunes à entreprendre la discussion en groupe, à développer le jugement critique et nuancé et ainsi à contrer la polarisation sociale.

La polarisation sociale[1] qui fragmente les sociétés modernes est de plus en plus présente à l’école. Elle s’observe en classe principalement lorsque l’on aborde des thèmes que nous appelons sensibles. Nous définissons les thèmes sensibles comme des objets difficiles de savoir, qui abordent un savoir confrontant et inconfortable, qui engagent des valeurs et des représentations sociales complexes et variées touchant aux façons plurielles de vivre en société et qui se manifestent de manière imprévue en classe (Hirsch et Moisan, 2022). Ces thèmes sont pourtant de plus en plus nombreux dans la classe, notamment dans les sciences humaines et sociales (Moisan et al, 2022) - par exemple à travers l’étude du racisme, des génocides ou encore l’éducation à la sexualité - mais s’introduit aussi à l’enseignement par l’actualité - comme dans le cas de la vaccination, le mouvement #MeToo, etc.

Si la formation veut préparer les pédagogues à utiliser cette approche en classe, il semblerait que ces derniers restent inquiets devant la possibilité d’introduire sur des thèmes sensibles au cours de la discussion ou même de les aborder eux-mêmes. En effet, au cours de l’enquête que nous avons menée auprès de dix pédagogues, portant sur leur perception de la formation qu’ils ont suivie et la manière dont elle les a préparés à l’exercice, cette inquiétude a clairement été nommée.

Après une courte présentation de la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP), qui est au cœur de l’approche proposée par Philojeunes, et le concept de thèmes sensibles, nous présenterons les défis auxquels les pédagogues sont confrontés.es lorsqu’ils.elles tentent de les aborder en classe dans un contexte de DVDP. Cela nous amènera à considérer les forces, mais aussi les faiblesses de la DVDP dans un tel contexte.

Une approche éducative propice au traitement des thèmes sensibles

Pour Lipman, un professeur de philosophie, la philosophie permet aux enfants de développer leur capacité de penser par et pour eux-mêmes, de raisonner, ainsi que de les rendre plus actifs dans l’appropriation de leurs connaissances (Lipman, 2005). Il propose alors une méthode pour faire de la philosophie avec les enfants : la Communauté de recherche philosophique (CRP), au cours de laquelle les jeunes réfléchissent et discutent des questions induites par des romans. D’autres ont proposé d’autres amorces à cette réflexion collaborative - les chansons, les arts, les sciences…. Le rôle de la personne enseignante se résume alors à l’animation de la discussion afin de permettre aux jeunes d’exprimer leurs réflexions (Lajoie, 2018).

L’approche mise en avant par la formation de Philojeunes, développée par le didacticien de la philosophie Michel Tozzi, s’inspire de la CRP, mais propose une structure plus complexe. Dans le cadre de la DVDP, les élèves ont des responsabilités qui leur sont attribuées : la synthèse, la reformulation, etc. De plus, la discussion débute avec un élément déclencheur (ex : une chanson, une lecture, etc.) présenté par la personne qui anime la séance, dont le rôle principal est de faire avancer les réflexions à l’aide de questions et de reformulation pour structurer la pensée des élèves qui discutent.

Il reste que développer le raisonnement et l’esprit critique des élèves prend du temps. Par conséquent, on ne peut pas proposer ce genre d’activité de manière ponctuelle. Il faut plutôt le faire régulièrement afin que les élèves s’habituent à son mode de fonctionnement qui diffère de l’enseignement habituel. En pratiquant l’approche, et ultimement en la maîtrisant, ils et elles pourront alors profiter pleinement de l’approche philosophique choisie pour la réinvestir dans leur quotidien, par exemple en réglant des conflits ou en organisant leur pensée (Gagnon et Sasseville, 2008).

Aborder les thèmes sensibles en classe favorise la connaissance de soi, la compréhension du monde et la pensée critique des élèves (Jess et McAvoy, 2015). Cela contribue également à accomplir le rôle social de l’école québécoise en promouvant les valeurs démocratiques et en formant des citoyens responsables et engagés par le développement d’attitudes favorisant le vivre-ensemble. Que ce traitement soit planifié - en abordant des thèmes sensibles faisant partie du programme - ou en réaction à l’actualité sociale ou de l’environnement scolaire - cela permet d’accompagner les élèves dans leur prise de parole, la compréhension de perspectives multiples et la gestion de leurs émotions, ce qui les engage dans leur apprentissage. Ainsi, la philosophie pour enfants ou adolescents en général et, dans le cas qui nous intéresse ici la DVDP, permet de développer des compétences diverses.

Pourtant, notre enquête a aussi permis d’identifier des défis pédagogiques que rencontre le personnel enseignant lorsque ces thèmes sensibles apparaissent dans la discussion, notamment en ce qui a trait à la gestion de classe, la prise en compte des émotions des élèves - sans pour autant les éviter - et l’imprévisibilité de ces thèmes selon le contexte.

Quelques précisions méthodologiques

Les 10 personnes participantes dans cette enquête œuvrent dans le milieu scolaire de la grande région montréalaise dans une grande variété de contextes éducatifs. Parmi elles, trois sont enseignantes - deux au primaire (1e et 3e cycle) et une en 4e secondaire en éthique et culture religieuse (ÉCR) - ; trois sont des animatrices et animateurs de vie spirituelle et communautaire (AVSEC) - deux au primaire et une au secondaire -; et quatre sont des conseillères pédagogiques (CP) de parcours variés - deux travaillaient comme CP depuis plus de 15 ans, alors que les deux autres étaient CP depuis seulement un an ; trois étaient jadis enseignantes et la quatrième, AVSEC. Toutes ces personnes ont suivi la formation de PhiloJeunes.

En collaboration avec PhiloJeunes, notre enquête s’est déroulée en deux étapes. D’abord, nous avons participé à des séances de formation (deux conférences à distance et deux rencontres en personnes qui se sont déroulées en petits groupes) à l’automne 2019 pour mieux comprendre son déroulement et ses principes. Ensuite, nous avons réalisé des interviews avec 10 personnes au printemps 2020. Considérant le contexte pandémique, les entretiens ont été effectués à distance via Zoom et ont duré une heure environ. Notre analyse, qui visait à identifier les défis rencontrés lors de l’application de l’approche en classe, a fait ressortir deux défis particuliers : la gestion des émotions lors des séances (Bordeleau-Payer et al., 2023) lié au traitement plus spécifique des thèmes sensibles (Hirsch et al.) et la préparation de la formation à ces enjeux. C’est donc la perception des pédagogues de la formation en lien avec ces aspects qui sera présentée ici.

PhiloJeunes à travers le regard des pédagogues

De manière générale, les pédagogues qui ont participé à cette enquête trouvent l’approche PhiloJeunes motivante, pertinente, enrichissante, et ce, tant pour les personnes qui la mettent en application que pour les élèves qui la vivent en classe. Mais il faut nuancer cet enthousiasme à cause des défis, voire des obstacles que les pédagogues identifient, notamment en lien avec l’enseignement des thèmes sensibles.

La formation et l’accompagnement PhiloJeunes

La formation PhiloJeunes, tout comme l’ensemble d’outils qu’elle rend disponibles, est très appréciée pour leur adaptabilité à différents contextes scolaires. Comme dit un participant : « Je ne me sens pas comme dans un carcan, dans une obligation de travailler d’une façon particulière » (Paul). Le fait que la formation ne se limite pas à la seule approche de DVDP développée par Tozzi, mais les expose à d’autres approches, est mentionné plus qu’une fois. Plus encore, les pédagogues expliquent que la formation est essentielle, non seulement pour les connaissances théoriques sur la philosophie et le matériel fourni, mais également pour l’expérience qu’elle leur permet de vivre eux-mêmes : « on la vit entre adultes, on est formés, c’est fantastique de faire des communautés de recherche entre adultes, c’est vraiment chouette » (Camille). Les pédagogues regrettent néanmoins que la formation ne s’adapte pas plus spécifiquement au contexte scolaire québécois, tant du point de vue du programme de formation - au Québec il n’y a pas de cours de philosophie, mais un enseignement de l’éthique - que de la pratique enseignante, qui jouit d’une plus grande liberté académique au Québec qu’en France.

Les pédagogues expliquent aussi l’importance de l’accompagnement dans leur pratique par la suite, notamment au moment de la mise en œuvre de l’approche en classe. « On se préparait ensemble avant, on jasait de nos points de vue, comment les élèves vont réagir. Après on discutait [de] comment on aurait dû animer ça. […] C’est vraiment en mode accompagnement que j’ai plus appris. » (Catherine) L’accompagnement est d’autant plus apprécié que les pédagogues se retrouvent souvent isolés.es dans leur environnement lorsqu’ils.elles pratiquent la philosophie avec les élèves, sans réelle opportunité d’échanger avec des collègues expérimenté.es dans l’approche. Il devient ainsi un élément clé pour assurer la pérennité de l’approche dans leurs écoles. Il permet en effet de dissiper les inquiétudes de départ qui empêchent souvent les pédagogues à se lancer même après avoir suivi la formation. Clara, qui assure un tel accompagnement, en témoigne : « Ce que je vois, ce qui embête toujours la mise en pratique, c’est la peur de si je me trompe […] Comme je leur dis ! Il n’y a personne qui va mourir. » Mais elle constate aussi que « c’est tout à fait à l’opposé de ce qu’ils sont habitués de faire. » En effet, le personnel enseignant est plus souvent dans une posture de transmission de savoir que d’une discussion qui invite les jeunes à se questionner. La DVDP les sort alors de leur zone de confort. Le fait que la formation se base davantage sur le contexte français semble aussi accentuer ce défi.

Il reste que les ressources diverses de l’approche DVDP, facilement accessibles en ligne, sont souvent mentionnées parmi les avantages de cette formation, permettant aux pédagogues de « créer ma présentation en fonction du groupe, du sujet amené » (Marion). Cela contribuerait, disent-ils, aussi à augmenter l’engagement des élèves dans la discussion. Or, cette flexibilité exige aussi de la part des pédagogues un travail important, demandant temps et expertise, d’adaptation du contenu, ce qui devient alors un obstacle majeur à l’incorporation de cette approche plus largement à l’école. Ainsi, la formation est essentielle, tout comme l’accompagnement après, ce qui « demande un réel investissement de temps qu’ils n’ont pas tant que ça dans l’école » (Camille).

La mise en œuvre de la DVDP en classe

Ce sont principalement les enseignants.es d’ÉCR qui intègrent le plus cette approche dans leur travail. Ce programme, en révision depuis janvier 2020 et qui sera d’ailleurs remplacé à l’automne 2024 par Culture et citoyenneté québécoise, profite d’une seule heure de cours par semaine avec leurs élèves. Ainsi, même s’il offre probablement le meilleur cadre par ses contenus, il ne permet pas le meilleur contexte pratique pour la mise en œuvre de l’approche. En effet, le succès de cette approche dépend largement de la possibilité de la mettre en pratique de manière régulière et de consacrer suffisamment de temps pour approfondir les discussions (Gagnon et Mailhot-Paquette, 2022).

Le partage de rôles de la DVDP représente un défi supplémentaire. Le rôle d’animation, qu’assurent les pédagogues en classe, consiste à faciliter la discussion, à accompagner les élèves dans leur apprentissage, sans imposer de mots ni contrôler la conversation. Dans ce contexte, les élèves ne jouent pas le « simple » rôle d’apprenants : la DVDP leur confère des responsabilités telles que donner la parole et faire la synthèse des discussions. Cela bouleverse la dynamique de pouvoir en classe, ce qui peut déstabiliser de nombreux pédagogues et rendre leur préparation plus difficile : comment prévoir la direction que prendra la discussion des élèves ? Une participante relate son expérience d’accompagnement d’une enseignante dans cette démarche : « Elle s’est mise à faire du coq à l’âne parce que les élèves, elle n’était pas capable de les faire approfondir, c’était sa première DVDP. […] Elle est partie de l’intimidation pis elle a fini sur le suicide. Et là, c’était rendu rough, là elle s’est sentie complètement dépassée ». (Lorie)

Chantal décrit le défi de l’animation : « d’être à l’affût de toutes les habiletés de penser, des états des jeunes, d’être capable de relancer des questions sans induire de réponses ou sans guider la pensée du jeune, mais juste l’amener à ouvrir, à développer un peu plus, ça c’est un défi en soi. De gérer le groupe, de s’assurer du respect, de l’écoute entre tous… » En effet, le climat de classe peut devenir aussi difficile à maintenir, ce qui est une préoccupation fréquente parmi les pédagogues interrogés.es dans l’enquête. D’une part, les pédagogues ont évoqué les risques de dérapage, et la mauvaise influence de certains élèves qu’ils voient comme des leaders « négatifs ». D’autre part, le fait que l’approche préconise une discussion cordiale et bienveillante peut aussi devenir un défi, notamment par le risque d’autocensure des idées considérées comme plus ou moins acceptables ou l’impossibilité de dénoncer les idées qui ne le sont pas, justement. Ce défi est particulièrement important pour certains thèmes sensibles, et nous y reviendrons ultérieurement.

Les compétences développées par les élèves

Le fait que la DVDP contribue au développement de compétences transdisciplinaires, tel que la capacité des élèves à clarifier leur pensée, à nuancer leurs discours et à exercer leur pensée critique revient régulièrement dans les entrevues. Plus à l’écoute, « ils sont plus nuancés et sont plus concis parce qu’au début ils jasaient, ça finissait plus, ils avaient de la misère à faire de l’ordre dans leurs idées » (Lorie). Ceci profite à leur travail scolaire dans d’autres disciplines : « Leur façon de réfléchir puis d’analyser des situations pis des questions ouvertes. Ça a paru aussi ailleurs dans leurs parcours scolaires » (Catherine). Les élèves adoptent alors une posture plus active en participant aux discussions et en proposant des thèmes qui les intéressent à étudier. Les pédagogues peuvent ainsi aligner les sujets de discussion sur les préoccupations des élèves, ce qui en fait une discussion d’autant plus pertinente pour eux et elles. « On arrive dans des groupes, puis tu poses une question, puis ils veulent tous parler là » (Paul).

L’approche PhiloJeunes et les thèmes sensibles

Le dialogue de la DVDP va au-delà d’une simple prise de parole des élèves ou d’une conversation entre ami.e.s, mais insiste aussi sur l’importance de l’écoute active des idées et des arguments des autres. La discussion structurée invite ainsi les élèves à découvrir la diversité d’idées qui les entoure et d’apprendre à composer avec des perspectives divergentes.

C’est dans ce contexte que cette approche semble prometteuse pour aborder les thèmes sensibles. Cependant, les défis liés au traitement de ces thèmes en classe s’ajoutent aux défis inhérents à l’approche elle-même. Nous avons décrit ailleurs les défis liés au traitement des thèmes sensibles en classe, dont la posture de la personne enseignante, les émotions que ces thèmes soulèvent et la crainte de perdre le contrôle sur les échanges et l’enseignement. Les personnes participantes dans notre enquête mentionnent ces mêmes défis en ce qui concerne la DVDP et expliquent que ceux-ci sont même parfois exaspérés face aux thèmes sensibles.

Le premier défi réside déjà dans le fait que ces thèmes apparaissent souvent de manière inopinée : les élèves les choisissent ou même les abordent directement dans leurs discussions. Dans le contexte de la DVDP, il est difficile pour la personne animatrice de (re)orienter la discussion considérant son rôle limité. Pour la même raison, les personnes participantes expliquaient vouloir préciser certaines règles et expliciter certaines notions avec les élèves avant d’entamer la discussion. D’ailleurs, c’est une des recommandations que nous faisons régulièrement pour éviter (ou limiter) les dérapages possibles dans le traitement des thèmes sensibles (Hirsch et al. 2023). Une participante explique sa démarche :

« Avant de s’élancer dans des discussions philosophiques sur la vie et la mort et l’amitié tout et tout, on a vraiment établi des bases : c’est quoi des valeurs, c’est quoi des normes, c’est quoi les règles… On a parlé justement de préjugés, stéréotypes, sexisme, racisme, toutes les ismes … C’est que, dès le départ, on a parlé de c’est quoi la différence entre penser, réfléchir. […] C’est pour ça qu’au début [d’une séance], j’avais l’impression qu’il fallait un peu […] nommer les choses. » (Catherine)

Il reste que certains élèves font des blagues maladroites, d’autres adoptent une position de « l’avocat du diable » qui pousse la conversation à l’extrême, et d’autres encore pointent du doigt leurs camarades. Une participante partage la difficulté de gérer les discussions sur le racisme comme sujet, ou les micro-agressions qui peuvent surgir dans le cadre de la DVDP. C’est notamment un enjeu lorsque les thèmes abordés touchent directement des communautés « qui ne font pas partie de la majorité [et] sont […] visées par plusieurs préjugés, par plusieurs stéréotypes […]. Ce n’est pas toujours facile d’être témoin de ça … c’est une situation un peu particulière ». (Annie).

Un autre défi constaté par les pédagogues est que les jeunes ont souvent tendance à partager librement des situations très personnelles en mettant en avant leurs émotions. Une enseignante avoue que « ça peut être un petit peu poignant au niveau des émotions [et] devenir quand même assez troublant ». (Annie) Ceci est d’autant plus difficile lorsqu’un thème est au cœur de l’actualité, comme les attentats en France qui ont initié l’implantation de l’approche Philojeunes à l’école. « Si on en parle au moment où ça se passe, les réactions des gens sont autrement à vifs qu’a posteriori où on a pu décanter un peu, puis on a une perspective sur les choses […] qui est moins chargée émotivement. » (Lorie) Elle suggère même qu’il vaut mieux éviter les thèmes sensibles dans un contexte trop émotif, « parce que c’est pas de la psycho-pop, c’est pas un partage d’émotions, on fait pas de la psycho en groupe, c’est pas de la médiation non plus » (Lorie).

Comme l’explique Paul :

« Les pédagogues sont particulièrement préoccupés par le rôle d’animation qu’ils.elles doivent assumer, surtout face aux dérapages observés et potentiels. Ce n’est pas toujours facile de ne pas intervenir [en réagissant aux idées exprimées par les élèves]. Puis, de prendre des notes, puis de revenir avec eux autres par après. Des fois je me dis : Oh boy ! […]. En même temps, il faut que je les laisse, faut que je les laisse faire [cette] expérience là. »

Certes, ces comportements ne sortent pas de l’ordinaire dans une classe de secondaire, mais peuvent être plus difficiles à encaisser dans un contexte où la gestion de classe doit être limitée. Bien que la formation aborde cette question, elle ne prépare pas spécifiquement les enseignants.es à ces situations. Il reste que dans ce genre de contextes, les pédagogues craignent de « perdre le contrôle […] de pas savoir quoi répondre si, tout à coup, on a un élève qu’on a l’impression que ça dérape là » (Marie). Cette inquiétude reste même chez les personnes participantes qui ont plus d’expérience et qui reconnaissent que leur pratique peut toujours s’améliorer, même après des expériences réussies. Comme cet exemple où Lorie a parlé de la violence avec ses élèves qui a amené les élèves à voir que, parfois, leur idée ne « tenait pas la route ». Dans ce contexte, Lorie explique que :

« au lieu de se dire des bêtises, c’est vraiment ça, on a mis la pensée, on a donné la permission à cette pensée-là d’exister puis on l’a mise au centre de la table, mais on l’a confrontée avec des contre-exemples, avec des … mais c’est fait avec des mots, c’est fait avec démocratie […] des fois [les élèves] vont loin là, c’est extraordinaire, puis sur la prévention de la violence, on le voit, j’ai vécu des expériences avec des élèves, c’était wow. »

Discussion

Malgré les atouts évidents de la pratique de la DVDP en classe, cette approche ne réussit pas à répondre aux défis posés par les thèmes sensibles spécifiquement. Le défi principal rencontré reste, pour les personnes participantes dans notre enquête, le changement exigé dans la posture enseignante, notamment dans le contexte de traitement des thèmes sensibles. En effet, cette posture représente une prise de risque importante à laquelle, disent les pédagogues, la DVDP n’offre pas de réelle protection.

La DVDP fait une belle place à la rencontre de diverses perspectives, ce qui est un atout évident, même si peu de place est laissée - du moins officiellement - aux savoirs disciplinaires qui peuvent s’avérer essentiels pour ce traitement. Les élèves expriment librement leurs points de vue, ce qui permet le développement des pratiques transdisciplinaires, qui dépassent les exigences disciplinaires spécifiques et s’adaptent à plusieurs d’entre elles en même temps. En ce sens, la DVDP contribue à la gestion des émotions autour du sujet, sans pour autant soutenir l’apprentissage de nouveaux savoirs. La pratique de la DVDP vise à éviter l’exposition de l’intimité des élèves devant leurs pairs, et éviter ainsi une approche thérapeutique, tout en considérant leur dignité en tant qu’interlocuteurs valables (Budex, 2022). La discussion philosophique peut créer ce que Arao et Clemens appellent un espace de courage (2013) en ce qu’elle leur donne la possibilité de s’exprimer, mais exige aussi leur écoute respectueuse.

Il reste important d’adopter, en discutant des thèmes sensibles, une posture de retrait face à ces manifestations émotionnelles lors de la DVDP et de ne pas imposer la bonne réponse, et de tenter plutôt de promouvoir la tolérance et le respect pour contrer la violence (Budex, 2022), qui rend l’approche incompatible avec un contexte où les élèves expriment des commentaires racistes, homophobes, grossophobes et autres formes de comportements inappropriés peuvent surgir. Les pédagogues trouvent alors le rôle d’animateur qui, selon Tozzi (2008), doit seulement guider la réflexion par le biais de questionnements difficiles à maintenir. Ceci est d’autant plus difficile dans le climat social de plus en plus polarisé, auquel l’approche Philojeunes prétend pourtant proposer des pratiques adéquates.

Enfin, on revient à la question de la formation et l’accompagnement, dont le rôle dans la préparation des pédagogues est clairement reconnu par les personnes qui ont participé à notre enquête. Malgré cela, le fait que les personnes animatrices ne soient pas toujours des enseignantes ou des enseignants ajoute peut-être à leur inquiétude face aux thèmes sensibles. D’une part, ces personnes n’ont pas forcément une relation bien établie avec les élèves. Connaissant moins bien le groupe et sa dynamique avant d’aborder les différents thèmes avec lui, elles peuvent moins facilement prévenir les situations plus délicates qui peuvent survenir. D’autre part, n’ayant souvent pas d’expertise dans le domaine du thème abordé, ces pédagogues risquent d’être plus facilement déstabilisées lors d’un dérapage de la discussion. Malgré la formation offerte par Philojeunes et l’accompagnement prévu dans la mise en œuvre de l’approche, les pédagogues se préoccupent de possibles dérapages. En somme, le fait que les animateurs.trices ne soient pas toujours des enseignants.es contribuent à leur inquiétude : ces personnes n’ont pas une connaissance approfondie du groupe et de sa dynamique puis peuvent manquer d’expertise sur le sujet abordé. Le tout rend ces personnes donc plus vulnérables en cas de dérapage lors de la discussion.

Dans un contexte où de nombreux thèmes sont considérés comme sensibles, cela devient un obstacle majeur. Même les pédagogues les plus expérimentés.es de notre étude reconnaissent que, malgré leurs expériences positives et leurs réussites, ils.elles ont toujours le sentiment que les discussions philosophiques comportent des risques inhérents aux thèmes sensibles, sur lesquels ils n’ont pas de contrôle total.

Conclusion

La pratique de la philosophie avec les élèves favorise leur participation active, leur liberté d’expression et leur écoute des autres. La flexibilité de cette approche permet d’aborder différents thèmes tout en développant la pensée critique et l’ouverture d’esprit des jeunes. Cependant, notre enquête démontre que certains.es pédagogues qui la pratiquent restent sceptiques quant à leur capacité d’aborder aussi des thèmes sensibles dans ce cadre, compte tenu des défis mentionnés précédemment.

Les personnes interviewées dans ce projet expriment ainsi une certaine ambivalence à l’égard de l’approche Philojeunes : bien qu’elles apprécient l’approche en général, elles reconnaissent également les défis liés à sa mise en œuvre, notamment lorsqu’il s’agit de thèmes sensibles. Les pédagogues soulignent l’importance de la formation et du soutien individuel sur le terrain pour briser leur sentiment d’isolement et mieux intégrer les concepts abordés lors de la formation.

Les pédagogues doivent, d’une part, être responsables des connaissances véhiculées, y compris vis-à-vis des connaissances partagées par les élèves, et, d’autre part, leur rôle est davantage limité à l’animation dans la DVDP, ces éléments rendent le tout plus difficile à gérer. Il convient alors de se demander comment concilier ces enjeux pour répondre aux défis spécifiques liés aux thèmes sensibles, surtout qu’ils sont de plus en plus présents dans la classe.

  • Arao, B. et Clemens, K. (2013). From Safe Spaces to Brave Spaces: A New Way to Frame Dialogue Around Diversity and Social Justice. Dans L. M. Landreman (dir.), The Art of Effective Facilitation: Reflections From Social Justice Educators (p. 135-150). Virginia: Stylus Publishing.

  • Bordeleau-Payer, M. L., Bourgeois-Guérin, Élise, Hirsch, S., & Rousseau, C. (2023). Entre raison et passion : l’expérience des pédagogues lors de la formation et de l’application du projet PhiloJeunes. Clinical Sociology Review, 18(1), 53–86. https://doi.org/10.36615/csr.v18i1.2262

  • Budex, C. (2022). Les dérives possibles de la discussion à visée philosophique. Diotime, 90(1), 1-9. https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/090/003/

  • Gagnon, M. et Mailhot-Paquette, E. (2022). Pratiquer la philosophie au primaire. Chenelière Éducation.

  • Gagnon, M. et Sasseville, M. (2008). Quand l’école prépare à la vie : le cas des habiletés et attitudes critiques pratiquées en communauté de recherche philosophique avec des adolescents. Childhood & Philosophy, 4(8), 41-58.

  • Hirsch, S., Bordeleau-Payer, M-L., et E. Bourgeois-Guérin. (accepté). Lorsque les thèmes sensibles s’invitent à une discussion à visée démocratique et philosophique : analyse des pratiques enseignantes dans l’application de l’approche PhiloJeunes. Éthique en éducation et formation.

  • Hirsch, S., & Moisan, S. (2022). Ouvrir une brèche dans le chaos du monde tout en favorisant les apprentissages. Définition, pratiques et tensions inhérentes aux thèmes sensibles en enseignement de l’histoire et de l’éthique. In S. Moisan, S. Hirsch, M.-A. Ethier, & D. Lefrançois (Eds.), Objets difficiles, thèmes sensibles et enseignement des sciences humaines et sociales (pp. 61-88). FIDES.

  • Hirsch, S., Moisan, S., & Audet, G. (2023). En terrain glissant. Enseigner les thèmes sensibles en contexte éducatif postsecondaire. / On Dangerous Ground. Teachning Sensitive Topics in Post-Secondary Education. . Revue pédagogie collégiale, 36(2), 6-13. https://www.calameo.com/aqpc/read/0067374142455cc3febcb

  • Lajoie, F. (2018). La « Philo pour enfants » : des principes de base au service de la relation pédagogique. [Mémoire de maîtrise, Université de Québec à Trois-Rivières].

  • Lipman, M. (2005). « Renforcer le raisonnement et le jugement par la philosophie ». In C. Leleux (dir.), La philosophie pour enfants. Le modèle de Matthew Lipman en discussion. Bruxelles : De Boeck, p. 11-24.

  • Moisan, S., & Hirsch, S. (2022). Enseigner l’histoire du génocide des Premiers Peuples au Canada : une démarche pour l’analyse critique de ce thème sensible. In S. Moisan, S. Hirsch, M.-A. Ethier, & D. Lefrançois (Eds.), Objets difficiles, thèmes sensibles et enseignement des sciences humaines et sociales (pp. 89-112). FIDES.

  • PhiloJeunes (s.d.). Les objectifs. https://philojeunes.org/philojeunes/les-objectifs/

  • Tozzi, M. (2008). Faire philosopher les enfants : constats, questions vives, enjeux et propositions. Diogène, 224, 60-73. https://doi.org/10.3917/dio.224.0060

Notes
  1. Cette enquête s’est faite d’ailleurs dans le cadre de l’équipe Recherche et Action sur les Polarisations sociales (RAPS) et avec son soutien financier. ↩︎

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