Revue

Penser l’engagement corporel dans les pratiques philosophiques avec enfants et adolescents

Les pratiques philosophiques avec enfants et adolescents intègrent par leur nature la préoccupation pour l’apprentissage expérientiel, si l’on tient compte du fait que le dialogue philosophique à visée démocratique encourage non seulement le développement des capacités de raisonnement, mais aussi la découverte de soi à travers les problèmes construits en groupe. En outre, la perspective interactionniste présente dans le modèle de communauté de recherche philosophique n’est pas limitée aux démarches intellectuelles, car toute forme de dialogue qui est plus qu’un échange d’informations se mène sur le territoire de l’intersubjectivité : les élèves y entrent avec leur personnalité, leurs ressources culturelles et leurs habitudes, leur corps et leurs émotions, mais aussi avec les contingences des milieux auxquels ils ont été exposés.

Dans cet article nous proposons une réflexion sur l’engagement corporel des jeunes dans les ateliers de philosophie avec l’aide de deux directions de recherche : la théorie de l’éducation du philosophe pragmatiste John Dewey et la théorie de la cognition incarnée (Rosch, Varela, Thompson, 1991). Nous souhaitons analyser, sur les plans conceptuel et méthodologique, pourquoi et comment l’inclusion du corps en tant que participant actif à l’apprentissage expérientiel pourrait enrichir les pratiques philosophiques avec les enfants et les adolescents.

La perspective interactionniste et expérientielle en éducation

Expérience est un mot-clé dans la philosophie de Dewey. Sa signification se révèle souvent par association avec des concepts tels que : croissance, interaction, transaction (organisme-environnement) qui s’appliquent à la dynamique des facteurs intérieurs (biologiques et psychologiques) et extérieurs (toute forme d’environnement) par laquelle nous avançons dans la connaissance du monde. Usant d’une terminologie ancrée dans les sciences de la nature, Dewey place le concept d’expérience au centre de sa philosophie de l’éducation. La critique du dogmatisme dans l’enseignement traditionnel gagne en profondeur par l’analyse des arguments et des moyens visant la revitalisation de l’éducation, car il n’est pas question d’éducation authentique en dehors de l’expérience (Dewey, 1997, p. 25). En outre, toute expérience éducative au vrai sens du terme devrait satisfaire les critères de la continuité et de l’interaction : elle devrait intégrer les expériences passées pour enrichir la capacite de l’élève à participer aux expériences futures et, tout aussi important, elle devrait témoigner d’une relation entre ce qui est l’élève à un moment donné et son environnement. Les deux critères, voire les deux aspects, « longitudinal » (continuité) et « latéral » (interaction) de l’expérience (Dewey, 1997, p. 44), déterminent une approche située et même incarnée de l’éducation, si l’on pense au corps comme premier baromètre du contact avec l’environnement.

En effet, cet intérêt pour le corps en relation avec le monde, développé par la phénoménologie et plus récemment par la théorie de la cognition incarnée, n’avait pas échappé à Dewey. Remarquons qu’il parlait déjà du “body-mind” (Dewey, 1929) en tant qu’unité organique et médiatrice de l’insertion au réel, qui n’est rien autre que « le processus de croissance lui-même » (Dewey, 1929, p. 275).

Si le corps est indispensable dans l’établissement de notre relation au monde (ce qui revient à dire que nous prenons contact avec celui-ci à travers des besoins et des désirs, par cela découvrant nos pouvoirs, nos limites et nos possibilités), reconnaître sa place légitime dans la formation des expériences éducationnelles ne peut qu’enrichir l’apprentissage. Traitant de la liberté en tant qu’élément d’une philosophie éducationnelle ancrée dans l’expérience, Dewey remarquait que l’enseignement traditionnel décourageait systématiquement la liberté de mouvement des élèves – les règles strictes de conduite et l’arrangement rigide de la salle de classe leur diminuaient aussi « la liberté intellectuelle et morale » (Dewey, 1997, p. 61). En fait, la participation des élèves à l’éducation était partielle et subordonnée. Loin de militer pour un apprentissage interactif qui aurait éliminé l’autorité épistémique des adultes et remplacé la planification avec le divertissement, Dewey critiquait essentiellement « le caractère non-social de l’école traditionnelle », où le silence était vertu cardinale (Dewey, 1997, p. 63). Hormis les risques qui résultaient du contrôle rigide du corps au nom de la discipline scolaire – fatigue, ignorance des capacités de son corps, une manière de disperser son énergie de façon déséquilibrée – (Dewey, 2018), une éducation adressée exclusivement à l’esprit négligerait ces activités pratiques grâce auxquelles une compréhension contextualisée et personnelle des concepts est rendue possible. Par la suite, on gagnerait beaucoup si on s’inspirait des milieux plus libres et collaboratifs, tels l’atelier et le laboratoire (Dewey, 1997, p. 63).

La philosophie de l’éducation développée par Dewey offre en grande mesure un cadre d’analyse qui s’harmonise avec les engagements et résultats des recherches de la théorie de la cognition incarnée. Notons trois points communs : critique de « la nature insulaire de la pensée » (Shapiro, 2007, p. 339), soutien d’une éducation intégrative sur plusieurs dimensions suivant l’image du cercle gestalt – cerveau-corps-environnement-pratiques sociales et culturelles – (Gallagher, 2018), reconnaissance du rôle de l’expérience directe, physique, dans l’acquisition des concepts, surtout dans les sciences (Shapiro et Stolz, 2019).

L’engagement corporel en Philosophie pour enfants

L’approche de la Philosophie pour enfants (Philosophy for children – P4C) développée par M. Lipman, A. M. Sharp et leurs collaborateurs à Montclair State University, dans les années 1970, s’inspire ouvertement de la conception de l’éducation de Dewey. Par sa visée d’une « éducation réflexive » privilégiant l’autonomie de la pensée, elle valorise l’expérience de l’enfant, son imagination et la pratique sociale dans laquelle il s’inscrit. Lipman souscrit à l’idée de Dewey selon laquelle une expérience présente est significative dans la mesure où elle contribue à l’enrichissement de celle à venir. A l’école, pour apprendre, l’enfant doit pouvoir s’engager dans la recherche et la découverte de sens, car le sens n’est pas donné d’emblée et ne peut pas être transmis. Cet engagement est total, ce qui suppose que l’enfant doit pouvoir « concevoir, percevoir et ressentir qu’il fait partie du monde et qu’il existe une relation directe entre son action et la qualité de l’existence (la sienne et celle des autres) » (Daniel, 1997, p. 55).

L’approche P4C propose une vision holistique et incarnée de la pensée : la pensée est multidimensionnelle, ce qui implique que le développement de la pensée critique et rationnelle va de pair avec celui d’une pensée créative (mobilisant l’imagination et la spontanéité de l’enfant) et attentive (entrainant son souci pour le processus de la pensée ainsi que le souci des autres). Comme le soulignait Kennedy (1999), l’expérience d’une communauté de recherche, qui est au cœur des pratiques du dialogue philosophique, replace finalement les enfants et les jeunes dans les conditions originelles de la pratique de la philosophie : « la philosophie n’est pas juste un dialogue mais une histoire émergente, multivocale et interactive sur le monde et sur les personnes qui pensent au monde » [notre traduction] (p. 339).

Ce « contexte narratif incarné » que représente la communauté de recherche trouve son premier modèle dans les romans philosophiques écrits par Lipman et Sharp. L’intérêt de ces histoires soigneusement élaborées était de donner aux enfants des idées sur la manière de faire pour donner du sens à leur expérience, pratiquer leur raisonnement et s’engager dans une enquête commune.

Outre l’aspect incarné du contexte dans lequel les participants au dialogue mènent leur recherche, l’engagement corporel est présent au sein-même des histoires, du côté des personnages. Ainsi Augustine, la fille âgée de 7 ans et aveugle de naissance, dans le roman Kio et Augustine, part à la découverte du monde qui l’entoure en se servant de l’expérience perceptive qui vient de l’intérieur de son corps, alors que Kio, voyant, peut le faire de l’extérieur. Cela renvoie, pour la réflexion philosophique, à la dichotomie entre une connaissance par intuition et une connaissance par les sens, mais plus généralement, à la distinction « intérieur/extérieur » ou « dedans/dehors ». Il s’agit d’un des principaux schèmes pré-conceptuels construits et abstraits à partir de l’expérience du corps qui facilitent au sujet l’appréhension du monde, appelés aussi des « schémas-images » (Johnson, 1987).

Enfin, toujours au sujet du matériel philosophique de la P4C, les histoires questionnent des concepts « ouverts », pour lesquels il n’existe pas une réponse unique, ainsi que les rapports entre des concepts, les enfants étant invités à réfléchir ensemble à leur sujet. Parmi ces concepts, on trouve par exemple le « corps ». Pixie, dans le roman éponyme, s’interroge sur l’appartenance de son bras endormi à son corps et, par là même, invite ses jeunes lecteurs à s’interroger à leur tour : « Avez‐vous déjà eu le bras endormi ? N'est‐ce pas étrange ? C'est comme s'il ne vous appartenait même pas ! Comment une partie de vous‐mêmes peut‐elle ne pas vous appartenir ? Vous vous appartenez tout entier ! Mais voyez‐vous, c'est cela qui m'intrigue. » (Lipman, Pixie, 1989, chap. 1, p. 9).

L’engagement corporel des participants dans les dialogues philosophiques

Nous avons vu comment les romans philosophiques mettent en scène des enfants et des jeunes qui s’engagent dans la recherche de sens d’une manière incarnée. Le corps à la fois fait partie des concepts à questionner, et constitue la modalité même qui rend possible l’engagement dans le processus de recherche (à travers les expériences et les perceptions, l’interactivité, etc.). Néanmoins, on peut se demander comment cette modélisation, prévue par le programme P4C, opère dans la réalité des pratiques de dialogue philosophique ? Finalement, qu’elles utilisent les romans philosophiques ou d‘autres supports alternatifs (littérature de jeunesse, contes universels et mythes, photolangage, œuvres artistiques, etc.), les pratiques de dialogue philosophique restent axées sur une démarche en communauté de recherche. Dès lors, comment s’engagent les participants avec leur corps dans le dialogue philosophique ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous faisons référence à deux types d’études. Les premières, que nous évoquons brièvement, s’intéressent aux dispositifs visant à enrichir la participation corporelle des enfants et adolescents à la réflexion philosophique ; elles proposent de nouveaux modèles « incarnés » pour la recherche en communauté. Les secondes, que nous souhaitons davantage développer ici, assument une démarche différente, qui consiste à observer l’engagement corporel des participants « en acte », à l’œuvre dans les dialogues.

Stimuler l’engagement corporel

Parmi les études qui font appel aux manifestations artistiques comme ressources pour les interactions, en contexte scolaire, nous pouvons citer d’abord la proposition de García Moriyón (2017). En mettant l’accent sur la nécessité de développer davantage une pensée créative et attentive, l’auteur propose de transformer la salle de classe en une « œuvre d’art », ou du moins créer les conditions pour que chaque dialogue soit à l’image d’un événement artistique, vécu par les enseignants et les élèves comme une expérience éducative exigeante et porteuse de sens.

Le travail d’enquête et d’invention dans lequel s’engagent les participants au dialogue philosophique est associée, chez Santi (2017), à l’improvisation de jazz. L’improvisation est, à l’origine, une forme d’adaptation de l’agentivité humaine à l’environnement, mais elle est également, souligne l’auteure, une forme privilégiée de pensée complexe et multidimensionnelle. Elle permettrait aux participants de vivre l’expérience du changement et du processus de création de sens, et d’entretenir ainsi des relations spécifiques au temps, au monde, aux autres et à la création.

Enfin, mentionnons les travaux D’Olimpio et Teschers (2017) qui proposent d’intégrer l’art dramatique au dialogue philosophique afin de favoriser l’engagement imaginatif et émotionnel des enfants et adolescents dans les aspects « humains » de l’interaction sociale. Le modèle incarné visé est celui d’un « art de vivre » (art of living), un espace propice aux performances (life-performance) et aux expressions corporelles (gestures) intégrées à la réflexion sur la vie, ses normes et ses valeurs.

Analyser l’engagement corporel : considérations méthodologiques

Pour analyser l’engagement corporel des enfants ou des adolescents participant à un dialogue philosophique, le chercheur peut mobiliser des méthodologies différentes, qui peuvent d’ailleurs s’avérer complémentaires.

Un premier outil à sa disposition est l’entretien individuel, généralement semi-directif, mené une fois que le dialogue est consommé. La technique de l’entretien s’inscrit dans une logique compréhensive et privilégie la description du phénomène tel qu’il est perçu par les participants. Le chercheur encourage les participants à verbaliser leurs perceptions sur leurs propres conduites verbales et non-verbales, ou celles de leurs pairs, durant les échanges. Cela suppose que les interviewés soient en mesure de décrire (« on est assis en cercle »), d’apprécier (« on est fixe sur une chaise »), voire d’analyser a posteriori les comportements de ce type (« ça sera bien de pouvoir bouger dans la salle ») (Fournel et al., en préparation). Les données recueillies, enregistrées et retranscrites sont par la suite analysées et interprétées afin de dégager une intelligibilité interne au niveau du discours, puis de mettre celle-ci en perspective avec des théories existantes.

Lorsqu’il dispose de données audio-visuelles issues de l’enregistrement des séances, le chercheur procède à une analyse multimodale ou incarnée (Mondada, 2017). L’analyse peut se focaliser sur l’action en interaction qui met en scène non pas des « individus solitaires mais de coparticipants engagés dans une activité conjointe » (p. 72). L’intérêt se centre sur l’intelligibilité de l’action produite par l’ensemble des participants, dans un contexte déterminé (in situ) et les observations portent sur l’« arrangement multimodal » qui combine le verbal, le gestuel, le mouvement, la manipulation d’objets, etc.

En résumé, les deux types d’analyse différent et peuvent se compléter dans la mesure où les observations portent, dans un cas, sur ce que disent les participants de leur engagement corporel, après que les interactions soient consommées, et dans l’autre cas, sur l’engagement du corps pendant le processus d’interaction, en train de se produire, en acte. Au niveau du processus, nous pouvons distinguer plus loin deux aspects de l’engagement corporel : un engagement corporel de la part des participants dans la pensée, et un engagement corporel dans l’interaction. Analyser les deux aspects permet d’articuler à la fois un intérêt pour la trajectoire incarnée de la pensée des participants et un intérêt pour leur niveau d’implication dans la pratique.

Quelques observations sur l’engagement corporel dans le processus de pensée

Pour observer ce qui se passe dans une communauté de recherche dans laquelle des jeunes s’engagent pour réfléchir ensemble autour des concepts et des relations conceptuelles, on peut prêter attention à la fois à leurs productions verbales et à leurs conduites non-verbales.

Nous pouvons noter, par exemple, la présence dans les productions verbales, des métaphores et des schémas-images (une présence qui peut être plus ou moins riche, en fonction des personnes, des sujets, de la sollicitation de la part des animateurs, etc.). Les métaphores et les schémas-images jouent un rôle essentiel dans le travail d’abstraction et de conceptualisation (Lakoff et Johnson, 1999). Ainsi, dans une discussion autour de l’origine des pensées (la question investiguée étant « D’où viennent les pensées ? »), les participants, des adolescents âgés de 12-14 ans, mettent en œuvre une pensée « façonnée par le corps » (Fournel & Simon, 2021). Voici quelques extraits dans lesquels nous avons souligné la présence des métaphores et schémas-images mobilisés par les participants :

(211) Ulrick : parce que:: // pour moi on peut ne pas penser mai:::s on a un peu une coquille vide et des fois (il) y a des actions par exemple les réflexes // on pense pas on les maîtrise pas // mais:: ça s(e) fait tout seul

(216) Ulrick : par exemple (il) y a un ballon qui vient vers moi je veux l'attraper pourtant // je m(e) suis pas dit le ballon // il::::

(217) Animateur : il vient vers moi euh

(218) Ulrick : il vient vers moi faudrait plutôt que je me baisse:: ou:: ou que:: ou que je me décale euh:: ou plutôt mettre ma main devant

Extrait 1. « D’où viennent les pensées ? »

En utilisant la métaphore d’une « coquille vide », Ulrick mobilise un des schémas pré-conceptuels qui rendent possible l’appréhension du monde, à savoir celui du « contenant ». La métaphore lui permet d’illustrer et en même temps de conceptualiser l’idée d’un état d’absence de pensées. De même, pour décrire les pensées reflexes, Ulrick utilise le schéma-image du chemin (« vient ») associé au but (« vers moi ») ; pour les empêcher, d’après lui, il faudrait procéder comme avec un ballon qui se dirige vers moi et que je devrais éviter. Ici les schèmes pré-conceptuels évoqués sont ceux des mouvements dans l’espace, en provenance de l’expérience perceptive, de type : haut-bas (« je me baisse »), gauche-droite (« je me décale »), devant-derrière (« ma main devant »).

(222) Arthur : euh:: pas d'accord

(223) Animateur : t'es pas d'accord // peux-tu // pas / dis-lui alors

(224) Arthur : //pa(r)ce que en fait euh:: quand:: / quand on s(e) prend un ballon // euh: en fait quand tu réfléchis // t'es obligé de réfléchir pa(r)ce qu'en fait comme /en fait euh quand:: // là je suis en train de réfléchir et je bouge mes mains {geste de rotation des deux mains levées} // tu vois // c'est comme ça que je réfléchis // tu vois

Extrait 2. « D’où viennent les pensées ? »

A la suite des propos de Ulrick, Arthur manifeste son désaccord. On voit donc le déploiement d’un raisonnement de type argumentatif articulé autour d’un désaccord (« pas d’accord … parce que quand on se prend un ballon … t’es obligé de réfléchir ») et d’une proposition : l’hypothèse selon laquelle même lorsqu’on fait des gestes on réfléchit. Le jeune l’illustre avec une production bimodale (geste/parole) : « là je suis en train de réfléchir et je bouge les mains ».

Le corps participe au raisonnement philosophique également à travers les gestes, et il n’est pas rare que les participants aux dialogues philosophiques produisent, et véhiculent par la suite dans les échanges, des métaphores gestuelles qui les aident à penser ensemble. Les travaux de Lagrange-Lanaspre (2022) ont permis de mettre au jour des « philosophèmes métaphoriques bimodaux » (exprimés à la fois par les gestes et la parole) qui montrent la contribution de la gestualité à l’élaboration de la pensée dans les communautés de recherche.

Force est donc de constater que l’engagement corporel des enfants et adolescents en contexte scolaire n’ignore pas l’observation faite par Dewey : « l’élève a un corps qu’il amène à l’école, en même temps que son esprit » (Dewey, 2018, p. 225).

Les corps s’engagent non seulement dans le processus de pensée mais aussi dans l’espace interactionnel, laissant entrevoir le niveau d’implication et d’intérêt pour le dialogue. Une analyse de la gestuelle, des regards et mimiques, des émotions, de la posture du corps et des dispositions du corps dans l’espace, dans le contexte interactionnel des pratiques philosophiques, pourrait se faire avec des approches de type ethnographique et multimodale (Mondada, 2017). A notre connaissance, des études de ce type ont été déjà menées en observant des classes de langues, mais pas forcément des pratiques de dialogue philosophique.

Bouger dans une salle de classe reste limité, même si parfois les enseignants investissent d’autres espaces, comme la salle de sport, pour déployer un dispositif permettant aux participants une plus grande liberté de déplacement et de mouvement au service de la pensée. Il nous a semblé intéressant d’élargir notre réflexion à la perspective d’un engagement corporel qui intègre d’autres milieux éducatifs, comme l’expérience dans les musées.

Une expérimentation au musée

L’identité dynamique de chaque participant au dialogue philosophique révèle des accents spécifiques dans chaque situation d’apprentissage, voire dans chaque interaction avec les conditions objectives de l’expérience.

Nous proposons à ce sujet quelques réflexions sur le rôle des musées, en tant que milieux éducatifs complémentaires à l’école, ainsi que sur leur potentiel pour l’apprentissage expérientiel et incarné dans les ateliers de philosophie menés avec des enfants et adolescents.

Pour Dewey, le musée, la bibliothèque, le laboratoire permettaient d’établir l’unité entre l’éducation et la vie. Deux buts étaient principalement visés : reconstruire la liaison entre les écoles, les universités, la nature et la société ; créer un circuit d’acquisition et de transfert de connaissances qui soit expérientiel (Dewey, 1900). Malgré une permanence et un prestige dans la modernité, la perception du musée, en tant que ressource et compagnon pour l’éducation, n’est pas toujours accompagnée de l’intérêt authentique et la joie des jeunes visiteurs. A l’exception de ceux qui mobilisent des ressources pédagogiques, telles des expositions interactives, des guides digitaux, des ateliers de savoir-faire pour les enfants et adolescents, les musées sont souvent perçus comme des espaces de documentation et de rencontre avec un passé dense, catalogué et assez cryptique. Par contre, Dewey voyait le musée comme un complément naturel de l’école et préconisait qu’il soit inclus si possible dans l’espace scolaire et, dans tous les cas, qu’il soit considéré comme un lieu où les produits de l’expérience soient organisés et analysés (Hein, 2004, p. 419-420). Il avait la conviction que le musée fait plus que conserver des objets, dans le sens où, avec un bon guidage, il devient un espace riche d’informations sur les activités, les modalités d’adaptation à la nature et aux difficultés de la vie sociale, les processus de création ; il élargit notre monde de représentations et, parfois, il sert la cause de la justice sociale, par exemple en intégrant l’esthétique dans la vie des ouvriers. Son propre projet éducationnel, Laboratory School, prévoyait des visites régulières aux musées, tout comme les excursions dans la nature, à une époque où la valeur éducative que ces activités pouvaient avoir pour des enfants était peu reconnue (Hein, 2012).

En guise de conclusion, nous proposons un exercice d’imagination à partir d’expériences d’adulte en visite au Musée du Paysan Roumain à Bucarest : comment l’engagement corporel des enfants ou adolescents participant à un atelier de philosophie se manifesterait-il in situ ?

Tout d’abord, il est important de mentionner que le Musée du Paysan Roumain assume une orientation vers le public jeune. On y organise régulièrement des foires où des artisans des villages exposent leurs produits, et également des ateliers de créativité – contes, théâtre, peinture, couture-tissus (occasion pour apprendre, par exemple, les symboles qui parent la blouse roumaine traditionnelle), moulage – tous ayant comme principal but de transmettre la valeur du patrimoine immatériel des villages traditionnels d’une façon accessible, agréable et tout à fait située et incarnée.

Néanmoins, même une visite où les participants à l’atelier imaginaire ne font que se déplacer parmi les objets exposés crée les conditions de possibilité d’un engagement corporel dans ou par la pensée et dans l’interaction. Ce musée, réorganisé radicalement après la chute du communisme est, en effet, « un musée [qui se déclare] contre la muséification », dont le langage « fut délibérément conçu comme un langage d’interprétation […] mettant en évidence la pluralité des lectures possibles d’un phénomène » (Manolescu, 2006, p. 52). Les enfants y rencontrent des objets en bois et en céramique, des piliers des portes, des vêtements traditionnels et des œufs multicolores décorés pour les Pâques, qui susciteraient au moins des micro-réactions impliquant un engagement corporel. On pourrait observer la trajectoire des participants – ce qui les attire, combien de temps ils passent devant chaque objet, si les verbalisations, les gestes, sont différents de ceux produits à l'école, s’ils ont envie de prendre des photos, s’ils semblent se sentir libres, curieux, fatigués, ennuyés, s’ils veulent explorer seuls ou en groupe, s’ils touchent les objets. A ce niveau-ci on pourrait distinguer l’intensité de leur engagement corporel (fort ou faible) et leur « attention en situation » (Coavoux, 2015).

En second lieu, on peut supposer qu’un tel espace habité par des objets, quelques-uns présentant des similitudes avec ce que les jeunes trouveraient chez leurs grands-parents à la campagne, tandis qu’à d’autres ces objets n’évoqueraient rien, permettrait quelques questions de clarification et comparaison. Au milieu d’une salle il y a une petite maison paysanne – elle contient deux pièces, des objets fonctionnels, des décorations et, pour suggérer l’authenticité, des vêtements mis à sécher sur le porche. La maison fut démantelée et reconstruite dans le musée par son propriétaire, maître du bois qui l’a construite et qu’il a décorée lui-même. Elle est placée de telle manière à ce que les visiteurs puissent faire le tour et toucher le bois, voyant clairement l’arrangement des deux petites pièces, mais sans la permission d’y entrer. L’engagement corporel naturel du processus d’observation peut être complété par des réflexions incarnées. On remarque rapidement que les pièces à habiter sont petites et pour y accéder, un adulte devrait se baisser. Cela pourrait constituer le point de départ d’une réflexion sur la liberté et le partage de l’espace privé : les mouvements sont limités, il y a une seule pièce à dormir pour la famille et une qui sert de salle à manger. Les chaises sont petites comme dans les contes populaires, comment pourrait-on s’imaginer assis avec sa famille autour de la table ? Un chat ou un chien serait-il admis à table ? Comment se sentirait-on si on devait partager des pièces si petites avec ses parents et ses frères et sœurs ? Avant ou après la visite, les enfants pourraient dessiner leur chambre, leur maison, exprimer ce qui leur plait ou leur déplait, pour entrer en dialogue avec les enfants du mi-19e siècle. Ils pourraient également sélectionner un objet de la maison paysanne qui les intéresse et construire leur propre discours artistique. Un autre point d’intérêt pourrait être la salle de classe avec ses pupitres fixes destinés à deux-trois élèves chacun. Les participants pourraient expérimenter de s’asseoir, de se lever comme les enfants des villages d’antan lorsque le maître entrait dans la salle de classe, de tester si les pupitres font du bruit lorsqu’ils bougent, de réfléchir sur le thème de la hiérarchie et le droit de prendre la parole, en comparaison avec leurs propres expériences.

Pistes et questions futures

Revenant à la terminologie deweyenne, une éducation expérientielle détermine, en premier lieu, la formation ou le changement des habitudes, non pas dans le sens de routines, mais en tant que schémas d’action qui témoignent d’une sensibilité, de la compréhension et l’adaptation à l’environnement, ouvrant, par la suite, des pistes pour un apprentissage incarné (Thorburn, 2020). Elargir l’environnement éducationnel pour inclure les musées est un tel exemple qui pourrait être complété, comme on l’a montré dans la littérature portant sur la philosophie pour les enfants et adolescents par la prise de conscience de sa propre capacite de s’exprimer à travers la gestualité, le théâtre, la sensibilité esthétique (D’Olimpio & Teschers, 2017). En même temps, l’apprentissage incarné produit des fruits visibles sur le terrain de la science – les exemples analyses par Shaby et Vedder-Weiss (2021) montrent comment une visite au musée de science a le potentiel de faire remonter à la surface des attitudes différentes de celles exposées à l’école, car plusieurs opportunités de compréhension et de changement sont offertes : considérer la posture corporelle et l’orientation dans l’espace comme des indicateurs de l’engagement dans la situation d’interaction, d’agir sur l’environnement (manipuler des objets) ou sur le corps (suggérer aux élèves des mouvements alternatifs).

Comme toute forme d’éducation qui se veut expérientielle, l’apprentissage incarné et situé dans des environnements non-scolaires rencontre un défi que Dewey (1997) avait anticipé : la difficulté de garder l’équilibre des deux critères de l’expérience, la continuité et l’interaction. Dans le cas de l’engagement corporel dans les pratiques de philosophie pour enfants et adolescents, ce défi fait référence au besoin d’organiser les expériences éducationnelles de façon à ce qu’elles ne deviennent pas de simples formes de divertissement, de bien connaître le contexte des élèves, leurs intérêts, leurs besoins sans leurs imposer des interprétations et d’assurer la continuité, en permettant que chaque expérience, y compris les ateliers au musée, se mature dans l’esprit-corps des participants.

  • Coavoux, S. (2015). L’engagement corporel des visiteurs de musée. L. Jacquot, J.-M. Leveratto. Relire Durkheim et Mauss. Émotions : religions, arts, politiques, Presses Universitaires de Nancy, p. 187-201.

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