Revue

Editorial du n°95 - Numéro spécial symposium ACFAS

Pour une école philosophique : la philosophie avec les enfants, un paradigme pour une école démocratique et humaniste?

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Du mercredi 10 au vendredi 12 mai 2023 s’est tenu à Montréal un symposium consacré à la philosophie avec les enfants, organisé par Olivier Michaud, Edwige Chirouter et Mathieu Gagnon. Ce numéro spécial en rassemble un certain nombre de contributions.

Chaque article de ce numéro est traduit en anglais.

Problématique du symposium.

L’éveil à la philosophie dès le plus jeune âge — qui se développe sous des formes diverses partout dans le monde depuis plus de cinquante ans — dépasse largement la seule nécessité de démocratiser l’accès à la discipline scolaire (et donc les questions de pure didactique), mais interroge les conditions même d’une éducation émancipatrice dans un monde en crise et en proie aux menaces du dogmatisme, de l’extrémisme et du relativisme. Les ateliers de philosophie avec les enfants et adolescents pourraient ainsi préfigurer un paradigme de ce que devrait être l’école et l’éducation dans leur essence dans une société démocratique : une « oasis de pensée » (Arendt, 2013), un lieu et un temps de développement de l’esprit critique, de la coopération intellectuelle et de l’acceptation de sa vulnérabilité pour entrer en résonnance avec soi et le monde (Chirouter, 2022) – ce que nous appellerons donc ici « une école philosophique ».

L’idée de développer une école philosophique, ou d’inscrire l’institution scolaire à l’intérieur d’un paradigme philosophique visant le développement de la pensée (notamment critique, créative et attentive [caring]), n’est pas tout à fait nouvelle. Déjà en 1988, dans son ouvrage Philosophy goes to school, Matthew Lipman défendait vigoureusement la mise en place d’un tel projet. Au cœur de celui-ci, se retrouve la volonté d’offrir aux jeunes des espaces d’apprentissage dans et par lesquels ils pourront s’approprier leur liberté, voire s’émanciper. Il s’agit là, selon nous, de la visée première que devrait poursuivre l’institution scolaire, avec et au-delà des seules acquisitions de connaissances et du développement de compétences. Par-là, nous ne cherchons pas à négliger l’importance capitale qu’occupent les connaissances et les compétences dans l’agir, mais plutôt à montrer qu’elles demeurent des moyens, tout comme la philosophie, au service d’une finalité qui les dépasse largement.

Les articles présentés dans ce numéro sont tirés de communications présentées lors d’un colloque, coorganisé sous l’égide la Chaire UNESCO/Université de Nantes sur la philosophie avec les enfants et du Collectif d.phi de l’université de Sherbrooke, qui a eu lieu dans le cadre du congrès de l’Acfas en mai 2023, colloque intitulé : Pour une école philosophique : la philosophie avec les enfants, un paradigme pour une école démocratique et humaniste? Deux grands axes se dégagent des textes constituant ce numéro. Le premier axe porte davantage sur les apports/effets de la pratique du dialogue philosophique (PDP) avec les jeunes. Une telle réflexion sur les apports semble incontournable si nous souhaitons convaincre les institutions, voire la société, de la grande pertinence de même que de la valeur ajoutée d’une telle école philosophique. En effet, qu’on le veuille ou non, insuffler dans l’école tout entière l’esprit animant les dialogues philosophiques ne peut faire l’économie d’une réflexion sérieuse sur les apports, d’autant que cet esprit représente à plusieurs égards un changement paradigmatique profond.

Les textes s’inscrivant dans cet axe abordent des objets divers, dont les probables retombées des pratiques philosophiques sur la santé mentale et l’autodétermination des jeunes. Ils traitent également du potentiel de la PDP sur la réduction des inégalités d’apprentissage ainsi que sur l’inclusion scolaire. En ce sens, certains textes explorent l’hypothèse, fondée sur les épistémologies pragmatistes et interactionnistes de la PDP, selon laquelle l’avènement d’une école philosophique contribue à l’enrichissement de l’expérience, à la quête de sens ainsi qu’au développement de l’agentivité épistémique des jeunes. Finalement, l’idée selon laquelle la pratique de la philosophie pourrait représenter le fil conducteur de la perspective culturelle, si chère à l’école contemporaine, est explorée.

Le second axe se rapporte davantage à certains des défis que pourrait représenter la création d’une école philosophique, particulièrement auprès des jeunes éprouvant des difficultés d’apprentissage ou de langage. L’enjeu central qui se dégage ici est celui de l’inclusion scolaire et des adaptations pédagogiques qu’elle commande. La PDP ne se suffit pas à elle-même et son implantation ne peut se résumer à l’application intégrale d’une démarche qui saurait permettre à tous les élèves de s’y rattacher. Il est nécessaire de prendre en compte la diversité des jeunes avec lesquels nous sommes appelés à philosopher. Chez les jeunes se retrouvent des profils cognitifs variés, certains présentant une plus grande flexibilité que d’autres. Certains sont aussi aux prises avec des difficultés d’apprentissage qui peuvent faire en sorte que le recours presque exclusif aux pratiques orales contribue à les exclure du processus de recherche. Face à cette situation, la PDP ne peut faire autrement que de s’adapter en prenant en compte, de manière attentive, les stratégies qui doivent être mises en place afin d’assurer l’intégration du plus grand nombre.

À la lumière des écrits qui meublent ce numéro, des pistes sont offertes afin de développer un argumentaire permettant de fonder encore davantage la pertinence d’une école philosophique. Cependant, et cela nous apparaît être une richesse, ces pistes ne sont pas examinées avec la prétention qu’elles sont simples à mettre en œuvre ou qu’en elles-mêmes elles permettront de résoudre toutes les difficultés rencontrées dans une classe. En effet, ce numéro souligne également certains des défis auxquels les personnes enseignantes risquent d’être confrontées au quotidien, rendant ainsi le regard posé plus lucide et réaliste.

  • Arendt, H. (2013). La vie de l’esprit. Paris : PUF.

  • Chirouter, E. (dir.) (2022). La Philosophie avec les enfants. Un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonance. Editions Raison Publique.

  • Lipman, M. (1988). Philosophy goes to school. Numéro 2422061. Philadelphia : Temple University Press.

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