Cet article propose une réactualisation du geste cynique consistant à s’inspirer de l’animal. Partant de l’histoire de ce geste, de ses raisons d’émergence, de ses intérêts et finalités philosophiques, nous offrons une réflexion couronnée d’exercices concrets aux professeurs et animateurs désirant fomenter des ateliers novateurs, performatifs et créatifs autour de la question animale.
« De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme. »Nicolas Boileau. Satire VIII
INTRODUCTION
Attaché à ses instincts, l’animal est connu pour être brutal, sanglant, esclave de son déterminisme. Si l’éthologie contemporaine nous a tiré de la conception biblique ou de la vision cartésienne de l’animal-machine, il n’en demeure pas moins que l’animal jouit, dans l’imaginaire occidental, d’une piètre image. Ce n’est pas pour rien que « bête » signifie en même temps « sot » ou « stupide ». La bête est l’être dépourvu d’entendement, qui tombe dans nos pièges depuis la nuit des temps. Il est, de ce fait, le grand perdant de l’Histoire. D’après une étude parue le 15 octobre 2018 dans la revue PNAS, depuis 130.000 ans, plus de 2,5 millions d’espèces ont été rayées de la surface de la planète, dont 500.000 dans les seules 1.500 dernières années. Face à l’Homme, l’animal est sans défense, sans dignité.
Alors quelle folie poussa un Diogène, un Cratès, un Zhuangzi[1], un Xuanzang[2], un Yeshua de Nazareth[3], un Saint François d’assise[4], un Derrida[5], un Nietzsche, et récemment un Kohn[6] ou un Cyrulnik[7] à présenter l’animal comme une source d’inspiration ? Quelle mouche piqua Schopenhauer pour lui faire dire que « les animaux possèdent la beauté sans vanité, force sans indolence, courage sans férocité et toutes les vertus de l’homme sans ses vices » ou pour valoriser « la franchise et la naïveté originelles des animaux, que j’ai opposées à l’hypocrisie des hommes »[8] ? Force est de constater que ces grands vaincus que sont les animaux servent d’horizon pour de nombreux penseurs, incarnent l’idéal dans certaines cultures[9], et servirent de modèle dans plusieurs sagesses de l’antiquité, notamment celle des cyniques. Ces derniers, qui tireraient leur nom du chien, ont carrément fait de l’animal un symbole de leur idéal eudémoniste et de leur critique de la civilisation.
Sans basculer dans l’exotisme ou le passéisme, nous proposons que la récurrence d’une idée engage à l’examen. La question, fût-elle étrange, fût-elle ancienne, mérite donc d’être reposée : S’inspirer des animaux : pour quoi faire ?
Nous proposons ci-après d’emprunter temporairement les lunettes cyniques en nous penchant sur les raisons de leur inspiration du modèle animal, d’analyser ses manifestations, d’en isoler le geste fondamental, puis de considérer si celui-ci pourrait avoir du sens, voir un intérêt philosophique pour nous, aujourd’hui.
QUELQUES RAISONS DU GESTE
Pour les philosophes cyniques, l’animal est un modèle, et ce, pour de nombreuses raisons. La première est l’autarkeïa[10]. Cette vertu centrale de l’éthique cynique renvoie à une parfaite condition de vie sans besoin d’aide ou de support, et à la suffisance en ce qui concerne les nécessités de la vie. L’animal colle à ses instincts, certes, mais il est autarcique. Il n’a besoin que de son corps, en général parfaitement adapté à son environnement et à ses besoins. Nu comme un ver, affranchi de tout artifice et libre de toute codification contingente, l’animal constituerait donc un modèle pour l’être dépendant, technique et institutionnel que nous sommes.
Le terme d’autarkeïa renvoie également à l’idée de contentement face à son sort. L’animal correspond particulièrement à cette acception en tant qu’il ne souffre pas de l’hubris. Coller à ce qu’il est, sans perspective d’autre chose, lui permet, en même temps, de s’en satisfaire. Bon gré mal gré, il admet ce qu’il a, ce qu’il peut, ce qui l’entoure et n’en demande pas plus. Face à cette impassibilité[11], l’insatisfaction chronique de notre espèce peut faire figure d’immaturité voir de folie.
L’animal est enfin un modèle en tant qu’il vit kata-phusin, c’est-à-dire en harmonie avec les lois de la nature. Ses instincts sont, en quelque sorte, une connexion directe avec cette législation non-humaine. Outre son acquiescement à l’ordre du monde, il n’a cure des codes civils, des codes de la route, des codes moraux ou des dress code. Il se moque des objectifs mondains comme la gloire, la richesse ou les possessions illimitées. Son existence est, en cela, plus simple, donc plus encline à l’atuphia, l’ « absence de vanité » et à l’ataraxie.
Ajoutons enfin qu’aucun animal n’a jamais eu l’idée géniale de créer des gastrophètes, des camps de la mort, des bombes atomiques, un fond bancaire international, ou d’aller planter un drapeau sur la lune.
Ces différentes raisons convergent sur une dichotomie entre, d’une part, une sorte de sagesse qu’incarnerait l’animal, et, d’autre part, une folie humaine.
S’inspirer de l’animal, du haut de nos perchoirs culturels, ne serait-ce pas, d’une certaine façon, nous remettre les pieds sur terre ?
L’HERMÉNEUTIQUE À FINALITÉ MORALE
Notre examen part ainsi de l’inspiration cynique du modèle animal, geste philosophique dont nous trouvons des traces dans différents passages du doxographe Diogène Laërce, les discours de Dion Chrysostome et les lettres du pseudo-Cratès et du pseudo-Diogène, entre autres. À titre d’exemple nous pouvons rappeler : 1. L’épisode de la souris enseignant à Diogène de Sinope comment s’adapter à toutes les circonstances[10] 2. La mention faite des bestiaux qui savent se contenter d’eau fraîche lorsqu’ils ont soif et d’herbes fraîches quand ils ont faim au lieu de rechercher les vins exotiques et les mets délicatement préparés[11]. 3. La comparaison faite entre les hommes et les grenouilles lorsqu’il est mentionné que même les animaux délicats comme les grenouilles endurent mieux le froid que les hommes[12]. 4. L’idée selon laquelle les animaux vivent bien mieux que les hommes en migrant au gré de leurs besoins[13]. 5. Les innombrables mentions du chien.
Ce geste particulier participe d’une vaste gamme d’exercices cynico-stoïciens[14], qui ont pour point commun d’interpréter les phénomènes naturels (animaux, végétaux, minéraux) en vue de comprendre les lois de la phusis et de les appliquer sur le plan éthique. Le regard porté sur l’extérieur est ainsi destiné à nourrir une culture de soi [15]. Ces pratiques sont composées de deux temps. Nous exemplifierons ci-après avec l’épisode de la souris de Diogène
D’abord le moment contemplatif, qui comprend l’observation et la réflexion : « ayant vu une souris courir » (observation), « … sans s’inquiéter d’une chambre pour coucher, sans craindre les ténèbres ni s’occuper en rien de tout ce dont on regarde la jouissance comme indispensable … » (réflexion).
Puis vient le moment inductif, qui tire de l’interprétation une application concrète : « … il trouva dans cet exemple un remède à sa pauvreté. »[16]
La jonction de ces deux temps correspond à une triple traduction : de l’extérieur à l’intérieur, du non-humain au monde humain, et de la contemplation à l’action.
L’interprétation est donc ici travaillée en vue d’atteindre une vérité très particulière : l’alethês bios[17], c’est-à-dire la vérité incarnée, manifestée par le mode de vie. Nous nommerons cette gamme d’exercices « Herméneutique à finalité morale ». À l’instar des lois humaines, les lois de la phusis seraient en effet sujettes à l’interprétation. Bien sûr, il y a des différences entre les deux juridictions. Dans le premier cas, l’interprète est un homme du nomos, dont la sagesse n’excède pas sa culture. Dans le deuxième cas, l’interprète est une créature de la phusis, autrement dit un philosophe. Les lois des dogmatistes sont gravées dans le marbre des institutions. Les lois des philosophes échappent à toute scripturalité : elles se lisent en filigrane dans le grand livre du monde.
CONTEXTUALISATION DU GESTE
Avant de voir comment les philosophes cyniques s’inspirent de l’animal, il est utile de rappeler que le concept d’ « animal » avec l’intension et l’extension que nous lui connaissons ne semble pas exister en grec ancien. Aucun des termes thêrion, zoïon, ou empsukhon ne désignent un genre dont serait exclus les plantes, les hommes et les Dieux. Cette indifférenciation s’inscrit dans un contexte mythique où les frontières entre les genres et les espèces sont assez floues : l’imaginaire grec est peuplé d’êtres hybrides, de centaures, de sirènes, de dieux métamorphiques, ou de déesses évoluant à la frontière entre civilisation et monde sauvage (par exemple Artémis[^20]).
Cette porosité ontologique se reflète et s’exprime chez de nombreux auteurs antiques. Pour Platon (selon Brisson), « le règne de la vie constitue un vaste continuum qui va des dieux, des démons et des hommes jusqu’au coquillage »[18] . Ce continuisme est l’atmosphère de laquelle émerge l’inspiration cynique du modèle animal. L’idée de s’inspirer d’un tel modèle n’implique donc pas, pour un antique, qu’il soit cynique ou pas, de regarder de l’autre côté d’une barrière ontologique infranchissable, comme c’est généralement le cas pour nous[19]. Ajoutons que le protonominalisme [20]cynique exacerbe ce substrat continuiste. Les frontières établies par le langage sont systématiquement critiquables, pour les philosophes-chiens. Ces limites parlent surtout de nous, selon eux, de nos aspirations, de notre vision du monde, de notre culture. La frontière spéculaire entre l’Homme et l’Animal reflèterait donc avant tout le dualisme et l’arrogance de l’observateur humain.
Il y a néanmoins une séparation de principe que nous partageons avec la culture antique : la frontière morale. Mis à part dans le cynisme, l’Homme y est généralement considéré comme supérieur aux autres animaux.
JUSTIFICATION DU GESTE
Si le geste cynique de s’inspirer du modèle animal n’a donc rien de révolutionnaire sur le plan ontologique, il correspond à une transgression morale et même à un inversement : l’animal n’est plus en bas de l’échelle, c’est l’Homme qui est en bas. L’animal devient ainsi un concept moralement positif. Pour Marie-Odile Goulet Cazé, le cynisme renverse la hiérarchie habituelle Animal-Homme-Dieu pour lui substituer la hiérarchie Homme-Animal-Dieu. Cette transgression correspondrait à l’antiprométheisme cynique, idée selon laquelle la technique n’est pas un progrès mais une régression, celle-ci nous rendant paresseux, fragiles, dépendants, avides, c’est-à-dire moins bons.
Prenant, d’autre part, en considération la valorisation cynique de la raison humaine[21], concluons que, pour les cyniques, l’Homme n’est inférieur à l’animal que de façon conditionnelle : lorsqu’il ne fait pas usage de sa raison. Ce passage de Diogène Laërce en atteste :
« Il disait encore que lorsqu’il voyait à leur occupation des pilotes, des médecins ou des philosophes, il jugeait que l’homme était le plus intelligent de tous les animaux ; quand, par ailleurs, il s’arrêtait aux interprètes de songes, aux devins et à tous leurs assistants, ou à tous les gens gonflés de gloire et de richesses, il ne trouvait rien de plus idiot qu’un homme. »[22]
Le triste constat cynique étant que l’humanité use rarement de sa raison, concluons que l’animal est, généralement, et temporairement, supérieur à l’homme. L’humain insensé vivrait donc plus misérablement que les pigeons de ses villes, qui batifolent dans ses fontaines, ne payent pas de loyer, volent au-dessus de ses préoccupations, défèquent sur ses calvities et copulent sur ses tombes.
Qu’il s’agisse d’une provocation didactique, ou de l’expression d’une véritable thèse, les cyniques mettent l’animal en haut de l’échelle morale, tant que l’humanité tournera le dos à la raison. Cette position hybride entre valorisation de l’animal et valorisation de la raison humaine explique sans doute pourquoi la figure du chien, cet animal mi-civilisé, incarne adéquatement l’idéal cynique.
L’EXEMPLE DU CHIEN
Étudions ci-après l’inspiration du modèle animal avec le cas particulier du chien. Nous détaillerons certains points de convergences entre la philosophie cynique et cet archétype qu’elle revendique et dans lequel elle se reconnait. Loin d’affirmer une littérale relation de maitrise entre Canis lupus familiaris et les cyniques, nous ne faisons ici que remarquer certaines concomitances intéressantes. Il est plus que probable que cette coïncidence ne soit d’ailleurs pas uniquement causée par une herméneutique à finalité morale, mais à l’inverse, par la reconnaissance a posteriori de vertus cyniques chez le chien. Nonobstant, dans un sens comme dans l’autre, la traduction s’opère : Humain-Non-humain, Contemplation-Action, Intérieur-Extérieur.
Tout d’abord, relevons la fameuse impudence du chien qui n’a honte de rien, à l’instar du cynique qui souhaite se libérer de toute honte sociale. Il n’y a qu’une chose qui ferait rougir le cynique : sur ce point, le chien est également modélisant, car incapable de violer les lois de la phusis.
Il y a ensuite la fonction de fidèle Gardien. Tout comme le chien est un protecteur de la maison, les cyniques sont les gardiens de la raison humaine. Ils campent fidèlement sur les places, et la protège de la folie culturelle.
Troisièmement, les chiens sont de bons chasseurs, ce que tentent pareillement d’être les cyniques (chasseurs de vertu). « Diogène « se présentait comme un chien, un de ceux que l’on apprécie le plus, mais qu’aucun de ses admirateurs […] n’aurait osé accompagner à la chasse. »[23] »
Quatrièmement, nous pourrions relever l’intégrité du chien qui ne fait jamais semblant, à l’instar du cynique qui troque son masque social contre l’authenticité : « il remue la queue quand on lui donne, aboie quand on ne lui donne pas et mord les méchants[24].
Enfin, le principal point de convergence entre les cyniques et le chien est une forme particulière d’intelligence. À l’instar d’Argos, le chien d’Ulysse qui reconnait son maitre au premier coup d’œil, le cynique flaire la vérité derrière les déguisements. Pour Peter Sloterdijk, cette intelligence commune au chien et au cynique est un « sens physionomique » qui permet de détecter et comprendre le non-verbal. La finalité de ce sens physionomique pourrait se résumer de la façon suivante : Raisonner, certes, mais pas trop loin. Flairer ce qui est à portée de museau. Rationaliser sa propre existence, se penser soi-même, au détriment des objets éloignés ou des approches trop abstraites. Cette raison canine participe du rejet cynique de l’intellectualisme au profit d’un usage rationnel de la raison, principalement éthique.
S’INSPIRER DE L’INSPIRATION
À présent que nous avons isolé le geste cynique, en avons observé quelques manifestations, et avons déterminé ce qu’il avait d’intéressant, nous proposons de faire un pas de plus et de nous demander comment nous inspirer de ce geste. Que les animaux soient, d’un certain point de vue, modélisants, n’inspire pas aux kunikós des essais, des odes ou des poèmes mais des exercices concrets et des changements de mode de vie. Si nous voulions être fidèle à cette philosophie, qui est une pratique destinée à s’éduquer et à éduquer l’humanité, il nous faudrait réintroduire et réadapter leur geste dans notre paysage philosophique, en prenant en compte ses didactiques.
Nous proposerons donc ci-après quelques exercices destinés à être réalisés à notre époque dans un cadre scolaire ou dans celui des nouvelles pratiques philosophiques (NPP). Les exercices qui suivent ont, de fait, déjà été proposés par nos soins lors d’ateliers de pensée critique ou de séances individuelles de pratique philosophique.
Notre première proposition d’exercice est d’inviter les élèves à effectuer eux-mêmes le geste cynique de l’« herméneutique à finalité morale » appliquée aux animaux. La consigne pourra être la suivante :
A. Choisis un animal qui t’inspire.
B. Fais une description de cet animal (apparence et comportement).
C. Sur la base de ta description, réponds à la question suivante de façon argumentée : Peut-on tirer un enseignement de cet animal ? Cet animal peut-il nous apprendre quelque chose ?
Cet exercice servira de base à un atelier de pensée critique où seront examinées les réponses des élèves. Pour les participants qui répondront « oui » à la question C, et auront synthétisé un enseignement, l’animateur aura soin de déterminer si ce dernier est tiré de l’observation, et non pas d’une connaissance préalable. Pour que l’exercice exprime ses potentialités, il s’agit aussi, en effet, de « désapprendre » ce que nous savons, ou croyons savoir de l’animal.
L’animateur aura également soin d’éviter l’écueil phénoménologique. Le détail de la description de l’animal sera limité par la finalité de l’exercice, qui est d’extraire des enseignements éthiques de l’observation, et non pas de mettre à jour les structures intimes de la conscience.
Déterminer si l’animal peut ou non fournir des enseignements utiles doit, par ailleurs, être l’objet d’une réflexion. Ce n’est pas une prémisse de l’exercice, mais au contraire un horizon de pensée, que l’animateur doit être prêt à remettre en cause si certains participants répondent « non » à la question C.
Ce travail groupal pourra permettre de penser certaines notions telles que « l’apprentissage », « la nature », « l’anthropocentrisme », « la supériorité humaine », « l’animalité », « le perspectivisme », « l’écologie » et, par extension, la question du spécisme et de la légitimité des violences faites aux animaux.
Notre deuxième proposition d’exercice pourrait s’appeler** :** Interpréter comme un chien.
S’inspirant de l’idée d’une raison canine flairant au-delà des faux-semblants de la politesse, de la morale, des conventions, et même, par-delà le langage, nous proposerons à un groupe de s’entrainer à interpréter certaines manifestations corporelles.
La consigne sera la suivante :
1. Choisis cinq expressions de langage corporel (comme soupirer, croiser les jambes, rire, froncer les sourcils etc.).
2. Donne à chacune de ces expressions trois sens différents pouvant leur être attribués.
3. Attribue un adjectif à la personne qui exprime ce langage corporel, après chaque sens développé lors de l’étape 2.
Une variante de cet exercice sur le langage non-verbal consistera à extraire des présupposés à partir de l’accessoire d’une personne, par exemple ses chaussures. Après avoir trouvé un volontaire pour exhiber ses chaussures à la vue de tous, et après un temps d’observation, la question posée au groupe, sera la suivante : Que sait-on du propriétaire de ces chaussures ? S’ensuivra un atelier de pensée critique.
Le défi de ce genre d’atelier (comme tout atelier d’interprétation) sera de maintenir le dialogue entre les écueils de la surinterprétation et de la sous-interprétation.
Ce travail permettra également d’aborder certaines notions telles que « les préjugés », « la stigmatisation », « la liberté », et « le déterminisme ».
CONCLUSION
Partant de certaines traces textuelles du geste cynique d’inspiration du modèle animal, nous en avons étudié les spécificités, ceci afin de nous en inspirer aujourd’hui, dans le cadre des NPP et de l’enseignement scolaire de la philosophie. Les prémices du geste, fondées sur une ontologie continuiste (pas de frontière marquée entre les espèces et les genres) et son anti-prométhéisme, constituent, en soi, une critique intéressante et fertile de notre ontologie taxinomique, et de notre hyper-valorisation actuelle de la technologie.
S’inspirer de l’animal en tant qu’il nous ressemble, mais aussi et surtout en tant qu’il n’est pas nous, est un geste décloisonnant, inédit, libérateur, un vent frais dans l’air vicié d’humanité-trop-humaine qui parfois nous suffoque ; une fenêtre privilégiée sur un « dehors » radical.
L’herméneutique à finalité morale appliquée aux animaux permet d’acquérir des leçons déroutantes. Ces enseignements questionnent le chemin civilisationnel par une remise en cause de la culture et de l’importance de l’Homme parmi ses confrères animaux. Un geste inquiétant, donc utile au sens cynique : « Diogène questionnait l’utilité de la philosophie de Platon en lui reprochant d’avoir consacré tout son temps à la philosophie « sans jamais inquiéter personne »[28]. Cette déroute pourrait en même temps (c’est du moins l’hypothèse cynique) servir d’authentique boussole existentielle.
S’inspirer de ce geste ne doit certes pas s’effectuer au détriment de nos spécificités historico-culturelles. Le fossé ontologique que notre culture pose entre le monde animal et le monde humain, notre prométhéisme exacerbé, et les siècles d’intellectualisme nous séparant de Diogène sont des particularités que l’on ne saurait éluder à l’heure de proposer ce genre d’exercice à des élèves du XXIe siècle. L’inspiration (qui n’est pas une imitation) permet de reprendre à notre compte une dynamique fertile, sans trahir le modèle ni nous trahir nous-même. À l’instar de l’animal, le cynique n’est pas un modèle absolu, et nous aurions raisons de ne vouloir nous en inspirer qu’avec retenue. Mais force est de constater que leur exemple est un fertile catalyseur de pensée. Par le truchement des kunikós, ce que nous plaçons en haut se retrouve en bas, ce que nous dédaignons acquiert de la valeur ; notre fierté a des reflets de vices, et certains vices sont vertueux.
Si le monde est, d’une certaine manière, et plus que jamais, à l’envers, s’inspirer de ses « bas-fonds » reviendrait peut-être à le mettre à l’endroit. Sous cette perspective, les animaux ne sont plus aussi bêtes qu’ils en avaient l’air, les chiens tiennent la laisse de leurs maitres, les pigeons montrent le Nord, les chats enseignent à méditer, les rats éduquent nos appétits, les perdants de l’Histoire ont une valeur, les philosophes-clochards de l’antiquité sont des exemples, et nous aurions toutes les bonnes raisons de nous inspirer de leurs inspirations, de transmettre leurs gestes et d’enseigner leurs exercices, en ces temps d’asphyxie biologique globalisée.
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[^20] : Ἄρτεμις.
Selon le professeur en études chinoises Romain Graziani, « le Zhuangzi est le seul ouvrage de Chine ancienne à avoir accordé une place essentielle, c’est-à-dire proprement philosophique, à l’animal et s’en être servi, non pour consacrer, mais pour contester le pouvoir et critiquer l’aliénation de l’homme au sein du système rituel et politique ». Graziani, R. Fictions philosophiques du « Tchouang-tseu », p. 83-141. ↩︎
Notamment la figure du Roi des singes, Sun Wukong, dans le Rapport du voyage en Occident à l’époque des Grands Tang. ↩︎
Notamment dans la parabole Les oiseaux du ciel, présente dans l’Evangile selon Matthieu (6 :25-33). ↩︎
Voir l’épisode du prêche aux oiseaux, narré par Thomas de Celano dans son ouvrage Vies de Saint François d’assise. ↩︎
Voir, l’Animal que donc je suis. 2006. ↩︎
Voir, Comment pensent les forêts, Vers une anthropologie au-delà de l’humain. 2017. ↩︎
Voir L’incroyable pouvoir des animaux. 2017. ↩︎
Le monde comme volonté et comme représentation. Seconde partie, chapitre V. ↩︎
Nous pensons particulièrement au totémisme, ou aux cultures animistes dans lesquelles certains animaux incarnent un ensemble de vertus modéliques ; par exemple la culture Cofan du piémont amazonien Colombien, pour laquelle trois animaux, le jaguar, l’anaconda et le Ara, incarnent un ensemble de qualités idéales (la force, la volonté, la liberté). ↩︎
Diogène, 8, Paquet, Léonce, Les cyniques grecs : fragments et témoignages.p.51. ↩︎
Dion Chrysostome, VI, 13, Paquet. p.190. ↩︎
Dion Chrysostome, VI, 27, Paquet. p.192. ↩︎
Dion Chrysostome, VI, 32, Paquet. p.193. ↩︎
Comprenant le « Regard d’en haut », ou la « Désanthopomorphisation », voir Hadot, P*, Exercices spirituels et philosophie antique.* ↩︎
Concept foucaldien, dans l’Histoire de la sexualité, III. ↩︎
D.L. Vie et doctrine des philosophes de l’antiquité. Trad : Zévor, C. p.44. ↩︎
Voir Foucault, M. Le courage de la vérité, cours prononcé au Collège de France. ↩︎
Brisson, 1992, p.61. ↩︎
Et ce, malgré les récentes recherches en éthologie et anthropologie confluant vers l’idée de continuisme. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture (2005). ↩︎
Les cyniques furent sans doute parmi les premiers à critiquer la réalité des idées. Les distinctions conceptuelles ne refléteraient, selon eux, que nos intérêts et nos particularités culturelles. Nos idéaux, nos mots, nos frontières, parlent surtout de nous. Voir à ce sujet Charles Chapuis, Antisthène. p.90. ↩︎
« Il ne cessait pas de dire que pour bien vivre, il fallait disposer d’une raison droite ou d’une corde [pour se pendre]. » Diogène, fr 14. Paquet, Léonce. p. 52. ↩︎
Diogène, fr.14 Paquet. p.52. ↩︎
Diogène, fr.24 Paquet. p.56. ↩︎
Diogène, fr. 92 Paquet. p.74. ↩︎