Le but de cette étude est d’aborder la question de la « lutte pour la reconnaissance » et sa perversion possible en « violence mimétique » dans le domaine médico-social, au sein d’un espace public que nous animons à destination des usagers : un atelier « philosophie/débat ». Plus précisément, notre objectif est de réfléchir à partir d’une situation conflictuelle spécifique avec un bénéficiaire devenu agressif, durant l’activité : comment l’animateur social peut-il à la fois prendre acte du désir tout à fait légitime de reconnaissance de la part des usagers, tout en refusant fermement sa perversion en « violence mimétique » à l’œuvre chez certains bénéficiaires ? Notons que les noms des personnes mentionnées dans cette article sont modifiés pour respecter leur anonymat.
Introduction
Contextualisation et question de départ
Le but de cette étude est de réfléchir à la « lutte pour la reconnaissance » et sa perversion possible en « violence mimétique » dans le domaine médico-social, au sein d’un espace public que j’anime à destination des usagers. Qu’est-ce que la « violence mimétique » ?
Girard parle de la « violence mimétique », elle-même engendrée par un « désir mimétique », pour désigner un mécanisme à l’œuvre selon lui dans toute société : on ne désire presque jamais un objet en soi parce qu’il serait désirable en lui-même. En réalité, on se met à désirer une chose parce qu’on remarque au préalable que d’autres hommes désirent la chose en question : selon cette perspective, mon désir n’a rien d’une création originale et autonome, il ne fait que « copier » un désir qui le précède, il se calque sur le désir d’un autre. On ne fait la plupart du temps que « mimer », qu’imiter les aspirations d’autrui sans en avoir conscience : contrairement à ce que nous croyons, la majorité de nos désirs ne nous appartiennent pas, le désir d’autrui constitue un « médiateur », une « médiation » entre moi et la chose que je cherche à acquérir (Girard 1961 : 163, 195, 199-200). Par conséquent, si chacun se met à imiter le désir de l’autre et réciproquement au sein d’un même groupe, les membres de ce groupe vont progressivement éprouver un désir identique : ils vont tous chercher à s’accaparer le même objet. C’est ainsi que naît selon Girard la compétition, la jalousie, et finalement le risque de violence de tous contre tous, « violence mimétique » : par mimétisme en effet, la plupart des hommes finissent par vouloir posséder le même objet, ce qui pourrait donc engendrer une concurrence agressive entre eux. Mais plus encore que l’objet convoité par tous, c’est finalement le désir même de l’autre homme que je cherche parfois à m’approprier, sans en être pleinement conscient : lorsqu’une personne ne parvient pas à créer son propre désir d’exister, à construire son propre « projet » de vie (Alexandre 1996 : 127-129), elle peut être tentée par dépit de s’emparer du désir d’autrui, de convoiter sa place, c’est-à-dire le rôle singulier qu’il joue au sein d’un groupe humain ; c’est en définitive cette concurrence des désirs qui risque de générer l’agressivité dans un collectif.
Ainsi, de quelle manière « apprivoiser les rivalités » (Habermas 2021 : 174), rivalités peut-être dues à l’engrenage du « désir mimétique » décrit par Girard ? Comment sortir de cette impasse ? Quelles solutions pour dépasser ce cycle de « violence mimétique » ?
Comment sortir de ce type de situation conflictuelle, notamment à l’aune de la pratique d’animateur social ?
Plus précisément, notre objectif est de réfléchir à partir d’une situation conflictuelle spécifique avec un bénéficiaire devenu agressif, lors d’une activité que j’anime une fois par semaine depuis plusieurs années au sein d’un Pôle d’Animation Seniors en Ile-de-France : un atelier philosophie / débat auquel participent d’une quinzaine à une trentaine d’usagers, de personnes âgées. Il s’agit dans cet atelier de s’interroger avec les bénéficiaires sur les grandes questions humaines, de discuter ensemble de l’actualité à partir de thèmes et textes philosophiques.
En animant et fréquentant cet atelier depuis plusieurs années, on a ainsi constaté que cet espace, la plupart du temps, a été ainsi capable de procurer aux usagers de la « reconnaissance », de l’estime de soi légitimement recherchée par chacun : au départ, le désir de reconnaissance, celui d’être écouté et considéré par les autres comme un être digne d’attention, est tout à fait légitime.
Qu’est-ce que la « reconnaissance » ? Dans l’idéal, autrui confirme concrètement mon existence de manière valorisante au sein d’un espace public, et réciproquement. C’est par la « médiation » de l’autre homme, par le regard bienveillant et valorisant d’autrui que je peux progressivement acquérir l’estime de moi-même, me constituer comme un sujet à part entière selon Habermas (1990 : 163-211 ; 2001 : 125-163) lecteur de Hegel.
Dans la majorité des cas, il nous semble que l’espace public constitué par l’atelier philosophie / débat que nous animons, favorise bien la reconnaissance des usagers, et respecte la dignité de chacun[1].
Problématique
Alors pourquoi se focaliser maintenant, dans l’étude qui va suivre, sur un cas rare et exceptionnel d’agressivité, de lutte pour la reconnaissance qui dérive en « violence mimétique » au sein de ce même atelier ? Parce que nous ne commençons réellement à philosopher, et à nous questionner véritablement dans le domaine de l’éthique médico-sociale, qu’à partir d’un conflit, d’une situation d’affrontement ; à partir d’une « contradiction » qui provoque un sentiment de « contrariété » (Godin 2008 : 200, 203 ; Robert 2019 : 18, 26) ressenti face à une réalité insatisfaisante (Bonjour 2017 : 45-55).
Ainsi, nous sommes bien ici face à une « contradiction » qu’il faut chercher à résoudre : comment l’animateur social peut-il à la fois prendre acte du désir tout à fait légitime de reconnaissance de la part des usagers, tout en refusant fermement sa perversion en « violence mimétique » à l’œuvre chez certains bénéficiaires ? Comment sortir de ce type de situation conflictuelle avec un usager agressif, et dépasser cette « violence mimétique » de manière constructive ? C’est donc cette problématique ou contradiction qui constituera l’axe principal de notre étude ; nous tenterons de la résoudre à l’aide de la philosophie de Habermas et de certaines de ses sources d’inspirations.
Méthodologie d’observation et de recherche
Pour vérifier nos hypothèses théoriques sur la lutte pour la reconnaissance et la violence mimétique chez certains membres de l’atelier philosophie / débat, nous faisons de l’« observation participante » (Quivy et Van Campenhoudt 1995 : 199-203) pendant que nous menons nous-même l’atelier. La théorie de l’agir communicationnel et de l’espace public chez Habermas (1987, 1993a), qui s’inspire de l’interactionnisme de Goffman et de la linguistique pragmatique de Austin et Searle, nous permet en effet d’observer de manière concrète les activités langagières et interactionnelles que nous cherchons à analyser, durant de réels échanges entre les usagers de l’atelier philosophie / débat : comment le désir de reconnaissance, au départ tout à fait légitime, bascule-t-il chez certains usagers dans une agressive « lutte pour la reconnaissance », débouchant sur de la « violence mimétique » ? Comment ce basculement se manifeste-t-il dans les interactions verbales et attitudes paraverbales au sein de l’atelier que nous animons ? Comment sortir de cette situation ? Cette méthode d’analyse nous aidera du même coup à approfondir un autre axe de recherche ; celui du rôle de l’animateur comme « médiateur » en cas de conflit, et de différentes figures possibles de la « médiation » au sein d’un « espace public ».
Plan de l’étude
Ainsi, comment l’animateur social peut-il à la fois prendre acte du désir tout à fait légitime de reconnaissance chez les usagers, tout en refusant fermement sa perversion en « violence mimétique » à l’œuvre chez certains bénéficiaires ?
Nous chercherons à résoudre cette problématique en quatre étapes :
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dans un premier temps, nous questionnerons l’agressivité de certains usagers, en adoptant le prisme de la « lutte pour la reconnaissance » chez Habermas lecteur de Hegel ;
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dans un second temps, nous interpréterons la lutte pour la reconnaissance comme une lutte des regards au sein de l’atelier ;
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ensuite, nous analyserons la perversion possible du désir légitime d’égalité en rivalité mimétique ;
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enfin, nous proposerons deux solutions pour désamorcer la violence mimétique.
Comprendre l’agressivité de certains usagers, en adoptant le prisme de la « lutte pour la reconnaissance » chez Habermas lecteur de Hegel
Un cas d’altercation violente avec un usager agressif durant l’activité, ou autrui comme médiateur de ma propre identité : questionnement sur les raisons de la lutte pour la reconnaissance au sein de l’atelier
Nous menons depuis neuf ans, en tant qu’animateur social, des ateliers « philosophie / débat » dans plusieurs centres socio-culturels, auxquels participent régulièrement des groupes de quinze à trente seniors.
L’objectif de cette activité est avant tout de créer du lien social entre les personnes âgées, les sortir de l’isolement à travers un « espace public » (Habermas 1993a), un espace commun, démocratique et participatif. Il s’agit par conséquent de maintenir les seniors dans la « Cité » : permettre à nos aînés de prendre la parole, d’être entendus et de prendre part aux grands débats.
La plupart des membres de l’atelier, pour maintenir de bonnes relations avec les autres, évitent évidemment d’être violents ou agressifs. Cependant, en tant qu’animateur de l’activité, il m’est arrivé de devoir faire face à la violence, tout au moins à l’agressivité de certaines personnes.
Un jour par exemple, il a fallu que je me lève pour séparer quasiment physiquement deux personnes assises l’une à côté de l’autre, qui allaient peut-être commencer à se battre pendant l’atelier : l’un des protagonistes avait dit à l’autre en élevant la voix, et d’un ton très agressif : « Oh écoutez j’vous emmerde ! », et m’avait également traité de « sale con » devant de nombreux usagers.
Quelle est, la plupart du temps, la source profonde de ces événements violents au sein de l’atelier, événements heureusement assez rares ? Comment expliquer l’agressivité de cet usager ? Quelles réponses possibles le travail social peut-il fournir pour sortir de cette situation conflictuelle difficile ? Pour essayer de comprendre ce qui se joue à travers ce cas de quasi-violence au sein de l’atelier philosophie, et d’y trouver des solutions, nous ferons appel à la théorie de « la lutte pour la reconnaissance » chez Habermas (1990 : 173), en tant qu’il est lecteur de Rousseau, Tocqueville, Sartre, Goffman et Girard, mais surtout et avant tout disciple de Hegel. En effet, il n’échappe sans doute pas à Habermas que la pensée de Hegel est à la fois, par excellence, la philosophie de la « médiation » et celle de la « reconnaissance » (Habermas 1990 : 163-211 ; 2001 : 125-163) : selon cette perspective, c’est uniquement par la « médiation » d’autrui, par son intermédiaire, que je peux me définir comme un sujet à part entière ; c’est parce que l’autre homme me « reconnait », accorde un sens à mon existence, me parle, me regarde, que je parviens à me considérer comme un être digne de respect. Mais cette reconnaissance mutuelle, cette rencontre entre autrui et moi peuvent-elles se réaliser sans heurts, sans une lutte, sans un combat plus ou moins violent (Habermas 1990 : 180) ?
L’enjeu de la « lutte pour la reconnaissance » : être identifié et valorisé par autrui
Selon Habermas (1990 : 163-211 ; 2001 : 125-163), lecteur de la Philosophie de l’esprit et de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, l’autre homme qui vient à ma rencontre est essentiellement un « Autrui médiateur » de mon identité propre (Laupies 1999 : 43). C’est seulement par la « médiation » d’autrui, par la rencontre avec l’autre homme que je peux vraiment comprendre qui je suis, que je peux prendre conscience de ma singularité. Mais pour Hegel ce processus ne peut d’abord se réaliser que sous la modalité « dialectique » du conflit entre l’autre et moi. Dans cette perspective, je ne serai satisfait que lorsqu’autrui aura admis que je suis un adversaire digne d’estime, c’est-à-dire un sujet humain.
Derrière l’agressivité vis-à-vis d’autrui, il y a donc selon Habermas (1990 : 163-211) à la suite de Hegel un paradoxal « désir » de reconnaissance de la part de l’autre homme. Contrairement aux choses silencieuses du monde qui ne peuvent me regarder ni s’adresser à moi, seul autrui est en capacité de m’« attester » (Abel 2022 : 152 ; Ricoeur 2000 : 162-163) comme être spirituel : la présence anonyme des êtres naturels ne peut satisfaire le désir humain d’obtenir un miroir de soi-même. Seul un autre être humain peut combler mon besoin de recherche de réciprocité et d’identité (Habermas 1990 : 163-211).
Reconnaître quelqu’un selon Hegel (Tinland 2003), c’est d’abord l’identifier ; je refuse d’être considéré comme un individu quelconque parmi la foule des hommes ordinaires, mais je veux être perçu comme une personne d’exception, qui se distingue des autres et que l’on remarque. Est-ce cela que souhaitait le bénéficiaire devenu agressif ? Se sentir spécial par rapport autres usagers ? Recherchait-il une complicité spécifique avec les professionnels et les bénévoles ?
Reconnaître quelqu’un, c’est également lui accorder une certaine valeur : le bénéficiaire en question voulait-il être vu par les autres usagers comme le membre de l’atelier le plus compétent en philosophie, celui qui parle le mieux et exprime les plus belles idées ?
La lutte pour la reconnaissance : une lutte des regards
L’irrésistible besoin de se regarder et de se comparer les uns les autres
Nous insisterons particulièrement dans cette étude sur l’intervention cruciale du regard dans le processus de reconnaissance au sein de l’atelier : le « regard » que l’on porte les uns sur les autres entre usagers, professionnels ou bénévoles, peut engendrer une estime mutuelle, ou bien parfois dériver sur le terrain d’une âpre « lutte pour la reconnaissance » débouchant sur de la « violence mimétique » (Habermas 1990 : 173 ; 2021 : 174-175, 801).
En effet, selon Rousseau dont s’inspire Habermas (1993b : 205-207), les hommes ne peuvent s’empêcher de s’évaluer mutuellement, de se comparer les uns les autres, et deviennent finalement envieux les uns vis-à-vis des autres : pourquoi est-ce toujours l’autre qui est choisi, préféré, et pas moi ? Et c’est bien le regard qui provoque la convoitise envers le prochain pour Rousseau ; lorsque les hommes se mettent à s’observer, s’épier les uns les autres, c’est à ce moment-là qu’émergent en eux les passions tristes d’envie et de jalousie : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé » (Rousseau 1997 : 99-100).
L’usager agressif et moqueur dont nous parlons depuis le début de cette étude souhaitait-il obtenir un statut privilégié, être au centre des regards ? Souhaitait-il devenir le « favori » des professionnels et bénévoles, et que tous les yeux soient tournés vers lui ?
Paul, être reconnu par les autres en soignant son apparence : handicap visible ou invisible
La thématique du regard pose de manière particulièrement aigüe le problème de la reconnaissance, parce que celle-ci est intrinsèquement liée à la question de l’invisibilité ou de la visibilité sociale (Le Blanc 2009) : ordinairement, je ne suis « reconnu » qu’ à partir du moment où je suis rendu visible dans l’espace public, et par conséquent considéré par les autres uniquement lorsque leurs regards se tournent vers moi ; si personne ne pose les yeux sur moi (par peur, mépris, ou indifférence par exemple), je demeure invisibilisé et c’est comme si je n’existais pas pour le collectif qui m’entoure. Cette question du regard et de la reconnaissance se pose d’autant plus dans le domaine médico-social avec le problème de l’invisibilité ou de la visibilité du handicap sur le corps de la personne au sein de l’espace public : le problème de l’apparent et du caché (Goffman 2005 : 64 ; Merlier 2016 : 69-70). Par exemple, un membre de l’atelier tel que Paul a un réel problème de vue ; il a subi plusieurs opérations ophtalmologiques. Il ne peut plus lire les textes que je distribue à l’atelier, ni écrire pour conserver des notes. Il porte même parfois des lunettes de soleil à l’intérieur de local, car ses yeux sont gênés par la lumière des lampes. Mais malgré ses problèmes de vue, ses problèmes de santé dus à son âge avancé, ce qui frappe chez Paul c’est son élégance, sa prestance : Paul vient toujours à l’atelier habillé en costume, de manière impeccable. Au niveau de sa posture, il est toujours assis correctement, le dos droit. Être malvoyant et âgé n’empêche pas Paul de prendre soin de lui-même, d’abord au niveau corporel, esthétique : soigner son apparence c’est maintenir sa dignité personnelle, et également s’efforcer d’être reconnu par les autres (Dupuis 2015 : 96-98), en cherchant à leur être agréable, à leur plaire (Marzano 2007 : 22-23).
Le handicap caché de Paul, versus le handicap visible sur les corps de Christian et Saül : le risque d’un regard stigmatisant
Au contraire, les handicaps physiques d’usagers comme Christian et Saül sont manifestes, fatalement visibles par les autres au sein de l’atelier : en effet, leurs corps respectifs sont marqués du sceau d’une démarche lente, lourde, maladroite, et ils sont donc obligés de se déplacer avec d’encombrants déambulateurs qu’on ne peut pas ne pas remarquer dans le local lorsqu’on les croise sur notre chemin. C’est la raison pour laquelle la « difformité » du corps constitue une des trois formes prototypiques du stigmate chez Goffman (2005 : 15 ; Merlier 2016 : 68) : le terme grec de stigma désigne avant tout une marque physique d’infamie, visible sur le corps. Il renvoie avant tout au champ biologique du « monstre » (Merlier 2016 : 54), étymologiquement celui qu’on « montre » du doigt (Ancet 2004 : 747-752), parce qu’on perçoit directement, visuellement le caractère hors norme de son corps (Canguilhem 1989 : 172 ; Lévine et Touboul, 2015 : 218-220). A l’inverse, Paul, malgré son handicap, peut renvoyer à autrui au niveau vestimentaire et corporel des « indices sociaux » susceptibles d’être valorisés aux yeux des autres membres de l’atelier ; il contrôle la présentation de lui-même de façon à obtenir un « rôle social » (Goffman 1973 : 215-219 ; Spector, 2000 : 194) gratifiant au sein de l’activité : son apparence soignée, sa posture corporelle, font qu’il est respecté de tous même s’il ne peut plus lire ni prendre des notes. Ici, le fait que le handicap de Paul ne soit pas très visible aux yeux d’autrui, et qu’il donne à voir aux autres membres de l’atelier le fait qu’il soigne son apparence, lui donne toutes les chances d’avoir un rôle valorisé au sein du groupe. Selon Goffman en effet, je serai d’autant moins stigmatisé par les autres si mon handicap n’est pas visible, si je peux le dissimuler aux yeux des autres (Goffman 2005 : 64, 91 et suiv ; Merlier 2016 : 69-71) et « sauver les apparences ». Cela induit l’interrogation suivante : comment m’apparaissent les gens lorsqu’ils entrent en interactions avec moi au quotidien ? Qu’est-ce que je déduis de leur corps, de leur apparence ? Quelles déductions et quels jugements de valeur suis-je conduis à effectuer sur autrui en fonction de ce qu’il me laisse à voir de lui ? Il y a donc ici une question de représentation de soi et des autres au sein de l’espace public, une question de « rôle » qu’on accorde à chacun au sein d’un collectif, comme si l’espace public était avant tout une scène de théâtre (Goffman 1973) : nous évaluons les gens positivement ou négativement, élaborons une hiérarchie sociale selon la manière dont ils se présentent à nous visuellement (Christopherson 2006 : 3038-3056).
Regard aliénant et lutte pour la reconnaissance
Ainsi, à l’instar de Habermas (1987 : 106-110) lecteur de Goffman, mais également lecteur de Rousseau, de Hegel et de Sartre (Habermas 1993b : 50, 200), on sait que le regard qu’un autre porte sur soi peut être aliénant, réprobateur et stigmatisant, bref un regard manifestant la « rivalité » avec autrui (Habermas 2021 : 174-175).
Le terme « regard » signifie d’ailleurs « danger » en occitan, et « re-garder » renvoie à « garder » (Métivier 2016 : 71, 77) : lorsque j’apparais à autrui, je deviens en quelque sorte la proie de son regard, de son jugement. Cela me rappelle le rire moqueur de l’usager mentionné au début de cet article, qui s’excluait du cercle de l’atelier mais l’observait à distance, tout en riant de ce que les uns et les autres disaient.
Ainsi, pourquoi une nécessaire lutte pour la reconnaissance, si ce n’est pour éviter la honte ou le mépris, c’est-à-dire l’opprobre due au regard désapprobateur des autres ?
Il y a effectivement lutte chez Hegel, car chacun souhaite éviter de perdre son « honneur » en étant chosifié par le regard de l’autre (Habermas 1990 : 195). Lorsque je suis seul dans le monde, je demeure absolument libre de mes attitudes, de mes postures, de mes faits et gestes. Mais lorsqu’autrui apparaît sur mon chemin et m’observe, il m’enlève en quelque sorte ma liberté, la maîtrise de mon être : sa conscience, lorsqu’elle se dirige vers moi, m’enlève irrésistiblement mon statut de sujet et m’« objective ». Dans ce processus dialectique qui balance entre lutte contre l’autre / désir de réciprocité et de reconnaissance de la part de l’autre, tout se joue effectivement « dans cette façon de se regarder dans l’autre » comme le relève Habermas (1990 : 172) en citant Hegel (Realphilosophie II, p. 201).
De même pour Sartre (1996 : 266) à la suite de Hegel : « autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme un objet que j’apparais à autrui ». Si le regard d’autrui chez Sartre permet de faire médiation de soi à soi, de renvoyer le sujet à lui-même, il ne s’agit pas ici d’un regard positif et bienveillant qui rendrait possible une reconnaissance mutuelle ou l’estime de soi : le retour à soi se fait uniquement sous la modalité de la honte et de la réification. On pense par exemple à César, un usager qui nous confie lors d’un atelier philosophique qu’il est attristé d’être perçu comme « vieux » par les jeunes gens qui proposent de lui laisser leur place dans les transports en commun : le regard d’autrui même bien intentionné catégorise, objective, enferme donc César dans des contours au sein desquels il ne se reconnait pas.
Et pour rappel, l’usager insultant et agressif mentionné en début de cet article porte bien un regard humiliant et réprobateur, jugeant sur ce que disent les autres.
Lutte pour la reconnaissance comme lutte pour le territoire et l’image sociale
Ainsi, de manière stratégique, ce bénéficiaire « occupe le terrain » au sens propre comme au sens figuré : en effet, la lutte pour la reconnaissance se manifeste non seulement au sein des interactions langagières, dans les regards, mais également sur la question du « territoire » (Beauchard 2006 : 574-576).
Cet usager occupe donc l’espace, pour manifester qu’il est présent. Il est assis dans le local, et regarde à distance le déroulement de l’atelier ; c’est comme s’il menait une sorte de guerre de « territoire », en montrant qu’il est toujours là, qu’il continue de venir au centre socio-culturel, même s’il s’exclut lui-même de l’activité. Ses « placements et déplacements » indiquent donc qu’il est peut-être « en quête d’une place » (Sibony 1991 : 223, 225) où se sentir « chez soi » (Lévinas 1971 : 153, 158, 177), notamment au centre.
Il est effectivement quasi-vital pour chaque individu, d’être valorisé et respecté au sein d’un groupe et d’un endroit spécifiques, de ne pas avoir honte de s’exposer à l’intérieur d’un espace public précis (Honneth 2006 : 175).
C’est la raison pour laquelle, selon Habermas (1990 : 180 ; 1993a : 140 ; 2001 : 125-163) lecteur de Hegel, le débat « dialectique » n’est jamais un simple échange purement rationnel d’idées abstraites (Métivier 2015 : 79) : même si la plupart des échanges au sein de l’atelier se déroulent le plus souvent de manière courtoise et bienveillante, il s’agit de fait d’une confrontation entre plusieurs personnalités, en chair et en os qui se font concurrence, face à un auditoire. Lors d’une joute oratoire, je remarque en tant qu’animateur de l’atelier qu’il arrive que les corps des protagonistes s’engagent, se mettent en mouvement, que le ton monte : chacun veut défendre son « image sociale » (Métivier 2015 : 79) et personne ne souhaite « perdre la face » (Goffman 1973 ; Kerbrat-Orecchioni 1992 : 174) devant le regard des témoins de ce combat à la fois rhétorique et, quelque part, également physique.
Le désir légitime d’égalité perverti en rivalité : la violence mimétique
Une revendication légitime d’égalité chez les membres de l’atelier ; l’animateur comme « médiateur » de la parole
Quelle est, le plus souvent, la cause de ces rares événements violents au sein de l’atelier ? L’atelier philosophie / débat est avant tout un lieu de discussion, de langage. Or certains de ses participants sont assez susceptibles par rapport à la question de l’ « équité », de l’ « égalité » des temps de parole de chacun au sein des débats : l’animateur que je suis a donc ici une fonction de « médiateur », d’arbitre neutre, car il doit permettre le passage d’un discours à un autre, il doit distribuer la parole à chacun de la manière la plus juste possible ; d’ailleurs, étymologiquement, « médiation » désigne le « juste milieu » qui s’oppose à la « démesure » de la « violence » (Catheline et Marcelli 2017 : 22 ), elle a à voir avec la « justice » (Sánchez et Bugnion 2017 : 178). Mais généralement, les personnes les plus agressives sont celles qui prennent la parole de manière excessive, et ne laissent pas les autres s’exprimer ; ce sont ces personnes qu’il est difficile de contenir, de limiter pour permettre un espace d’interlocution dans lequel chacun aurait sa place.
De la soif d’égalité au désir de ce que l’autre possède
La virulence dans le débat s’explique donc peut-être par cette soif d’égalité qu’engendre la constitution d’un espace public démocratique, selon Habermas (1993a : 142) en tant que lecteur de Tocqueville (Keslassy 2003 : 54-67) : depuis la philosophie des Lumières et les grandes révolutions du 18ème siècle dont s’inspire Habermas, l’égalité de temps de parole, le désir que chaque opinion soit considérée comme ayant la même valeur et la même dignité, est revendiquée par tous comme une évidence en contexte démocratique.
Du coup, la plus petite inégalité, la plus infime différence de traitement ou du moins ce qui est perçu comme tel, finissent par être ressenties comme insupportables : on réclame un statut identique à celui d’autrui, exactement la même considération, le même temps de parole ; on souhaite donc obtenir par principe ce que l’autre possède, simplement parce qu’on ne l’a pas. C’est ainsi que la revendication d’égalité au sein d’un espace public, au niveau du droit d’expression, au départ tout à fait légitime, se pervertit en désir pathologique d’obtenir ce que l’autre possède, de prendre sa place, son rôle et son statut.
Le désir mimétique, ou autrui comme « médiateur » de mon propre désir ; l’absence de projet comme source de convoitise et de violence mimétique
C’est ainsi qu’Habermas analyse « la dynamique des rapports de force humains » (2021 : 174-175, 801), comme lecteur de René Girard. Un jour, un collègue qui connaissait la situation concernant l’usager au comportement problématique, m’a livré son analyse du contexte : « c’est très clair pour moi : cet usager veut prendre ta place d’animateur d’atelier, ton rôle et ton statut, être considéré comme le philosophe du centre ».
Comment comprendre chez le bénéficiaire en question ce désir « générateur de rivalités » (Habermas 2021 : 175) ? Pourquoi se mettrait-il en concurrence avec l’animateur de l’atelier philosophie ?
Girard parle à ce sujet de « violence mimétique », ou encore de « désir mimétique » : on ne désire pas un objet en soi, parce qu’il serait désirable en lui-même, mais on le désire souvent parce qu’il s’agit du désir d’un autre. On ne fait la plupart du temps que « mimer », qu’imiter les aspirations d’autrui sans en avoir conscience : contrairement à ce que nous croyons, la majorité de nos désirs ne nous appartiennent pas, le désir d’autrui constitue un « médiateur », une « médiation » entre moi et la chose que je cherche à acquérir (Girard 1961 : 163, 195, 199-200). Pourquoi ? J’ai su plus tard que l’usager agressif qui souhaitait peut-être inconsciemment prendre ma place d’animateur était en réalité une personne désœuvrée, qui devait faire face à diverses difficultés et échecs dans plusieurs domaines de son existence : amoureux, financiers, des problèmes de logements. Ce bénéficiaire ne serait pas parvenu à créer son propre désir, à construire son propre « projet » de vie (Alexandre 1996 : 127-129 ) ; il chercherait donc à s’approprier le désir de l’autre, convoiter sa place, son statut, en l’occurrence mon rôle d’animateur d’un atelier philosophie / débat.
Ainsi, de quelle manière « apprivoiser les rivalités » que cet usager cherche à installer avec moi (Habermas 2021 : 174), rivalités peut-être dues à l’engrenage du « désir mimétique » décrit par Girard ? Comment sortir de cette impasse ? Quelles solutions pour dépasser ce cycle de violence mimétique ?
Conclusion
Deux solutions pour désamorcer la violence mimétique : rappeler le cadre à l’usager ; lui donner la possibilité de faire émerger son propre projet
Un des rôles de l’animateur « médiateur » : se mettre au milieu pour séparer les belligérants ; le rappel du cadre
L’usager dont il est question dès le départ dans cette étude, m’a insulté car il n’avait sans doute pas supporté qu’après son altercation violente avec un autre bénéficiaire, je me permette en tant qu’animateur de rappeler le « cadre », « la règle du jeu » telle qu’elle a été précisée au début de l’atelier. Le « véritable animateur » doit tenir un rôle de « médiateur » ; en l’occurrence, dans le contexte que nous décrivons, son travail de « médiation », consiste à fixer des « contours » (Catheline et Marcelli 2017 : 11, 133, 193), des normes pour assurer le bon fonctionnement d’un groupe de discussion au sein d’un espace public digne : soumettre ses arguments à la critique de ses interlocuteurs, écoute, non-interruption de la parole d’autrui, bonne foi, respect et reconnaissance d’autrui (Sánchez et Bugnion 2017 : 179-180).
En effet, l’animateur « médiateur » doit parfois montrer sa fermeté pour désamorcer « la violence ». Selon l’étymologie, la « médiation » consiste à « s’interposer », à intervenir comme « tiers » entre l’un et l’autre, « couper par le milieu », « séparer » les adversaires lorsque l’interaction risque de devenir brutale. Le « milieu », l’espace de « médiation » est paradoxal dans la mesure où il est à la fois ce qui sépare et ce qui réunit (Catheline et Marcelli 2017 : 10, 11, 22) : il doit permettre la rencontre, la construction de relation avec autrui, tout en laissant la place à chaque personne, à chaque parole singulière. Lorsqu’il y a « violence », non plus argumentation mais agression verbale et physique, l’animateur « médiateur » que je suis doit « séparer » physiquement, dans l’espace, les belligérants, remettre de la parole, du tiers, du jeu, de la distance.
Cependant, si empêcher la violence est une urgence nécessaire pour l’animateur social, elle ne constitue pas une réponse suffisante au problème de l’agressivité d’un bénéficiaire. Quelle solution constructive le travail social peut-il envisager face au phénomène de la lutte pour la reconnaissance, et sa dérive en « violence mimétique » chez certains usagers ?
Reconnaissance et espace de création : le travail comme médiation avec soi-même, le monde, et les autres.
Lorsque certaines de ces personnes posaient trop de difficulté au sein de l’atelier, des propositions concrètes leur ont été faîtes, en accord avec un ancien chef de service : nous les avons autorisées à monter leur propre activité, leur propre espace d’animation au sein de la structure. Certaines de ces personnes ont saisi cette opportunité, d’autres non. L’une a fini par partir d’elle-même de la structure. L’autre a animé durant un certain temps son propre atelier au sein de l’institution, de manière assez réussie : l’institution lui a permis de créer son propre espace, en fonction de ses envies. Et la sérénité est revenue au sein de l’atelier philosophie.
Ainsi, derrière l’agressivité de l’usager vis-à vis de l’animateur et des autres membres de l’atelier, se cache sans doute un « désir » (Habermas 1990 : 174) de produire quelque chose qui lui est propre, une œuvre qui lui appartienne. C’est en lui donnant l’opportunité d’inventer son propre « projet » (Sartre 1996 : 492-493 ; Alexandre 1996 : 127-129), en l’occurrence de créer son propre atelier, que ce bénéficiaire recouvrera peut-être davantage le sentiment d’exister, et le regard approbateur d’autrui. C’est justement le « travail » qui permet d’être fier de soi : le fait d’exercer sa propre activité, de construire quelque chose par soi-même rend possible une certaine estime de soi et la reconnaissance de la part des autres. En ce sens, « travailler » fait « médiation » entre soi, le monde et autrui. Le travail rend d’abord possible la « médiation entre soi et soi » (Pelluchon 2021 : 179) : façonner le monde avec sa propre personnalité, projeter son identité sur la matière à l’extérieur de soi, implique en effet non seulement de la fierté, mais également un « processus de formation » (Habermas 1990 : 180) ; c’est-à-dire qu’en travaillant sur le monde, je travaille en même temps sur moi-même, car je me « forme » du même coup à une certaine discipline, au respect des règles d’un savoir-faire. En ce sens, le « travail » est donc bien un « médium » qui permet de s’éduquer, d’accomplir sa propre humanité : je me constitue petit à petit comme sujet, par la maîtrise progressive de mon art et du monde face à moi. Le « travail » fait alors à la fois « médiation » entre soi, le monde et autrui : dans la mesure où le « travail » permet de me prouver à moi-même que je peux inventer une chose pour la déployer en dehors de moi, il permet aussi d’obtenir l’approbation des autres en leur montrant ce que je suis capable de faire à l’extérieur, dans le monde : le regard approbateur des autres peut « attester » (Abel 2022 : 152 ; Ricoeur 2000 : 162-163) de l’existence de mon œuvre, et donc témoigner positivement de mes compétences (Honneth 1992 : 149). Ainsi, selon Habermas (1990 : 163-211) lecteur de Hegel, « travail et interaction » sont intrinsèquement liés : c’est lorsqu’autrui constate de manière encourageante le fruit de mon « travail » dans le monde concret, que nous allons pouvoir en discuter ensemble, interagir à ce sujet. Le regard d’autrui est en ce cas un regard encourageant de « reconnaissance », dans la mesure où il confirme la pertinence de mon travail, de ma contribution au monde commun.
Cette dernière solution peut sans doute fournir un critère d’action aux autres travailleurs sociaux, lorsqu’ils feront face à des phénomènes similaires de lutte pour la reconnaissance et de violence mimétique au sein d’un groupe de bénéficiaires : surmonter l’agressivité de certains usagers par la « médiation » et la constitution de nouveaux espaces de création. Ainsi, cette stratégie peut éventuellement prétendre à une certaine montée en généricité.
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A ce sujet, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos deux articles : Mandelcwajg, S. (2021). L’empowerment par l’animation d’un atelier philosophie/débat : augmenter le pouvoir d’agir par l’agir communicationnel, au sein d’un espace public démocratique et participatif. Forum, n°162 (Le développement du pouvoir d’agir dans le champ de l’action sociale), Février, p. 60-71. ; Mandelcwajg, S. (A paraître). Du « travail social » à la « philosophie sociale » : les stratégies de lutte pour la reconnaissance mobilisées par les usagers, au sein d’un atelier « débat » constitué comme espace public. Champ Social (Pourquoi la philosophie en travail social). ↩︎