Introduction
Au collège Joséphine Baker, établissement REP +, situé dans les quartiers sud du Mans, une classe de sixième, composée de 24 élèves, participe à un atelier de philosophie hebdomadaire. Le projet est mené dans le cadre d’une recherche collaborative, au sein du lieu d’éducation associé (LéA-Ifé) baptisé Phil2éc [1]. Chaque jeudi matin, avec leur professeur de Français, les élèves vont tenter de répondre à une question que « les êtres humains se posent depuis très longtemps » [2] . Conscient.e.s qu’il s’agit d’un moment à part dans leur emploi du temps, au cours duquel elles et ils débattent démocratiquement, imaginent, réfléchissent, s’expriment devant et avec les autres, il s’agit aussi « d’écrire des textes à caractère philosophique » [3].
Si le cours de Français est assurément associé à la lecture et l’écriture, il est aussi l’occasion d’observer la relation complexe que les élèves entretiennent avec l’écriture. De plus, régulièrement, quel que soit le niveau, en posture scolaire, l’élève s’interroge sur la « bonne réponse » à fournir : inquiétude de ne pas avoir compris la consigne, de fournir une réponse erronée ou approximative, pour satisfaire les attentes du prof...
Si l’une des explications est celle des difficultés persistantes en expression, de la difficulté à trouver les mots pour dire, réfléchir, écrire, le professeur de Français est aussi celui qui évalue, note l’orthographe, la syntaxe, la cohérence et la progressivité du propos, ainsi que le respect des consignes, pour ne citer que cela : autant de freins perçus par les élèves les plus en difficulté lors du passage à l’écrit. Par ailleurs, comme le rappelle Sirine, élève en 6e, « écrire, ce n’est pas être seul, c’est le faire avec les autres, en groupe, ça sert à améliorer son travail avec les nouvelles idées » [1:1] : son témoignage met ainsi en évidence que la production écrite est perçue comme partagée, révisée avec les autres.
Quelle forme donner à son écrit pour garantir son caractère philosophique ? Quel dispositif pour mettre en œuvre la rédaction d’écrits à caractère philosophique et favoriser l’entrée dans l’activité d’écriture philosophique, en prenant en compte les différents freins ? Quelle posture les enseignant.es pourront-ils.elles prendre pour ne pas freiner le cheminement de pensée lors de la production écrite ? Quelle place pourra alors prendre l’évaluation : auto-évaluation, évaluation entre pairs, évaluation du professeur ? Comment favoriser l’implication des élèves et la rétroaction lors d’un travail en groupe ?
La phase d’écriture individuelle d’un dialogue philosophique
L’écriture d’un dialogue philosophique s’inscrit dans cette expérimentation comme la tâche finale d’un module consacré à la liberté. Au cours de cette séquence de philosophie, les élèves ont pu vivre plusieurs séances d’écriture : rédaction d’un texte à partir d’un photolangage, élaboration de questions philosophiques, réalisation d’un entretien avec un.e proche à partir d’une question philosophique, un écrit de réflexion en communauté de recherche à partir la lecture de la fable Le Chien et le Loup de Jean de La Fontaine. En fin de module, après avoir identifié les caractéristiques du dialogue philosophique, les élèves ont eu une séance consacrée à la réécriture d’un dialogue philosophique.
En effet, après avoir lu le texte tronqué extrait d’un texte de la revue Philéas et Autobule [4], les élèves doivent individuellement réécrire un dialogue philosophique sur la liberté. Certains passages ont été effacés.
Il s’agit pour l’élève de rédiger individuellement les parties manquantes en y insérant arguments, exemples ou contre-exemples de son choix. Il est invité à s’inspirer des différents écrits réalisés au cours de la séquence sur la liberté (écrits libres, définition, écrits d’argumentation, interview d’un proche...).
La séance a montré que les élèves sont entrés avec enthousiasme dans l’activité proposée, même si certains ont été réfractaires (par provocation ou par stratégie d’évitement ?) au moment de l’explicitation de la consigne car ils n’aiment pas écrire. Puis, au bout de vingt minutes, la plupart n’avait réécrit que les quatre premières répliques. Cela souligne la difficulté des élèves à entrer dans la production écrite et à s’emparer du sujet proposé.
Les élèves ont alors bénéficié de vingt minutes supplémentaires. Ce qui est frappant, c’est qu’en dépit de la durée peut-être excessive de la tâche, la séance a montré la grande concentration des élèves : aucun bavardage notable, aucun échange entre eux alors que cela n’avait pas été exclu de l’activité. Pourtant les élèves sont habitués à se déplacer dans la classe pour échanger au cours des ateliers de philosophie. Le professeur n’a quasiment pas été sollicité pour vérifier la bonne conduite du travail d’écriture, et ce, malgré une posture d’accompagnement. Bien que tous n’aient pas terminé de réécrire le passage à la fin de l’heure, les élèves se sont fortement impliqués et ont continué à manifester de l’intérêt pour le travail d’écriture.
La mise en place d’un cercle d’auteurs-philosophes
Comment permettre la rétroaction grâce au partage des écrits philosophiques ?
La deuxième partie de la rédaction du dialogue philosophique a été menée par la mise en œuvre de « cercles d’auteurs-philosophes », pour permettre une rétroaction constructive lors du travail en groupe. Lors de cette étape, les groupes (trois à quatre élèves) ont été choisis par le professeur afin d’éviter qu’ils ne travaillent qu’avec des camarades choisi.es selon leurs affinités. Il s’agissait dans un premier temps de partager leur écrit en en faisant la lecture devant les camarades du groupe. Chaque membre, l’un après l’autre, a dû formuler un avis à l’oral, commençant sa phrase par : « J’ai beaucoup aimé quand… » ou « Cela m’a plu quand... ». Au cours de cet échange, l’élève dont le texte est étudié doit prendre en note d’une autre couleur les commentaires positifs qu’il ou elle a entendus. S’en est suivie la phase de révision au cours de laquelle les élèves, invités à lire de nouveau leur texte, doivent prendre en note (d’une couleur différente) les révisions, conseils ou incompréhensions notables perçus par les membres de leur groupe. Ces commentaires devaient être ajoutés à la suite du texte.
Les élèves se sont bien emparés de l’activité, même s’il a fallu faire reformuler au début de chaque étape (partage et révision) du cercle d’auteurs les objectifs de la séance.
Exemple de commentaires positifs, copie de Prince, Le Mans, 6e :
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bonne compréhension du texte : explicitation du contenu par les membres du groupe. Le commentaire montre que le groupe a saisi le dialogisme porté par le genre du dialogue.
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prolongement et originalité du contenu (présence d’une morale) et appropriation par l’élève du dialogue entre un parent et son enfant
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identification du questionnement entre Papa et Clo : le caractère philosophique du texte semble compris.
Toutefois, on notera que les commentaires d’un groupe à l’autre sont inégaux et ne portent pas toujours sur le caractère philosophique du dialogue proposé par l’élève.
Exemple de commentaires du groupe à partir du dialogue d’Enora, 6e, Le Mans
Dans cette copie, on observera que le caractère philosophique du texte proposé par Enora n’a pas été commenté par les élèves. En effet, lors de la phase de révision, les membres du groupe se sont contentés de faire des remarques sur la cohérence, le ton humoristique, la qualité des exemples, la présentation orale du texte. Il est probable que la frontière entre les méthodes de révision au sein du cours de Français aient pris le dessus sur les attentes philosophiques posées par la consigne.
Le sujet d’écriture proposé a permis cependant aux élèves de faire preuve de créativité : l’argumentation est passée principalement par l’introduction d’exemples individuels. On pourra en déduire que la notion de philosophie semble placer les élèves dans une forme d’activité rassurante et cadrée qui leur permet de s’emparer avec liberté du sujet d’écriture en raison de la pluralité des réponses possibles.
Les élèves ont toutefois la conviction de pouvoir enrichir leurs productions à partir des avis différents des autres, d’un partage d’idées différentes pour s’améliorer. On pourra alors se demander si celle-ci ne tiendrait pas de l’habitude des élèves de 6e à travailler en groupe à l’école, dans le premier degré.
Par ailleurs, le déroulement de l’activité nous invite à réfléchir à l’élaboration d’une grille d’observation en ciblant objectivement et collectivement les éléments à mettre en évidence lors de la phase de révision. Introduire une mini-leçon au cours de laquelle le professeur, en prenant appui sur une copie d’élèves, fait la démonstration en classe de ce qu’on peut attendre en termes de commentaires et d’analyses afin de guider les étapes de la remédiation.
La phase de révision du texte philosophique
On s’est ensuite intéressé au caractère philosophique du dialogue pour savoir si les élèves avaient utilisé dans le sujet d’écriture philosophique proposé les différentes habiletés de pensée mises en jeu au cours du module de philosophie. Il s’agit également d’observer comment l’élève révise son texte et prolonge son questionnement par le travail d’écriture. Voici la copie de Briséis :
Copie de Briséis, 6e, Le Mans
On notera dans le texte de Briséis, la mobilisation d’habiletés de pensée dans l’activité d’écriture du dialogue philosophique :
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Présence d’exemples/arguments dans la réécriture : les exemples du photolangage (le voyage) et la richesse des exemples (tomates, application, voyage, argent, etc.) ;
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Présence d’une problématisation : « Est-ce que l’argent rend libre ? » « Est-ce qu’être riche, c’est être libre ? » ;
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Présence d’une distinction (« l’argent peut contribuer à la liberté mais ce n’est pas la liberté ») suivi d’un contre-exemple (« tu n’es pas libre de partir aux Maldives avec 2 euros ») pour illustrer. La confrontation d’idées apparemment distinctes fait ici écho au travail mené à partir de la fable « Le Loup et le Chien » de Jean de La Fontaine.
Si certaines habiletés de pensée sont bel et bien mobilisées et que le genre du dialogue philosophique semble avoir été compris, si certains élèves ont su s’emparer du sujet d’écriture avec davantage d’aisance, qu’en est-il de l’apport permis par la phase de révision ? A-t-il permis de se libérer de la contrainte du sujet (texte tronqué, choix individuel d’arguments et d’exemples, forme du dialogue philosophique) pour mettre en tension le concept de liberté avec d’autres notions philosophiques ?
Comme les consignes du sujet le précisaient, les élèves ont eu à reprendre leur texte et à poursuivre sa rédaction après la phase de révision. Dans les copies d’Iness et d’Enora, on observera que la suite des dialogues semble prendre d’autres chemins grâce à l’introduction d’autres concepts comme « grandir » ou « travail ». La liberté y est associée au plaisir : « aller à Disneyland » (monde l’enfance, du loisir, du plaisir) par opposition à « aller au travail » (monde des adultes, obligation). On notera également dans le travail d’Enora, l’introduction de l’idée, que « grandir », c’est avoir plus de liberté.
Copie d’Iness et copie d’Enora, 6e, Le Mans
Conclusion : Quelle suite donner à cette expérimentation du cercle d’auteurs -philosophes ?
Dans un premier temps, on pourra s’interroger sur le dispositif du travail en groupe. La mise en place de groupes de trois à quatre élèves de façon à ne pas créer de groupe d’affinités n’est peut-être pas le plus judicieux pour cette activité d’écriture, même si les élèves semblent avoir compris les enjeux de cette organisation. Une table d’appui, comme dispositif coopératif, occupée par le professeur, et le choix des élèves de se mettre seul, en binôme ou en groupe pourraient être une hypothèse à retenir pour permettre la rédaction du dialogue et la rétroaction lors de la phase de révision. Pour entrer plus facilement dans la phase d’écriture, il s’agirait de présenter de façon synthétique sur un support des arguments et des exemples rencontrés au cours des activités préparatoires (photolangage, textes, interviews, écrits libres, synthèse des DVDP...)
Dans un deuxième temps, il serait nécessaire de préparer une mini-leçon faite par l’enseignant devant les élèves et de co-construire une grille d’observation ou d’évaluation (comme en cours de français) pour que les élèves sachent ce qu’il est nécessaire de regarder et d’apprécier au cours de la phase de partage et de révision. En effet, beaucoup de remarques d’élèves n’ont pas porté sur le caractère philosophique du dialogue mais sur la cohérence du texte, la langue (vocabulaire, syntaxe) et l’originalité des exemples, la lecture du texte. Il semblerait alors que les élèves n’aient pas toujours su profiter du travail en groupe permis par le cercle d’auteurs. Les phases de révision pourraient également être orientées sur les habiletés de pensée mobilisées au cours de la tâche d’écriture philosophique. Les élèves devraient ainsi réinvestir leurs connaissances à ce sujet.
Dans un troisième temps, si l’on essayait d’imaginer un dispositif sans la confrontation avec les pairs au sein d’un groupe, on pourrait envisager de remplacer le travail collectif lors de la phase de partage par une phase d’autoévaluation avant la reprise de l’écriture. En effet, la phase de partage et de révision (groupe de 3 ou 4) a pu être trop longue pour les élèves. Il s’agirait de mutualiser à partir des remarques des pistes d’amélioration. Expliquées en classe entière, ces remarques permettraient que chaque élève puisse s’en servir pour reprendre le texte en autonomie. Le dispositif coopératif ne serait donc plus imposée mais choisi.
Enfin, cette expérimentation en classe de 6e, dans le cadre d’un atelier d’écriture philosophique hebdomadaire, a réaffirmé la nécessité de mettre l’élève dans des situations d’écriture laissant libre cours à sa créativité. Elle a également permis de souligner que l’enseignant.e doit mettre en œuvre ce qui peut favoriser chez les élèves une rétroaction constructive en essayant de maintenir avec bienveillance les exigences d’une production écrite philosophique pour nourrir la réflexion.
Citations extraites d’entretiens effectués avec les élèves. Ils portaient sur le fonctionnement de l’atelier de philosophie et le travail en groupe. Dans l’ordre de citations, Sofia, Iness et Sirine, élèves de 6e au collège Joséphine Baker, au Mans (72). ↩︎
http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-differents-lea/reseau-ecoles-colleges-maine-et-loire ↩︎
https://www.phileasetautobule.be/dossier/cest-quoi-la-liberte/ ↩︎