Revue

Le chemin de la « philothérapie » dans le paysage de la philosophie pratique.

Quelle distance pour offrir du soin ?

Cet article offre un regard sur la philothérapie pratiquée depuis 2018 par Nathanaël Masselot, à partir du thème de la « Distance », au centre des 21eme Rencontres internationales des Nouvelles Pratiques Philosophiques, accueillies en novembre 2022 là la Maison de l’UNESCO. Il s’agit de réfléchir à la relation entre la philosophie et le soin en délimitant la philothérapie dans l’espace de la philosophie pratique. Les entretiens de philothérapie visent à accompagner un interlocuteur dans la ou les questions existentielles qu’il juge problématiques. L’accompagnement consiste en la mise à disposition de ressources philosophiques appropriables afin de satisfaire un objectif personnel préalablement explicité. Il invite à poser notre regard sur trois formes majeures de la distance : face aux événements (démarcation des approches philosophiques et psychologiques) ; face à soi-même (réflexion sur la connaissance de soi) ; face aux participants (outils et ressources méthodologiques).

« Nous avons besoin pour un nouveau but d’un nouveau moyen aussi, à savoir une nouvelle santé, plus forte, plus rusée, plus opiniâtre, plus téméraire que ne l’ont été toutes les santés jusqu’à présent. (…) La grande santé - une santé que l’on ne se contente pas d’avoir, mais que l’on conquiert encore et doit conquérir continuellement, parce qu’on la sacrifie et doit la sacrifier sans cesse ! » (Nietzsche, 2017, pp. 350-351)

D’après le document de « Stratégie intersectorielle concernant la philosophie » adopté en 2005 par son conseil exécutif, « l’Unesco interprète la philosophie dans un sens large, comme un moyen d’affronter les problèmes universels de la vie humaine et de l’existence et d’insuffler une pensée indépendante à l’individu ». Autrement dit, l’UNESCO place la philosophie sous le registre de la distance[^1] nécessaire pour vivre et penser notre existence de manière autonome. Deux ans plus tard, l’UNESCO identifiait le lien étroit entre l’activité philosophique motivée par les différentes quêtes existentielles de l’humanité[^2] et ses prises en charge précisément thérapeutiques[^3], parmi lesquelles figure la philothérapie.

Ce n’est pas initialement sous le signe de la distance mais de la convergence que je décrivais les fondements de ma pratique de la philothérapie[^4]. Les personnes qui me consultent viennent avant tout avec la volonté d’une démarche de questionnement dont elles ressentent intimement l’importance. Un besoin tout naturel, susceptible d’être ressenti par tout un chacun à certains moments de sa vie. À force de laisser certaines questions sur la touche, ces personnes se sentent paralysées dans leur action, limitées dans leur compréhension de soi, ou dans leur élan d’affirmation. Elles trouvent dans l’accompagnement de philothérapie une voie pour combler ce déficit (d’action, de compréhension et d’intention volontaire), et renforcer leur existence.

Les questions abordées dans un entretien de philothérapie sont de nature « existentielle ». Distinctes à la fois de la question métaphysique et de dissertation, elles touchent aux grands enjeux de notre existence, par exemple la liberté, le sens, le passage du temps, ou encore l’affirmation de soi. Loin d’être une maladie, elles sont au contraire le symptôme d’une conscience vivante et éclairée, qui s’interroge, qui s’autorise parfois des moments réflexifs, et qui ose le cas échéant se remettre librement en question. L’éclairage philosophique permet de prendre en charge les dimensions décisives de l’existence en leur fond et convient à la fois à la nature des questions abordées et à la manière dont mon interlocuteur souhaite s’en emparer : dans une relation de bienveillance, sensible à l’incarnation des idées, à leurs nuances personnelles et à la palette infinie dont elles sont vécues[^5].

Bien que naturelles dans leur émergence, les questions existentielles qui se posent à tout un chacun ont toutefois des caractéristiques très particulières, qui justifient une approche philosophique. Elles dicteront trois axes de réflexion.

En tant que personnelle, la question fait d’abord appel à une situation individuelle. Une première distance est à combler pour aller à la rencontre d’événements singuliers qui ont été expérimentés du point de vue d’une existence individuelle. Il s’agit dès lors de ne pas réduire, sans examen, la question existentielle au récit d’un accident dans l’histoire du sujet (son passé, un traumatisme…) : auquel cas, il y aurait peu à penser, et il s’agirait exclusivement de panser, d’endurer, voire de réconforter. Et d’éviter, à l’inverse, d’identifier d’emblée cette question personnelle à un problème classique de la tradition philosophique, en croyant y reconnaître l’instanciation d’une grande question de l’humanité ; ce qui lui ferait courir un risque de de dépersonnalisation. Au contraire d’un manuel de sagesse qui tente de prodiguer des conseils universels (difficilement appropriables), l’entretien de philothérapie se veut une pause salvatrice au cours de laquelle une personne est accompagnée pour porter à la juste distance possible les événements auxquelles elle tente de donner sens. Les ressources philosophiques s’adapteront à sa situation, et non l’inverse. Prendre soin de sa conscience consiste en un premier sens à la rendre plus autonome, en l’émancipant des postures qui paralysent la pensée (gamberger, tergiverser, ruminer…).

La question existentielle fait ensuite logiquement appel à la connaissance de soi. En dépit de leurs différences, les questions abordées en philothérapie ont pour point commun d’être doubles. Ancrées dans le présent et résolument tournées vers l’avenir, elles engagent d’une part une posture d’action, quelque chose de l’ordre du projet existentiel. D’autre part, elles font appel à une constante qui traverse significativement l’identité de la personne, à ce que l’on peut appeler ses « valeurs » ; ce que j’appelle ses « piliers existentiels ». De cette façon, la philothérapie permet à la personne accompagnée de prendre une distance satisfaisante sur elle-même.

Enfin, la troisième caractéristique majeure de la question existentielle est d’être enracinée dans la vie concrète. L’accompagnement de philothérapie cherche ainsi à établir un pont entre le discours théorique et l’action, ce qui peut être considéré comme le leitmotiv des philosophies de la vie. Je m’appuie, pour y parvenir, sur la tradition de philosophie existentielle au sens large, notamment antique, dont Pierre Hadot a parfaitement montré qu’elle possédait toutes les ressources pour faire de la philosophie non pas une spéculation mais une « manière de vivre » (Pierre Hadot, 2001). Il convient dès lors de réfléchir aux outils et ressources permettant d’instaurer une distance face à la personne accompagnée, qui puisse lui permettre de mettre sa pensée en action.

Distance face aux événements

Comment la philosophie offre-t-elle du soin ? Comment passer (et quand passe-t-on ?) de la philosophie à la philothérapie ?

La première distance qui nous intéresse concerne les conditions d’une pratique philosophique visant au « soin » : comment appréhender philosophiquement les événements qui affectent notre vie ? Elle invite à se pencher sur le sens profond de la « médecine de l’âme » dont on situe l’origine chez Socrate, afin de déterminer précisément ce qui sépare l’activité du philosophe et celle du médecin. Mêlant assez indistinctement « médecine » et « maïeutique », les dispositifs d’accompagnement (notamment philosophiques) font rarement l’économie d’une référence à la « maïeutique socratique », à savoir : l’art d’accompagner l’accouchement d’une idée. Accouche-t-on pour autant d’une idée (dont le lieu d’appartenance est chez Platon essentiellement spirituel) comme on accouche d’un enfant, dont la santé physique importe au moins autant que l’intégrité morale ? Pourquoi faudrait-il banaliser les différences entre deux approches qui, pour avoir des objets différents, empruntent aussi des chemins différents ? Plutôt que de chercher à les assimiler, nous assumons plutôt l’idée que mettre en évidence ces différences rend à la fois justice au médecin et au philosophe dans ce que leur activité a de spécifique.

La référence à la « médecine » dont parle Platon à travers Socrate est loin de calquer la philosophie et la médecine l’une sur l’autre. Elle convoque surtout une analyse inspirante des rapports entre la pensée comme savoir théorique, et la vie sur le terrain de l’expérience sensible où elles s’ancrent chacune à leur manière : si la médecine vise au maintien de la vie sensible, la philosophie (surtout celle de Platon) cherche plutôt à s’en émanciper. Il semble à cet égard important de rappeler que Platon ne place pas la relation entre la philosophie et la médecine sous le signe d’une comparaison, mais d’une analogie. Il y a entre la pratique du médecin et la pratique du philosophe une égalité de rapport, bien que la philosophie et la médecine soient des disciplines différentes, irréductibles l’une à l’autre. Pour Platon, la médecine est une « τέχνη » ayant commerce avec l’« ἐµπειρία », c’est-à-dire une activité impliquant une connaissance fondée sur l’observation sensible. La philosohie, au contraire, est une τέχνη très différente (une « dialectique »), mobilisant un dialogue qui tire essentiellement son origine et trouve son point de destination dans la pensée, c’est-à-dire sur le terrain intellectuel. S’il est fréquent qu’il faille passer par l’expérience sensible où s’arriment les opinions, il ne s’agit pour le travail du philosophe que d’un lieu de passage, alors que cette même expérience sensible est l’aboutissement de l’intervention du médecin.

La pratique philosophique n’établit pas initialement un rapprochement mais nous éloigne de l’expérience sensible, de notre expérience individuelle. Par cet éloignement, les interlocuteurs de Socrate parviennent à dégager des normes du bien, du juste, du beau, de la vertu, sans les réduire à l’expérience qu’ils en ont eues. La référence socratique pour promouvoir les dispositifs d’accompagnement est à cet égard davantage problématique qu’explicative ou justificative. La question se pose de savoir de quelle façon une connaissance de type philosophique, à vocation universelle, pourrait favorablement rencontrer une existence individuelle avec les questions singulières qui en découlent. La distance entre l’universalité de la pensée et la singularité des événements est accentuée par le fait qu’en philothérapie la santé de l’âme se comprend non comme rétablissement d’une norme objective mais elle se situe dans le cadre de l’usage d’une liberté responsable où chacun cherche à appréhender les critères de sa propre santé et à les entretenir[^6]. C’est pourquoi le philothérapeute est à mes yeux encouragé à faire un usage prudent de la référence à la maïeutique socratique. Cette dernière sollicite un étayage conceptuel qui constitue en revanche une bonne occasion d’exprimer le soin dispensé par la philosophie en termes d’accès à l’usage autonome la pensée.

Il s’agit donc d’assumer un socle existentiel qu’on ne trouve pas chez Platon, mais qui est par contre le leitmotiv des thérapies dites existentielles aujourd’hui[^7]. Si un dialogue parfaitement philosophique peut de part en part se situer sur le plan de l’universalité, un dialogue de type philothérapeutique peut très difficilement faire l’économie totale d’une référence à certains faits qui concernent le sujet, l’auteur de la question existentielle. C’est de ce point d’équilibre face aux événements que le philothérapeute cherche en permanence à se rapprocher, pas forcément au sein de chaque séance, mais du moins dans la continuité de l’échange. L’accompagnant s’assure que la personne accompagnée puisse revenir du plan philosophique à elle-même, des idées à son existence, et l’on cherche à favoriser le passage régulier de l’un à l’autre dans le cours de l’entretien.

L’inscription de la pensée dans la vie individuelle du sujet est l’un des marqueurs d’appartenance de la philothérapie à la philosophie pratique : « Ce n’est pas la pensée qui prime sur la vie, mais la vie qui prime sur la pensée jusqu’à ce que celle-ci indique la voie juste », écrivait Gerd Achenbach au début des années 1980, quand il a fondé le premier cabinet moderne de « philosophie pratique » en Allemagne. La philothérapie est le fruit d’un mouvement de poussée depuis le milieu du XXe siècle qui se propose de faire le lien entre la « pensée » (philosophique) et la « vie » ou l’« existence » (individuelle). En atteste la renommée et le nombre respectable d’écoles de philosophie thérapeutique durant le XXe siècle, qui peuvent être regardées comme des tentatives de restaurer un équilibre entre la pensée et les événements de la vie, depuis la psychanalyse existentielle de Sartre (à partir de 1943) et la Daseinsanalyse de Binswanger (1971), en passant par la logothérapie de Frankl (1946), la Gestalt thérapie de Perls (2010), la philosophie de l’existence (Existenzphilosophie) de Jaspers (1986), jusque, plus récemment, l’analyse existentielle (Existenzanalyse) de Längle (2016).

En résumé de ce premier axe, la philothérapie justifie une prise de distance critique sur la nature d’une « question existentielle » : si son émergence semble complètement naturelle, sa prise en charge pourrait paraître contraire à la pensée purement philosophique. La question existentielle se donne dans une existence individuelle, qui la situe individuellement, et qui exige toute l’attention du philothérapeute pour aller à la rencontre d’événements individuels par le biais de la pensée. La personne accompagnée dans son questionnement existentiel ne peut prendre une distance satisfaisante par rapport aux événements qu’elle questionne qu’en instaurant conjointement une distance face à elle-même. Cela nous permet de présenter une deuxième caractéristique de la philothérapie.

Distance face à soi-même

Il est temps d’aborder la nature du dialogue que l’on mobilise en philothérapie avec la personne qui examine sa question existentielle, non pas seulement pour lui permettre d’appréhender philosophiquement les événements qu’elle envisage, mais aussi d’aller à la rencontre d’elle-même. Cet accès et cette fréquentation intime de soi-même est l’une des clés pour se distancier des événements et leur donner sens. En philothérapie, j’invite la personne à se mettre provisoirement à distance d’elle-même, ce qui implique de se regarder elle-même, à juste distance, un peu comme une autre. Cette introspection originale est rendue possible par le fait que l’altérité dont on a besoin pour parvenir à se regarder peut tout aussi bien être celle de sa propre pensée que celle d’une pensée reflétée par un autre - le philothérapeute. Afin de permettre à la personne accompagnée de saisir son reflet, mon travail consiste à ajuster l’objectif, à porter le sujet à une distance satisfaisante pour lui permettre des pas de côté, d’autres vues sur lui-même, ce qui implique que la personne accompagnée se constitue progressivement elle-même, en unifiant ses représentations. Quelle relation vis-à-vis de soi-même construit-on quand on évoque ses propres questions et problèmes existentiels ? C’est l’occasion de situer la philothérapie dans le paysage des accompagnements thérapeutiques et personnels - dont on peut retenir trois principaux marqueurs.

On peut d’abord situer (et démarquer) la philothérapie en référence à la psychologie. Au cours de l’entretien, on l’a vu, le philothérapeute, ou le philosophe praticien, est fréquemment amené à investir avec son interlocuteur une partie de son histoire, de certains faits que ce dernier juge pertinent de rapporter, et il peut ou doit tirer bénéfice d’une référence au moins minimale à la psychologie. Ce constat offre des perspectives stimulantes à un besoin de formation et d’interdisciplinarité. Si une formation de philothérapie gagnerait certainement à inclure de la psychologie, le psychiatre I. Yalom estime réciproquement que « l’existentialisme n’est pas une forme distincte de psychothérapie. (Que) tout psychothérapeute devrait avoir un sens approfondi des questions existentielles qui se posent à chacun », ou encore que « le philosophe et le thérapeute se doivent avant tout d’encourager l’individu à regarder au fond de lui et à assumer sa situation existentielle » (Yalom, 1980, p. 33). Il invite donc tout psychothérapeute à s’appuyer un peu sur l’« existentialisme », c’est-à-dire, à disposer d’une sensibilité philosophique relative aux enjeux de l’existence et qui est le propre de la philothérapie[^8].

Pour expliciter la première forme de distance que la philothérapie invite à porter sur soi-même, on peut dire que la personne accompagnée en philothérapie n’est pas transformée en philosophe ; elle apprend simplement à se regarder philosophiquement elle-même (le besoin de philosophie est en revanche essentiel du côté de l’accompagnant ; ce qui pourrait justifier l’expression de « philosophe-praticien » chère à certains accompagnants).

Le deuxième élément qui permet de situer la philothérapie dans le paysage de l’accompagnement personnel est la nature non pathologique du questionnement existentiel : il est réclamé par des individus non parce qu’ils seraient malades, mais parce qu’ils existent. Sur ce point également, le thérapeute qu’est I. Yalom, affiche une ouverture sans équivoque. Les terreurs existentielles, écrit-il, « ne sont pas l’apanage des personnes souffrant de troubles psychologiques ». « Elles participent de la condition humaine[^9] ». L’accompagnement philosophique qui en découle s’adresse donc à tous les individus conscients de leur existence, et non à ceux-là seuls auxquels la médecine diagnostiquerait un trouble maladif, ce qui impose un autre type de suivi spécifiquement médical. On trouve, dans la pratique de la philothérapie, une mise en épreuve de la réalité qui se trouve favorisée par l’approche philosophique, bien qu’elle ne se trouve pas systématiquement dans toutes les approches philosophiques. Dans le paysage de l’accompagnement, on peut prudemment[^10] caractériser la philothérapie comme une pratique spécifique de la philosophie en tant qu’accompagnement d’un sujet dans le questionnement non pathologique qu’il porte sur son existence même (mobilisant, du côté de la personne qui l’accompagne, des ressources que certains thérapeutes appellent « existentialisme »).

S’agissant d’expliciter la deuxième forme de distance que la philothérapie invite à porter sur soi-même, on peut affirmer que la personne accompagnée en philothérapie ne se constitue nullement comme malade, mais simplement comme un être conscient et soucieux de son existence (une autre manière de prendre « soin » de soi).

Le dernier marqueur de la philothérapie consiste dans le type de distance que l’accompagnement instaure vis-à-vis de l’existence : distance pour la contempler, la comprendre, y revenir pour s’y réinstaller, fort de la compréhension nouvelle apportée par l’entretien[^11] . La personne qui chercherait à traduire cette idée dans les termes de la référence socratique analysée plus haut pourrait légitimement rapprocher le sujet de l’entretien de philothérapie du prisonnier remontant la caverne, décrit au livre VII de La République, qui est à la fois prisonnier et libéré – ou si l’on préfère, saisi dans une activité libératrice. Il se considère lui-même dans ce dédoublement, et c’est dans cette distance face à lui-même qu’il va progressivement trouver sa place, c’est-à-dire conquérir son unité. On pourrait aussi, pour décrire cette caractéristique, se référer au « Voyageur et son ombre » de Nietzsche, dont l’ombre et la personne ne forment qu’un, et dont l’ombre est en réalité constitutive de la personnalité : Nietzsche explique avec une grande minutie que nous sommes en réalité toute une multitude, et pas seulement l’affect unique qui domine les autres à la surface de notre personnalité[^12].

On peut expliciter la troisième caractéristique de la distance que la philothérapie invite à porter sur soi-même par le fait qu’il nous semble plus pertinent de prendre appui sur la multiplicité qui se trouve en chaque personne accompagnée, plutôt que de la réduire à un sujet psychologique substantiel, qui aurait par exemple une personnalité immuable ou une somme de caractères déterminés.

Les trois caractéristiques de la philothérapie qui viennent d’être soulignées font apparaître la solidarité entre la distance que nous portons sur les événements et celle que nous sommes invités à porter sur nous-mêmes à cette même occasion. Au cours de l’entretien, le questionnement sur les événements invite à interroger leur appropriation par le sujet. La valeur qu’il tente de leur accorder traduit indissociablement sa propre posture dans son existence. Puisque le fait de questionner philosophiquement les événements de son existence revient à une quête de soi, l’une des tâches du philothérapeute est d’assurer la conscientisation de cette relation chez le sujet qu’il accompagne. De quels moyens dispose-t-il pour satisfaire cette exigence ?

Distance face aux participants

Il est question pour finir de la nature du dialogue qui lie le philothérapeute à la personne accompagnée. Comment aller à la rencontre de cette personne, qui expose un problème existentiel dans les coordonnées concrètes de sa propre existence, c’est-à-dire qui se pose doublement en sujet singulier (psychologique) tourné vers l’universel (philosophique) ? On aborde en fait le grand problème que l’on appelle techniquement la « métaposition », c’est-à-dire la distance adéquate entre l’accompagnant et l’accompagné pour satisfaire aux objectifs fixés[^13].

Un nombre significatif de méthodes sur lesquelles je m’appuie font référence à la phénoménologie husserlienne[^14]. Il y a chez Husserl[^15] une volonté forte (et constante) de qualifier la philosophie comme science, et plus précisément de qualifier la phénoménologie comme science fondamentale de la philosophie. Pour y parvenir, Husserl devait prendre en charge plusieurs conditions. D’abord le fait que la phénoménologie soit une « science des phénomènes » implique la possibilité d’une attitude différente de celle que nous adoptons dans notre quotidien (ce qu’il appelle l’attitude naturelle), spécifiquement philosophique, phénoménologique, qui s’inscrit en contraste de la psychologie. Il présente cette dernière comme une science dérivée de l’attitude naturelle, où nous nous appuyons constamment sur des faits ; en l’occurrence, des faits de conscience.

Husserl était clair sur l’idée qu’il ne critiquait pas la psychologie moderne mais plutôt les lacunes méthodologiques de cette approche, dès lors que l’on s’impose une science non pas des faits, mais des essences. En philothérapie, l’idée que nous partageons une même existence ne prend tout son sens que quand on s’installe sur ce plan des essences - que Husserl nomme « eidétique » : il ne s’agit pas seulement de décrire les singularités et les différences de nos existences individuelles, mais d’essayer de les rapporter aux structures communes que l’on peut en dégager, ce qui implique une forme de distance sur les faits de notre existence, en « variant » notre regard pour en dégager toutes les possibilités.

Conjointement à cette variation, il est important pour la personne accompagnée de suspendre certaines représentations, de mettre entre parenthèse certains sentiments, certains renvois, certaines connotations qui semblaient acquises ou naturelles. Il ne s’agit pas ici de faire varier, mais de suspendre provisoirement, non seulement la manière dont nous nous rapportons naturellement à notre monde (la thèse de l’attitude naturelle) mais aussi le sens précis de certains traits de notre existence : pratiquer ce que la phénoménologie décrit généralement comme « épochè ».

Ces deux outils sont une manière de prendre de la distance sur le « monde de la vie », une autre expression très importante chez Husserl. Il s’agit du monde commun dans lequel chaque individu agit, se fixe des objectifs, fait des expériences même[^16], et où chaque individu acquiert des certitudes - des valeurs, une axiologie - sur un mode préscientifique. Mon but en tant que philothérapeute n’est pas de fonder « un monde de la science » mais seulement d’amener la personne qui entreprend une réflexion sur son existence à une situation où elle pourra s’y mouvoir librement. Quand on réfléchit sur soi-même lors d’un entretien de philothérapie, on se situe forcément dans ce monde, et l’on est amené à établir une distance sur sa propre axiologie, c’est-à-dire à se situer. Si la philosophie est une invitation à penser dans l’universel, la philothérapie est l’accompagnement d’un questionnement qui se constitue dans le creux de l’expérience, là où prennent naissance nos valeurs.

Conclusion

Il est important, avant de conclure cette réflexion, d’insister sur l’existence d’une distance qui, loin d’être spécifique à la philothérapie, concerne la majorité des dispositifs d’accompagnement. La prendre au sérieux, c’est admettre qu’il existe forcément un écart qui ne peut et ne doit pas être comblé, invitant le praticien ou le thérapeute à aller à la rencontre du participant, des événements qu’il convoque, et de sa propre identité. Cette conscience de la distance implique beaucoup d’humilité[^17], et pourrait permettre d’élaborer une base déontologique commune à ces différents types d’accompagnement.

La philothérapie est en définitive un accompagnement qui s’efforce d’instaurer un point d’équilibre sur trois lignes directrices : au niveau des événements (entre pratique et théorie), au niveau de soi-même (entre singularité de fait et possibilité eidétique), vis-à-vis du participant enfin (en s’interrogeant sur la métaposition et la méthodologie qui satisfasse à l’examen de ses questions existentielles). Il s’agit finalement de répondre au défi exigé par la plupart des dispositifs d’accompagnement personnel : comment universaliser (les questions, les problèmes) tout en permettant un retour pratique qui rende la personne accompagnée capable de faire quelque chose de son questionnement, d’en profiter concrètement ? Il s’agit d’éviter l’impasse décrite par certains lecteurs de développement personnel dont les attentes ont été déçues, qui ont l’impression de se retrouver, une fois le livre refermé, enfermés dans leur situation initiale.

Dans cet article, nous avons insisté sur la manière dont est rendu possible le retour légitime à la vie individuelle, éprouvée singulièrement, en chair et en os, par des individus qui possèdent tous une histoire différente, des traits singuliers, des biais cognitifs particuliers et une vision du monde personnelle.

C’est de cette façon que se situe, à nos yeux, la philothérapie dans le paysage du développement personnel, où « personnel » est à prendre au sens littéral d’ « individuel ». Si le dialogue philosophique nous a semblé devoir être décrit comme « existentiel » avant d’être « socratique », c’est parce qu’il permet de se rendre compte de la manière dont nous incarnons individuellement certaines constantes de l’existence. Le chemin de la philothérapie est une manière d’accompagner un sujet en prise avec son existence dans les prises de distance qu’il est conduit à effectuer lors de son questionnement, afin d’ajuster cette distance, pour un retour décisif à sa situation personnelle. Et ce, afin de lui permettre d’initier un nouveau départ.

  • Achenbach, G. B. (1984), Philosophische Praxis, Köln, Dinter.

  • Binswanger, L. (1971), Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Les Éditions de minuit.

  • Frankl, V. (2019), Le Thérapeute et le soin de l’âme. Introduction à l’analyse existentielle et à la logothérapie, Paris, InterEditions.

  • Goucha, M. (dir.) (2007), La Philosophie, une école de la liberté, Paris, UNESCO.

  • Hadot, P. (2001), La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel.

  • Husserl, E. (2005), Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, Paris, Gallimard, TEL.

  • Jaspers, K. (1986), Philosophie : orientation dans le monde, éclairement de l’existmence, métaphysique, Paris/Berlin, Springer.

  • Längle, A. (2016), Existenzanalyse : Existentielle Zugänge der Psychotherapie, Facultas Wuv Universitäts.

  • Masselot, N. (2019), Philothérapie : libérez-vous par la philosophie, Paris, Éditions de L’Opportun.

  • Nietzsche, F. (2017), Le Gai savoir, Paris, GF.

  • Perls, F. (2010), Manuel de Gestalt-thérapie, Paris, ESF.

  • Sartre, J.-P. (2001), L’Être et le néant, Paris, Gallimard, TEL.

  • Yalom, I. (1980), Thérapie existentielle, Paris, Le Livre de poche.

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